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Alioune Traoré
Islam et colonisation en Afrique.
Cheick Hamahoullah, homme de foi et résistant

Paris, Maisonneuve & Larose, 1983, 278 p.


Avant-propos

Pendant douze ans, nous avons mené des recherches sur le hamallisme. Nous nous sommes intéressé à la personnalité de Cheikh Hamahoullah, à ses convictions religieuses, à son enseignement et à ses idées politiques. Nous avons consacré des années à rétablir son itinéraire après avoir étudié la genèse du mouvement hamalliste. La dernière partie de sa carrière nous a paru passionnante, c'est celle du résistant qui tient tête à l'administration française. Tour à tour, le Cheikh nous est apparu comme un homme de Dieu, un martyr du colonialisme et en fin de compte comme un nationaliste africain qui récusait le système colonial au nom de l'Islam et de la Justice de Dieu.
Nous avons déjà consacré successivement un mémoire de maîtrise et un doctorat de troisième cycle d'histoire au même sujet.
Mais depuis, nous avons regroupé des éléments essentiels du dossier hamalliste, qui permettent de refaire le point de la question même si ce travail exige encore beaucoup de prudence. D'ailleurs, en abordant l'étude du hamallisme, il y a un peu plus de dix ans, comme sujet d'initiation à la recherche, nous n'ignorions pas à l'époque, les difficultés qui nous attendaient. Le sujet était délicat. Il soulevait le problème gênant des rivalités entre d'importantes confréries qui dominent encore l'Islam en Afrique occidentale. Il nous fallait jeter un regard critique mais serein sur l'action des marabouts africains sous le régime colonial.
La nature du sujet exigeait non seulement une étude approfondie des différentes politiques que la France avait adoptées à l'égard de l'Islam mais aussi la recension des fiches de renseignements qui avaient été établies sur la vie privée et publique des plus grandes notabilités de l'Islam.
Le dossier du hamallisme révèle les noms des milliers d'Africains morts pour leurs convictions dans les sinistres camps de concentration de Kidal, Bourem, Gao, Tidjikja, Daloa, etc. Il fait état de l'exécution publique de trente-deux hamallistes à Yélimané (Mali) et des conditions dans lesquelles des gardes-cercles du Gorgol avaient abattu de sang-froid une trentaine de musulmans dans les rues de Kaëdi le 15 février 1930.
Je l'avoue, je ne savais pas que le mot « hamallisme », créé de toutes pièces par l'administration coloniale, cachait toute une tragédie, des noms de martyrs inconnus ou de « mahdis » tels que le Chérif de Bourem et ses compagnons, qui furent sommairement exécutés à Ouani (Mali) en mars 1949. Je ne pensais pas du tout que le dossier hamalliste concernait aussi l'insurrection de Bobo-Dioulasso (août 1941) ou la délimitation de la frontière mauritano-soudanaise décidée par le décret du 5 juillet 1944. J'ignorais également que certains hamallistes avaient soutenu le Rassemblement Démocratique Africain dans les années cinquante. Je savais cependant que le décès de Cheikh Hamahoullah était un sujet tabou dans certaines régions du Mali et de la Mauritanie où des fidèles attendent encore le retour du Chérif.
D'autre part, je tiens également à préciser d'avance, pour éviter toute confusion ou interprétation malheureuse préjudiciable à la recherche et à l'appréciation de la vérité, que je n'ai absolument aucun lien de parenté sous quelque forme que ce soit avec Cheikh Hamahoullah. J'aurais été fier d'en avoir, pour une raison très simple mais exaltante : le Cheikh s'est opposé à l'injustice et à l'oppression avec l'arme de la dignité et la force de la spiritualité. Je dois en outre ajouter que je ne prétends pas détenir toute la vérité sur le mouvement hammaliste même si j'ai regroupé d'importants documents dont certains ne peuvent être publiés aujourd'hui.
Le hamallisme représente un pan important de l'histoire de l'Islam en Afrique, qu'il fallait, avant la disparition de certains témoins, revoir au plus tôt avec un regard critique, sans tomber dans les querelles de confréries ou les pièges que constituent les hagiographies traditionnelles qui ne concernent que la sainteté ou la mysticité de Cheikh Hamahoullah, « faits » difficilement saisissables par un historien même croyant et pratiquant. Mais, ayant pris connaissance du dossier de la tragédie hamalliste, je ne saurais dissimuler sous aucun prétexte la réelle sympathie que j'éprouve à l'endroit d'un homme qui s'est battu pour la liberté et la justice contre un système implacable qui devait forcément le broyer sans réussir toutefois à ternir son exemple et à effacer son souvenir en Afrique occidentale.
Après avoir parcouru les rapports politiques du Soudan, de la Mauritanie et du Sénégal, couvrant la période 1925-1944, j'avais compris que des marabouts africains n'étaient pas étrangers aux souffrances et à la mort de nombreux hamallistes et de leur chef qu'ils auraient désignés du doigt comme des anti-Français notoires. Mais il n'était pas dans mes intentions de m'ériger en tribunal entre confréries ou d'accabler les uns ou les autres. Mon objectif n'est pas de mettre en cause qui que ce soit.
Le choix du thème de ce livre répondait d'abord à mon ignorance de la question hamalliste. Il ne s'agissait donc pas pour moi de dresser un panégyrique ni une biographie, mais de retracer l'itinéraire d'un homme de conviction qui dirigeait un mouvement islamique qui ne cachait pas ses tendances et ses aspirations au colonisateur. D'autre part, il m'a paru intéressant de découvrir le contexte socio-culturel qui avait favorisé l'émergence du hamallisme et de son chef dans les confins soudano-mauritaniens.
Le hamallisme, c'était aussi un champ de recherches inexploré dont l'étude m'a peut-être évité de rabâcher des sujets déjà traités. Dès le départ, il m'est apparu qu'une nouvelle méthode de recherche, exigeant la connaissance du milieu géographique et social et le recours aux traditions orales notamment, s'imposait pour écrire l'histoire du tijanisme onze grains, saisir la genèse du mouvement hamalliste et le sens du combat de Cheikh Hamahoullah. C'est d'ailleurs en tenant compte de l'identité sociale et culturelle des peuples africains, de leurs aspirations, de leurs traditions et de leurs sensibilités profondes qu'on peut espérer élaborer une histoire africaine décolonisée et rénovée sur des bases saines, dans l'intérêt même de la recherche en Sciences humaines.
Sur un autre plan, Cheikh Hamahoullah n'avait affaire qu'à la France et aux tenants de l'Empire colonial français. Ces derniers avaient combattu le Chérif mauritanien parce que ses idées et ses aspirations relevaient d'une conception de l'Islam qu'on ne pouvait concilier avec le colonialisme. Hamahoullah est apparu aux yeux des administrateurs coloniaux comme un nationaliste et c'est en tant que tel qu'il a été traité.
Je voudrais, enfin, remercier tous ceux qui m'ont apporté leur concours pour mener à bien ce travail. Ils sont très nombreux et je m'en veux de ne pouvoir les citer nommément. Parmi eux, les morts sont plus nombreux que les vivants. Certains vieillards sont décédés un ou deux mois après m'avoir confié leurs témoignages.

Ce livre est dédié en particulier au Professeur Yves Person qui m'a appris à aimer l'histoire sur les bancs de l'Université, il y a quinze ans.
Cet éminent historien français qui fut mon directeur de thèse consacra presque toute sa vie à l'étude des civilisations africaines. Il fut surtout l'un des initiateurs d'une histoire africaine fondée sur la revalorisation des traditions orales, et le respect des valeurs culturelles des peuples africains. Il fut prématurément arraché à l'affection de sa famille et de ses amis en novembre 1982. Il avait manifesté à plusieurs reprises le désir de rédiger la préface de ce livre ; le Destin en a décidé autrement.