Notes africaines 1943 (19): 1-2 Juillet
Bulletin d'information et de correspondance de l'Institut Français d'Afrique Noire.
La mémoire de Gilbert Vieillard restera vivante chez beaucoup d'Africains. L'un d'entre eux, M. Mamadou Bah, élève à l'Ecole William-Ponty, nous a adressé une page de souvenirs qui constitue un emoignage particulièrement touchant, spontané et direct de l'impression profonde qu'avait produite sur les Africains un Blanc d'un modèle aussi inaccoutumé.
Au Fuuta-Djalon, à Hamdallaye, grand centre religieux, nous lisons tous sous le grand oranger ; notre maître est dans une chaise longue. Au milieu du vacarme, nous voyons venir un Blanc accompagné du muezzin. Il est habillé à la manière indigène : un grand boubou blanc, un turban noir… Il salue comme un véritable Peul du pays :
— Assalam alaykum!, enlève ses babouches et tend les deux mains au marabout.
Notre maître lui cède la chaise-longue. Il refuse poliment en disant :
— Une peau suffit,Tierno ! ».
Il prend alors place sur une peau tannée, à côté du marabout et continue les salutations d'usage car il les connaissait toutes. Puis, croisant ses jambes, il sort son Coran. La conversation commence en pular. Nous sommes tout étonnés de voir un Blanc parler notre langue.
— C'est sûrement un Arabe, disent quelques grands taalibe (étudiants).
— Mais il ne parle pas arabe.
— C'est un Maure alors !
— Jamais, les Maures sont très méchants, riposte un autre.
Le maître ne prêtant plus attention, on abandonne la lecture et la discussion sur son identité devient si chaude que le marabout, pour nous éloigner, nous dit d'aller laver nos tablettes.
— Qu'ils restent-là, qu'ils lisent, ils ne me gênent pas, je suis habitué, répartit M. Vieillard; « jangee paykoy ! » « Lisez, enfants! », ajoute-t-il.
Cette fois nous sommes plus étonnés de l'entendre nous parler. Il se lève, vient à côté de nous, écoute
attentivement. Et chaque fois qu'un élève se trompe, il lui fait la remarque.
Il rejoint sa place et reprend la conversation avec le marabout… Celui-ci lui parle de l'histoire du Fuuta. Il lui apporte le tarikh, la chronique locale et ensemble ils discutent et commentent, parlant du Fuuta avant l'occupation des Fulɓe, c'est-à-dire lorsqu'il était habité par des Jalonke fétichistes, de l'arrivée des Fulɓe au Fuuta, des guerres entre Fulɓe et autochtones, de l'installation définitive du peuple envahisseur, de la division en diiwe ou provinces commandées par les neufs karamokos, etc…
Il nous réunit tous et donne à chaque élève un franc. Plus loin il trouve les femmes du marabout qui pilent du riz et leur donne de l'argent. Sans compter le burnous qu'il a offert à notre Tierno parce que celui-ci remplit le rôle de l'imam de la mosquée ; il va dans les cimetières voir les tombeaux des grands chefs. Il visite les mosquées, assiste aux grands salams.
Et ce qui étonne surtout les indigènes, il observe partout la même cérémonie que les gens du pays. Il est le seul Européen qui ait visité le qibla des mosquées du Fuuta. On l'estime beaucoup et la confiance qu'on a pour lui est grande. A la fête de la Tabaski, il achète des moutons et les donne aux marabouts, aux muezzins ; à la veille du nouvel an, les enfants vont chanter dans le village pour avoir de petits cadeaux. Il invite tous les enfants des écoles coraniques. Je me souviens qu'à Mamou, en 1936, nous avons chanté chez lui pendant deux heures environ. Il a une liste de chants scolaires musulmans. Chaque fois qu'on en finit un, il vous dit d'attaquer tel autre…
Tous les dimanches, il va chez Tierno Mamadou Diolake, imam de la mosquée de Mamou. Il suit les sentiers tortueux, sales, avec son air désintéressé, sa canne en bois du pays à la main droite et le Coran à la main gauche. S'il a deux ou trois livres, il les met dans son sac qu'il suspend à son épaule. Il fait son chemin au milieu d'une bande d'enfants, obligé de s'arrêter à chaque pas pour répondre à des fillettes, à des élèves, qui souhaitaient le simple plaisir de parler avec un Français. D'ailleurs il est difficile de se faire un idée de tous les sentiments qu'il recueille à son passage.
« Il a étudié d'abord le pular qu'on appelle aussi le pular commercial. C'est le pular vulgaire des grandes villes que les autres races peuvent apprendre difficilement. Pour comprendre l'histoire du Fuuta, il a appris le pular littéraire, employé presque uniquement par les grands marabouts. Il a parcouru presque toutes les régions du Fuuta, rendu visite aux marabouts les plus éminents. Il a traduit des vers pular et des chefs-d'oeuvre de Tierno Samba Mombeya, de Tierno Aliyyu Ɓuuɓa Ndiyan etc. Il a commandé en Afrique du Nord, en Syrie, des livres pour distribuer aux centres religieux. Il s'est ensuite occupé du Pullo berger. Pour cela il a voyagé dans Télimélé, région la plus riche en élevage. Il a ramassé depuis la fourche qui sert à battre le lait caillé jusqu'aux différentes calebasses qui servent à traire la vache et à conserver le lait. Il a décrit les coutumes, les rites et les cérémonies qui caractérisent le Pullo berger. On l'appelle chez nous Pullo timmuɗo, c'està-dire le « Pullo complet, car il réunit en lui le Pullo populaire, le Pullo littéraire et le Pullo berger. Il est rare de voir un Pullo de ce genre. »
Il a longtemps commandé la subdivision de Dalaba. C'étaient la tranquillité, la paix, l'estime, la confiance. Quand il a été affecté à Mamou, on entendait bien des gens pleurer. Tous les mendiants qui venaient chez lui les vendredis sont venus lui dire au revoir. Le jour même de son départ, on a improvisé ce chant :
Baba aduna yahi
Awa ɓuttu lanni
Ko nyawi fow yo sellu
Ko mawni fow yo wakkilo
Ɓuttu lanni!
Le père du monde est parti
Finie la visite du bon conseiller
Donc la paix est terminée
Désormais : que tous les malades se guérissent eux-mêmes
Et que tous les vieux fassent bien attention
car elle est finie la visite du bon conseiller
Le jour que Tierno Mamadou Diolaké a appris sa mort à Mamou il a invité toute sa famille à pleurer le « Saint-Homme » et comme il est de coutume chez nous d'immoler un animal quand on perd un parent l'imam a sacrifié un mouton.
3e année enseignement William-Ponty.
Fuuta Djallon, avril 1943