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H. Brandt
Nomades du soleil

Editions Clairefontaine. Lausanne. 1956. 149 pages.


Le temps de l'herbe jaune

Dès octobre commencent huit à neuf mois de sécheresse totale. C'est le temps du soleil, du vent brûlant d'est, le temps de l'herbe jaune et du silence.La température, d'abord très élevée, peut descendre jusqu'à 15° C en décembre, lorsque la poussière de sable en suspension dans l'air recouvre le pays de brume et voile le soleil. Elle remonte bientôt pour atteindre 50° C à l'ombre en avril. La savane entière est alors une fournaise en léthargie. Parfois, le périscope d'une autruche sort prudemment d'une colline lointaine.

Les nuits sont d'abord des trêves illusoires: la terre commence par rendre cette chaleur qu'elle ne peut garder tout entière. Le chant aigu et vibrant des grillons se maintient sans faille à la même hauteur, et le ciel tout proche tourne lentement.

Chaque matin, le soleil reprend possession de la savane.

C'est une époque difficile. La sécheresse impose le morcellement des troupeaux et la dispersion des tribus en unités d'une famille. S'il n'y avait les zébus noirs, rien dans le paysage ne signalerait la présence des hommes.

Leur maison, c'est à peine plus que les traits à la craie ou les petits cailloux alignés par lesquels les enfants, chez nous, délimitent des demeures imaginaires. Le berger, arrivé à l'étape, coupe en quelques coups de hache les branches d'épineux qu'il dispose en demi-cercle. Il n'y a pas de toit. Cette haie, qu'on pourrait franchir d'un bond, c'est une limite, une frontière, la ligne qui sépare le monde apprivoisé de celui où rôdent les génies de la brousse.

Ils ne possèdent presque rien. Des calebasses d'abord, les unes pleines et recouvertes d'une vannerie ronde, les autres vides et retournées. Leur place est au fond de la maison, sur un lit qui n'appartient qu'à elles. A droite, il y a un autre lit: quatre pieds qui supportent deux traverses sur lesquelles sont posés de longs bâtons recouverts d'une natte. Il y a encore quelques canaris 1, d'autres nattes, un tabouret bas, une outre et la petite corbeille nommée kototyel, dans laquelle on enferme ce qu'on a de plus précieux: des bijoux, le cordon ombilical desséché de chaque enfant et les petits sacs de cuir qui contiennent mille médicaments faits d'herbes et de matières végétales, destinés à quérir les maladies des hommes et du troupeau, et aussi bien à se protéger des sorts qu'à en jeter. C'est le seul endroit de la maison qui soit interdit à la curiosité des enfants.

Mais presque rien de tout cela n'est bororo. Ces pasteurs n'ont guère d'activité artisanale. Leur seule technique réelle, c'est celle de l'élevage; mais ils n'en ignorent rien. Ils se préoccupent peu de fabriquer eux-mêmes leurs armes, leurs étoffes, leurs lits et leurs bijoux: il est indigne d'un éleveur de faire autre chose que les cordes qui serviront à attacher les veaux. Les femmes tressent des nattes d'écorces et des vanneries. Elles gravent parfois sur leurs calebasses des dessins géométriques, plus rarement des représentations humaines qui voisinent avec des soleils et des lunes. Leurs petits personnages n'ont généralement d'autre tête qu'une marque tribale. Sur les boubous des fêtes, elles brodent en chantant des brins de laine aux couleurs éclatantes.

Ils n'ont même pas daigné emprunter le système de tentes de leurs voisins, les Touareg, et ils ne désirent pas perfectionner leur mobilier. Cela ne servirait qu'à les alourdir. Tout ce qui ne peut prendre place en quelques minutes sur le dos du búuf porteur n'est qu'encombre. C'est ainsi qu'ils peuvent partir aussi soudainement qu'ils sont arrivés, selon leur fantaisie ou suivant les besoins du troupeau, ou pour se dérober à l'intrus devant qui se referme le silence.

Leur seule, leur vraie richesse, c'est le troupeau. On ne l'enferme jamais. Quand il n'est pas au pâturage, il se rassemble à l'ouest de la maison, là où elle s'ouvre. Chaque soir, les bêtes se couchent en face des hommes, autour du feu qu'ils leur ont allumé. Personne ne les surveille, mais aucune ne s'en va. « Les vaches bororodji, disent les Peuls, reviennent toujours à la maison. » Entre les hommes et les bêtes, qu'une intimité millénaire a rendus un peu semblables, il y a une corde, tendue entre deux piquets. On y attache les veaux, la nuit, jusqu'à ce qu'ils aient deux ans et qu'ils reçoivent un nom. Elle sépare les hommes des vaches, mais elle les lie aussi. C'est la corde à veaux héritée des ancêtres, symbole du chemin des Peuls, de la grande tradition qu'ils maintiennent intacte à travers les siècles, les civilisations et les terres à herbes.

Chaque matin, avant l'aube, l'homme se glisse hors de la maison de sa femme ó ou de celle de ses femmes (il peut en avoir jusqu'à trois) ó avec laquelle il a passé la nuit. Il ne faut pas que les enfants, qui dorment généralement par terre, sur une natte, à côté du lit de leur mère, les trouvent ensemble. Les vaches ne sont plus là, et leur feu est éteint; depuis quelques heures, elles paissent autour du campement, dans le petit pâturage.

Mais le premier geste de la journée, dans les campements que réveille l'aube, s'accomplit à la dérobée, derrière la maison; on élève à ses lèvres une petite calebasse, on aspire un peu d'eau (à peine, elle est si précieuse), et on se rince la bouche. Alors on peut prononcer les premières paroles du matin.

Lorsqu'elles voient les hommes debout, les vaches reviennent à leur place et attendent. La traite est travail de femme. Chaque bête, à l'appel de son nom, s'avance vers la femme qui l'attend, entre le troupeau et la corde à veaux. Elles s'appellent :

On détache alors le veau qui se précipite vers sa mère, museau en l'air. Il tète goulûment, s'interrompant pour donner de grands coups de gueule impatients. Avant qu'il ait tout bu, on l'emmène de force vers sa corde.

La femme s'est mise à traire, accroupie. Le lait monte dans la calebasse qu'elle serre entre ses cuisses. Chaque vache, pour qu'elle se laisse traire, a été dressée dès son premier veau. On lui a lié les pattes de derrière et, tandis qu'un homme la tenait solidement par les cornes, un autre lui a soufflé de l'air dans la vulve. Maintenant, elle accepte. Et quand elle est nerveuse, celle qui trait lui parle.

Lorsque la calebasse est pleine, la femme va la vider dans une plus grande, qu'elle a déposée à un endroit précis, entre son lit et la corde à veaux. Ce sont des gestes strictement codifiés, que les femmes bororo accomplissent chaque matin et chaque soir, depuis que leur race a fait alliance avec le troupeau.

Les Bororo ne prennent pas leurs repas en commun. Le mari tourne le dos à sa femme, le frère à sa súur, et les jeunes gens se cachent des vieillards. On se laisserait mourir de faim plutôt que de manger devant un étranger. Seuls ceux qui sont de même âge et de même sexe peuvent manger ensemble.

Les petits enfants font exception à la règle. Ils s'asseyent à cinq ou six à même le soi, autour d'une grande calebasse de lait. Mais on ne les a pas appelés; il est très mal élevé de dire à un enfant: « Va manger! » Tout au plus a-t-on discrètement dit aux plus jeunes: « Il y a un grand oiseau noir au milieu des vieux… » L'oiseau noir, c'est la grande assiette en bois foncé dont la présence au milieu des grandes personnes signifie qu'elles vont manger.

Ils boivent silencieusement, l'aîné d'abord, puis l'un après l'autre, dans une petite louche que chacun passe à son voisin de droite. Quand il n'y a plus, au fond de la calebasse, que la valeur d'une louche, elle revient sans discussion au plus petit, même si ce n'est pas son tour…

Quand on a mangé (très vite), un petit berger s'éloigne en appelant le troupeau dont les moindres paires de cornes sont aussi hautes que lui. Mais les bêtes le suivent docilement; il sait déjà leur parler. Il va les mener de pâture en pâture jusqu'au soir, seul, et parfois très loin. Il les conduit, sans le leur laisser voir, vers leur herbe préférée, qu'elles croiront avoir découverte elles-mêmes.
Les veaux n'accompagnent pas le troupeau: il ne resterait plus une seule goutte de lait pour la traite du soir. Ils restent d'abord attachés à leur corde, puis ils folâtrent en bande, autour de la maison silencieuse où quelque femme fait tourner le fouet à beurre.

Pendant ce temps, là-bas, l'enfant rêveur surveille le troupeau. Il reste toute la journée debout; lorsque le berger se couche, les vaches se couchent autour de lui, et elles deviennent vite très maigres, elles font la honte du campement. On aperçoit parfois sa mince silhouette de petit d'homme, immobile sur une seule jambe, appuyé sur un bâton. C'est sa seule arme.

Il n'a rien emporté à manger, pas même une calebasse pour traire. Ceux qui emportent à manger avouent ainsi qu'ils ont faim. Ce sont des mo hersata, des gens qui n'ont pas de honte. Un vrai Peul ne dit jamais: « J'ai faim », sauf à sa mère peut-être, en cachette. Il n'appelle pas à l'aide lorsqu'un lion ou une hyène s'attaque au troupeau. Il se défend seul, en silence, à coups de bâton. Ainsi le veut la honte. Un vrai Peul n'a jamais peur.

Mais les petits enfants, est-ce qu'ils ont peur ? Oui, ils ont un peu peur, mais ils disent: « je n'ai pas peur; non, je n'ai pas peur! » et ils lèvent bien haut la tête. Ils se souviennent de la nuit où leur père les a attachés, seul chacun, à la corde à veaux, loin du campement, pour qu'ils apprennent à garder dans la nuit le grand troupeau inquiet, sans s'enfuir, sans pleurer, comme le font les Peuls. Quand on est seul et qu'on a peur, on peut parler aux vaches. Cela les rassure. Et la brousse devient moins terrifiante, les puissances de la nuit reculent, et les hyènes ont des yeux qui brillent, s'éteignent et se rallument ailleurs. Quand vient l'aube, on sait qu'on est un vrai Peul, et les autres le savent aussi. On ne s'est pas écarté de la corde à veaux, on a maintenu la tradition de la race.

Plus tard, il y aura d'autres épreuves. Pour être un homme dont le courage ne se discute pas, il faut être parti seul, mais avec tout son troupeau, à la découverte de terres nouvelles, au nord ou à l'est. Alors on a droit au respect des hommes et à l'amour des femmes.

Le soir, des mugissements annoncent de loin le retour du troupeau. Il arrive en courant, bien avant le petit berger dont on devine à peine la fatigue et qui va s'asseoir sans rien dire. Il revient du monde silencieux du vent et des herbes jaunes, d'une longue rêverie de solitaire.

Le gros disque tout rouge du soleil est près de l'horizon. Les femmes ont fini de traire, un oiseau chante follement le soir retrouvé. Les vaches, debout, immobiles, ruminent. Elles regardent les hommes, et les hommes attendent la nuit. C'est alors que s'élèvent, dans les camps, de frêles voix enfantines, une phrase un peu triste, sans cesse répétée. Ce sont les petites filles qui chantent. Elles avancent l'une derrière l'autre, frappant en cadence la terre de leurs talons, et leurs battements de mains font tinter clairement les innombrables bracelets dont elles se sont parées. Elles imitent les femmes qu'elles ont vu danser, les nuits de fête, et leur danse dessine sur le sol le cercle parfait de la calebasse, le signe de l'abondance.

« D'abord il y a l'eau, disent les Peuls, puis il y a le lait. » Mais l'eau, quel surcroît de difficultés sa recherche quotidienne ne donne-t-elle pas à l'homme, dans ce pays sans rivières et sans lacs, desséché jusqu'à l'agonie! Pendant toute la saison sèche, on n'en trouve qu'au fond des puits qu'il a souvent fallu creuser soi-même et qui sont l'occasion d'interminables querelles avec les Touareg.

Au milieu de la savane brûlante, les points d'eau sont des îles de grands arbres verts où chantent des milliers d'oiseaux. Mais ils sont rares, et comme les nomades de vastes régions viennent y abreuver leurs troupeaux, les pâturages sont épuisés loin alentour. C'est pourquoi il faut s'installer plus ou moins loin des puits, suivant sa puissance et ses droits, et s'y rendre tous les jours, au minimum tous les deux jours, au prix de longues marches.

C'est un extraordinaire spectacle que celui des troupeaux impatients et mugissants qui accourent de toutes parts, dès le matin, au point d'eau d'in Gurubru. Le sol est percé de dizaines de petits puits. Aussi loin que porte le regard, il y a d'autres troupeaux, rassemblés autour de l'homme qui, d'un geste qu'on connaît si bien, tire de la terre l'eau miraculeuse et la verse dans la grande auge de bois. Des Touareg passent, suivis de leurs chameaux craintifs et dédaigneux, de petites vaches brunes et blanches, de chèvres et de moutons. Les femmes et les enfants de leurs captifs noirs arrivent sur des ânes et remplissent des outres. Un Bouzou creuse un puits; accroupi, il s'enfonce lentement dans le sol, emplissant de terre la calebasse qu'on monte et redescend au bout d'une corde. Les gestes ne sont que lenteur et aisance, les corps noblesse et harmonie. Et sur toute la plaine règne un immense concert de meuglements, de bêlements et d'aboiements où percent des ordres brefs, des mots d'apaisement, des rires furtifs de femmes. C'est partout un va-et-vient de milliers de bêtes, un enchevêtrement sans fin de bétail, dans la poussière de sable que soulèvent le vent et les sabots.

Mais la puisette est petite, l'eau lente et profonde, et il n'y a qu'une auge par troupeau, où ne peuvent guère s'abreuver plus de trois bêtes à la fois. Le petit berger bororo, par des mots, par quelques coups de bâton sur les cornes aussi, entretient la patience du troupeau. Tandis que les bêtes boivent longuement, des groupes d'hommes et des groupes de femmes attendent sous les grands arbres frais. On rêve, on observe, on parle à voix basse. C'est ici, dans ce lieu de rassemblement forcé, que s'échangent toutes les nouvelles. C'est ici aussi que se vident secrètement, à la lance ou à la hache, d'anciennes querelles entre Peuls et Touareg.

Pendant la saison sèche, les Bororo maintiennent leurs campements à proximité de la zone des sédentaires. Leurs femmes marchent chaque jour plusieurs heures pour se rendre dans les villages. On les voit qui vendent du lait ou du beurre sur les marchés; elles passent aussi de maison en maison, réparant les calebasses fendues ou cassées. Mais toutes sont vieilles et flétries. Celles dont la jeunesse et les charmes pourraient tenter les galants ne quittent jamais seules la brousse où les sédentaires ne s'aventurent pas.

En fait, les Bororo sont comprimés pendant toute la saison sèche entre les cultures des Haoussa, que leurs troupeaux ravagent périodiquement avant les récoltes ó le mil est excellent pour les vaches ! ó et les pâturages et les puits des Touareg, qu'ils s'approprient. Or, les points d'eau sont trop rares, d'une importance trop vitale, et les cultures arrachées à la terre de trop haute lutte pour que Haoussa et Touareg ne maudissent pas ces intrus entêtés, ces envahisseurs patients et rusés qui s'infiltrent sur leurs terres. Ils y sont plus que jamais de trop, au moment où les sédentaires, qui ont un nombre croissant de bouches à nourrir, repoussent toujours plus au nord le front des cultures, à la rencontre des Touareg qui, eux, gagnent peu à peu le sud, chassés par la lente avance du sable et l'impossibilité désormais, dans un pays pacifié, de vivre de guerre et de pillage.

Aux uns et aux autres, les Bororo réservent le même mépris tranquille. « Les Touareg, disent-ils, ne sont pas de vrais nomades; ils ne savent vivre que sous leurs tentes et en groupes. »
Quant aux Noirs, « ils sont laids, goinfres et bavards, incapables de vivre jamais seuls. On ne peut que leur mentir, car ils n'ont pas de fond : ils ne savent rien garder pour eux! »

Aux points de contact, les incidents se multiplient. Ils ne simplifient pas la tâche de l'administrateur. Un jour que son troupeau avait saccagé des champs de mil, un Peul fut piqué par un serpent. Il gisait, fiévreux et sans forces ; aucun médicament ne parvenait à le quérir. A coup sûr, les sédentaires lui avaient jeté un sort. Il fallait trouver le coupable et le faire avouer.

Les Peuls arrivent un après-midi dans le village. Ils annoncent qu'un de leurs búufs, de quatre ans, est malade ; ils vont l'abattre le soir même et le donner aux sédentaires en guise de dédommagement. Réjouis par l'aubaine, n'en pouvant croire leurs oreilles, les hommes du village se mettent en route pour le campement peul à la nuit tombée, qui avec un gros sac, qui une hache ou un couteau. Mais où sont passés les Peuls ? Il n'y a aucun feu, la savane semble déserte, personne ne les attend… Ils n'ont pas le temps de se poser trop de questions : de toutes parts surgissent de hauts gaillards armés de bâtons. Ils sont tombés dans le plus honteux des traquenards, ils se font rosser, ils s'enfuient dans la nuit, sous les volées de coups…

Le lendemain, il n'y a plus un Peul dans les environs. Mais ils reviendront. Leur roublardise et leur mobilité les mettent le plus souvent à l'abri des représailles et des sanctions.

Leur ruse est trop grande, les Noirs le savent bien.

« Quelle est l'odeur que le vent apporte de très loin, à travers toute la savane, de beaucoup plus loin que toutes les autres odeurs? » demande une devinette peule. Les uns répondent que ce sont des parfums, d'autres, les fleurs des arbres. Mais ils n'ont pas trouvé la réponse. Car les parfums se perdent en route, et les fleurs des arbres ne peuvent embaumer qu'une prairie. La seule odeur qu'apporte de très loin le vent et que n'arrête aucun obstacle, c'est celle de la pluie.

Les bêtes la sentent bien avant les hommes. Les Bororo savent que la délivrance est proche, le jour de mai où tous les museaux se tendent avec obstination vers l'est. Ils hument la pluie qui vient, très loin. Attendue pendant huit mois, appelée en secret, à travers les journées étouffantes et sans ombre, c'est l'odeur d'une résurrection toute proche, la promesse merveilleuse d'un autre temps.

Vers la fin de l'après-midi, un barrage de nuages noirs a grossi à l'est, parcouru d'éclairs convulsifs qui en révèlent la profondeur. Le monde, en attente, s'est immobilisé. Toutes les bêtes se sont levées, elles mugissent leur inquiétude. Alors le vent se met à souffler furieusement, soulevant haut le sable jaune à travers lequel la savane s'estompe comme dans un brouillard. Le troupeau, serré, fait front. Et d'un coup, le cataclysme est là, brutal, angoissant. Dans un hurlement la tornade s'abat, les éclairs font éclater la nuit soudaine, des détonations ébranlent le monde de tous côtés, tandis que l'eau du ciel tombe et recouvre en quelques secondes le sol desséché qui ne peut tout boire si vite. Elle monte vers les lits sur lesquels les hommes, recroquevillés sous une natte, attendent que se calme le ciel.

En quelques jours, les tornades chaque année métamorphosent la savane et transforment la vie des hommes. Elles laissent derrière elles un monde tout neuf: de l'herbe verte, des mares pleines, des myriades d'insectes et des chants d'oiseaux. Les puits sont devenus inutiles: c'est autour des grandes mares sonores que se retrouveront les Bororo, pendant tout le temps des pluies.

C'est une saison d'abondance; les pâturages plus riches et les mares retrouvées vont permettre des concentrations de troupeaux, donc la réunion des tribus. D'énormes incendies de brousse parcourent la savane en tous sens, au gré des vents; rien ne semble devoir jamais les arrêter.

Ils avancent par bonds, dans un grondement effrayant, accompagnés de grands vols de vautours. La nuit, on les entend crépiter au loin, de hautes flammes se tordent à l'horizon. Le lendemain, des fumées noires se traînent à travers le ciel, il pleut des cendres sur un pays désolé, noirci, où se consument encore quelques troncs d'arbres. Bientôt le sol se couvrira de pousses vertes.

C'est l'époque où l'on voit passer les longues colonnes de Touareg, en route vers le nord. En tête vient la troupe des lents chameaux que poussent des bergers enveloppés d'étoffes indigo. Plus loin, sous un dais blanc qui les cache entièrement, juchées sur la bosse des plus hautes bêtes, les femmes nobles passent, et leur large selle, et tout le dais se balancent d'arrière en avant, d'avant en arrière, au-dessus de la caravane des ânes et des búufs lourdement chargés que montent les captifs.

Ils remontent vers les nouvelles pâtures, et beaucoup plus loin, vers les terres salées indispensables à la santé des bêtes, fertiles et accessibles quelques semaines seulement chaque année. Les Bororo y envoient une partie de leurs troupeaux, sous la conduite d'un pâtre ; d'autres s'y rendent avec tout leur bétail.

Les tribus réunies envahissent à petites étapes l'immense domaine déserté par les Touareg. Et là, dans le secret de l'Azaouac, très loin des villages et des sédentaires, les Bororo célèbrent leurs fêtes.

Car chaque année, avec les pluies, revient le temps des fêtes.

Notes
1. Grands récipients à eau, en terre cuite.
2. Lézard.