Seconde édition. Université de Paris. Travaux et Mémoires de l'Institut d'Ethnologie (Musée de l'Homme).
Publié avec le concours du CNRS. Paris. 1962. viii, 336 p. illus., maps (92 fold.)
A une époque où les nomades abandonnent peu à peu un style de vie devenu anachronique, tandis que leur bétail passe en d'autres mains — cultivateurs sédentaires, propriétaires de ranchs — faudrait-il admettre que les quelques survivants ne présentent plus d'intérêt que pour les touristes, les photographes, les cinéastes et les planificateurs ? Les fréquentes apparitions de jeunes danseurs Woɗaaɓe sur nos scènes et nos écrans occidentaux coïncideraient-elles avec le dessaisissement de leur bétail par leurs parents de brousse ? Plusieurs arguments peuvent être retenus à l'encontre de ce constat pessimiste.
L'économie pastorale fulɓe a survécu à plus d'une crise et l'oscillation pendulaire du nomadisme à la sédentarisation puis à la renomadisation a été décrite en maintes régions (Nigeria-Niger, vallée du Saloum au Sénégal-Mauritanie, etc.), de même que l'alternance de périodes de déstructuration du tissu social sous ses formes lignagère et tribale et de périodes de restructuration et de « retribalisation », lorsque les conditions démographiques et écologiques le permettaient (Nigeria-Niger). La crainte de se trouver bientôt en présence de Fulɓe, non seulement métissés — ne le sont-ils pas depuis toujours ? — mais aussi « défoulanisés », dépossédés de leur bétail et qui n'auraient plus du Peul que le nom, n'est donc pas sérieusement fondée. D'ailleurs ne faut-il pas admettre le caractère syncrétique de toute culture et la vacuité des concepts de race pure ou d'ethnie pure ? Au cours des siècles, les Fulɓe ont migré d'est en ouest, puis d'ouest en est et du nord au sud et ils ont maintes fois changé de variété de bétail. Depuis les années 60, les jeunes Woɗaaɓe expriment leur vitalité aussi bien à travers leurs danses collectives traditionnelles, cadencées et réservées, que par l'exubérance individuelle de danses de possession que méprisaient leurs pères dans les années 1950.
Plusieurs sociétés ont été revisitées, avec bonheur, par des ethnologues de la jeune génération : dogons, australiens, amérindiens, papous. La réussite d'une telle entreprise implique, non seulement une humilité de bon aloi, mais aussi une sérieuse connaissance critique des sources d'information ainsi qu'un recours à plusieurs disciplines voisines : ethno-histoire, épistémologie, sociologie.
Plus grave pourrait être la condamnation du genre monographique, accusé d'inobjectivité par les anthropologues post-modernes américains, comme le furent les récits des premiers voyageurs et colonisateurs en pays fulɓe 1.
L'abondante littérature ethnologique que suscitèrent les Fulɓe ne serait-elle que le reflet d'un mythe occidental ou l'effet de visions subjectives d'observateurs romantiques ? Certes il n'existe pas d'objectivité absolue en sciences humaines et toute ethnographie s'exprime par un texte, non par une séquence d'équations. Cependant l'observation des faits, leur enregistrement qualitatif et quantitatif, leur interprétation à différents niveaux, impliquent l'usage de précautions méthodologiques et de techniques particulières que n'ignoraient pas les ethnographes des années 1950-60. Il faut reconnaître néanmoins qu'ils se sont peu préoccupés de dévoiler les conditions et le contexte dans lesquels ils avaient travaillé et recueilli leurs documents de terrain. A chaque époque son style monographique à travers lequel s'exprime aussi la personnalité de chaque auteur.
Cette monographie sur le plus important des groupes fulɓe nomades parlant un dialecte oriental, est basée sur des observations et des enquêtes de terrain du début des années 1950. Lorsqu'en 1952 nous nous rencontrâmes, Derrick Stenning et moi-même, à un séminaire de l'International African Institute, organisé à Jos par le Professeur Daryll Forde, je fus heureusement surprise par la convergence de nos observations sur le mode de vie, passé et actuel, des woɗaaɓe du Nigeria-Niger (Stenning, 1959). Nous ne nous étions jamais vus ni concertés et seul le hasard nous avait conduits l'un et l'autre à travailler quasi simultanément dans la même « tribu » nomade, encore inconnue. En effet, c'est à partir de 1945 que je conçus ce projet personnel dont je fis part ultérieurement au Professeur Théodore Monod. Je m'y préparai par l'apprentissage de la langue fulɓe à l'Ecole des Langues Orientales et par des études ethnologiques à Paris, que je complétai aux USA à Northwestern University puis à l'Université de Pennsylvania. La première version de ce manuscrit sur les nomades du Niger fut rédigée en 1954, puis revue pour être soutenue comme thèse du 3e cycle qui ne parut qu'en 1962. J'avais, en effet, entrepris entre temps d'autres recherches de terrain en vue d'une étude comparative de l'organisation sociale fulɓe, destinée à devenir le sujet d'une thèse d'État, publiée en 1970.
Les Woɗaaɓe du Niger, restés ou redevenus nomades, avaient mieux conservé que ceux du Cameroun ou du Nigeria leurs techniques pastorales et leurs formes traditionnelles de mariages : Derrick Stenning a consacré toute la première partie de son livre au passé proche des Woɗaaɓe du Nigeria (The Woɗaaɓe in the past, Early Woɗaaɓe society). Ils étaient parvenus au Niger, grâce à une relative stabilisation des mouvements pastoraux, à s'organiser (ou se réorganiser) en « tribu » solidaire, constituée de deux lignages maximaux complémentaires, s'opposant au cours d'une cérémonie qui les rassemblait, par intermittence, pendant la saison des pluies. Ce type d'organisation, que visualise la photogénique danse gerewol, n'avait, semble-t-il, pas disparu dans les années 1980 (Bonfiglioli, 1988:50). Durant la période qui précéda les enquêtes de Derrick Stenning dans la province du Bornou, l'unification saisonnière des fractions Woɗaaɓe et des campements qui les composaient dépendait d'une autorité socio-morale, le mawɗo laawol pulaaku (chef de la voie du pulaaku), qui appartenait à l'un des plus anciens lignages de la région (Stenning, 1959, index mawɗo laawol pulaaku et L.N. Reed, 1932). Ce mode d'intégration tribale présentait donc un caractère plus héréditaire et statutaire que celui des Woɗaaɓe du Niger, chez lesquels fonctionnait encore une organisation sociopolitique interne s'opposant à une organisation externe (Dupire, 1975).
Parmi les traits typiques du pastoralisme traditionnel fulɓe il faut citer le rôle important de la femme, tant dans l'économie quotidienne — puisqu'elle trait le lait des vaches dont elle est allocataire et en dispose —, que dans le transfert des divers stocks de bovins à ses fils (Dupire, 1960 et 1963). Le développement cyclique du groupe domestique, lié au partage précoce du troupeau familial entre les ayants droit, en est un autre (Stenning, 1958). Une telle répartition ante mortem des risques inhérents au pastoralisme nomade, dit préhéritage, semble un trait généralisable aux populations pastorales africaines non stratifiées, vivant dans des conditions identiques de précarité en zone aride.
Cette monographie s'enrichit d'autres enquêtes à visée économique (1961, 1962) et d'une dernière recherche de terrain, d'avril à juillet 1965, qui rassembla des compléments d'information sur la structure du lignage nomade et sur la réelle endogamie des mariages pratiqués. Une enquête généalogique portant sur un échantillon — le groupe migratoire jijiru de la région de Tahoua — fut exploitée à l'aide d'une programmation sur ordinateur et publiée en 1970 avec les résultats d'autres enquêtes de terrain chez les Fulɓe de Guinée et du Sénégal, mais sans aucune notice méthodologique 2.
La structure lignagère, reconstituée par étapes, de sa représentation généalogique concrète à son expression formelle la plus abstraite, est basée sur une dynamique résidentielle et ressemble à une inflorescence asymétrique en corymbe composé (Dupire, 1970, ch. 7 et fig. 42). Elle traduit — en dépit de l'instabilité des composantes du groupe — la continuité des processus de fusionnement, de hiérarchisation des segments et de fragmentation, ainsi que l'équivalence des commandements ravalés à un niveau unique. Cette structure s'oppose au modèle symétrique du lignage segmentaire classique, lié à l'appropriation et au partage des terres — comme chez les Tiv, les Nuer et les Fulɓe sédentarisés de Guinée, tous patrilinéaires — qui évoque la forme d'un cyme bifare ramifié.
Si cette structure était généralisable à d'autres sociétés nomades, comme l'a suggéré puis démontré Pierre Bonte pour les Maures (1985 et 1991 : 194), on pourrait la qualifier de grounded theory ou de théorie enracinée dans l'expérience, pour reprendre une expression, devenue classique, de l'école sociologique de Chicago.
Entre 1974 et 1983, ces nomades du Niger occidental furent revisités par A. Maliki Bonfiglioli qui entreprit, de l'intérieur, une étude ethnohistorique, en s'attachant au point de vue des Woɗaaɓe. Il enregistra, dans les moindres détails, le récit de l'histoire d'une famille étendue et de son troupeau de bovins, racontée par son patriarche Tiinde, dont les souvenirs remontent à son grand-père paternel. On y voit à l'oeuvre les divers remaniements et ajustements de ce groupe domestique, en réponse aux événements marquants de l'environnement naturel — pluviométrie, sécheresses et famines, pestes bovines — et à ceux survenus dans la société globale fulɓe-hausa dans laquelle cette société nomade se trouvait « encapsulée ». Ce récit couvre une période allant du début du XIXe siècle à la fin des années 60 et confirme les observations des premiers ethnologues des Woɗaaɓe, et en particulier l'analyse de Derrick Stenning sur les conditions de viabilité du groupe domestique (1958).
Cette vision dynamique d'une société pastorale montre la complexité des processus de changement. Si ces processus se présentaient sous forme récurrente, cela n'empêcherait pas le maintien de certaines structures, en dépit de modifications écologiques. Un débat qui opposerait processus et structure semble donc hors de propos. Meyer Fortes n'a-t-il pas prouvé que, selon son expression, social structure must be visualized like a sum of processus in time, ce que démontre aussi l'article de Derrick Stenning sur les mouvements pastoraux (1957).
Parmi ces processus de changement, l'avancée des Fulɓe nomades en savanes humides pose aujourd'hui de nombreux problèmes dans des pays en voie de développement (Centrafrique, Cameroun). En face des autres groupes fulɓe pasteurs — Jafun, Aku, Tchadiens — les Woɗaaɓe font figure de pionniers. Aventuriers à la recherche de meilleurs pâturages, ils ne transhument pas avec les Jafun qui les ont précédés dans la région.
A travers l'étude rigoureuse du géographe Jean Boutrais (1988) on découvre l'extrême flexibilité des comportements pastoraux, mais aussi la disparition progressive des structures sociales communautaires (ibid. : 369).
Exit l'économie traditionnelle, place à de nouvelles stratégies de développement sous la dépendance des bailleurs de fonds étrangers. Les grandes sécheresses de 1972-1973 et de 1983-1984 eurent également des incidences profondes, mais prévisibles grâce à la connaissance des types d'adaptation adoptés dans le passé face à de semblables catastrophes, sur l'économie et le type de pastoralisme des Woɗaaɓe du Niger (Bonfiglioli, 1985). On trouve des données précises d'information sur les réactions des Woɗaaɓe au développement dans les publications de Claire Oxby (1975) et de Brigitte Thébaud (1990).
Durant les deux dernières décennies l'intérêt pour les études peules ne s'est pas démenti. A côté des premiers ethnologues et linguistes, des géographes, économistes, vétérinaires, historiens, originaires tant des anciens pays colonisateurs européens que des pays africains, du Japon et des USA, se sont penchés sur les problèmes divers concernant le monde fulɓe en transition. A l'exposition organisée par la Société des Africanistes, au Musée de l'Homme, pour célébrer son soixantenaire (« l'Afrique d'une société savante », 19 octobre-15 décembre 1993), une vitrine illustrait la « permanence des études peules », tandis qu'un séminaire, tenu au centre d'études africaines (GREFUL) sur le même thème depuis 1990, rassemble de plus en plus de participants de disciplines diverses. La Bibliographie générale du monde peul » (Seydou, 1977) a vu paraître un supplément dans un numéro spécial du Bulletin de liaison des études peules (n° 2, 1991 : 1 145 titres et index). Des africanistes japonais ont consacré le n° 35 de la revue Senri Ethnological Studies à la recherche de l'identité fulɓe (1993) et un numéro triple des Cahiers d'études africaines, édité par Roger Botte et Jean Schmitz, en 1994, a rassemblé des contributions provenant de différents pays (L'Archipel fulɓe). En outre, un dictionnaire trilingue pular-français-anglais, édité par Christiane Seydou, avec la collaboration d'un groupe de chercheurs, verra bientôt le jour.
La bibliographie jointe à la présentation de cette nouvelle édition est une mise à jour partielle de celle publiée dans la première édition et ne concerne que les Woɗaaɓe orientaux.
Pour des raisons techniques, la carte démographique (2) a été insérée dans la présentation pages XVI et XVII et la carte 3 sur les transhumances d'hivernage et migrations se trouve placée en hors-texte couverture. Les photos ont été rassemblées en un cahier central hors-texte.
Il me reste à remercier l'Institut d'Ethnologie de Paris d'avoir autorisé cette réédition, ainsi que ceux qui, dans l'anonymat, participèrent aux corrections d'épreuves, à la mise au point et à la composition des planches d'illustrations. Cette réédition a bénéficié de l'attention de l'éditeur et de l'imprimeur qui effectuèrent les dernières corrections d'un ouvrage que l'auteur n'a pas souhaité revoir.
Notes
1. William E.A., « Ethnology as myth : a century of french writing on the Fulɓe of West Africa », Journal of the History of the Behavioral Sciences, 1988, v. 24 : 363-377.
2. Les informations méthodologiques qui n'ont pas été publiées en 1970 sont résumées ici. L'échantillon choisi était constitué d'un ancien groupe migratoire composé de 1 000 individus vivants et qui se concevait comme un segment de lignage. Les généalogies agnatiques des dix lignées composant ce groupe furent recueillies, auxquelles s'ajoutèrent les chaînes cognatiques d'apparentement, dans les cas de conjoints apparentés. Il s'agissait de retrouver les relations de parenté entre tous les conjoints vivants et morts, de classer les mariages par type social, et enfin d'étudier les variations de ces types par rapport à d'autres variables connues (génération, lignée, fraction politique, rang du mariage). Une programmation
dénommée « Adam » fut réalisée en 1967, par un ingénieur d'IBM assisté de ses étudiants, sur un ordinateur 7094 (recherche des ascendants communs, réseaux de covariations), après identification des individus.
Cette analyse comparative montra que les dix lignées du groupe migratoire — chacune nommée et hiérarchisée — étaient en fait assez différentes les unes des autres. C'est ainsi que les lignées constituées de la descendance agnatique de quelques familles d'origine étrangère, sans ancêtre apical, n'en sont pas moins socialement des lignages.
Les conjoints apparentés l'étaient parfois par de nombreuses chaînes, jusqu'à dix. Il fallait déterminer des types de mariage à partir de ceux reconnus par la terminologie des informateurs, en utilisant cependant des catégories suffisamment fines pour faire apparaître des liaisons secondaires ainsi que la ligne d'apparentement : agnatique, utérine, croisée. Dans la terminologie fulɓe, une « fille » peut être la fille d'un cousin agnatique, d'un cousin parallèle utérin, d'un cousin croisé ou parallèle discontinu, car cette terminologie ne retient que le sexe du dernier chaînon. Parmi les 18 distinctions recensées, certaines sont significatives : le fait par exemple que dans la catégorie correspondant à des types de parenté utérine ou maternelle (tante maternelle, fille de tante maternelle, nièce) les sous-types les plus fréquents étaient ceux qui correspondaient à des chaînes partiellement agnatiques. En cas de chaînes multiples entre deux conjoints, certains types d'apparentement étaient structuralement significatifs. On retint les deux chaînons les plus consanguins et un troisième dans le cas d'unions du type : cousine croisée au 4e degré, nièce 5°, cousine parallèle agnatique au 6° ; pas dans les cas de cousine parallèle agnatique 4°, cousine croisée patrilatérale 6° et 8°.
La seconde partie du programme consistait à mettre en relation un certain nombre de variables après avoir ordonné les individus selon leur lignée, fraction politique, rang de mariage, génération. On put établir ainsi, pour chaque lignée, le rapport des mariages endogames et exogames à la lignée et le rapport des réceptions et des cessions de femmes. Les taux d'endogamie varient selon les lignées et des choix préférentiels entre lignages apparaissent. Un problème demeure néanmoins : les variations observées dans les types de mariage pratiqués sont-elles fonction des générations et donc événementielles ou ont-elles un caractère cyclique ?
La faible profondeur des généalogies ne permet pas d'y répondre.