in Arts et peuples de l'Afrique noire, introduction à l'analyse des créations plastiques
Préface de Michel Leiris. Collection Bibliothèque des sciences humaines. Paris. Gallimard. 1967. 279 p.
« O mes vaches, coureuses, égaillées, rassemblées au flanc des monts, sur les crêtes, vous grimpez, vous descendez, vous mangez, vous vous rassasiez d'herbe tendre, d'herbe courte, d'herbe haute, de printemps et d'automne, d'herbe qui pousse après le feu, ô bonne herbe de prairies, roseaux, herbe aux flûtes !… »
Comme beaucoup d'autres poèmes, celui-ci donne une imace exacte du caractère de la culture peule.
Chez les Fulɓe, ce ne sera nullement dans la création plastique mais dans la littérature orale que s'exprimeront leurs représentations essentielles. Ce sont les poèmes bucoliques, les épopées, les contes, les satires qui auront le privilège de raconter le destin des hommes, de recueillir leurs sentiments, de les formuler et d'émouvoir. Les rythmes et les rimes de leur langage semblent leur seule réponse aux exigences sociales et esthétiques que nous cherchions à retrouver dans les applications de l'art dut bois, dit métal ou de la terre. Oue dissimule cet apparent monopole du langage ?
Nomades ou sédentarisés, bergers misérables des terres désolées et chaudes qui frôlent la mer de sable, ou bien aristocrates et guerriers lettrés des agglomérations les plus riches du Fouta-Djallon, du Maasina, du Liptako, de Sokoto et de l'Adamaoua, les Fulɓe ne semblent pas s'exprimer en des formes durables, importantes par le déploiement d'initiatives et de talents qu'elles supposent. Che les nomades, le dénuement technique est extrême. Chez les sédentaires, ce dénuement est masqué par l'existence de riches industries qui donnent au groupe des assises matérielles raffinées, confortables. Mais ces techniques dont bénéficient les citadins et même les bergers — façons architecturales, sculpture sur bois, tissage, travail du cuir — leur viennent de l'extérieur. Les Fulɓe sont foncièrement des emprunteurs de techniques. Qui plus est, ils n'assurent pas eux-mêmes l'exercice de ces techniques mais laissent aux gens castés, aux premiers occupants de la région qu'ils ont conquise ou aux spécialistes étrangers qui fréquentent les marchés, le soin d'exécuter les modèles adoptés. Pourquoi donc consacrer quelques pages à des sociétés qui apparaissent matériellement si démunies, si peu aptes à créer de leurs propres mains des images et des parures ?
Il n'est peut-être pas sans intérêt d'abandonner provisoirement les sociétés qui créent généreusement d'innombrables objets reflétant leurs mythes, leurs sentiments et leurs normes, pour approcher une société comme celle des Fulɓe, qui wmarqué puissamment de son empreinte les histoires locales dans la vaste zone qu'elle occupe du Sénégal au Nord Cameroun. Par-delà leur dénuement matériel traditionnel, l'importance que les Fulɓe attachent au phénomène esthétique se manifeste à travers une recherche du beau langage, une étiquette, raffinée réglant les altitudes, ainsi qu'un goût profond pour les arts non figuratifs comme la poésie, la musique et le chant. Chez un peuple aussi particulier, hostile aux travaux manuels, mais dont les talents esthétiques s'expriment suffisamment par ailleurs, l'emprunt lui-même possède sa philosophie propre. Les quelques rares activités plastiques permises, les, considérerait-on par habitude comme mineures, prennent à leur tour une ampleur qu'on ne saurait négliger.
Des Fulɓe, un chef de village bambara donnait une description saisissante. En pays noir, disait-il, les voici semblables à des fourmis destructrices de fruits mûrs, s'installant sans permission , décampant sans dire adieu, race de voltigeurs volubiles, sans cesse en train d'arriver ou de partir au gré des points d'eau ou des pâturages…
Ce peuple de “voltigeurs volubiles” ne se présente pas comme un ensemble physiquement cohérent, aisément localisable dans l'espace, immédiatement repérable par les caractères de son installation sur le sol. Aussi les aspects de son art, variables suivant les indications des différents milieux, n'échapperont pas à la complexité. En sorte que jamais encore Fon n'a vraiment tenté. la diflicile synthèse, de celte culture. L'on peut reconnaître toutefois que l'expression esthétique, qui n'est le monopole d'aucun type de société, atteint chez les Fulɓe à une intensité très originale ; tous ceux qui les ont approchés ou étudiés l'ont profondément ressenti.
C'est avec la parure du corps et l'utilisation systématique des matériaux décoratifs, présents dans la culture étrangère environnante, dans l'orientation du choix et l'importance des modes que l'art des Fulɓe s'exprime généralement. Coiffures, bijoux, vêtements sont constamment objets de recherches et de soins. L'enfant bororo, nu et sans doute affamé, qui garde solitaire toute la journée son troupeau, appuie, immobile, sur l'arc faible d'une branche, son cou entouré d'un collier de perles alourdi de pendentifs. Loin des villages, loin dans la brousse à herbes sèches, lorsque la troupe errante passe, les femmes sont comparées à “de minces et lointaines princesses”. Les bras surchargés de bracelets enserrent sur leur tête une large detiii calebasse aux bords finement sculptés d'où se détache au centre le dessin du soleil. Les voiles indigo cachent leur corps et se plissent sous les chaînettes et les colliers de perles terminés par des pendentifs multiformes en cuir. Les jeunes filles avancent leurs jambes ornées de chevillières calmelées en cuivre, symbole de leur état. Le souci de la beauté éclate partout et jusque dans les fines tresses des hommes qui s'échappent des grands chapeaux à plumes d'autruche. Simples détails du costume ou de la parure, ces lourdes chevillières et ces chapeaux cloches sont pourtant les seuls matériaux authentiquement pullo depuis un temps immémorial; l'art de la calebasse excepté, tout le reste est d'emprunt.
Ailleurs, chez les Fulɓe citadins, ces détails à la fois humbles et prestigieux d'un mode de vie traditionnel oublié n'existent évidemment plus. Que restera-t-il donc de spécifiquement pullo ? Peut-être le talent inchangé à agencer les coiffures, à multiplier les ornements et à se mouvoir avec grâce sous les pagnes blancs ou brodés. La seule matière première donnant lieu à de véritables exercices de style de la part des mains pullo est la chevelure, qui remplace ici la terre ou le bois de fromager. Assouplie, alourdie, séparée, tressée, rembourrée, retenue, ornée, elle devient un objet de sculpture. Beurre fondu, charbon pilé, rembourrage de tissu, lamelles de bambou, boules d'ambre, pièces d'argent, perles, sont autant d'éléments indispensables.
Dans le bas Sénégal, les diverses combinaisons de tresses et de torsades forment toujours une figure précise dont elles portent le nom 3.
Au Liptako, les cheveux nattés ménagent des intervalles affectant des formes géométriques, losanges, triangles, rectangles.
Enfin, au Fouta-Djallon, le jubaade fait penser à un mobile de Calder : les tresses et les coques sont prolongées en avant, parfois en arrière, par une sorte d'énorme papillon noir; les cheveux du dessus sont tressés en forme de cimier transparent tendu sur une lamelle de bambou arquée; des couronnes de fins anneaux et de pièces d'argent terminées par des pendants d'oreille torsadés ajoutent leur fragile éclat à cette étonnante architecture.
Comme pour tous les autres arts, celui de la coiffure variera avec l'âge, le lieu et les conditions sociales; il n'échappera pas non plus à la signification sentimentale. Les deux petites tresses retombées sur les joues de la femme pullo de Dori, qui vient d'avoir son premier enfant, sont fixées sous le menton par une perle blanche ; sous sa nuque, les tresses en forme de multiples franges sont ornées de pierres blanches à leur extrémité; cette coiffure symbolise la sagesse et le calme qui sied à une nouvelle mère de famille.
L'esthétique des bijoux, du vêtement, du matériel domestique, de l'habitat avec ses décors appliqués à l'architecture et au mobilier est — nous l'avons déjà dit — une esthétique d'emprunt, bien que conditionnée par des modes souvent tyranniques auxquelles la société pullo apporte son empreinte exclusive.
Au Sénégal, en Guinée, au Niger, au Nigeria, et dans le Nord Cameroun, Wolof, Toucouleur, Sarakolé, Dialonké, Bambara, Baga, Soussou, Songhaï, Haoussa, Dierma, Kirdi apportent aux conquérants pullo leurs techniques artisanales et leurs thèmes décoratifs ; mais sur cette immense traînée pullo qui dans l'espace africain frôle la frange saharienne, et sur toutes ces cultures nègres si souples, planent les arts maure et touareg, l'influence de l'esthétique de l'Islam, reprise, réadaptée, recréée par des civilisations de nomades et des civilisations plus anciennes.
Au Fouta-Djallon, on retrouve chez le Fulɓe citadin la case confortable à large véranda circulaire qui, chez les Baga, contribuait à l'heureuse harmonie du village. La “crinoline de chaume” 4 qui la surmonte est, chez les gens riches, formée de bottes coupées régulièrement ; le dessin à étages ainsi obtenu constitue un élément décoratif supplémentaire. Sur ces cases terminées, les forgerons posent de grandes serrures en bois décoré dont la partie centrale, plus ou moins étirée, s'épanouit en disque de chaque côté. Les mosquées paroissiales elles aussi possèdent cette véranda et la retombée ronde du toit de chaume, mais coiffée cette fois d'une coupole recouverte de bambous. Il est rare que les murs soient extérieurement décorés, mais ils le sont intérieurement dans les cases des notables et dans celles de leurs femmes. Les motifs géométriques courent en frises sur les murs, sur les frontons de porte et de lit.
Le sol de banco présente également un décor. La technique utilisée est celle de la gravure en creux faite au couteau. L'ensemble recouvert d'un enduit blanc obtenu avec de la terre de kaolin peut être rehaussé par des couleurs, rouge sang et bleu clair, que le doigt de l'artiste promène dans les traits creux. Les motifs dominants sont le triangle et le croissant; les rayures, les cercles, les chevrons, les losanges, les spirales sont fréquemment figurés. Il paraît évident que ce style décoratif, caractérisé par des ensembles géométriques présentés en séries homogènes, est d'inspiration musulmane. Mais quelle importance convient-il d'attacher à l'influence, aujourd'hui masquée, des thèmes décoratifs mande traditionnels chez l'artiste, en général d'origine paysanne, qui fait payer très cher l'exercice recherché de ses talents ?
Au Liptako, il y a plus de cent ans, tout notable pullo tenait à échanger sa paillote contre la maison en pisé des Songhaï de Hombori venus chercher la protection de l'émir. Les cases à hauts portails, à vestibules flanqués de banquettes, à toitures plates avec terrasses, aux petites cours bordées de murs dont les portes étaient ornées de motifs polychromes semblaient aux riches Fulɓe en cours de sédentarisation bien plus convenables et prestigieuses que les dérivées de la hutte pastorale de paille coiffée d'un toit pointu. Au Nord Cameroun, l'incommodité de ces constructions à terrasses, trop vulnérables aux pluies tropicales, amena les Fulɓe à copier les cases harmonieuses faites de terre, de bois et de paille des populations autochtones, Mousgoum et Moundang.
L'intérieur de toutes ces habitations montre comment les formes empruntées se sont modifiées à la fois selon les nécessités pratiques de l'adaptation et le désir de beauté. Dans les cases des femmes on retrouvera toujours la banquette où elles exposent les calebasses décorées, recouivertes ou non de fins disques de vannerie polychrome, qu'elles fabriquent elles-mêmes. Ces rangées de calebasses exhibées par les nobles dames du bas Sénégal ou de l'Adamaoua, pour faire joli, ne sont-elles pas un rappel émouvant d'une très vieille tradition esthétique que nous allons retrouver chez les bergers nomades si pauvres matériellement ?
Le vêtement, lui aussi, est le fruit d'emprunts nombreux. Les brodeurs haoussa exercent leurs techniques raffinées du Niger à l'Adamaoua. Certains modèles stéréotypés sont l'apanage d'une élite sociale dont les Fulɓe ne sont qu'une partie, d'autres modèles leur sont spécifiques. Le motif à entrelacs, constant sur les tuniques haoussa parfois surchargées de motifs et hautes en couleur, se retrouvera sur le pantalon blanc des Fulɓe du Niger, bordé de quelques rangs de fils de couleur.
Cette décoration géométrique et polychrome d'inspiration islamique, qui non seulement recouvre les murs des habitations mais apparaît sur les étoffes, se rencontrera encore dans le travail du cuir, lui aussi industrie de luxe réservée aux Fulɓe les plus riches, et dont la production en étuis à Coran, fourreaux de sabre et sandales est très florissante.
Isolées de ces ensembles géométriques, les formes pures : triangles, losanges, croissants de lune spiralés ou non, disques, trèfles, croix, sont reprises par les orfèvres et imposées au cuivre, au fer, à l'argent, à l'or, voire même à la paille (imitant l'or grâce à un support de cire modelée). Ces formes ornent, parfois à profusion, les cheveux, les oreilles, le cou, la poitrine et les membres des citadins et des pasteurs. Fabriqués, vendus colportés dans les grands marchés sahéliens au même titre que les vanneries, les calebasses, les étoffes brodées et les cuirs travaillés, ces bijoux, dont beaucoup sont d'origine wolof, toucouleur, bambara ou songhay, fournissent l'indispensable appoint à un snobisme de l'apparence, pourtant bien nourri par ailleurs. Sans doute les vertus magiques des formes et des matériaux comptent-elles encore pour beaucoup dans ces bijoux, les pouvoirs bénéfiques du cuivre et de la cornaline, le bon œil en forme de triangle, par exemple, ajoutant à la parure un contenu prophylactique.
Mis à part l'appel aux spécialistes étrangers (auxquels les acheteurs pullo d'une région imposent souvent leurs goûts ou qui se trouvent amenés à conformer leurs propres modes à ces demandes particulières), les sociétés peu islamisées et sédentaires possèdent leurs artisans traditionnels, travailleurs castés ou d'origine servile, spécialistes du bois, du fer, du cuir ou de l'argile qui satisfont aux exigences de l'art domestique. Forgerons, tisserands, potiers d'origine manding ou touareg, travailleurs du bois plus ou moins apparentés à leurs maîtres, sont les fidèles fournisseurs des Fulɓe, lesquels envers ces artisanats font montre d'un traditionnel et aristocratique dédain. Ainsi nous apparaissent ces sociétés pullo, sociétés parasites quant au travail technique, mais que tout leur destin, tout leur style de vie ont appelées très naturellement à multiplier leurs besoins esthétiques.
Il est, en effet, normal de rencontrer chez les Fulɓe sédentarisés (étant entendu que les frontières entre sédentaires, semi-sédentaires et nomades sont d'une rigidité toute relative) cet emprunt technique et artistique tenace. Chez ces anciens campeurs itinérants, promeneurs pacifiques de troupeaux qui ont su s'enrichir, s'installer, s'épanouir avec fermeté et qui protègent farouchement leur indépendance, l'Islam a trouvé un terrain tout préparé. Au XVIIIe et au XIXe siècle, des vagues successives de Fulɓe organisés ont été poussées par la Guerre Sainte à la conquête et à la formation de larges empires. Bergers, ils sont devenus conquérants ; païens, ils sont devenus propagateurs de l'islam, mais ils sont restés pullo. Le Fulɓe, les mains vides, vient toujours “d'ailleurs”. Il s'avance, s'installe, repart, se réinstalle, s'établit, s'enracine, étend sur le pays occupé le filet à mailles resserrées de son système social. C'est ainsi que les seigneurs pullo, chefs militaires et savants méditatifs, régneront sur les cultivateurs et les artisans. Faute d'artisanats traditionnels, leurs conceptions aristocratiques auront besoin pour s'exprimer des compétences artistiques autochtones aussi bien que de celles des spécialistes musulmans de cette vaste zone ouverte à la culture islamique. Peut-être les filles des chefs locaux épousées par les Fulɓe au début de leur installation ont-elles aidé à la diffusion des vieux thèmes régionaux en faisant pénétrer dans les intérieurs pullo quelques activités manuelles d'ordre esthétique.
Certaines de ces rares techniques, essentiellement féminines, peuvent devenir des arts réputés. La fabrication des couvre-calebasses (beɗi) en fibres de rônier dans la vallée moyenne du Niger, par exemple, ou la décoration de la calebasse elle-même dans le Nord Cameroun. Dans les lamiɗa de Garoua et de Rey Bouba les femmes fulɓe décorent les calebasses, récipients de ménage qui contribueront de façon importante à la qualité esthétique du trousseau. Pyrogravure et teinture permettent des décorations variées qui vont du décor simplifié, pourtant garni de chevrons ou de rayures parallèles comme dans les calebasses des Fulɓe nomades, au décor à géométries multiples avec préférence pour les hachures parallèles et croisées comme dans les calebasses haoussa.
Cet art de la calebasse nous introduit à nouveau dans le monde des nomades où il se substitue à celui de la poterie et ne voisine avec aucune autre véritable technique figurative, les arts de la parure excepués. C'est probablement chez les Fulɓe qui nomadisent au Niger dans les régions de Tahoua, Kao, Madaoua, et qui débordent au Nigeria, chez ces Fulɓe bororo, païens têtus, protégeant avec fierté d'archaïques traditions pastorales, que les caractères pullo les plus purs, et avec eux le sentiment esthétique dans ses applications les plus spontanées, nous seront accessibles. Non pas que la tradition des emprunts soit ici inexistante, car les besoins les plus essentiels exigent l'assistance des sédentaires. Mais cette fois l'importance des emprunts reste minime même au niveau de l'esthétique et s'évanouit devant l'extraordinaire insistance de la société à élaborer ses propres thèmes artistiques à partir d'un mode de vie très dépouillé.
L'importance accordée à la beauté en tant que telle est constante dans la société bororo, mais elle éclate dans toute son ampleur vitale à l'époque des tornades, lors des fêtes qui réunissent les groupes habituellement dispersés par le soleil dans l'herbe aride, pour les quelques journées magnifiques de la gerewol, concours de beauté qui oppose les hommes les plus beaux de la race. Toutes les ressources des arts qui visent à créer des apparences harmonieuses, séduisantes, quasi surnaturelles, sont ici mises en jeu. Le corps est livré aux recherches de la peinture et de la parure auxquelles il ajoute sa propre sensibilité. L'après-midi de la fête, une rangée aligne les jeunes gens semblables à des images somptueuses et mobiles de divinités. Le visage est peint en rouge, luisant de beurre avec, sur les commissures des lèvres noircies, des motifs dessinés, triangles agrémentés de points ; la tête est coiffée d'un bandeau de cauris surmonté d'une plume d'autruche longue et aérienne; de chaque côté du visage tombent des rangées de barbes de bélier, de chaînes, de perles, d'anneaux ; le cou et le buste polis comme un bois précieux sont ornés de multiples rangs de perles blanches, de pendentifs en cuir et en cauris, de disques de métal, que l'on retrouve sur les pagnes teints et brodés. Un chant grave à note unique (la mélodie étant délibérément exclue) sort des lèvres des jeunes hommes qui se balancent sur leurs pieds joints, les yeux obligatoirement écarquillés et la grimace également obligatoire d'un large sourire barrant leur visage impassible ; “les yeux et les dents étant des attributs importants de la beauté masculine 5.”
Cet amour passionné du beau, que la vie itinérante de point d'eau en point d'eau exaspère et détourne du travail de la matière et de la création de formes plus ou moins permanentes, ne pourra s'exprimer, en dehors de la danse et du chant, que dans le perfectionnement de l'apparence, depuis l'ornementation exceptionnelle, puis quotidienne du corps, jusqu'à celle du matériel domestique le plus élémentaire.
Le bagage kaakol, aussi éloigné d'une création plastique qu'il puisse nous sembler, s'apparente pourtant à une sorte d'architecture, assemblage d'objets les plus humbles effectué selon des règles strictes et dans le but très précis d'obtenir un effet de grandeur et de beauté. C'est une émouvante forme d'art qui tente de se faire jour à travers ce harnachement soigneux de tapis et de gourdes d'écorce, de calebasses, et de couvre-calebasses, de cuirs et de traverses de bois, coiffé par les calebasses gravées, les plus belles, et maintenu par une multitude de cordes dont le réseau de croisements, de torsades et de nœuds doit autant au hasard qu'à la recherche. Cahotée sur le prestigieux boeuf porteur, toute cette architecture est, pour le groupe qui déambule, le signe esthétique par excellence.
Ce besoin d'exposer, de mettre à part et d'exhiber pour soi et pour les autres les quelques richesses matérielles que l'on possède, nous le retrouvons, au fond du demi-cercle d'épineux qui sert de maison, dans la place réservée à l'étalage des calebasses. Sur une natte supportée par des bâtons reposant sur deux traverses de bois, les récipients projettent leurs panses ornées de lunes, de soleils et de cordes à veaux, peints en blanc. Les motifs différant les uns des autres par des détails secondaires, substitution d'un chevron à une ligne, duplication d'une bande, dentelage d'un croissant de lune, marquaient traditionnellement les origines diverses des familles. Aujourd'hui, les calebasses achetées au marché sont gravées par des artisans sédentaires en fonction des modèles à la mode et plus d'une famille empruntera le modèle à son goût d'un lignage étranger. Cette importance de la mode que nous avons déjà notée chez les Fulɓe citadins, nous la retrouvons chez les Bororo, toujours liée d'une part à l'emprunt et d'autre part aux tendances propres à la société pullo elle-même. Mais cette fois ces tendances sont plus apparentes, moins étouffées par les influences externes, dont en s'installant dans la vie sédentaire on subit l'invasion. Calebasses gravées, anneaux de chevilles, haches cérémonielles des danses de la jeerewol, tissus teints à l'indigo, longues culottes de cuir ornées de cauris, chapeaux des adultes en forme de coiffures phrygiennes, sont de style bororo 6.
C'est sans doute chez ces inlassables itinérants du Sahel, savants bergers mais pauvres créateurs de techniques, qu'il faut chercher les attitudes les plus authentiquement esthétiques, attitudes dont ne résulte ici aucune réalisation formelle d'une importance majeure pour l'art en général, mais qui exploitent, à un degré exaspéré, toutes les ressources les plus spontanément offertes à l'esprit humain par la nature et la vie sociale. Le soleil et la lune en demi-cercles, le triangle qui figure l'entaille faite à l'oreille du jeune veau, et par extension le veau lui-même, les lignes, images des cordes auxquelles les veaux de moins de deux ans sont attachés, véritables symboles pour les Fulɓe du lien antique entre l'homme et le bétail fournissent une géométrie décorative que ne rompt pas le schématisme des très rares représentations humaines. De l'attention constante qu'il faut prêter au monde environnant, dont on découvre chaque jour un secteur étranger et des mille peurs quotidiennes, résulte une valorisation de ces figures qui cristalliseront en des formes immuables. Cette géométrie décorative persistera dans les arts des Fulɓe sédentaires stimulés par l'Islam. Elle apparaîtra chez des artistes appliquant des techniques d'origines diverses, confondue avec des géométries aux significations nouvelles. Les cordes et les soleils seront intégrés à l'exubérance d'un décor lié essentiellement à la priorité des recherches architecturales développées par le style de vie propre aux cités musuImanes. Mais les sources de cette inspiration esthétique, entrevues dans le monde bororo, ne devront pas être oubliées.
A l'inverse des groupes paysans qui s'accrochent à la terre d'où ils tirent leurs divinités et, qu'ils peuplent de leurs morts pour lesquels les artisans devront sculpter des images en bois afin de les maintenir en vie, les Fulɓe nomades puis à leur suite les Fulɓe sédentaires, que n'encombrent aucun culte des ancêtres ni aucun lourd appareil technique et politique, ont trouvé dans leur style d'existence des chances infiniment nombreuses d'invention esthétique.
Notes
1. Ce chapitre a paru dans Cahiers d'études africaines, Paris 1963, vol. IV, 1er cahier, pp. 5-13, fig.
2. Henri Brandt, Nomades du soleil, p. 17. Cet auteur a tourné sur les Fulɓe Bororo un très beau film qui porte le même titre que le livre.
3. Par exemple : kyara coco, branche de cocotier; bolé, baobab; letti, natte; gati dior, lit.
4. Expression employé par G. Vieillard dans ses Notes sur les coutumes des Fulɓe du Fouta-Djallon. Cet auteur, qui a résidé pendant de nombreuses années chez les Fulɓe du Fouta-Djallon, s'est attaché avec passion à l'étude de leur culture et tout particulièrement à leur littérature orale, “chants des griots, louanges ou insultes aux héros ou aux femmes, dictons sur les cités fameuses.”
5. L'observateur Z. Estreicher ajoute que pendant l'exécution du chant, une ou deux vieilles femmes passent devant les chanteurs “pour se moquer de ceux qui ne sont pas beaux.”
6. Marguerite Dupire nous a beaucoup aidé dans l'établissement de cette partie de notre étude en nous permettant de prendre connaissance de son article alors inédit, “La Place du commerce et des marchés dans l'économie des Bororo (Fulbe) nomades du Niger”. Cet article a paru depuis dans les Etudes Nigériennes, III, I.F.A.N., Niamey, 1961.