webPulaaku
Woɗaaɓe


H. Brandt
Nomades du soleil

Editions Clairefontaine. Lausanne. 1956. 149 pages.


Ceux qui viennent d'ailleurs

Ils sont partout « ceux qui sont venus d'ailleurs », les nomades solitaires dont on ne sait presque rien, détenteurs de quelque pouvoir confusément perçu, les errants furtifs, nonchalants et dédaigneux qu'on méprise et qu'on craint.

On peut les voir dans les marchés des villages du nord, bien sûr, pendant une partie de la saison sèche, et aux abords des marchés. Mais ils n'y livrent d'eux-mêmes qu'une image un peu terne, et comme voilée: il y a là trop d'yeux. C'est ailleurs qu'il faut les chercher, car ils sont gens de solitude et de grands espaces.

Si l'on s'aventurait très loin dans la brousse, plus loin que les derniers villages, et encore plus loin que les dernières cultures, alors on pourrait peut-être les apercevoir qui passent…

D'abord vient un maigre berger vêtu de guenilles indigo et de culottes de cuir, avec un chapeau cloche à plumes d'autruche, d'où sortent des tresses. Il avance sans hâte, et sa longue épée lui bat les jambes. Il tourne un peu la tête et parle au grand troupeau noir qui le suit: « Heuîîî!… Heuîîî!… yaei hè heuîîî!… yarè! » Il n'y a que cet appel, impératif, rythmé, et l'herbe jaune et sèche que foulent des centaines de sabots. Un mugissement parfois, puis d'autres, en réponse à la voix du berger. C'est un dialogue, commencé il y a très longtemps, poursuivi au travers des lentes journées et qui a devant soi l'étendue sans fin de la savane.

Les bras du berger, maintenus par le bâton qui repose sur sa nuque, ont la même forme que les grandes cornes blanches: une lyre partout répétée. Au milieu du troupeau, un bœuf porte le matériel de la famille, enveloppé de nattes et ficelé de corde noire.

Puis viennent quelques hommes, arc et carquois à l'épaule, épée pendante. L'un porte un veau trop jeune pour suivre la troupe. Une dizaine de moutons les suivent.

Enfin, un peu plus loin, les femmes, minces et lointaines princesses, avancent à pas glissés, l'une derrière l'autre, voiles indigo au vent, calebasses de lait en équilibre sur la tête et entourées de toute une marmaille. La plupart portent au dos un enfant endormi, serré dans leur pagne. Fermant la marche, une jeune fille aux jambes chargées de lourdes chevillières de cuivre tire un bœuf porteur; sur le chargement voyage une femme enceinte; elle tient un très jeune agneau.

Ce sont des hommes qui passent, depuis toujours, à travers les terres à herbes, sans presque laisser de trace. Quand ils s'arrêtent, ce n'est que pour quelques jours. Ils repartiront. Ils ne cultivent pas le sol, ne construisent pas de routes et ne plantent pas d'arbres; ils ne bâtissent point de monuments. Ils n'élèvent d'autel à aucune divinité, et ils ne reviennent jamais aux lieux - que rien ne signale - où ils ont enterré leurs morts. La terre ne garde pas d'empreinte durable de leur passage: ces nomades dédaignent de modifier le visage du monde.

Ils marchent tous à la même allure, sans hâte, presque sans bruit, et là-bas, le berger parle aux vaches et son appel s'éloigne dans la savane. Ce sont les Bororo qui passent, les gens du troupeau, que rien ne retient nulle part. Car ils emportent partout leur horizon semblable, les grands bœufs à bosse aux longues cornes blanches.

Ces bœufs à moitié sauvages, mais qui obéissent fidèlement à la seule voix de leur berger, ces bêtes sensibles et mobiles à qui l'on parle, c'est une très ancienne alliance qui les unit à l'homme.

« En ce temps-là, dit la légende, les Peuls n'avaient pas encore de vaches. Un jour, un garçon vit sortir de la mer un bel animal tout noir qu'il ne put approcher. C'était une magnifique vache: longues cornes blanches, beaucoup de peau sous le cou. Il revint le lendemain, accompagné de son père. Dès qu'elle les vit, la vache s'enfuit et rentra dans l'eau.
— Ecoute, dit le vieux, cette bête va avoir un petit. Bien sûr, elle ne peut pas le faire dans la mer; il faudra qu'elle sorte. Allume un grand feu au bord de l'eau, et attends. Le fils alluma un feu et attendit. Le lendemain, la vache sortit de la mer, mais, à la vue du feu, elle y rentra aussitôt. Elle n'en ressortit pas de trois jours. Puis, comme elle avait faim, elle finit par aller paître prudemment dans la brousse.
Le cinquième jour, enfin, elle dut sortir, car le veau allait naître. Elle ne put aller plus loin que le feu. Pendant qu'elle mettait bas, elle eut un moment de trop grande douleur et perdit conscience. Le Peul en profita pour se frotter au nouveau-né. Quand elle revint à elle, la vache crut qu'elle avait eu deux petits et lécha aussi le Peul. Celui-ci laissa le feu à la vache, et en fit un autre pour lui, un peu plus loin.

C'est depuis ce temps que les Peuls vivent avec les vaches et qu'ils leur allument un feu, chaque soir.

Mais si le Peul a pris le lait de la vache, la vache, elle, s'est emparée de toute la vie du Peul. Elle lui est devenue plus qu'une amie, une raison de vivre. C'est pour ses bêtes que le Bororo charge son bœuf porteur, tous les trois ou quatre jours, et reprend la route.

Car tout, à chaque instant, est subordonné à la recherche de ce qui est indispensable au troupeau: l'eau, l'herbe et le sel. C'est lui, en dépit des apparences, qui mène ce lent cortège à travers la savane, des terres à herbes aux terres natronées, et de puits en mare, au gré des saisons, mais toujours entre ces deux frontières pour lui infranchissables: au nord la soif, au sud la tsé-tsé.

On voit bien que cet élevage n'a rien de commun avec une simple économie. Si le Bororo vend volontiers ses moutons (ils sont un peu sa petite monnaie), il répugne à se séparer de ses vaches. Il ne se défait, chaque année, que très exactement de celles dont le troc ou la vente lui permettra de se procurer des étoffes, des calebasses, du sel et des bijoux, — et de payer l'impôt à l'administrateur. Ce sont les mauvaises laitières, et toutes celles qu'une savante sélection doit éliminer. Ce sont celles-là aussi qu'il abat et qu'il mange, mais rarement, et moins pour se nourrir que pour se conformer aux rites de quelques cérémonies et communier avec les membres de la tribu.

Quant aux bêtes qu'on aime, les préférées, elles meurent de vieillesse et on les pleure.

« Son père est mort, il ne pleure pas, mais sa vache est morte, las ! quel malheur ! » disent les sédentaires pour se moquer d'eux. » 1

Pourtant, la mort de leurs vaches ni celle de leurs proches n'amènent aucun changement sur le visage et dans l'attitude de ces solitaires dont le premier commandement est l'impassibilité et la retenue la plus haute vertu.

Car il faut sans relâche se garder de donner prise aux puissances de la brousse comme à l'envie et à la méchanceté des hommes. Il faut figer son visage dans une immobilité d'insecte, tout observer sans le laisser voir, contrôler ses gestes et maîtriser ses élans, cacher ses sentiments, taire ses projets: tout peut devenir indication pour les ennemis visibles et invisibles par qui on est sans cesse guetté. Ainsi, une mère ne peut montrer de tendresse à ses enfants qu'à l'insu de tous. Surtout, qu'on ne puisse pas raconter qu'elle les aime! On ne dit jamais où l'on compte aller, et quel jour on s'en ira. On est sans cesse sur ses gardes, on dissimule ce qu'on sait, ce qu'on pense et tout ce qu'on ressent, avec une patience et une constance qu'il est bien difficile de prendre en défaut. On ment pour dérouter la curiosité et lasser l'attente. Et on invente mille ruses pour cacher le nombre de ses vaches, comme leurs qualités ou leurs points faibles, on fragmente le troupeau, on en éloigne une partie, on tait tout ce qui le concerne.

On cache également le nom de ses proches; les parents, par exemple, ne peuvent prononcer celui de la plupart de leurs enfants, ils doivent les appeler par leur petit nom. Et comme l'aîné n'en a pas, on lui dit:
— An !, c'est-à-dire: Eh toi! (Lui seul, en revanche, peut appeler ses parents par leur vrai nom. Mais il ne peut leur dire « papa » ou « maman »; on le reprendrait vertement. « Tu n'es pas notre enfant, lui dirait-on, nous t'avons trouvé dans la brousse! ») C'est que le nom est indissolublement lié à celui qui le porte, et sa possession permet aux envieux de redoutables opérations de magie dont les plus grandes distances même ne peuvent mettre à l'abri. C'est pourquoi aussi on ne laisse pas la moindre parcelle de soi, lorsqu'on abandonne un campement. On efface le dessin qu'on a fait dans le sable, et parfois même la trace de son pas…

Mais cette impassibilité, cette constante dissimulation (qui peut mener à ce que notre éthique considère comme des vices: le mensonge et la fourberie), elle n'est qu'un aspect de la vertu primordiale de la race:

« Un vrai Peul, dit un de leurs dictons, a beaucoup de vaches et beaucoup de retenue ».

La retenue, c'est la base de leur morale, le chemin de la délicatesse, de la discrétion et de la politesse, celui de la maîtrise de soi, et du courage dans le silence.

— Le principal, dans la vie, me disait un jour un Peul, c'est d'avoir honte.
Et il ajoutait:
— On ne peut pas vivre, et on ne peut rien entreprendre avec celui qui n'a pas de honte.

Et c'est parce qu'ils ont honte qu'ils parlent peu, ne se plaignent jamais et taisent leurs peurs, qu'ils peuvent se défendre jusqu'à la mort sans appeler à l'aide, mais qu'ils se laissent sciemment voler par les Noirs, sur les marchés, quand ils doivent vendre une de leurs bêtes…

Cette discipline de tous les instants, cette extraordinaire dignité, c'est l'apanage de tout Peul bien élevé. Si on ne l'a en naissant, du moins l'acquiert-on dès l'âge le plus tendre. Seule la coutume peule l'exige de chacun, et seuls le mépris et le désaveu de tous en fustigent la perte (et, dans des cas très rares et très graves, l'obligation d'abattre une bête ou la mise au ban de la race, décidées par les anciens, appuyés sur cette même coutume). L'autorité de leur chef de tribu, qu'ils appellent Ardo, ne se fonde pas sur la force. Il n'exerce aucun commandement, il ne donne que des avis, qu'on peut écouter ou ne pas écouter. Mais on le respecte, parce qu'il est un ancien et qu'il connaît bien les hommes, les bêtes, les herbes et les puits. Il est, avec tous les anciens, le dépositaire de la tradition.

A cause de la honte, et tant que le bien-être et la vie du troupeau ne sont-pas en cause, ils ont des âmes de grands seigneurs. C'est leur élégance et leur honneur.

Eleveur et rien qu'éleveur, le Bororo vit presque entièrement du lait de son troupeau. Mais il n'est pas le seul nourrisson de la vache: d'abord les veaux prennent leur part. Quand on les arrache au pis de leur mère, il ne reste plus pour l'homme que sept litres par jour et par bête en saison des pluies, à peine deux à trois litres en saison sèche.

On ne mange pas tous les jours à sa faim. Et si l'on méprise les mangeurs de grains, les sédentaires à l'horizon limité, il faut bien leur acheter un peu de mil, au moins pendant la saison sèche, quand l'herbe est rare et brûlée de soleil, et que s'incurve dangereusement l'échine des bœufs aux os saillants. Le lait est un miracle quotidiennement renouvelé, le cadeau merveilleux de la vache à l'homme, inexplicable parce qu'il s'élabore au-delà de l'entendement de l'homme. « Ouvrez les tétines d'une vache abattue, disent les Bororo : vous n'y trouverez pas une seule goutte de lait! » Mais chaque matin, et chaque soir, les calebasses s'emplissent d'un lait blanc, crémeux et qui a parfum d'aventure.

On le boit frais d'abord, puis on le mange caillé, et enfin battu. On ignore le fromage. Pour faire du beurre, les femmes battent la crème avec un fouet en bois, avant de la verser dans la calebasse à col qu'elles balancent longuement, appuyée sur une natte. Elles versent ensuite le beurre dans une grande calebasse à moitié remplie d'eau. Les grains de beurre montent à la surface, et il n'y a plus qu'à les recueillir avec une louche et à les presser pour en chasser l'eau. Le petit-lait qui reste, les Bororo ne le boivent qu'en cas de disette. En temps normal, ils le réservent à leurs lévriers efflanqués… ou aux sédentaires. Mais tout lait a un caractère sacré, et on n'en perd pas la moindre partie, même en période d'abondance. Et c'est un très mauvais présage que d'en renverser, ne serait-ce qu'une seule goutte.

Le Bororo est sobre de nature au moins autant que par nécessité. Il n'a jamais aimé les ventres gros comme des sacs de tabac, auxquels ses femmes décochent des traits cinglants.

On est mince avec orgueil, de père en fils, et maigre comme les steppes auxquelles on s'accroche.

Note
1. Cité par G. Vieillard.