Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages
Après avoir fait ses première études sous la férule de son honorable père, Omar s'en fut à Walata, pour se perfectionner chez les Maures du Tagant, où la Voie Tidjâniyya avait récemment pénétré, remplaçant peu à peu la vénérable Voie Qâdiriyya, d'où sont dérivées toutes les autres voies confrériques issues de la Mystique musulmane 1. Les Maures ont presque toujours été les maîtres enseignants des futurs marabouts africains de quelque importance. C'est une très ancienne habitude, qui remonte au milieu du troisième siècle de l'Hégire (fin du dixième siècle de l'ère chrétienne) quand l'influence des populations sahariennes islamisées se faisait sentir sur les nations de l'Afrique occidentale et centrale subsaharienne 2.
C'est en Mauritanie qu'Omar reçut, pour la première fois, l'initiation à la Voie tidjanite, du cheikh Mouloud Fal, des Ida Ou 'Alî du Trarza. Il devait encore recevoir cette initiation du cheikh 'Abd-Al-Karîm ibn Ahmad A(l)Nâqil 3, du Fouta Djalon, ancien talibé 4 du cheikh Al-Murtadâ de Timbo, qui se rendit également en Mauritanie et qui mourut plus tard au Macina : sa mémoire est encore vénérée chez les Ida Ou 'Alî du Trarza. Ce cheikh avait lui-même rendu visite à Mouloud 5 Fal, à Tin Bouyâlî, point d'eau des Ida Ou 'Alî, où Mouloud Fal fut enterré. Plus tard, Omar reçut à son tour le surnom d'Al-Murtadâ 6, en souvenir du cheikh de son cheikh 7. On sait que Mouloud Fal avait passé, notamment, une journée en compagnie d'Omar, en 1846, près de Podor, où le cheikh venait d'avoir un entretien avec le Lieutenant-Colonel Caille, directeur des Affaires politiques au Sénégal. Cette entrevue aurait eu lieu à Donnay.
La première chaîne spirituelle 8 d'Omar Tal est donc la suivante : Mawlûd Fal-, 'Abd-al-Karîm-, Muhammad Al-Hafiz Al-'Alawî A(l)Shanqîtî-, Ahmad ibn Al-'Abbâs Al-Tidjânî 9 Al-Hasanî … à partir duquel on remonte au Prophète Muhammad.
Dans son ouvrage: «Al-hâj Omar, sultan de l'État tidjanite de l'Afrique occidentale», Muhammad Al-Hâfiz Al-Tidjânî (du Caire), après avoir brièvement rappelé la naissance, en 1212 de l'Hégire, d'Omar, et sa première éducation, reçue dans sa famille, « entre ses honorables père et mère», écrit :
« Il avait douze ans, [quand] ensuite il se consacra à l'étude de la Loi et du Dogme de l'Islam, au point quil fut montré du doigt pour son intelligence et son savoir. Il se plongea dans ces études jusqu'à l'âge de trente ans. Il ressentit alors vivement en son âme le désir de faire partie de ceux qui suivent « le chemin de la perfection» 10. Il se consacra [dès lors] à la formation de son âme, s'éloigna des choses vulgaires, et rejeta les plaisirs banals. Allah lui accorda la faveur de rencontrer le pur et magnanime cheikh 'Abd-al-Karîm ibn Ahmad, le Prosélyte, l'un des doctes 11 du Fouta-Djalon. Il avait déjà été instruit par Sayyîdî Mawlûd Fal Al-Shanqîtî, qui lui-même avait été instruit par Sayyîdî Mubammad Al-Hâfiz Al'Alawî Al-Shanqîtî » 12.
Mubammad Al-Hafiz, l'auteur du livre, poursuit, en donnant au jeune Omar le titre de « cheikh » que ce dernier avait mérité par ses études :
« Le cheikh Omar avait reçu du cheikh 'Abd-al-Karîm les oraisons liturgiques 13 de la Voie [Tidjâniyya], ainsi que le « Hisbu (al -sayfi », extrait du « Hisbu (a)l-ma'nâ » 14. Cela lui avait pris une année et quelques mois. C'était en 1241 (H) » 15.
D'après Tyam 16, c'est avant de se rendre en pèlerinage à la Mekke que le cheikh Omar avait reçu le wird spécial de la Tidjâniyya, et son cheikh initiateur, 'Abd-al-Karîm, est qualifié, par l'auteur de la qacîda, de « peul de Timbo ». Tyam dit encore que ce fut à l'âge de dix-huit ans que Omar avait « ceint ses reins » pour se préparer d'abord au jihâd a(l)-nafs », ou « guerre sainte de l'âme », c'est-à-dire qu'il avait entrepris de purifier son âme, en rejetant le diable, et même ses amis, « vidant son coeur de ce bas-monde », pour se diriger vers Allah, pour aimer le Prophète et suivre désormais son exemple. Il y a la, à n'en pas douter, un trait relativement précoce de la Mystique « minimiste » 17. Comme on le voit, cette recherche de la libération de l'âme par sa purification méthodique dura de longues années, puisque Omar ne serait parti en pèlerinage que vers l'âge de trente-trois ans. Mais il continua, cependant, à rechercher les connaissances, selon le précepte muhammadien 18, surtout celles qui se rapportent aux prescriptions divines, et il aspirait, de toutes ses forces, à l'Essentielle Vérité 19. Il en fut ainsi, dit Tyam, jusqu'à l'âge de trente-trois ans.
L'Anonyme de Fès dit d'Omar qu'il connaissait alors la Voie, les rites, et les principes de « toutes les sciences » entendons : islamiques et qu'il avait une mémoire prodigieuse, un esprit pénétrant, de sorte qu'il avait pu étudier les philosophes métaphysiciens arabes, et qu'il était devenu un spécialiste renommé des Traditions ou Hadîth du Prophète : il connaissait par coeur l'« Authentique » 20 dAl-Bukhârî et le recueil de Muslim 21. Il priait la nuit, et il semblait souvent plongé dans le monde des Anges et des Esprits. Il craignait Allah, et il récitait beaucoup de prières surérogatoires et de prières liturgiques. Enfin, il désirait vivement conduire tous les hommes sur la Voie Droite. Il avait l'âme d'un prosélyte, et il eut bientôt celle d'un prophète. C'est pourquoi l'Anonyme affirme :
« Sache, lecteur, que celui qui fait l'objet de cette biographie a été l'un des prodiges envoyés par Allah pour montrer aux hommes la Vérité et les conduire dans le droit chemin ».
Muhammad Al-Hâfiz écrit :
« Puis le cheikh Omar ressentit vivement en son âme le désir d'accomplir le pèlerinage et de rendre visite au Bien-Heureux 22, quAllah lui accorde bénédiction et salut ».
Omar se mit en route avec son cheikh 'Abd-al-Karîm, en se dirigeant d'abord vers l'Ouest, pour aller dans sa famille, chercher des provisions de route. Son cheikh tomba malade, et s'en retourna chez lui pour se soigner. « Omar attendit la décision d'Allah, puis il partit vers le Macina. Le cheikh 'Abd-al-Karîm, à peine rétabli, tenta de suivre sa trace pour le rejoindre, mais il n'y parvint pas.
Alors un homme, énvoyé par lui, rejoignit Omar au Macina et lui dit que son cheikh lui adressait son salut, et que depuis qu'ils s'étaient séparés, il ne s'était pas écoulé un seul jour sans que son affection pour son disciple n'augmentât en son cœur ».
La date de ce départ est l'occasion de nouvelles divergences. Dans une note manuscrite, en marge d'un exemplaire du livre en arabe de Muhammad Al-Hâfiz Al-Tidjânî, M. Mountaga Tall, petit-fils d'Al-Hâjj Omar, actuellement au Mali, précise que c'est après que Omar et le cheikh 'Abd-al-Karîm eurent décidé de partir ensemble en pèlerinage, que « le cheikh Omar revint vers ses parents pour leur faire ses adieux et prendre des provisions. Puis il quitta ceux-ci, en 1241, au mois de Rabî' premier, et il fit le pèlerinage cette année-là » 23.
A propos de la date de 1241, avancée par Muhammad Al-Hâfiz, au sujet de l'initiation aux oraisons liturgiques de la Voie Tidjâniyya reçue du cheikh 'Abd-al-Karîm par le cheikh Omar, M. Mountaga Tall écrit :
« La mention : année 1241 (H)-, c'est plutôt 1239, car Al-hâj Omar a mis en évidence, dans le « Livre des lances », qu'il fut attaché à 'Abd-al-Karîm pendant un an et quelques mois, puis que tous deux décidèrent de partir en pèlerinage. Or le cheikh Omar revint vers ses parents pour leur faire ses adieux et prendre des provisions ; puis il les quitta en 1241, au mois de Rabî' premier, et il fit le pèlerinage cette année-là. Il ne pouvait donc pas être resté avec son cheikh comme l'ont affirmé des historiens ».
On tiendra pour vraisemblable cette façon d'envisager les choses, et l'on citera, pour mémoire, les opinions de quelques autres auteurs.
L'Encyclonédie de l'Islam donne la date de 1820. Pour Delafosse, c'est « à l'âge adulte », vers 1820, que le cheikh Omar se rendit en pèlerinage aux Lieux Saints de l'Islam. Delafosse ajoute : « Son voyage dura près de vingt ans », entendant par là, sans doute, la durée du voyage d'aller et de retour, et les séjours effectués en Arabie, en Egypte, au Kanem-Bornou, en Nigéria …
L'Anonyme de Fès énonce que c'est à l'âge de trente-trois ans que le cheikh Omar, après avoir recherché et accumulé « les connaissances de la Vérité et des prescriptions divines », se rendit à la Mekke, la durée de son absence étant de dix-huit ans : de 1820 à 1836.
Suret-Canale donne l'âge de vingt-trois ans. Delavignette situe le départ en 1820, et ne parle que d'un « long voyage ». Froelich situe ce départ en 1827, et le retour en 1833, sans attacher une importance particulière à cette question. Le Châtelier adopte la même date : 1838.
L'ode en pular de M.A. Tyam est intéressante, au sujet de ce départ, et son degré de crédibilité semble suffisant, puisqu'il s'agit du témoignage d'un « scribe indigène », fidèle compagnon du cheikh Omar. On lit dans ce poème 24 :
« Il traversa de nombreux pays : du Fouta-Toro au Boundou, vers le Fouta-Djalon, jusqu'à Kangari 25, Kong, le pays des Haousa ; sept mois à Sokoto, deux mois à Gando ; puis le Fezzan, l'Égypte, et enfin Djeddah, avant de pénétrer dans le Territoire sacré de la Mekke: « Me voici, Allah, me voici ! ».
La durée du voyage d'aller fut donc de près d'une année, peut-être
même davantage.
Ainsi prend fin, comme une page que l'on tourne, la première partie de la vie d'Omar Tall du Fouta. Jusque là, le jeune cheikh n'a pas connu d'autre éducation, ni d'autre initiation, que celle de son clan familial et des cheikhs locaux, maures ou africains, qui avaient fait de leur mieux, mais qui ne connaissaient que par ouïe-dire les cheikhs célèbres d'Afrique du Nord et de la Mekke. Omar les connaissait aussi de réputation, mais leur contact et leur enseignement seront pour lui de fulgurantes révélations, où sa nature mystique et militante trouvera l'aliment qui lui manquait. On va voir, en effet, que les Jawâhir al-ma'ânî lui étaient encore inconnues, malgré la pénétration de la Tijâniyya en Mauritanie, sous l'impulsion de Muhammad Al-Hâfiz Baddî.
Notes
1. Cf. «La pensée religieuse d'Amadou Bamba, fondateur du Mouridisme sénégalais» (1850-1927).
2. Cf. les auteurs arabes: Al-Bakrî (m, 1094 c.) « Livre des itinéraires et des royaumes ». Al-Idrisî (1100- 1 166c.) « Livre de Roger ». Ibn Hawqal (m. post 977c.) « Itinéaires et royaumes », Ibn Khordâdhbeh (ou : Khorradâdhbeh) m. vers 885c. etc…
3. Vulgo: Nagel. « Celui qui copie, transcrit … transmet », etc… « Celui qui diffuse». On a choisi de traduire ce mot par « le prosélyte », ce cheikh ayant été un propagateur de la Voie tidjanite.
4. Déformation africaine de tâlib (pluriel: Tulbâ, vulgo: tolbas) : élève(s).
5. Mawlûd.
6. « Celui dont on est satisfait », c'est-à-dire qu'Allah agrée en Sa complaisance (après sa mort, généralement, mais le fait de porter ce nom vivant est un témoignage de la vénération d'autrui).
7. Cf. A. Tyam, les vers 97-103.
8. Tout guide spirituel se doit d'avoir au moins une chaîne d'initiation, comprenant ses maîtres et les maîtres de ceux-ci, y compris un ou deux fondateurs de confrérie mystique, par lesquels on remonte généralement à Sayyîdî 'Abd-al-Qâdir Al-Jîlânî, et de là aux Compagnons du Prophète et au Prophète lui-même. Parfois, cette chaîne d'initiation est doublée d'une « chaîne de la sainteté », par laquelle se transmet le charisme (baraka) du Prophète et de sa Famille.
9. Le Fondateur de la Tidjâniyya.
10. C'est-à-dire celui des mystiques, de ceux qui s'efforcent de vider leur coeur et leurs mains des biens de ce monde, pour se consacrer à l'adoration d'Allah (et à l'imitation du Prophète, en mystique « minimiste »).
11. Oulémas ('ulamâ').
12. Celui qui avait été mandaté par le Fondateur, à Fès, vers 1780.
13. Wird, pluriel : awrâd. Extraits du Coran (en principe). Sur ces prières liturgiques. Cf. « La pensée religieuse d'Ahmadou Bamba », déjà cité.
14. Ouvrages d'exégèse et recueils de prières liturgiques ou de litanies.
15. Correspondant à 1825-1826.
16. Cf. le vers no. 40.
17. Celle qui renonce à la quête exclusive d'Allah, et se contente de l'imitation de l'Apôtre d'Allah.
18. Mahomet aurait dit : Allez partout chercher la science, même en Chine.
19. Haqîqa : vérité profonde, recélée, par exemple, sous le texte apparent du Coran (sens implicite, opposé au sens explicite). Cf. Tyam, vers no. 30.
20. Sahîb.
21. Ce sont là deux des quatre plus célèbres auteurs de recueils de Traditions concernant les dires, faits et gestes du Prophète, et même l'interprétation de ses silences.
22. Le Prophète Muhammad, inhumé à Médine.
23. Cette date correspond à 1825-1826.
24. Cf. les vers 31 à 36.
25. Ancien cercle de Bougouni (Soudan); détour que le cheikh Omar s'imposait pour rejoindre son maître, le cheikh 'Abd-al-Karim, qui dut renoncer à ce voyage à cause d'une santé précaire. C'est alors que le cheikh Omar changea de direction. Cf. à ce sujet le « Livre des Lances ».