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Amadou Hampâté Bâ
Oui, mon commandant ! Mémoires (II)

Paris. Actes Sud. 1994. 397 p.


Table des matieres

Dori, le pays des Fulɓe

Une réception inattendue

Notre voyage vers la ville de Dori, située à environ trois cents kilomètres au nord-est de Ouagadougou, s'effectua en de nombreuses étapes. Je trottais à cheval, tandis que ma femme, dans son hamac, se balançait au rythme des pas de ses porteurs.
Deux étapes avant Dori, je devais passer la nuit au campement de Togou, un gros village dont le chef traditionnel, le “Togou Naba”, était également chef de canton. Je m'installai avec mon monde et envoyai quelqu'un annoncer mon arrivée au chef. Le Togou Naba se déplaça avec toute sa cour pour venir saluer le représentant de l'administration. Un tam-tam bendéré — ces tam-tams ronds qui accompagnent les chefs mossis dans leurs moindres déplacements soutenait la marche du cortège. En cadeau de bienvenue, le chef m'offrit un beau mouton de case, du lait, cinq poulets et une petite calebasse contenant une bonne vingtaine d'œufs.
Les voyageurs administratifs se contentaient pour la plupart de recevoir ces dons comme un dû, mais j'avais à cœur de donner moi aussi quelque chose au chef pour le remercier de son geste. Je lui offris l'un des miroirs de ma femme au cadre joliment ciselé. Ce fut comme si je lui avais donné un des plus beaux cadeaux de sa vie ! Dans ces pays où l'on ignorait généralement l'usage du miroir, le fait de se voir soi-même créait une sorte de fascination. J'y ajoutai une chéchia rouge, cinq mètres de toile rouge andrinople, un flacon de parfum et l'un de mes casques. Il était si content qu'il ordonna une grande soirée de musique et de danse en mon honneur.
A la fin de la soirée, le chef me qualifia de “plus grand que tous les blancs-blancs et blancs-noirs qu'il avait jamais rencontrés”. Puis il fit venir sa propre fille, une fillette de douze ans candide et ravissante, et la poussa vers ma femme.
— Tiens ! lui dit-il, prends ma fille bien-aimée. Elève-la à ta guise, et quand elle sera en âge de se marier, tu la donneras à ton mari. Elle sera à tes côtés comme ta petite sœur et ta servante.
Baya, qui savait qu'un tel don était une grande marque d'amitié en pays mossi, remercia le chef comme il se devait, et fit asseoir sa “future coépouse” à ses côtés.
Le lendemain, avant de quitter le village, je dis au chef :
— Ma femme et moi voudrions bien emmener ta fille avec nous, mais nous préférons te la laisser en attendant de savoir ce que nous allons devenir à Dori. A partir de maintenant, je te considère comme mon beau-père.
Ma femme donna un bijou, un pagne et un foulard à la petite, et lui promit que nous reviendrions la chercher plus tard. La pauvrette, qui tenait à partir avec nous le jour même, fondit en larmes. Ma femme, attendrie, voulut me forcer la main, mais ma raison l'emporta sur ma pitié. Je maintins ma position, d'autant que je n'avais nul désir de “doubler” mon épouse.

A notre dernière étape, souhaitant entrer à Dori en plein jour pour mieux voir la ville et son environnement, je quittai le campement vers quatre heures du matin. Quand l'obscurité de la nuit se dissipa, nous sortions de la région des plateaux rocheux couverts de bosquets qui allaient en s'atténuant vers le Dahomey (actuel Bénin), pour nous diriger vers la vaste plaine où s'élève Dori, chef-lieu du canton et ancienne capitale du Liptako, célèbre à plus d'un titre dans les annales militaires et religieuses de la vieille Afrique occidentale.
Le pays du Liptako, situé dans la Boucle du Niger à la limite de la zone de savane boisée et du Sahel, non loin des mares saisonnières que l'on trouve entre le bas Niger et le bassin de la Volta blanche, est arrosé par un bras du Niger appelé Gorouolé.
Peuplé par plusieurs ethnies africaines, il a été dominé durant un siècle par les Doforobés (1491-1591), puis, durant le siècle suivant, par les Gourmantchés. Des émigrés fulɓe venus du Macina par plusieurs voies à partir du XVe siècle y ont formé peu à peu une colonie assez importante et bien organisée. A partir de la prise du pouvoir par le chef pullo Ibrahima Seydou vers la fin du XVIIe siècle, le Liptako ne connut plus de suzeraineté autre que celle des Fulɓe, et cela jusqu'à l'occupation du pays par les Français en 1895 1.
A peine avions-nous dépassé les derniers contreforts des collines que nous entrâmes dans une immense dépression, à moitié inondée à cette saison de l'année, couverte d'herbes aquatiques et de nénuphars dont les feuilles et les fleurs blanches s'étalaient sur l'eau comme pour la protéger de l'ardeur du soleil. Mille oiseaux de toutes tailles et de toutes couleurs reposaient sur les taupinières qui surgissaient de loin en loin, ou perchaient sur les branches de grands acacias. Des sarcelles et autres canards sauvages peuplaient cette sorte de vaste étang au milieu duquel, comme par miracle, Dori hérissait ses maisons rectangulaires de pisé gris. La ville m'apparut au loin comme une oasis d'autant plus féerique qu'elle était à la fois entourée d'eau et de grandes dunes de sable clair.
Nous avions hâte d'y arriver, car la brousse était infestée de fauves et aucun de nous n'était armé, pas même le blanc-noir que j'étais. Pour avoir droit à un permis de port d'arme, il fallait en effet totaliser au moins dix ans de bons et loyaux services envers la France… A défaut de fusil, j'égrenais mon chapelet, et pour assurer le salut de ma petite compagnie j'invoquai le Seigneur par ses quatre vingt-dix-neuf attributs. Toujours est-il que nous ne fîmes aucune rencontre dangereuse ; et si un lion croisa notre route, selon sa coutume il fit en sorte,en s'aplatissant sur le sol, de se soustraire à notre vue 2.

Notre petit convoi s'engagea sur la digue qui reliait Dori à la terre ferme. Au fur et à mesure que nous approchions, je distinguais mieux les contours des choses et commençais à percevoir les bruits qui s'échappaient de la cité comme une fumée sonore. Comme partout ailleurs en Afrique, c'était un concert confus mêlant cris humains, braiments d'ânes, beuglements, de hennissements de chevaux, bêlements de moutons et de chèvres et cocoricos joyeux, auxquels, ici, s'ajoutaient des blatèrements de chameaux. Dans ce concert de cris animaux, une absence me frappa : il n'y avait aucun aboiement de chien. C'était dire combien les gens de Dori étaient musulmans. En effet, bien que ce ne soit pas impérativement interdit, les musulmans n'aiment pas élever le chien auprès d'eux et n'en font généralement pas un animal domestique.
Dès que je pus discerner les voix humaines, je n'entendis parler que le fulfulde, et rien que le fulfulde ! A l'exception des chameaux, tout ce que je voyais était identique à ce que j'avais l'habitude de voir à Bandiagara. Une joie très vive s'empara de moi. La petite voix de mon âme me disait : “Ici, tu seras en pays de connaissance, tu n'auras certainement pas d'ennuis !”
C'était vendre la peau du lion avant de l'avoir tué…
A Dori se trouvait un autre de mes oncles : Mamadou Ali Thiam, frère de mon pèreTidjani, venu se fixer dans cette ville des années auparavant. Dès mon arrivée je me rendis chez lui. Il nous réserva un accueil chaleureux et mit à notre disposition une maison spacieuse et agréable, ainsi qu'une jeune fille pour aider ma femme.

Une fois mes affaires réglées avec les porteurs, je pris un bon repos, puis m'habillai pour aller me présenter à mon nouveau chef, le commandant de cercle François de Coutouly.
Mon oncle m'avait indiqué le chemin. Je revêtis ma tenue européenne des grands jours costume impeccable de drill blanc composé d'un pantalon à pattes d'éléphant et d'une veste à col rabattu, chemise agrémentée d'une cravate en soie noire, souliers Robéro jaune London craquants comme il se devait, plus un chapeau de paille posé sur mes cheveux soigneusement gominés. Tenant négligernment à la main une petite cravache ornée d'un pompon bleu blanc rouge, me voilà parti pour le bureau !
Pour arriver à la résidence du cercle, je devais traverser une partie du marché. Lorsque je partis ainsi accoutré, tous les regards se tournèrent vers moi ; vendeurs, acheteurs, badauds, tous étaient cois d'étonnement. Certains me montraient du doigt : “C'est le nouveau ‘crayon’ du commandant !” Je discernais quelques paroles : “Qui est-ce, celui-là ?” — “Est-ce un mulet humain” (un métis), un “Markandik” (un Martiniquais) ou un Pullo ?” — “Ce n'est pas possible qu'il soit un fils de Pullo et qu'il s'habille comme ça !” Au lieu de saisir le sens profond de cette dernière réflexion, je me croyais prestigieux à cause de mon costume européen. Instinctivement, je modifiai ma démarche. Au comble de l'orgueil et de la sottise, je me croyais superieur à tous ceux qui s'interrogeaient à mon sujet et dont aucun n'était habillé comme je l'étais.
Persuadé qu'ainsi vêtu j'allais donner au commandant une bonne impression de moi — tout de même, je venais de la capitale, et j'étais “écrivain expéditionnaire” ! — je m'avançai vers les bureaux du cercle. J'y arrivai à quatorze heures, juste comme le planton ouvrait les portes. J'entrai dans la vaste véranda qui servait de salle d'attente. Le planton alla s'asseoir à la porte du bureau du “grand coinmandant”, attendant les ordres. Le “grand interprète” n'était visiblement pas encore arrivé.
Je me présentai au planton et me nommai. Il me salua du nom de ma lignée :
—Bâ ! et me dit que lui-même se nommait Fodé Diallo.
C'était donc non seulement un Pullo, mais un “parent à plaisanterie” (un denɗan, ou sananku en bambara, mot plus généralement employé par les Fulɓe). Je me sentis immédiatement en confiance, et allai m'asseoir sur le banc placé à côté de lui. La coutume de la denɗiraku impose en effet aux Diallo et aux Bâ non seulement de ne rien se cacher, mais aussi de se prévenir de tout danger et, le cas échéant, de se porter assistance.
Fodé Diallo me regarda longuement. Dans ma naïveté, je pensais qu'il admirait mon costume. Aussi tombai-je de haut quand il me dit :
— Fils de mon père ! C'est ainsi habillé que tu vas te présenter au grand commandant ? Alors fais très attention. Je ne te vois pas bien reçu.
Persuadé que ma tenue ne pouvait m'attirer que les félicitations de mon chef, qui verrait en moi un indigène “évolué”, je ne compris rien a sa mise en garde.
A ce moment, le grand interprète, qui s'appelait Kaman Touré, entra à son tour dans la véranda. Vêtu de boubous somptueux, comme la plupart des interprètes, il était borgne et son visage n'avait rien d'attrayant. Ancien cuisinier de son état, parlant un français tortueux, il avait horreur des jeunes fonctionnaires diplômés et haïssait les établissements scolaires parce que son propre fils en était sorti “raté”.
Je me levai pour le saluer et me présentai. Il me tendit une main molle et, de son œil unique, posa sur moi un regard voile indéfinissable. A peine avais-je fini de parler avec lui que le “petit commis” Mamadou Traoré (on appelait ainsi les commis temporaires) arriva. Il avait profité du départ du grand commis pour occuper sa place, c'est-à-dire celle que je devais prendre. Le commandant, qui ne connaissait rien de moi et qui était furieux de mon affectation imposée depuis le cabinet du gouverneur sans qu'il ait eu le temps de réagir, l'avait laissé faire.
Dès qu'il me vit, Mamadou Traoré, homme de très petite taille aux gros yeux proéminents, ne put cacher sa contrariété. Il me salua rapidement d'un geste de la main, me tourna le dos et, flottant dans ses habits trop larges pour lui, s'engouffra dans le bureau du commandant, comme appelé par une urgence.
Je me rassis à côté de Fodé Diallo, attendant que le grand interprète veuille bien aller m'annoncer au commandant. Apparemment peu pressé de le faire, il sortit sa tabatière de sa poche, y prit une pincée de poudre de tabac et l'aspira bruyamment. Deux grosses larmes coulèrent, l'une de son bon œil et l'autre du mauvais, pour aller se perdre dans sa barbe. Le corps penche, il braqua longuement sur moi son œil unique rougi par l'effet du tabac, puis il le referma et sembla s'assoupir. Je me permis de toussoter plusieurs fois avec insistance pour lui signifier sans paroles qu'il avait mieux à faire que de dormir. Mon manège dut porter ses fruits, car tout à coup il se leva brusquement :
— La somnolence subite est le propre de la vieillesse, dit-il. Je vais t'annoncer au grand commandant.
Pendant qu'il pénétrait dans le bureau, le “petit interprète” (c'est-à-dire l'interprète du “petit commandant”, ou adjoint du commandant de cercle) vint se présenter à moi. Il s'appelait Dassi Guiro, et c'était un ancien camarade de Bandiagara.
— Amkoullel, me dit-il, je me dois de te dire la vérité : à Dori tu auras la vie dure, non pas par la faute des habitants qui sont les plus aimables et les plus paisibles du monde, mais du fait de ton collègue le petit commis Mamadou Traoré et du grand interprète borgne.
Dassi Guiro avait son franc-parler et sa voix ne tombait pas dans son boubou, mais il était connu pour boire sec, si bien qu'on ne l'écoutait qu'avec une certaine réserve. Lisant un vague scepticisme dans mes yeux, il me quitta en riant :
— Je suis peut-être un soûlard, dit-il, mais pas un salaud. Je t'ai dit la vérité. Tu t'en rendras compte très vite à tes dépens.
Le grand interprète sortit enfin du bureau du commandant. Il laissa la porte ouverte :
— Tu es attendu. Entre !
Je pénétrai dans le bureau. Le commandant François de Coutouly, la tête baissée, écrivait. Je me tenais debout devant lui, prêt à m'incliner pour le saluer dès qu'il lèverait les yeux. Cinq bonnes minutes passèrent. Il n'en finissait pas d'écrire. Enfin il posa sa plume, mais au lieu de lever la tête il se mit à relire lentement ce qu'il avait écrit, se lissant la moustache et se souriant à lui-même… Puis, toujours sans daigner jeter le moindre regard sur moi, il tira sur les tiroirs de droite de son bureau, puis sur les tiroirs de gauche, y cherchant je ne sais quoi, qu'il ne trouva d'ailleurs pas. Finalement, il se saisit d'un porte-plume qu'il coinça entre ses dents. Et alors, alors seulement, il leva lentement la tête pour me regarder. Immédiatement, je m'inclinai en disant :
— Mon commandant, je suis Amadou Hampâté Bâ, votre nouvel écrivain expéditionnaire.
Dès qu'il me vit, ses yeux s'ouvrirent largement. Tenant toujours son porte-plume entre les dents, il se renversa sur le dossier de sa chaise, promena son regard sur moi de la tête aux pieds et émit un long sifflement.
— Eh ben mon cochon ! fit-il, tu ferais pas mal d'aller t'habiller comme tous les autres nègres. Tu ne feras pas long feu ici… !
… Je ne sais par quel organe je perçus ces paroles si dures, si malvenues pour une première prise de contact entre un supérieur et son auxiliaire, et qu'à mes yeux rien ne justifiait. Il me sembla les entendre non pas seulement par mes oreilles, mais par tous mes sens à la fois et tous les pores de ma peau. Sous le choc de cette malveillance gratuite, comme frappé d'une commotion électrique, je sentis une vague d'indignation fulgurante me monter de la plante des pieds jusqu'au sommet du crâne, ou j'eus l'impression que ma fontanelle s'ouvrait. Ma vue s'obscurcit momentanément. Pris d'un vertige, je titubai et allai cogner contre le battant de la porte ouverte.
Toujours renversé sur le dos de sa chaise, plus narquois que jamais, le commandant s'écria :
— Hé ! Fais attention à ne pas casser ma porte avec ta tête de mule !
Cette réflexion porta mon indignation à son comble. J'eus alors une bien mauvaise pensée : avoir un poignard et le plonger là, tout de suite, dans le cœur de cet homme en qui je ne voyais plus qu'une brute épaisse, indigne d'être à la tête de tout un pays !
Je ne sais comment je sortis du bureau et vins m'asseoir à côté du planton Fodé Diallo, me demandant ce qui avait pu me valoir un tel accueil. Le grand interprète s'engouffra chez le commandant. Je m'efforçai de ne rien laisser paraître de mon émotion sur mon visage, mais le planton devina ma gêne :
— Je parie que le grand commandant t'a dit des paroles injurieuses !
— Oui, et je me demande ce que je ne suis pas prêt à faire pour me venger des injures gratuites que je viens de recevoir sans raison.
— Dieu te garde de tenter quoi que ce soit contre le plus petit et le plus vil des Blancs, à plus forte raison contre un membre du corps des administrateurs des colonies ! Ce sont les maîtres absolus du pays. Ce n'est pas pour rien qu'on les appelle « les dieux de la brousse ». Ils ont tous les droits sur nous et nous n'avons que des devoirs, y compris celui de les considérer et de les servir eux d'abord et le Bon Dieu ensuite.
Si par malheur tu touchais à un seul cheveu du commandant, on te ferait mourir d'une mort qu'aucune bouche ne saurait décrire, et toute ta famille, tout ton village, paieraient cher ton crime de lèse-majesté. Crois-moi mon frère, mieux vaut souffrir un affront en silence et sauver sa tête plutôt que d'assouvir sa vengeance et le payer de sa vie et celle de ses parents.
D'ailleurs, je vais te dire un secret. Voilà bientôt quatre ans que je suis planton et garde du corps du commandant. Je passe plus de temps à ses côtés qu'auprès de ma propre famille. J'ai donc appris à le connaître. Eh bien, c'est un grand malade, intoxiqué par une affection incurable : la jalousie ! Oui, cet homme est si jaloux qu'il tient sa femme constamment enfermée dans une chambre contiguë à son bureau. Au moindre bruit, il croit qu'un homme est entré chez elle, il ouvre précipitamment la porte, il appelle, crie, fouille partout et exige de sa femme qu'elle lui dise qui est entré et où il se cache. Il la torture par des questions insultantes avant de regagner son bureau ou, durant un bon moment, il continue a vociférer et à insulter les hommes, les femmes et les putains, sans épargner Dieu qui a créé les sexes, causes de tous ces maux !
Heureusement pour tout le monde, y compris pour lui-même, ses accès sont de courte durée. Il oublie rapidement tout ce qu'il vient de dire, et quelques minutes après il redevient si doux et si affable que l'on se demande comment un homme peut passer ainsi sans transition de la brutalité la plus absurde a une cordialité si agréable. Ce n'est pas pour rien qu'il a été surnommé “l'homme fou”. Notre commandant est un cas… Et j'ai toujours constaté que, chez lui, la vue d'un bel homme bien habillé est l'une des causes qui déclenchent instantanément sa furie et ouvrent les écluses de ses mauvaises paroles. Or, toi, tu es jeune, beau garçon, et de surcroît tu es Pullo ! Ah oui ! … J'ai oublié de te dire que la femme du commandant est une très belle Pullo de Guinée, de la région du Fouta-Djallon. Il l'a épousée officiellement, comme les Blancs épousent leurs femmes, et il a reconnu ses enfants. Et il ne tolère pas que quiconque l'appelle autrement que « Madame de Coutouly ». Il y a quatre mois, il a donné un grand coup de pied dans le derrière de M. Toupey, un commis européen des services civils, qui s'était permis d'appeler sa femme sans faire précéder son nom du titre de « Madame ». C'est te dire !
Ces confidences du planton m'avaient remis dans mes gonds. Le fait, pour le commandant, d'avoir épousé officiellement une femme indigène — chose très rare à l'époque ou les « dieux de la brousse » pratiquaient plutôt la réquisition de force ou l'union temporaire appelée “mariage colonial” — et aussi le fait d'avoir donné un coup de pied dans le derrière d'un Européen devant témoin, me prouvaient qu'il n'était point, comme tant d'autres, un négrophobe forcené. C'était sans doute un malade des nerfs plus qu'un méchant homme. Sa grande peur étant qu'on ne lui vole sa femme, il m'appartenait de le tranquilliser sur ce point. Mais comment ?
J'en étais à ce point de ma réflexion quand l'interprète sortit du bureau :
— Le grand commandant te fait dire que tu pourras installer ton bureau au fond de la véranda. En attendant, il te donne deux jours de repos pour t'installer en ville.
Je le remerciai et pris congé de Fodé Diallo, à qui je promis d'aller visiter sa famille.

A mon retour chez mon oncle Mamadou Ali Thiam, je lui demandai la liste des notabilités de la ville à qui je devais une visite de courtoisie. Il fit venir un captif pullo nommé Gadouré :
— Voici un homme qui connaît Dori sous toutes ses coutures, me dit-il. Suis ses conseils, laisse-toi guider par lui et tu ne tomberas dans aucune chausse-trape.
Gadouré m'emmena d'abord chez Abderrahmane Dicko, le chef de la province du Liptako et de la ville de Dori. Celuici me reçut dans son grand vestibule, à la fois parlement du Liptako, tribunal de réconciliation et salle de réception.
Puis nous allâmes saluer Boulo Khalil et Talibé Ould Beïch, les deux commerçants les plus riches de la place. Le premier avança un jour au commandant le montant total des impôts dus par toute la population ; quant au second, il disposait de plusieurs milliers de chameaux.
Toujours sous la conduite de mon guide, je visitai ensuite les grands marabouts Hammadi Ali Sidi et Tierno Hammat Bâ. Je m'attacherai un peu plus tard à ce dernier, qui était un cousin éloigné ; il poursuivra mon enseignement sur la Rissalat islamique.
— Etant donné ton rang et ta naissance, me dit Gadouré, tu n'as plus de visites à rendre. C'est à ceux qui restent de venir te saluer.
Il baissa la voix :
— Si jamais l'envie te prenait de badiner avec quelques belles créatures, Dori en foisonne… Parmi elles, deux sont de vrais morceaux de roi (il me cita leurs noms). La première a retenu tout le Coran de mémoire, et la seconde a les plus beaux yeux de biche de toute la ville. Leur réputation de beauté et d'esprit s'est répandue dans tout le pays, jusqu'au Niger. Ce ne sont pas des femmes à se déranger, il faut aller les trouver chez elles. Elles ne se vendent pas pour de l'argent, cela va sans dire, mais je suis sûr qu'elles seraient heureuses d'accueillir un homme comme toi.
Pour noyer la question, je demandai à Gadouré comment faire pour me ravitailler en céréales et en produits d'épicerie. Il comprit parfaitement mon manège et, sans insister davantage, m'indiqua à qui je devais m'adresser.
De ce jour, et jusqu'à mon départ de Dori qui eut lieu un an après, Gadouré s'attacha à moi et ne me quitta plus.
Quant aux deux belles dames dont il m'avait parlé, je quitterai la ville sans les avoir ni vues ni connues…
Contrairement à ce qui s'était passé à Ouagadougou, ce n'est pas de ce côté que devaient me venir les ennuis…

Deux jours plus tard, je commençai mon service. Je pris possession du petit local qui m'avait été attribue et m'aperçus que c'était en fait l'ancien bureau du “petit commis” Mamadou Traoré. Ce dernier s'était transféré dans le bureau de l'ancien secrétaire que j'étais venu remplacer, une pièce contiguë au bureau du commandant et ou étaient déposées toutes les archives du cercle. Ainsi, nommé à Dori pour être la grande roue du secrétariat du cercle, j'en devenais une toute petite cinquième roue, et encore !
Durant trois jours, on ne me transmit aucune attribution. Je restai là, du matin au soir, n'ayant strictement rien à faire… L'affront que m'avait fait le commandant m'avait si affecté que je décidai en moi-même de tout mépriser et de ne rien revendiquer, jusqu'au jour où le commandant lui-même me donnerait ses ordres.
Le troisième jour de mon travail était un vendredi, jour de la prière collective des musulmans à la mosquée. L'office commençant à quatorze heures et durant environ une heure, je demandai à Mamadou Traoré si les fonctionnaires musulmans devaient solliciter une permission d'absence pour aller à la prière.
— Le commandant est très compréhensif, me répondit-il. Le pays étant à majorité musulmane, il tolère que les fonctionnaires musulmans aillent célébrer leurs dévotions.
Bien naïf encore à cette époque, jamais il ne me serait venu à l'idée qu'un collègue, même rongé par la jalousie, pouvait être capable de me tendre un tel traquenard.
Après le déjeuner, je me rendis donc sans inquiétude à la mosquée, un peu étonné, tout de même, de n'y rencontrer aucun fonctionnaire. Je revins au bureau vers quinze heures, soit avec une heure de retard, et cela dès la première semaine de ma prise de service.
Le commandant, averti de mon absence par Mamadou Traoré qui voulait soi-disant collationner un travail avec moi, avait donné l'ordre de m'introduire dans son bureau des mon arrivée. Dès que je pénétrai dans la véranda, Fodé Diallo me dit en bambara, langue que nous étions seuls à comprendre :
— Fils de mon père, « l'homme fou » t'attend !
Peu rassuré, je me présentai devant le commandant. Il tonna immédiatement :
— Crois-tu que le gouvernement t'a envoyé a Dori pour que tu ailles te prélasser à la mosquée pendant les heures de service ?
— Mais, mon commandant…
— Quoi “mais mon commandant… mais mon commandant…” ? Je ne veux pas d'explication ! On m'a rapporté beaucoup de choses sur toi. Ecoute-moi bien: ici, ce n'est pas Ouagadougou, méfie-toi ! Maintenant sors d'ici, va à ton bureau et tiens-toi tranquille.
— Oui mon commandant !
L'avertissement était net : en cas de difficulté, les fonctionnaires indigènes en service à Ouagadougou, capitale du territoire, avaient une petite chance de se faire entendre — il y avait des juges de paix, des témoins éventuels, des amis possibles à des postes clés. Mais dans les cercles éloignés comme celui de Dori, ils étaient à la merci des commandants. Présidents du tribunal de par leur fonction, à la fois juge et partie, ceux-ci pouvaient enrprisonner qui ils voulaient, sans aucun contrôle.
Le soir, à la sortie du bureau, j'attendis Mamadou Traoré sur la route. Dès qu'il apparut, je m'avançai vers lui. Devinant mes intentions, il prit peur :
— Je te jure que le grand commandant a l'habitude de ne rien dire quand des fonctionnaires s'absentent pour aller à la mosquée ! Je ne sais pas ce qui l'a pris aujourd'hui. Je m'excuse beaucoup…
Cette dernière parole, dite par un homme qui tremblait, me désarma — d'autant qu'il est de coutume, en Afrique, que la demande de pardon efface la faute. Je tins cependant à le mettre en garde pour le dissuader de me tendre d'autres pièges de ce genre :
— Apprends que nous, les fils de Bandiagara, autant nous sommes droits avec les gens honnêtes, autant nous savons être féroces avec les cyniques et les malintentionnés de ton espèce ! Prends garde qu'avant de quitter Dori je ne te serve le plat que tu mérites !

Naissance de mon premier enfant

Lors de notre arrivée à Dori, mon épouse était en état de grossesse avancée. Son premier soin fut de chercher une vieille femme pour lui servir d'aide et de conseillère.
La femme de mon oncle Mamadou Ali Thiam la mit en rapport avec la vieille Altiné Hamma surnommée “la Pittoresque”. Bien que très petite, grosse et plutôt laide, elle avait été la servante-épouse préférée de Saada Dikel, le plus excentrique des chefs de province qu'aient connus les pays du Djelgodji et du Liptako. Car autant Altiné Harrima semblait avoir été mal sculptée de corps et de visage par le Créateur, autant elle était joviale, intelligente, bonne, serviable et désintéressée. De plus, c'était une animatrice incomparable de la ville de Dori.
Un matin, Baya ressentit les premières douleurs de l'enfantement. Conformément aux règles de la bienséance féminine pullo, elle me cacha l'imminence de l'événement et fit porter discrètement quelques affaires chez la vieille Altiné. A mon départ pour le bureau, elle me dit simplement :
— Je vais passer la journée chez Altiné. Ne t'inquiète pas si je m'attarde. Trouvant tout à fait normal qu'elle aille passer la journée chez la vieille femme, je me rendis au bureau sans me douter que j'étais en train de devenir père.
Quelques heures après son arrivée chez la vieille femme, Baya accoucha d'une fille. La brave Altiné, matrone à ses heures, soigna la mère et l'enfant. Baya préférait attendre que je rentre à la maison pour m'annoncer l'heureux événement, mais elle avait compté sans Gadouré. Celui-ci, qui était arrivé chez Altiné au moment où on lavait l'enfant, se précipita à mon bureau. A peine entré il s'écria :
— Tu es père d'une petite fille ! Tu es père d'une petite fille, je suis venu te le dire avant d'aller répandre la nouvelle en ville !
Je l'arrêtai :
— Non, n'en fais pas à ta tête. Va d'abord prévenir mon oncle Mamadou Ali Thiam. C'est lui, ici, qui est le chef de ma famille. C'est donc à lui de diriger les choses et de dire qui il faut prévenir.
Gadouré ressortit tout aussi précipitamment de mon bureau et courut chez mon oncle.
Après avoir un peu repris mes esprits, je profitai d'un moment où le commandant était seul dans son bureau pour aller frapper à sa porte.
— Entrez! fit-il.
Je pénétrai dans son bureau avec appréhension, car depuis mon arrivée je n'avais eu aucun rapport avec lui, sinon l'algarade au sujet de la mosquée. Il me donnait ses ordres par l'entremise de l'interprète ou par mon collègue Mamadou Traoré, lequel ne se privait pas de les tronquer pour me faire commettre des erreurs. N'accordant aucune confiance a ses indications, je me livrais à de nombreuses vérifications et faisais appel à mon bon sens. Curieusement, je parvenais à m'en sortir, mais cela retardait considérablement mon travail.
Quand j'ouvris la porte, le commandant écrivait, la tête baissée sur ses papiers. Je savais maintenant qu'il ne relevait jamais la tête pour regarder celui qui entrait avant &avoir fini ce qu'il était en train d'écrire ; la règle était générale, et elle valait pour Blancs et Noirs. Sans attendre davantage, je pris une grande inspiration et lançai :
— Bonjour, mon commandant ! je viens vous annoncer que nia femme vient d'accoucher à l'instant d'une petite fille.
Cette fois-ci, il releva la tête :
— Ah, te voilà mon gars ! Félicitations ! Je ne savais pas que tu étais marié. Comment s'appelle ta femme ?
— Baya Diallo.
— Tiens ! Ta femme est donc du même clan que la mienne. Mon épouse est en effet une Pullo du Fouta-Djallon, du clan des Diallo. Allez, rentre chez toi, et dis à ta femme que Madame de Coutouly, qui est en quelque sorte sa cousine, va lui envoyer un mouton pour la soupe de l'accouchée. Et le jour du baptême, tu auras congé.
— Merci, merci beaucoup, mon commandant !
Je n'en revenais pas. Je sortis du bureau avec un large sourire, reçus les félicitations chaleureuses du planton Fodé Diallo et me rendis tout droit chez Altiné Hamma. Là, je serrai longuement Baya sur ma poitrine.
— Hé ! fit la vieille Altiné. Laisse donc ta femme, il y a longtemps que tu la connais. Tiens, voici celle que tu attendais !
Et elle me tendit ma fille, emmaillotée dans du linge blanc. Je la pris dans mes bras. Elle dormait profondément, ses petits poings fermés, se remettant sans doute des fatigues d'un voyage qui, pour être court, n'en avait pas moins dû être éreintant. Je la contemplai longuement, puis relevai la tête pour regarder celle qui m'avait aidé à fabriquer ce petit être, morceau de moi-même, qui n'avait pas encore de nom. Je souris à Baya, elle sourit aussi. A cet instant je décidai en moi-même : “je donnerai à cette enfant le prénom de ma mère : Kadidja.” Selon la coutume, le nouveau-né devait rester sans nom pendant sept jours, jusqu'à la cérémonie religieuse d'imposition du nom.
Quelques heures plus tard, tous les fonctionnaires et notables de la ville étaient informés de l'heureux événement.
De tous côtés arrivaient poulets, quartiers de mouton et même moutons sur pieds.
Comme toutes les mamans africaines de la savane, Baya, constamment habillée de blanc, resta en retraite de maternité complète durant une semaine chez la vieille Altiné, qui s'occupait d'elle. A aucun moment le bébé ne devait être laissé seul, ou dans l'obscurité. La nuit, une lampe restait allumée à son chevet jusqu'au lever du soleil. Si la maman sortait de la chambre — pour aller aux toilettes, par exemple — elle devait appeler quelqu'un pour veiller sur l'enfant et placer à son côté le “couteau de maternité” rituel qui lui avait été confie avant l'accouchement. Car c'est durant cette période, dit-on, que les mauvais esprits peuvent chasser le “double” du bébé de son corps, prendre sa place et vivre ainsi parmi les horrinies, afin de semer entre eux le mal et la discorde…

Sept jours après la naissance, après la prière du matin, une foule composée des notables, griots et captifs de la ville se rendit chez Altiné Hamina en vue d'assister à la cérémonie religieuse de l'imposition du nom, laquelle devait être célébrée par le marabout Tierno Hammat Bâ, mon nouveau maître islamique, et présidée par mon oncle Mamadou Ali Thiam. Les amis proches ainsi que les fonctionnaires indigènes — commis, instituteurs, interprêtes, infirmiers de santé, plus quelques gardes de cercle dont Fodé Diallo — se trouvaient déjà sur place.
Une fois tout le monde réuni, Tierno Hammat Bâ demanda à Altiné Hamma de lui amener une touffe de cheveux du nouveau-né, car celui-ci, de même que sa maman, ne devait pas sortir de la chambre. La petite touffe de cheveux fut placée sur un rond de paille finement tissé et joliment colorié ; on plaça sur elle une bague en argent pour l'empêcher de s'envoler.
Tierno Hammat prit le rond de paille dans ses mains. Il demanda à mon oncle Mamadou Ali Thiam le prénom à donner au bébé. Mon oncle le lui souffla dans l'oreille, car nul ne devait entendre ce nom avant l'immolation du bélier sacrificiel. Tierno Hammat déposa le rond de paille devant mon oncle, puis alla égorger lui-même le bélier qui, selon la tradition, était destiné à perdre son âme afin que vive le nom de ma fille. Sa chair serait distribuée aux pauvres. Cinq autres gros moutons attendaient de subir le même sort, non pour des fins rituelles mais pour alimenter les deux festins traditionnels : celui des hommes et celui des femmes.
Tierno Hammat revint s'asseoir. Il prit le rond de paille dans sa main gauche, posa sa main droite sur la touffe de cheveux et récita une longue prière, qui débutait, comme il se devait, par la Fatiha, fondement de toutes les prières musulmanes. Puis il déclara à haute voix :

« Avec l'autorisation de notre frère en Dieu l'honorable Mamadou Ali Thiam, porte-parole des ayants droit légitimes, moi, Tierno Hammat Bâ, humble serviteur de Dieu, agissant au nom de Dieu et par la grâce du Prophète notre Seigneur Muhammad — sur lui la paix et le salut ! — je donne son nom à l'enfant de sexe féminin né de l'union légitime d'Amadou Ba, fils de Hampâté, et de Baya Diallo, fille d'Amadou. Elle s'appellera Kadidja. Nous la plaçons sous la protection de son homonyme Khadidja 3, première épouse de l'Envoyé de Dieu et Mère de tous les croyants. »

Tout le monde s'écria : “O Dieu, le Vivant et le Tout-Puissant ! (Yaa Allah ! al-hayyu al-qiyyu !) Donne bonheur et longévité à la nouvelle Kadidja, fille d'Amadou et de Baya !” Puis on se passa le rond de paille de main en main. Chacun pria sur la touffe de cheveux pour le bonheur de celle qui venait de faire son entrée solennelle dans l'humanité pullo par la Porte des Bâ, cellule des descendants de Hamsalah (Hammadoun Salah), originaires du Fakala, au pays pullo du Macina…
Pendant que le rond de paille circulait, les pièces de monnaie tombaient comme de la grêle. La somme réunie fut importante, mais elle ne m'était pas destinée. Elle devait être répartie entre les marabouts, griots, castes et captifs qui ne manquaient jamais d'assister à des cérémonies de ce genre, car pour eux les baptêmes 4, circoncisions, mariages et jours de fête étaient des occasions de gagner un peu d'argent. Une telle charge aurait été trop lourde pour un seul homme.
La cérémonie religieuse islamique proprement dite, silencieuse et sobre, était terminée. Les assistants, exclusivement masculins, se dispersèrent après m'avoir congratulé. Aucun d'eux n'avait vu ni la maman ni l'enfant. La première moitié de l'argent avait été répartie entre ceux a qui elle était destinée. La deuxième partie fut réservée pour les griotes, castées ou captives qui allaient maintenant animer la fête traditionnelle des femmes jusqu'au coucher du soleil, non en raison de mon renom personnel, mais grâce à la popularité d'Altiné Hamma. La maman et l'enfant devaient toujours rester dans leur chambre, ou des amies venaient leur tenir compagnie à tour de rôle.
Je retournai dans ma concession ou je devais accueillir les convives masculins que j'avais invités à dîner. La fête ne se termina que vers minuit.
On voit comment, même dans les sociétés très islamisées, certaines coutumes traditionnelles — notamment les périodes de retraite et l'usage du “couteau de maternité” — ont été conservées, qu'il s'agisse du baptême, de la circoncision ou du mariage, dès lors qu'elles n'offensent ni ne contredisent la foi. L'Islam installé en Afrique a presque toujours absorbé les coutumes sociales anciennes quand elles n'étaient pas en contradiction avec ses principes essentiels.

Quarante jours après la naissance, ma femme fut délivrée de sa période de repos et de retraite obligatoire et put reprendre ses activités ménagères. Son premier acte social fut d'aller faire le tour de la ville pour remercier tous ceux qui nous avaient aidés et qui avaient partagé notre joie. Elle se fit tresser une belle coiffure à la façon pullo ; elle orna ses nattes, ses oreilles, ses poignets et son cou de bijoux d'or et d'ambre pur, revêtit ses plus beaux boubous et plaça sur sa tête un voile de fine mousseline. Ainsi parée, telle une nef royale s'apprêtant à fendre les flots, accompagnée de la vieille Altiné, de la femme de Gadouré et d'une griote de ses amies, elle sortit pour faire le tour de la ville, où son passage fit sensation.
Sa dernière visite fut pour Aye Diallo, l'épouse du commandant. Sachant que celle-ci avait des enfants, elle avait emporté quelques menus cadeaux pour eux. C'est la vieille Altiné qui me fit le récit de la visite :

« Arrivées devant la résidence, nous ne savions par quelle porte passer pour accéder aux appartements du commandant. Je décidai de passer par les bureaux. Le planton Fodé Diallo vint au-devant de nous. Croyant que nous venions te voir, il nous dit que tu étais parti au magasin du cercle pour faire un inventaire du matériel. Je l'informai que nous étions venues, sur ton ordre, saluer la femme du commandant, mais que nous ignorions par on passer pour nous rendre chez elle.
Fodé, qui ne cessait de regarder Baya avec des yeux admiratifs, nous conduisit chez Mme de Coutouly, une belle fille pullo du Fouta-Djallon, née Aye Diallo. Elle ne s'attendait nullement à notre visite 5, mais elle en fût heureusernent surprise. Elle nous installa dans son beau salon et nous fit servir de l'eau fraîche. Après les salutations d'usage et quelques propos banals, elle dit à Baya :
— Je vais prévenir ‘notre mari’ 6 que tu es venue nous saluer.
Elle ouvrit une porte du salon qui donnait directement dans le bureau du grand commandant, lui dit quelques mots et revint. Quelques instants après, son mari vint nous rejoindre dans le salon. Il était habillé en cavalier et portait sur ses épaules les insignes de son grade. Il tenait une grosse pipe dans sa main droite. Il posa sa pipe sur un guéridon, tendit la main à Baya et prononça en langue fulfulde la formule cle salutation du matin :
A wali e jam ! As-tu passé la nuit en paix 7 ?
Jam tan ! En paix seulement ! répondit Baya.
J'étais surprise d'entendre le commandant s'exprimer en fulfulde, mais le reste de la conversation se déroula par l'entremise de sa femme qui nous traduisait ses propos.
Le grand commandant ne pouvait détacher ses yeux de Baya. Deux fois, je surpris Aye Diallo en train de vérifier sa propre beauté dans un grand miroir fixé au mur. Le “grand commandant” se pencha vers sa femme et lui dit quelque chose en français. Elle se tourna vers nous :
— Notre mari me demande de dire à Baya Diallo qu'elle est la plus belle femme pullo qu'il ait vue au Liptako.
Tandis qu'elle nous rapportait cette parole, trois petits plis verticaux se creusèrent entre ses beaux sourcils. Je compris que la visite ne devait pas s'éterniser et pinçai discrètement la main de Baya. Elle comprit le message :
— Ma sœur Aye Diallo, dit-elle, dis à notre mari combien je suis heureuse de son bon accueil. Je le remercie de tout cœur de ses généreux cadeaux, ainsi que toi-même. Maintenant je demande la permission de me retirer et de laisser le commandant retourner à son travail.
Le commandant sourit largement :
— On m'a dit que ton mari est un bon cavalier !
— Oui, répondit Baya, il aime beaucoup les chevaux. Son père adoptif, ancien chef de la province de Louta, en élève beaucoup et lui a enseigné l'art de l'équitation. Mon mari est considéré comme un bon cavalier, mais il n'égale certainement pas le grand commandant lui-même ! v Le commandant serra la main de Baya et dit :
— Aye est ta sœur. Viens la voir autant que tu voudras.
Puis il ouvrit la porte et disparut. Nous primes congé d'Aye Diallo, et nous voilà revenues à la maison.

Cette visite avait eu lieu dans la matinée. Comme je revenais au bureau un peu plus tard, le planton Fodé Diallo se précipita vers moi :
— Mon frère ! J'ai vu notre épouse ! Je n'en ai pas encore vu de plus belle !… Je me demande si tu as bien fait de quitter Ouagadougou. Là-bas, en effet, il y a le gouverneur et la justice de paix, et aucun toubab n'oserait y monter une cabale contre toi pour t'envoyer en prison et profiter de ta femme. Ici, à Dori, dans ce coin de brousse où les désirs des Blancs constituent la seule loi, tu risques gros. A ta place, je demanderais le plus tôt possible ma réaffectation à Ouagadougou. Mais, comme le dit l'adage fulfulde : “L'homme connaît mieux la meilleure de ses chansons.” A toi donc de choisir et d'agir…
Ces propos me donnèrent à réfléchir. Fodé était bien placé auprès du grand commandant. Il était à même de surprendre des paroles imprudentes, chez lui ou autour de lui. Des soupçons naquirent dans mon âme. Le commandant avait-il l'intention de me voler ma femme ? Ou bien le petit commandant ? Ou encore l'agent spécial trésorier ? Ces deux derniers, en tant que célibataires, me paraissaient les plus à craindre. Les idées commençaient à se bousculer dans ma tête… Heureusement, mon esprit, habitué à lutter contre mon âme, me rappela à la raison je me souvins du conseil donné par le dieu Kaydara à Hammadi dans le conte initiatique pullo Kaydara: “N'agis jamais sur un simple soupçon”, conseil qui avait évité au héros d'accomplir une erreur irréparable. “Une mauvaise pensée, me dis-je, est elle aussi une sorte d'arme dangereuse. Elle blesse d'abord celui qui l'émet avant d'aller blesser sa victime.”
J'allai confier mon angoisse à mon maître Tierno Hammat Bâ, qui avait pris en main la suite de ma formation islamique et me donnait des cours en langue arabe sur la théologie et le droit musulman.
— Chasse la jalousie de ton cœur, me dit-il. Elle est en train de s'y installer. Elle te fera perdre ton sommeil et ton repos. Tu trouveras les repas de ta femme insipides, et même ses paroles les plus affectueuses t'énerveront. Alors ton enfer commencera dès ici-bas. Ne te condamne pas à un tel supplice, et n'y entraîne point ton épouse à qui tu n'as rien à reprocher. Laisse les gens ergoter, et reviens à ton Seigneur avec un repentir sincère. Ces paroles tuèrent net en moi tout germe de soupçon ou de jalousie.
Comme je racontai l'incident à Baya, elle éclata de rire : — A Ouagadougou, je sais qu'aucune femme n'a pu te faire tomber. Et même ici, à Dori — je l'ai su par Altiné, toujours bien informée — les grandes dames qui attendaient ta visite se sont étonnées que tu n'aies fait aucun cas de leur existence. C'est pour moi un grand honneur. A mon tour de te dire, pour le cas où tu aurais besoin d'une garantie : je promets que, le jour de notre départ de Dori, j'enjamberai un cheval terrassé par des coliques. Je t'en donne ma parole de Diallo !
Il faut savoir que jadis, quand un cheval souffrait de coliques graves, on demandait aux femmes de l'enjamber. Celles qui avaient connu d'autres hommes que leur époux se gardaient bien de le faire, de peur de connaître une mort violente. Les épouses vertueuses l'enjambaient sans crainte, et le cheval, dit-on, guérissait. Selon la tradition, une telle déclaration de la part de ma femme équivalait à un serment solennel. J'eus honte des appréhensions qui, même pour un temps très court, avaient traversé mon esprit.

Deux jours après la visite de Baya, le commandant me manda dans son bureau.
— J'ai vu ta femme, me lança-t-il d'emblée. Elle est racée et très belle. Appartiens-tu à une famille de chefs ?
Bien que ne voyant pas le rapport entre la beauté de ma femme et ma naissance, je répondis :
— Oui mon commandant. Par mon père naturel comme par mon père adoptif, j'appartiens à une famille de chefs.
— Tu appartiens donc à la noblesse de ton pays, comme moi-même dans le mien. Nous allons nous lier pour défendre cette institution sacrée que la Révolution française a jetée dans la poubelle.
Je me demandais où il voulait en venir…
— Envoie-moi une demande de permis de port d'arme ! ajouta-t-il. Il te faut une arme pour pouvoir bourrer de plomb le derrière de celui qui tenterait de s'emparer de ta femme !
Et il éclata de rire.
Cette sortie du commandant me laissa perplexe…
— Mon commandant, lui dis-je, je vous remercie, mais je n'aime pas les fusils. Mon bâton de berger, dont je sais très bien me servir, suffira largement à faire respecter mes droits.
La glace était rompue. Si le commandant de Coutouly était resté plus longtemps en place, il est probable qu'il m'aurait rétabli dans les fonctions qui auraient dû être les miennes ; malheureusement, il fut frappé par un malheur qui l'amena à quitter Dori pour une période assez longue.
François de Coutouly, je l'ai dit, était l'un des très rares Européens à avoir non seulement régularisé son mariage, mais reconnu ses enfants nés d'une épouse africaine — il était bien placé pour savoir que les enfants issus des “mariages coloniaux” étaient généralement placés d'office par l'administration dans des “orphelinats de métis” après le retour du père en France. De Coutouly, lui, était très attaché à ses enfants. Or, une nuit, son dernier-né, un bébé d'un an, décéda subitement. Après les funérailles, le commandant prit le congé de six mois auquel il avait droit pour emmener sa femme visiter sa famille en Guinée.
Le jour même du décès de l'enfant se produisit un incident assez grave, qui donne une idée et du caractère de François de Coutouly, à la fois noble et entier, et de la puissance des administrateurs coloniaux dans les colonies françaises.

Drapeau en berne

Le matin où l'on constata le décès de l'enfant, le commandant était si affecté qu'il ordonna de fermer les bureaux et de mettre le drapeau en berne ; puis il se retira dans ses appartements où sa femme et lui passèrent toute la matinée à verser des larmes. Le camp militaire de Dori, dirigé par le capitaine “Asselwander” — je transcris son nom phonétiquement — était situé à environ deux kilomètres de la résidence du commandant. Lorsque, vers quinze heures, le capitaine revint au campement après une tournée à l'extérieur de la ville, il s'aperçut que le drapeau du cercle avait été mis en berne, alors que celui du campement ne l'était pas. Il demanda des explications à ses adjoints, mais personne ne put lui en donner. Intrigué, il sauta sur son cheval et fonça vers la résidence. Arrivé devant la véranda, il gravit les marches en courant. Seuls le planton Fodé Diallo et moi étions présents, à la fois pour assurer la permanence et par solidarité envers la peine du commandant.
Le planton se mit au garde-à-vous et salua le capitaine. Celui-ci lui répondit d'un geste hâtif :
— Pourquoi les bureaux sont-ils fermés et le drapeau mis en berne ? Que s'est-il passé ?
Fodé Diallo lui répondit en “français des tirailleurs” :
— Moi je pas savoir, mon capitaine. Grand commandant y dire moi fermer bureau et berner drapeau, moi je fermer bureau et je berner drapeau. Service commandé, mission accomplie, un point c'est tout, mon capitaine.
— Où est M. de Coutouly ?
— Lui dans son maison.
— Va lui dire que je suis venu le voir !
Fodé alla annoncer la visite du capitaine. Quelques minutes après, le commandant apparut, le visage tuméfié tant il avait pleuré. Le capitaine le salua, puis, très inquiet, l'interrogea :
— Monsieur l'administrateur 8, pourquoi pleurez-vous ? Que s'est-il passé ? Quel malheur nous a frappés pour que le drapeau soit mis en berne ?
De Coutouly, la voix brisée, annonça :
— J'ai perdu mon dernier-né ce matin.
Interloqué, le capitaine resta un moment sans réaction, puis il éclata :
— Et c'est pour ça que vous avez fait mettre le drapeau français en berne ?
— Oui, répondit simplement le commandant.
Indigné, le capitaine perdit toute mesure. Reculant de quelques pas, il s'écria :
— Comment avez-vous osé, à cause de la mort de votre petit négrillon, mettre le drapeau français en berne !?
Sans tenir compte de ma présence ni de celle de Fodé Diallo, le commandant, le poing fermé, bondit vers lui comme une panthère :
— Espèce de Français de fraîche date ! Sale boche ! Traître à sa patrie par intérêt matériel !… Foutez-moi le camp d'ici avant que je ne vous administre la volée de coups de pied que vous méritez ! Et apprenez que ma pauvre France n'a plus assez de nobles en son sein pour que je me réjouisse de la perte d'un seul d'entre eux. Allez, dehors ! Et vous aurez de mes nouvelles ! Je demanderai, et j'obtiendrai soyez-en sûr, que l'on vous fasse rentrer immédiatement en France pour vous punir de votre attitude, et qu'on vous y fasse rentrer non par bateau, mais par le Sahara !
Les deux hommes allaient en venir aux mains. Le planton s'interposa et entraîna le capitaine vers la sortie :
— O vous deux grands chefs ! Vous n'a pas honte bagarrer devant deux nègres qui regarder vous comme deux coqs y faire corps à corps sans baïonnettes. Le capitaine repoussa le planton, descendit furieux les marches de l'escalier, sauta sur son cheval ut regagna son camp au grand galop.
Le commandant rentra dans son bureau. Une heure après, il en sortait avec un pli cacheté à la cire et me le tendit :
— Fais dire au chef de canton de m'envoyer un cavalier rapide tu lui remettras ce pli pour le porter au chef de cabinet du gouverneur à Ouagadougou. Il faut que le cavalier soit à Ouagadougou après-demain matin sans faute !
Le courrier ordinaire ne partant que tous les quinze jours, il s'agissait donc d'un courrier très spécial. Tout en me donnant cet ordre, le commandant ne parvenait pas à cacher ses larmes.
J'envoyai Fodé Diallo auprès du chef de canton Abderrahmane Dicko ; une heure après, le “courrier express” était dans mon bureau, prêt à partir. Je lui remis le pli et lui dis ce qu'il avait à faire.
Quelques jours après l'envoi du pli, le capitaine fut affecté à un bataillon algérien qui devait retourner en France. Certaines unités de ce bataillon transitant par le Sahara, il reçut l'ordre de les rejoindre. Ainsi, comme le lui avait annoncé le commandant, il fut obligé de rentrer en France en passant par le Sahara…
Le capitaine ignorait sans doute qu'à la colonie un Blanc pouvait tout se permettre, sauf se frotter à un administrateur colonial. Tout le monde, Blancs et Noirs, était à la merci des administrateurs coloniaux. Ils étaient là comme une pierre au milieu d'un tas d'œufs : si un œuf tombe sur la pierre, l'œuf se casse ; si c'est la pierre qui tombe sur l'œuf, c'est encore l'œuf qui se casse. L'œuf est toujours perdant. De même, un administrateur colonial, qu'il ait raison ou tort, avait toujours raison sur son adversaire. C'est ce que le capitaine ignorait. Il commit une méprise impardonnable et paya chèrement son erreur.
Quelques jours après cette expulsion — car c'en était une, ni plus ni moins — le commandant de Coutouly plia bagages et, accompagné de sa famille, partit pour la Guinée. Il avait donné l'ordre de fleurir la tombe de son fils.

Le traquenard du “Têtard aux douze doigts”

Après son départ, l'administrateur François de Coutouly fut provisoirement remplacé par son adjoint, le “petit commandant” M. Fournier, qui accédait ainsi, pour la durée de l'intérim, à l'appellation plus flatteuse de “grand commandant”. Il garda à ses côtés en qualité de secrétaire particulier Mamadou Traoré, surnommé dans la ville le “Têtard aux douze doigts” en raison de sa petite taille, de ses yeux globuleux et d'un embryon de sixième doigt qu'il portait sur le petit doigt de chaque main.
M. Fournier me chargea de confectionner les rôles d'impots pour l'année en cours. Le travail était plus fastidieux que difficile. Il consistait à recopier sur la page de gauche d'un cahier le nom des villages du cercle avec leur brève définition, et, sur la page de droite, à inscrire en face de chaque village le nombre de ses habitants tel qu'il résultait du dernier recensement annuel. Il suffisait ensuite de multiplier ce nombre par le taux de l'impôt de capitation et de consigner le total obtenu dans une colonne verticale. Le total de cette colonne constituait ce que l'on appelait l'assiette de l'impôt.
Mamadou Traoré, qui avait la garde des archives, m'apporta les chiffres du dernier recensement de la population qui devaient servir de base à mon travail. Heureux d'avoir pour la première fois une tâche sérieuse à réaliser, je m'y appliquai tout particulièrement. Il me fallut une semaine pour la terminer et réaliser à la main les quatre exemplaires nécessaires : deux pour le bureau central des Finances à Ouagadougou, un pour le commandant de cercle et un pour Pagent spécial chargé des recouvrements, autrement dit le trésorier. Ce dernier vérifia l'exactitude de mes opérations, les rôles furent signés par le commandant, et les deux exemplaires envoyés à Ouagadougou.
Très fier de la qualité de mon travail — j'avais à l'époque une fort jolie écriture — je ne doutais pas que les services de Ouagadougou allaient exprimer leur satisfaction, et peut-être même, qui sait, me décerner des félicitations !
Lorsque, quelque temps après, M. Fournier me fit appeler dans son bureau, j'ouvris sa porte sans appréhension. A ma stupéfaction, je découvris le commandant rouge comme une tomate, les lèvres pincées, le visage tout contracté de fureur. Il me jeta mes quatre exemplaires à la tête :
— Espèce d'imbécile! Ton travail de cochon a été renvoyé par Ouagadougou. Tiens ! Lis les observations que tu as méritées !
Pétrifié, je lus en marge la mention suivante :
— Travail fait sans soin ni vérification. Assiette de l'impôt totalement faussée. Travail à reprendre sans délai.
Avant que j'aie pu réagir, M. Fournier continua :
— Je me demande comment tu t'y es pris pour tout confondre comme un fou, alors que tu avais un modèle sous les veux ! Les villages et les populations ne vont pas ensemble, et tous les nombres sont fantaisistes.
Je voulus m'expliquer, mais il me cornirianda de la fermer :
— Tu n'es qu'un incapable, et ton travail le prouve. Au lieu de passer le plus clair de ton temps à étudier ton charabia à la mosquée ou ailleurs, tu ferais mieux d'être attentif à ton travail. Mais tu me paieras ça ! Tu n'iras pas loin dans la carrière, je te le garantis! Allez, fous le camp et sors de mon bureau, espèce d'abruti !
Effondré, incapable d'ordonner mes pensées, ne comprenant rien à ces reproches, je sortis de son bureau et regagnai ma place an fond de la véranda. Une fois à ma table, la tête baissée comme un chien malade, je me mis à verser des larmes comme une jeune fille.
Peu à peu, je réalisai ce qui avait dû se passer. Mon propre travail ne pouvait être en cause, j'avais trop pris soin de tout vérifier. Il n'y avait qu'une explication possible : Mamadou Traoré m'avait transmis des renseignements erronés. Sans doute m'avait-il apporté un cahier de recensement se rapportant à une autre année, en intervertissant les couvertures ? Mais cela ne suffisait pas à expliquer les disproportions entre les noms des villages et l'importance de leur population ; les pages elles-mêmes devaient avoir été mélangées. Il fallait donc qu'il ait décousu, puis recousu le cahier en intervertissant ses pages avant de me le remettre, ce qui était possible car elles n'étaient pas numérotées. Une fois mon travail terminé, il lui suffisait de tout replacer dans l'ordre, et je passais pour un fou…
Je comprenais l'indignation de M. Fournier, car il était responsable du travail accompli dans son service ; mais la méchanceté et la duplicité du petit homme aux douze doigts me dépassaient. Une vague de colère se répandit en moi et submergea tout. En fin de matinée, après la sortie des bureaux, je passai par le marché et achetai un poignard de fabrication britannique importé de la Gold Coast. C'était une arme effroyable capable de transpercer la peau d'un éléphant. Incapable de déjeuner, je fis croire à ma femme que je souffrais d'un petit malaise passager et allai m'allonger. Mais j'étais si agité intérieurement que je ne pus fermer l'œil, A quatorze heures, je retournai au cercle. On ne me donna rien à faire de toute la journée.
A dix-sept heures, je sortis le premier du bureau et allai attendre Mamadou Traoré non sur la route qui ramenait directement en ville, mais sur une autre, un peu plus longue, que nous n'empruntions généralement pas. S'il était bien le coupable, j'étais persuadé qu'il passerait par là pour m'éviter. Hélas, je ne m'étais pas trompé. Il arriva bientôt à ma hauteur, éberlué de me trouver là. J'avançai vers lui :
— Arrête-toi, espèce de scélérat ! J'ai découvert ta fourberie, et tu vas me dire comment tu t'y es pris ou j'ouvrirai ton bidon de grenouille puante !
Je le pris au collet et fis mine de dégainer mon poignard. Le petit homme se mit à trembler comine une feuille et à me jurer par tout le lait qu'il avait sucé de sa mère — serment des plus sacrés en Afrique — qu'il n'entreprendrait plus aucune machination pour me nuire, et même qu'il me dévoilerait à l'avenir tout ce qui pourrait se tranier contre moi !
Complètement effondré, il me supplia de ne pas chercher à le faire chasser de la place qu'il avait occupée auprès du commandant.
— Je ne suis pas encore admis dans le cadre des écrivains expéditionnaires comme toi, me dit-il d'une voix chevrotante, je ne suis qu'un temporaire. Jusqu'ici je n'étais qu'une roue de secours ; on ne m'utilisait que lorsqu'il y avait trop de travail. Je me suis hâté d'occuper la place auprès du commandant afin qu'il renouvelle mon contrat et me donne même quelque avancement… Pardon, ne me dénonce pas !
Cette franchise me désarma, bien qu'elle vienne d'un homme dont j'avais tout lieu de douter de la sincérité. Vaguement écœuré, je le laissai partir, et rentrai chez moi. Toujours me revenaient à l'esprit les paroles de Tierno Bokar et de mon oncle Babali Hawoli Bâ de Ouagadougou : “ Si tu fais le mal, à quoi te serviront tes prières et tes dévotions ?” Si je n'avais pas été retenu par la pensée de ces deux saints hommes, Dieu seul sait ce que, ce jour-là, j'aurais pu faire an malheureux têtard aux douze doigts !
Je reconirriençai tout mon travail sur des bases normales ; mais comme je n'avais pas dénoncé le piège tendu par le petit homme, M. Fournier garda la mauvaise opinion qu'il avait de moi. Quelques mois après sa prise de service, il dut rentrer en France pour raisons de santé. Il fut remplacé par un administrateur adjoint des colonies, M. “Lambaque” — dont je déforme volontairement le nom en raison des événements auxquels il fut mêlé et dont je parlerai plus loin. Quand celui-ci prit son service, il répartit les attributions et détermina le rôle de chacun. Il garda Mamadou Traoré comme secrétaire particulier. Quant à moi je fus affecté auprès de M. Riou, agent spécial trésorier, et de M. Blanchet, un commis du service civil qui servait d'adjoint au nouveau commandant, pour m'occuper des questions financières et de la population flottante.
Mamadou Traoré semblait vouloir me laisser en paix. Il y avait d'ailleurs tout intérêt, car j'avais découvert qu'il recevait des pots-de-vin. Il m'eût suffi de tout dévoiler pour lui causer de graves ennuis. Je ne l'aurais jamais fait, car il était père de famille, mais il me redoutait et c'était tout ce que je souhaitais. Mon aventure laissa cependant des traces, qui se reflétèrent dans les notes que m'attribua M. Fournier avant de quitter Dori.
Le nouveau commandant ne semblait pas m'apprécier non plus. Heureusement, j'avais d'excellentes relations avec M. Riou et surtout M. Blanchet, homme délicat, très respectueux des autres, et de surcroit arabisant comme moi-même. Nouvellement nommé, il n'osait soutenir officiellement un indigène, mais il m'honora de son amitié.

L'impôt en nature : galette d'argent ou galette de mil ?

Mon travail sur la confection des rôles, puis à la section financière, me fit prendre conscience de l'importance que revêtait la perception de l'impôt pour l'administration coloniale. Les ordres venaient d'en haut et rebondissaient en cascade : le Gouverneur général faisait connaître sa volonté aux gouverneurs des territoires, lesquels les transmettaient aux commandants de cercle, qui se tournaient à leur tour vers les chefs de canton, responsables en dernier ressort : ou ils parvenaient à faire rentrer l'impôt, ou ils perdaient leur poste ! A eux d'agir auprès des chefs de village… Et il s'agissait d'un “impôt de capitation”, c'està-dire calculé par tête d'habitant et non en fonction du degré de fortune. Ainsi, le chef d'lune famille pauvre mais nombreuse pouvait être imposé davantage qu'un homme riche isolé, et s'il ne pouvait s'acquitter de la somme réclamée il était emprisonné. Les Africains appelaient cet impôt “le prix de l'âme”, c'est-à-dire la dîme à payer pour avoir droit à la vie…
Cela me rappelle une anecdote, qui se racontait encore à Dori.
Un jour de l'année 1916, le gouverneur avait fait savoir que, dorénavant, l'impôt ne devait plus être payé en nature, mais en espèces sonnantes et trébuchantes. Le commandant de cercle de Dori convoqua les chefs des tribus touareg pour leur faire connaître cette nouvelle règle.
Lorsqu'il eut en face de lui le chef des tribus du Logomaten, il dit à l'interprète :
— Fais savoir au chef que, sur ordre du gouverneur, désormais l'impôt ne devra plus être payé en nature, mais en pièces d'argent.
La langue fulfulde étant parlée dans toute la région de Dori, l'interprète se tourna vers le chef et s'exprima dans cette langue :
— Le commandant a dit que le grand gofornor a dit que maintenant l'impôt devra être payé en mbuuɗi.
Or, en fulfulde, le mot mbuuɗi sert à désigner aussi bien les pièces de cinq francs en argent que les galettes de mil cuites à la vapeur.
Le chef touareg, tout heureux, sourit largement :
— Interprête ! Remercie bien le commandant. Dis-lui que je dispose d'une grande quantité de mil, et aussi d'assez de servantes pour préparer autant de mbuuɗ qu'il en voudra, de quoi régaler toute la population de Dori pendant des mois et des mois !
L'interprète se rendit compte de la méprise :
— Il ne s'agit pas de mbuudhi en farine de mil, mais de mbuuɗ en argent.
Le chef demanda à voir un spécimen de la galette que l'on exigeait de lui. Le commandant sortit une pièce de cinq francs en argent et la tendit à l'interprète, qui la remit au chef. Celui-ci tourna et retourna la pièce, il la regarda, la soupesa, la mordit avec ses dents… puis il la rendit à l'interprète :
— Cette galette en argent, où a-t-elle été cuite ?
L'interprète demanda au commandant où la galette avait été fabriquée.
— En France ! explosa le commandant. D'où veut-il qu'elle vienne ?
— En France ? fit le chef, éberlué. Interprète, dis au commandant d'être raisonnable ! Il me demande de lui donner des galettes d'argent qui ont été cuites en France, alors que lui-même est français. Moi, je suis un Touareg de Dori, où on ne sait fabriquer que des galettes de mil. Normalement, c'est moi qui devrais demander au commandant de me donner des galettes d'argent de chez lui, et non le contraire ! Si le commandant veut que je lui règle l'impôt que je dois à la France en chameaux, autruches, bœufs, moutons, chèvres, mil, riz, beurre de vache ou même captifs, je peux le faire. Mais s'il exige que je lui donne les galettes qu'il me montre là et qui sont cuites en France, alors c'est qu'il veut la bagarre. J'accepte ! Mais je le préviens : le Touareg que je suis se trouve dans la bagarre comme un poisson dans l'eau !
Il découvrit son bras droit et le tendit en avant :
— Interprète ! Dis au commandant de regarder mon bras. Il n'est ni moins blanc ni moins bien fait que le sien. Qu'il regarde mon nez : il n'est pas moins droit que le sien. Je suis aussi blanc que lui. Si nous étions seuls, d'homme à homme, le commandant ne me dicterait pas sa volonté, car il n'est ni plus fort ni plus courageux que moi. S'il le veut, je l'invite à un duel personnel sur les dunes, et je suis sûr de le vaincre. Mais non… le seul avantage que le commandant a sur moi, et qui lui permet de me tourmenter avec ses “je veux ceci” et “je ne veux pas de cela”, c'est que son pays est plus fort que le mien.
Sans prendre congé, le chef touareg sortit et sauta sur le dos de son méhari. Il n'y eut pas de duel entre le commandant et le chef, mais une guerre entre la France et les Touaregs, spécialement les tribus du Logomaten et du Oudalan. Ce fut la révolte de 1916 9.

Le drame de la prison de Dori

Quelque temps après l'arrivée de l'administrateur Lambaque se produisit le premier incident grave auquel il me fut donné d'assister depuis que j'étais fonctionnaire.
Cet administrateur, qui avait pris le relais de M. Fournier, était un maniaque de la construction. Toujours à cheval, il passait le plus clair de son temps sur les divers chantiers qu'il ouvrait sans se soucier de savoir s'il aurait les crédits nécessaires pour les achever. Mais qu'importe ! Bon gré mal gré la population de Dori devait construire les divers bâtiments que l'administrateur jugeait indispensables pour embellir le cercle. Au titre des “prestations de travail en nature” — que d'autres appelaient plus simpleinent le “travail forcé” — il obligea chaque canton à envoyer un contingent de manoeuvres, lesquels devaient amener leur propre nourriture et travailler comme des forçats pour l'amour de la France, en reconnaissance de la paix, de la tranquillité et de la prospérité qu'elle avait apportées dans le pays du Liptako. Par ailleurs, il exigea que chaque village de quelque importance construise un campement spacieux pour recevoir les fonctionnaires blancs et noirs en mission à travers le pays, à charge pour ces villages d'entretenir les voyageurs, conformément à une tradition déjà bien établie et dont j'avais moi-même bénéficié plusieurs fois.
Avant de partir pour une tournée à l'intérieur du pays, notre nouveau “grand commandant” — qui était, paraît-il, un ancien adjudant de l'armée — donna l'ordre de faire procéder à la réfection totale du campement administratif dépendant du village de N'Djomga. En raison de l'importance du travail a accomplir, il décida que les habitants de N'Djomga se feraient aider par ceux du village de Selbo, voisin de trois kilomètres seulement. Il fit part de sa décision à ses subordonnés, son adjoint M. Blanchet et le brigadier-chef des gardes de cercle Mamari Dembélé, ce dernier étant chargé de la surveillance des travaux.
Informé de cette décision, le chef de canton Abderrahmane Dicko — qui était en même temps le chef traditionnel pullo du Liptako — mit le commandant en garde contre le danger qu'il y avait à envoyer les habitants de Selbo, qui étaient tous des nobles fulɓe, travailler au village de N'Djomga, dont les habitants étaient tous des “rimayɓe”, c'est-à-dire leurs anciens “captifs” traditionnels. Avant l'occupation française, c'était en effet aux rimayɓe de N'Djomga de venir travailler à la réfection du village de Selbo, et non l'inverse. Si la décision était maintenue, pour peu que des incidents se produisent on risquait de voir éclater une bagarre dont les conséquences seraient imprévisibles. Bref, il suggérait d'envoyer les Fulɓe de Selbo accomplir leur obligation de “prestations en nature” n'importe où dans le pays, mais pas à N'Djomga. J'eus moi-même l'occasion, à ma modeste place, de soutenir son point de vue auprès de mes chefs directs, MM. Blanchet et Riou.
Le commandant fut intraitable.
— Il faut que les Fulɓe sachent que les choses ont changé, dit-il en substance, et que c'en est fini de leur suzeraineté dans le pays.
— Cela risque de tourner mal, il y aura du sang versé, osa faire remarquer le brigadier-chef.
— Eh bien, ouvrez toutes grandes les portes de la prison, et enfermez-y tous ceux qui créeront des troubles, aussi bien Fulɓe que rimayɓe 10 ! J'entends que l'on m'obéisse, et surtout qu'on ne me parle plus des “nobles fulɓe”, de leurs coutumes et de traditions révolues.
Et le jour même, il partit en tournée.

Le chef de canton transmit aux gens de Selbo la décision du commandant. Contrairement à ce que l'on craignait, au jour dit ils se rendirent à N'Djomga sans protester, simplement munis de leurs bâtons de berger dont les Fulɓe ne se séparent jamais — mais j'étais bien placé pour savoir qu'entre les mains d'un Pullo bien exercé un tel bâton peut devenir une arme redoutable…
Arrivés à N'Djomga, Fulɓe et rimayɓe campèrent chacun de leur côte pour effectuer le travail qui leur avait été attribué. Les Fulɓe devaient tresser des bottes de chaume pour les toitures et tisser les grands “sekkos” qui serviraient de paravents et de parois internes, tandis que les rimayɓe pétrissaient la terre qui servirait à reconstruire et à crépir les murs dégradés du campement. Les rimayɓe avaient beaucoup jasé avant l'arrivée des Fulɓe, mais là, ils se tenaient tranquilles ; chacun travaillait paisiblement.
Il faisait extrèmement chaud. Vers dix heures, les Fulɓe demandèrent à quelques-uns de leurs jeunes gens d'aller puiser de l'eau à la mare du village. Des jeunes rimayɓe se levèrent pour les suivre. Arrivés près de la mare, ils tentèrent de les empêcher d'y accéder, disant que “ce n'était pas une eau pullo”. On en vint rapidement aux mains et aux coups de bâton. Un jeune rimayɓe poussa des cris. Immédiatement, les hommes du village, armés des instruments qu'ils avaient sous la main, accoururent au secours de leurs rejetons. Ce que voyant, les Fulɓe se précipitèrent armés de leurs bâtons. La mêlée, qui dura une bonne demi-heure, fut générale et extrêmement violente. Les cris poussés par les femmes du village et par les combattants furent entendus jusqu'à Dori, à trois kilomètres de là. Le brigadier-chef, à la tête de son peloton, accourut sur les lieux, suivi de près par l'adjoint M. Blanchet. Ce fut pour constater qu'il y avait beaucoup de blessés, et, si j'en crois mes souvenirs, au moins deux morts.
C'était un dimanche. Le brigadier-chef emmena à Dori la cohorte des belligérants, Fulɓe et rimayɓe mêlés ; ils étaient, je crois, entre soixante-dix et quatre-vingt-dix. Pour se conformer aux ordres formels du commandant absent, il les fit emprisonner, sans mandat d'arrêt. Seule, semble-t-il, une liste des détenus avait été dressée par Mamadou Traoré et remise au trésorier M. Riou, lequel, conformément à la coutume administrative de l'époque, était en même temps régisseur de la prison.
Il était environ dix-sept heures. Il n'y avait que quatre cellules exiguës, basses de plafond, sans air, conçues pour recevoir seulement quatre à six personnes. Malgré leurs protestations, les gardiens y entassèrent de force les prisonniers. Ceux-ci passèrent toute la soirée et toute la nuit dans une véritable fournaise ; étant donné la chaleur qui régnait au-dehors, la température à l'intérieur des cellules surpeuplées devait bien atteindre les cinquante degrés. Toute la nuit, les malheureux poussèrent des cris et des gémissements, suppliant qu'on les fasse sortir. Les gardiens, fidèles à leurs consignes, ne bougèrent pas.
Lorsque, le lendemain matin, le brigadier-chef vint ouvrir les portes de la prison pour amener les prévenus au bureau afin de régulariser leur situation, il découvrit un spectacle effroyable ! Les prisonniers, à demi asphyxiés, étaient entassés les uns sur les autres. Neuf étaient morts, quinze agonisaient, les autres ne valaient guère mieux.
Il les fit sortir dans la cour ou les survivants s'écroulèrent, les yeux hagards, la bouche ouverte comme pour mieux aspirer l'air. Ceux qui pouvaient encore parler suppliaient qu'on les évente et qu'on leur donne à boire.
Le brigadier-chef prit peur. Les yeux hors de la tête, il se rua vers le cercle et entra comme une trombe dans le bureau de M. Riou, régisseur de la prison, auprès duquel je travaillais.
— Missié Trésorier, veni vite ! veni vite ! Nous gagner histoire grand comme montagne Aribinda ! Prison y devenu cimetière. Ah, Missié Trésorier ! Si Bon Dieu y vient pas nous aider, nous tous foutus comme vieux souliers, depuis grand commandant jusqu'à moi brigadier-chef jusqu'à gardes deuxième classe ! Tout l'monde y foutu, comme y foutra plus jamais encore !
M. Riou et M. Blanchet se précipitèrent vers la prison. Hélas, ils ne purent que constater la tragédie. Affolé, M. Blanchet envoya un courrier pour prévenir le commandant, qui se trouvait en brousse à plus d'une journée de trajet. Puis il fit venir le médecin-capitaine de la place, M. Lachaise, si je me souviens bien.
Quand celui-ci pénétra dans la cour et vit le spectacle, il entra dans une violente colère. Il saisit le malheureux régisseur de la prison par le collet : — Espèce de misérable ! Savez-vous ce qui vous attend, avec une sale histoire comme celle-ci ?
Il fit évacuer tous les détenus sur le dispensaire, examina les morts et les déclara décédés par asphyxie et manque de soins. Il chercha à savoir qui était responsable de la décision d'emprisonnement, mais chacun rejetait la faute sur le commandant ou sur son supérieur direct, qui lui avait transmis les ordres formels du commandant…
Le médecin-capitaine envoya immédiatement au gouverneur un rapport dans lequel il dépeignait la situation et déclarait l'administration de Dori responsable des faits. Il fit déposer une copie de ce rapport sur le bureau de l'administrateur Lambaque.
Dès que ce dernier reçut le message l'informant du drame, il revint à Dori à bride abattue. Il y arriva trois jours après le début des événements. Après avoir pris connaissance du rapport du médecin-capitaine, il convoqua tout le personnel du cercle dans son bureau, Français et Africains, et nous interrogea sur ce qui s'était passé.
— Le médecin-capitaine, nous déclara-t-il en substance, a fait retomber sur votre commandant de cercle les conséquences de la rixe imbécile qui a mis aux prises les gens de N'Djomga et de Selbo. Mais la bagarre a eu lieu un dimanche ; il n'y avait personne au bureau, et il est de coutume que les bagarreurs du dimanche soient mis en prison jusqu'au lundi matin. En les enfermant, le brigadier-chef n'a donc fait que suivre une pratique courante. Toutefois, si cette affaire prenait des proportions échappant à mon contrôle, la non-concordance de nos déclarations pourrait se retourner non seulement contre votre commandant, mais contre certains d'entre vous. Au nom de la solidarité de corps, je demande donc à ceux qui n'ont pas été mêlés directement à cette affaire de nous soutenir.
Personne n'osa protester…
Il mit au point avec Mamadou Traoré, semble-t-il, les inscriptions au registre d'écrou, puis il envoya au gouverneur un rapport dans lequel il présentait l'événement comme une bagarre banale, malgré les conséquences fâcheuses qui en avaient résulté. Pensant avoir mis un point final à cette affaire, l'esprit et la conscience apparemment tranquilles, il repartit immédiatement en tournée…

A Ouagadougou, le rapport du médecin-capitaine, intitulé “Le drame de la prison de Dori”, avait fait grand bruit. Le médecin-colonel, chef du service de la santé, l'avait immédiatement communiqué au gouverneur Hesling. Alors que le rapport médical engageait nettement la responsabilité du cercle de Dori, le rapport de l'administrateur Larnbaque, lui, réduisait l'affaire à un simple accident, déplorable, certes, mais dû à des causes indépendantes de la volonté humaine.
Pour y voir plus clair, le gouverneur Hesling donna mission à l'administrateur en chef Robert Arnaud, inspecteur des Affaires administratives, de se rendre sur place afin d'ouvrir une enquête et d'établir les responsabilités.
L'inspecteur Robert Arnaud, qui s'était fait connaître par quelques écrits et par ses démêlés avec les uns ou les autres, s'était surtout rendu célèbre par sa sévérité, son courage et son sens aigu de la justice, qu'il appliquait indifféremment aux Blancs et aux Noirs. De nombreux chefs de circonscriptions administratives l'avaient surnommé le “Gorille” 11.
Conformément à sa coutume, il prit immédiatement la route et arrangea pour arriver à Dori un matin de très bonne heure. A l'ouverture des bureaux, chacun fut surpris de le trouver déjà installé au campement. Le télégramme annonçant son arrivée l'avait à peine précédé. Un courrier fut immédiatement envoyé au commandant Lambaque pour lui demander de revenir de toute urgence.
Le “Gorille” mena rondement son enquête. Il demanda à voir tous les acteurs ou témoins de cette affaire. Il entendit d'abord le médecin-capitaine Lachaise, puis les fonctionnaires du cercle, et jusqu'aux gardiens de prison. Il s'informa minutieusement sur chacun d'entre nous. Je ne sais pourquoi — peut-être en raison de ma bonne connaissance et du fulfulde et du français — il me demanda comme interprète personnel, à la grande mortification du grand interprète Kaman Touré.
Mamadou Traoré se vit reprocher d'avoir délivré des mandats de dépôt avant interrogatoire et inculpation, sans aucune qualité pour le faire. Des contradictions relevées entre les dates des états de rations alimentaires et celles portées sur le registre d'écrou dévoilèrent l'irrégularité de l'opération.
Pour clore son enquête, l'inspecteur s'entretint longuement avec le chef de province Abderrahmane Dicko. Il interrogea même des gens de N'Djomga et de Selbo.
Quand le commandant Lambaque revint enfin à Dori, extrêmement contrarié de constater que le redoutable et grand fouinard d'inspecteur avait profité de son absence pour tirer adroitement les vers du nez à tout le monde, ce dernier avait déjà réuni tous les renseignements dont il avait besoin.
L'inspecteur et le commandant restèrent enfermés une journée entière. Après cette dernière entrevue, l'inspecteur regagna Ouagadougou, où il présenta au gouverneur un rapport accablant pour l'administrateur Lambaque, accusé d'erreur psychologique grave alors qu'il avait été averti du danger de la situation. Le rapport (dont j'aurai l'occasion de prendre connaissance quelques mois plus tard lorsque je serai muté au cabinet du gouverneur) concluait à l'internement illégal et dénonçait la responsabilité de l'administrateur commandant de cercle, de l'agent spécial régisseur de la prison, de l'adjoint et du brigadier-chef. Il donnait également une description sociologique et psychologique très fine de la société africaine telle qu'elle était avant l'occupation française, avec ses divisions ethniques, ses clans et ses castes, et déclarait que, quelle que soit la puissance financière, militaire et culturelle de la France, elle ne pouvait espérer, en quelques décennies, transformer des us et coutumes séculaires.

Normalement, les fonctionnaires visés auraient dû passer devant la cour d'assises puisqu'ils étaient responsables de la mort de neuf personnes et de la maladie grave de quinze autres. Mais un administrateur des colonies était impliqué dans cette affaire… Il ne pouvait être question de l'envoyer aux travaux forcés pour une bagatelle ! Aussi, malgré l'insistance de l'inspecteur Robert Arnaud et du gouverneur Hesling lui-même, qui voulaient que soit infligée une punition proportionnelle au crime commis, la force occulte qui faisait des administrateurs des colonies des intouchables fit transmuer le crime de Pierre Lambaque en “négligence grave”, ce qui lui permettait d'échapper au procès. On lui adressa une lettre de réprimande et de mise en garde. L'agent spécial régisseur de la prison reçut un blâme avec inscription au dossier. Quant au brigadier-chef, ce fut le dindon de la farce : blâmé, rétrogradé, on le muta à un poste disciplinaire. Il ne pouvait en être autrement, car quand un nègre fait la grande roue au milieu des Blancs, ils lui font porter leurs valises…
Cet événement fut l'un des premiers à me faire toucher du doigt la réalité de ce qu'était, à la colonie, un Blanc par rapport aux Noirs, et me confirma la supériorité imprescriptible des administrateurs des colonies sur tous les autres Blancs.
La manière dont le brigadier-chef avait été sacrifié me dégoûta de servir dans un cercle de brousse, fût-il arrosé par un fleuve de lait. J'écrivis à Demba Sadio Diallo. Je lui expliquai toute l'affaire et lui demandai, si la chose était possible, de me faire réaffecter à Ouagadougou. Je m'appuyais sur une proposition indirecte que m'avait faite l'inspecteur Arnaud avant de quitter Dori : il m'avait en effet demandé si je ne préférerais pas revenir à Ouagadougou, où mes capacités pourraient être mieux utilisées qu'elles ne l'étaient à Dori.
Quelque temps plus tard, le commandant François de Coutouly rentra de son long congé, dont il avait passé la fin en France. Il avait été remis à la disposition du gouverneur de la Haute-Volta Edouard Hesling. Ce dernier, qui avait toujours apprécié la gestion administrative de l'administrateur de Coutouly et ses bons contacts avec les divers clans touaregs de la région, prit la décision de le réaffecter au cercle de Dori, qui était depuis si longtemps son fief personnel et sa chasse gardée. Comme la loi lui en donnait le droit, François de Coutouly, durant son passage à Ouagadougou, avait demandé communication de toutes les correspondances faites en son absence, y compris le dossier de l'affaire de N'Diomga et les rapports de l'administrateur Lambaque et de l'inspecteur Arnaud. Il y avait découvert, entre autres choses, des accusations imprudemment portées contre lui par l'administrateur Lambaque, qui lui reprochait de ne pas être assez ferme vis-à-vis des populations, notamment pour les travaux de construction.
François de Coutouly, fier rejeton de la noblesse française, n'était pas homme, on l'a vu précédeminent, à accepter n'importe quoi sans réagir. Déjà, en temps normal, un rien le mettait hors de lui-même ; mais lorsqu'il était en colère, les jurons, les “jarnicoton”, “cap de diou” et autres imprécations sortaient de sa bouche comme une tornade en début d'hivernage. Quand il eut pris connaissance de tout ce qui s'était passé en son absence, il rejoignit Dori, fulminant, fâché comme un roi insulté, gonflé comme un tétrodon 12 irrité.
Il arriva à Dori un matin de très bonne heure. L'administrateur Lambaque n'avait pas encore déménagé des locaux de la résidence. Le premier soin du commandant fut de donner l'ordre au brigadier d'envoyer une équipe de dix prisonniers pour vider immédiatement la résidence des bagages et effets de l'administrateur Lambaque, et d'aller les installer pêle-mêle dans un des nouveaux bâtiments construits par lui et qui n'était pas complètement achevé.
Puis il alla se planter au milieu de la véranda, de manière à être bien vu de tous les fonctionnaires qui arrivaient au bureau. Notre surprise fut d'autant plus grande que nous ignorions qu'il avait été réaffecté à Dori. Debout au milieu de la véranda, tirant sur sa pipe, il nous apparut comme une sorte de revenant. Mais notre étonnement fut à son comble quand nous vîmes l'administrateur Lambaque courir comme un fou entre la résidence et le bâtiment inachevé où les prisonniers, sourds à ses protestations, transféraient toutes ses affaires. Le petit commandant et l'agent spécial, eux, faisaient le va-et-vient dans les couloirs, n'osant ni vraiment s'approcher du grand commandant ni s'en éloigner. La scène était du plus grand comique, mais nul ne se serait risqué à rire ; à peine un rictus timide se devinait-il sur les visages…
Quand les bagages de l'administrateur Lambaque furent complètement transférés, ceux du grand commandant prirent leur place. Ce dernier, tout souriant, une douceur angélique sur le visage, se tourna vers nous :
— Mes enfants, me voici revenu de France, et revenu à Dori. Nous allons continuer ensemble, comme nous l'avons toujours fait depuis des années, à travailler pour la France d'abord, et pour l'Afrique ensuite. Je sais qu'un camarade malveillant a écrit des insanités sur mon compte, et qu'à cause de sa maladresse il a été fait ce qui ne devait pas se faire. Par son ignorance des hommes et des choses, il a provoqué la mort de beaucoup d'innocents. Je remettrai de l'ordre dans le cercle et les torts seront réparés, mais hélas, les morts sont morts et ne seront pas ressuscités !
Sur ce, il disparut dans son bureau, et durant deux jours personne ne le vit apparaître au-dehors.
Durant ces deux jours, l'administrateur Lambaque maigrit à un tel point qu'il en flottait dans ses vêtements. Il attendait sa destination officielle, qui n'avait pas encore été fixée. Allait-il être maintenu à Dori sous les ordres du commandant de Coutouly, moyen sûr de le faire mourir de vexation ? Ou allait-il être affecté pour ordre à Ouagadougou, c'est-à-dire mis sur une voie de garage en attendant de connaître son sort ?
Un télégramme officiel l'affectant à Ouagadougou pour ordre fut adressé au commandant de cercle. Par le même télégramme, on annonçait la mutation de l'agent spécial trésorier, régisseur de la prison.
La passation de service entre Pierre Lambaque et le commandant de Coutouly fut orageuse. Larnbaque, excédé par les écarts de langage du commandant, refusait d'admettre certaines réflexions et ne se laissait pas tirer les oreilles sous prétexte que de Coutouly était un administrateur de première classe. Les éclats de voix étaient si forts que plus d'une fois le planton Fodé Diallo crut devoir entrer dans le bureau pour intervenir le cas échéant. Heureusement, chaque fois qu'il apparaissait, les deux administrateurs, par dignité et pour ne pas se ridiculiser aux yeux d'un nègre, se calmaient.

L'administrateur Lambaque, il faut le reconnaître, avait été un grand bâtisseur. Utilisant à merci la main-d'œuvre locale et sans toujours se soucier des crédits disponibles, en quelques mois de gestion il avait tout de même fait réparer tous les bâtiments du cercle qui tombaient en ruine, construit une belle école, un dispensaire et un logement de plusieurs pièces pour un fonctionnaire européen ; il avait commencé un deuxième bâtiment qu'il laissa en train.
M. Blanchet était chargé d'assurer la finition des travaux, mais, on ne sait pourquoi, la fourniture de main-d'œuvre assurée jusque-là par le chef de canton se ralentit si fortement que les maçons restaient parfois plusieurs jours sans pouvoir poser une brique sur une autre. Ses observations auprès du chef de canton restant sans effet, excédé, il vint trouver François de Coutouly : — Monsieur l'administrateur, lui dit-il, depuis le départ de l'administrateur Lambaque, les travaux des bâtiments sont terriblement ralentis, pour ne pas dire abandonnés. Tout est au point mort.
De Coutouly bondit de sa chaise et saisit le malheureux Blanchet au collet :
— Jarnicoton de jarnicoton ! Que voulez-vous insinuer, espèce de blanc-bec ? Voulez-vous dire que je suis un incapable par rapport à M. Lambaque ? Cap de diou !. Apprenez que si M. Lambaque, avec son demi-bachot, est un administrateur de boue et de briques, moi, François de Coutouly, licencié ès lettres et docteur en droit, je suis un administrateur de plume et de papier. Allez, sortez, et ne venez plus me parler de briques ou je vous f… mon pied quelque part !
M. Blanchet sortit du bureau, rouge comme une tomate bien mûre.
Le commandant passa tout l'après-midi à maugréer. Il fit néanmoins venir le chef de canton et lui déclara que si le lendemain matin, a huit heures, soixante manœuvres ne se trouvaient pas sur les chantiers, tous les chefs des villages du canton de Dori, le chef de canton en tête, iraient eux-mêmes aux briques et à la boue ! Et il le retint au cercle jusqu'à onze heures du soir, surveillé par le planton Fodé Diallo. Un émissaire était parti prévenir les gens du chef de canton.
Le lendemain matin, cent rimayɓe fulɓe, tous volontaires, se présentaient spontanément pour effectuer le travail et racheter leur chef bien-aimé.
Pendant que je vivais cette scène a Dori, Demba Sadio s'était mis en campagne pour faire aboutir ma demande de mutation, arguant du fait que le cabinet du gouverneur avait besoin d'un secrétaire supplémentaire en raison de l'abondance du travail. Le 13 juin 1924, le commandant de Coutouly reçut un télégramme du gouverneur l'informant que j'étais affecté à son cabinet, à Ouagadougou. Il m'appela dans son bureau :
— Amadou Bâ, me dit-il, voici une décision qui t'affecte au cabinet du gouverneur. Lors de mon passage à Ouagadougou, j'ai longuement entendu parler de toi et de la façon dont tu avais fait marcher le bureau de l'Enregistrement et des domaines. Je regrette de t'avoir sous-employé à ton arrivée, mais ce petit mouchard aux yeux de grenouille de Mamadou Traoré m'avait induit en erreur sur ton compte. Maintenant que je suis revenu, j'allais te remettre à la place qui te revient, c'est-à-dire auprès de moi, en tant que secrétaire. Rien n'est perdu ! je peux encore entreprendre des démarches pour faire rapporter la décision qui t'affecte à Ouagadougou… Je remerciai très poliment le commandant de son offre, mais lui dis qu'ayant fait moi-même des démarches pour être muté, je ne pouvais demander l'annulation de mon affectation à présent qu'elle avait été ordonnée ; malgré le désir que j'éprouvais aujourd'hui de servir sous ses ordres, j'étais donc obligé, comme on me le demandait, de rejoindre mon poste le plus rapidement possible.
Finalement, sous ses dehors bourrus et ses brusques accès de colère, François de Coutouly n'était pas un mauvais homme. Il ne punissait pas à tort et à travers, et il rendait justice. Il ne laissait pas les chefs abuser de leur autorité, et surtout (je l'appris pendant son absence), il avait des sources de renseignement dans le pays en dehors de son interprète, ce qui lui permettait de se faire une opinion plus éclairée sur les faits dont il avait à connaître en tant que président du tribunal. Ses deux grandes passions étaient les Fulɓe — sans doute en raison de son mariage et la chasse. Il écrivait d'ailleurs des articles dans le Chasseur français.

Nous nous quittâmes en bons termes. Une semaine après, accompagné de ma famille et d'un petit convoi, je reprenais la route de Ouagadougou.

Notes
1. Contrairement à ce que certains historiens ont parfois avancé, le Cheikh Osman Dan Fodio, fondateur de l'Empire islamique pullo du Sokoto du nord du Nigeria, n'a jamais conquis le Liptako ; c'est le roi de ce pays qui, par piété, plaça son royaume sous l'obédience religieuse du Cheikh, lequel n'y a jamais exercé un quelconque pouvoir temporel.
2. Les anciens Maliens ont observé que le lion, quand il est le premier à voir un homme ou un groupe d'hommes allant paisiblement leur chemin, sans arme à feu entre les mains, s'aplatit sur le sol pour pas être vu. Avant l'époque des grandes chasses, le lion se défendait plus qu'il n'attaquait.
3. Le prénom féminin Kadija (diminutifs Kadia et Kadi) est la prononciation africaine (particulièrement chez les Fulɓe et les Bambaras qui ne prononcent pas le son kh) du prénoin arabe Khadija, conservé dans sa transcription normale pour l'épouse du Prophète.
4. Ce mot d'origine chrétienne est passé, en dépit de son sens originel, dans le langage courant franco-africain pour désigner la cérémonie traditionnelle d'imposition du nom.
5. Les demandes d'audience n'ont pas cours en Afrique occidentale. Les visites se font à l'improviste, à quelques exceptions près.
6. La société africaine traditionnelle considérant comme une incongruité l'expression d'un sentiment de possession, le pronom possessif ‘mon’ est toujours remplacé par ‘notre’ entre égaux, surtout quand il y a parenté proche ou lointaine. Pour la femme du commandant, c'est ici une façon de montrer le lien parental qui l'unit à Baya. Son mari devient automatiquement le ‘mari platonique’ de cette dernière.
7. Expression pular qui tient lieu du “bonjour” français.
8. Les administrateurs des Colonies appartenant à un corps civil, les militaires s'adrussaient à eux en utilisant leur titre admnistratif (de même que les administrateurs entre eux) ; les administrateurs des colonies étaient des “commandants de cercle”, non des commandants de la hiérarchie militaire.
9. Cette anecdote a été écrite par Amadou Hampâté Ba en deux versions différentes, rédigées à quelques années de distance. Elles ne diffërent pas sur le fond, mais sur la date de l'événement. Dans l'une (celle qui est reproduite ici), pévénement se situe juste avant la révolte des Touaregs en 1916 et semble presque la provoquer ; dans l'autre, il se situe ci-après la révolte, une fois les Touaregs battus par l'armée française, et l'exigence de l'administration semble alors émise pour les punir. Mais dans les deux versions le fond de l'histoire est strictement le même, avec les mêmes personnages et, à quelques détails près, les mêmes paroles échangées.
Il fallait choisir. J'ai privilégié la présente version parce qu'étant rédigée d'une façon plus précise et plus complète que la seconde elle semblait plus crédible. Aux chercheurs que ce sujet intéresse de rechercher la date exacte de l'événement. Il est clair qu'en rapportant cette anecdote Amadou Hampâté Bâ a davantage voulu illustrer la nature des rapports entre l'administration coloniale de l'époque et ses contribuables que livrer une chronique historique précise.
10. Si le mot rimayɓe n'est pas, comme le mot Fulɓe, doté d'une majuscule, c'est qu'il désigne non une ethnie ou un peuple, mais une classe ou une fonction, de même que forgerons, tisserands, etc.
11. Wangrin le rencontra en 1921. Cf. L'Etrange Destin de Wangrin, p. 252, où son nom figure sous une autre forme.
12. Poisson des mers du Sud, appelé poisson-globe en raison de sa faculté de devenir globuleux en se gonflant d'air.

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