Cette nécrologie est inspirée d'une biographie : « Comment peut-on lire l'oeuvre d'Eldridge Mohammadou (…)
Personnage paradoxal, Eldridge Mohammadou est devenu une référence incontournable dans l'historiographie du Cameroun 1. Son oeuvre particulièrement féconde paraît, au premier regard, inattendue. On ne relève pas moins d'une vingtaine d'ouvrages pour seulement une trentaine d'articles, Eldridge estimant que seul le livre fondait le savoir. Son oeuvre est celle d'un solitaire. Il n'a jamais eu « d'équipier », jamais de co-signataire de ses travaux 2. Il laisse chez ceux qui l'ont côtoyé l'image d'un moine soldat de la recherche.
Eldridge Mohammadou est né à Garoua le 15 janvier 1934 d'un père anglais, Georges William Eldridge, et d'une mère peule, Mayrhama, Yillaga du lamidat de Mayo-Luwe. Elle le déclare sous le nom de Mohammadou, mais son père l'appellera Maurice. G.W. Eldridge, qui ne supporte de vivre ni en Angleterre, ni dans ses colonies, est un homme violent et fantasque. Il gifle un administrateur à Garoua et doit quitter le Cameroun. En 1941, il s'engage à Fort Lamy dans la colonne Leclerc. Il laisse Mohammadou à Fort Lamy avec sa marâtre car, entre temps, il a divorcé de Mayrhama. La guerre du Fezzan terminée, il reprend Mohammadou et descend à Brazzaville. Il va créer au Congo Léopoldville la « société allumettière du Congo ». Il ne sait que faire de son rejeton et le laisse en pension à Brazza. A partir de 1945, Mohammadou suit une scolarité à peu près régulière chez les pères spiritains, qui le remarquent. Il a, au passage, appris le sango et le kikongo. Les pères l'envoient chez les Maristes de Cannes, dès la classe de quatrième, mais il passera son bac philo à Strasbourg en 1954. Hors système scolaire il apprend l'allemand. De là, il part à Bordeaux faire son droit, mais le droit ne l'intéresse pas. Il voyage et apprend l'espagnol, se met à l'anglais – qu'il connaît mal – pour retrouver ses racines britanniques. La famille Eldridge, anglicane de stricte obédience et qui a déjà coupé les ponts avec son père, refuse de le recevoir ; seule une tante fait exception.
De l'UPC, Union du peuple camerounais, parti d'obédience marxisante
Au Cameroun, ce sont déjà les bouillonnements de la pré indépendance. Il monte à Paris et s'inscrit à l'IHEOM (Institut des hautes études d'outre-mer). Il s'affilie à la FEAN (Fédération des étudiants d'Afrique noire) et intègre la serre chaude des étudiants upécistes3. Ils sont pris en mains par le Parti Communiste et des tiers-mondistes de tous horizons pour préparer au Cameroun la guerre psychologique et s'initier à la clandestinité. Eldridge devient le représentant des étudiants du Nord-Cameroun. Il écrit un article sur une feuille upéciste : « L'expectative de la jeunesse du Nord-Cameroun ». Le gouvernement camerounais s'en émeut et lui intime l'ordre de rentrer immédiatement. Il ne passera pas ses examens, pourtant proches, et rentrera sans diplôme au Cameroun.
Au moment de son séjour à Paris, il avait tenté de retrouver, dix-sept ans plus tard, ses racines peules. Il recherche sa mère et y parvient. Mayrhama est mariée à un notable du lamido de Garoua.
A Yaoundé, le gouvernement affiche un impérieux besoin de Camerounais bilingues.
Il sera affecté en 1961 aux Affaires Etrangères. Remarqué par John Ngu Foncha, vice-président et premier ministre du Cameroun occidental, il devient, à 28 ans, son chef de cabinet (1962-1963). Foncha milite pour faire entrer l'ex Cameroun britannique dans une entité fédérale camerounaise. Mohammadou sera à ses côtés durant toutes ses campagnes qui, parfois, tournent au drame, comme dans l'Ouest où ils échappent miraculeusement à un guet-apens.
Il sera donc l'interpète de Foncha, mais aussi du président Ahidjo en Europe, au Moyen-Orient, auprès du groupe de Monrovia… Foncha étant délaissé par Ahidjo, Mohammadou perd son protecteur. Le président se défie d'Eldridge, qu'il juge peu fiable, son passé upéciste ne jouant pas en sa faveur. Ahidjo lui propose, pour l'éloigner, d'intégrer le corps des ambassadeurs. Eldridge démissionne alors de l'administration centrale, en 1964.
En renonçant à toute ambition dans le domaine politique, Mohammadou fera le choix de la culture et des traditions orales, puis passera insensiblement à l'histoire. Il participe à la mise en place des bases de la recherche en sciences humaines au Cameroun et sera le fondateur le plus actif de la revue Abbia . L'UNESCO engage, à ce moment-là, un vaste programme à travers « le Centre fédéral Linguistique et culturel » de Yaoundé, que Mohammadou intègre. Il sera de 1964 à 1970, consultant de l'UNESCO sur les langues et traditions orales.
De 1972 à 1975, il travaillera à la direction de la recherche au ministère de l'éducation et de la culture et enchaînera, de 1975 à 1980, à l'ONAREST (Office national de la recherche scientifique et technique). Eldridge sera le plus souvent sur le terrain. Il va utiliser son atout majeur : sa connaissance du fulfulde, qu'il ne cessera de perfectionner. Il commence à moissonner les traditions orales à travers la cinquantaine de lamidats peuls de l'Adamawa, tout en écumant les archives des sous-préfectures, dont il abritera certaines dans ses placards métalliques, son « trésor de guerre ».
En mal de publications homologuées et de reconnaissance, il soutient, en 1973 auprès de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris, un travail sur Rey-Bouba. Le CNRS lui publiera deux ouvrages. Toutefois, de 1976 à 2002, l'ILCAA (Institute for studies of languages and culture of Asia and Africa) de Tokyo va reprendre et publier un à un la plupart de ses travaux, en particulier sa série « Traditions historiques des Foulbé de l'Adamawa ».
A Yaoundé, les relations entre Eldridge et ses responsables administratifs sont exécrables. Son départ à Garoua, avec la création au sein de l'ISH (Institut des Sciences Humaines) en 1974 d'une unité de muséologie, va être pour Eldridge une libération. Il devient, de 1976 à 1981, le coordonnateur du Musée Dynamique de Garoua qui, malheureusement, ne verra pas le jour. Eldridge avoue avoir fait pendant cette période le gros de ses découvertes, celles qui vont l'entraîner hors du monde peul. Par la suite, de 1981 à 1991, il acquiert, en tant que chef de la station ISH, l'image antithétique d'un « chercheur mbororo », comme il aimait à se définir, mais il est aussi le parfait gestionnaire d'un dispositif où se croisent de nombreuses équipes de chercheurs.
Lorsqu'en 1991, l'ISH est supprimé par le gouvernement Biya, qui le considère comme un « nid d'opposants », Eldridge vit un traumatisme. L'Université de Yaoundé refuse de l'incorporer et celle de Ngaoundéré, récemment créée (1992) fait de même. C'est le Nigeria qui l'accueille à l'Université de Maiduguri comme visiting professor au Centre for trans-saharan studies (1992-2004). Appelé à être cofondateur d'une association norvégienne de l'université de TromsØ, « Anthropos », basée à Ngaoundéré, il aura par ce biais l'occasion de revenir au Cameroun.
Les clercs ont toujours tenu Eldridge pour suspect en ce qu'il n'avait pas suivi un cursus universitaire, son travail était-il celui d'un mémorialiste ou d'un ethnohistorien ? Cet ostracisme n'a fait que renforcer son aura victimaire et le conforter dans sa posture de seul contre tous4. Mohammadou, qui n'eut ni vie sociale, ni véritable vie familiale, n'a cessé de puiser dans son mal-être la force de construire son oeuvre.
Toutefois, les critiques de ses contempteurs ne sont pas sans fondement. Eldridge donne à lire directement de l'histoire à partir de sources premières retravaillées sans que l'on puisse distinguer ni l'origine, ni l'assemblage. Il y a là, pour certains, de quoi décrédibiliser l'oeuvre. Cette façon d'hybrider les sources peut toucher aux textes primaires donnés en fulfulde. Eldridge s'interroge assez peu sur l'articulation des divers outils de la reconstitution du passé. Il est également accusé de ne jamais s'éloigner d'un parti pris pro-Peul et d'avoir quasi ignoré certains sujets, comme l'esclavage au fondement même des principautés musulmanes prédatrices.
Autodidacte très éclairé, plus polyglotte que linguiste, Eldridge se révèle un « passeur » de savoirs historiques. On lui doit la remise à jour du catalogue des archives coloniales allemandes du Cameroun (1970) et des traductions en français de textes allemands fondamentaux : Frobenius, Struempell, Dominik, Bauer, Passarge…
Eldridge a toujours refusé d'entrer dans le « champ batailleur de l'historiographie », mais il s'exonère par là, à peu de frais, d'une technicisation qu'il estime prétendument scientifique. A ceux qui l'accusent de s'être limité aux histoires dynastiques, il répond que leur recensement est un préalable à tout autre entreprise d'historien car elles impriment un premier cadre chronologique indispensable.
Cet énorme corpus accumulé sur quarante ans confère une indéniable unité et une originalité certaine à l'oeuvre d'Eldridge. Et ses chroniques de lamidats comme celles des ethnogenèses créent, mises bout à bout, plus qu'une histoire, un contexte qui donne à penser. Sans doute Eldridge aurait-il pu en tirer plus de sens par quelques synthèses, mais il dit en laisser le soin à d'autres. Sa genèse tâtonnante a continué à infléchir la pratique de sa recherche jusqu'à la fin de sa vie. Toutefois, pendant sa dernière décennie, travaillant enfin dans un milieu universitaire, apaisé par une forme de reconnaissance, il a abordé des thèmes d'études plus théoriques, plus contemporains.
Lorsqu'on entre dans l'oeuvre de Mohammadou Eldridge, il est utile de garder constamment une clef de lecture, donnée en partie par le personnage lui-même et par les linéaments d'une vie hors du commun.