A la fin de ses études secondaires au lycée Carnot, où il entretint des rapports privilégiés avec son professeur de philosophie Merleau-Ponty, Pierre Alexandre renonça aux études universitaires classiques et décida de préparer l'Ecole nationale de la France d'Outre-mer (“Colo”). Ce choix avait été fait en concertation avec son inséparable ami Pierre-Francis Lacroix, dont l'avait d'abord rapproché une passion commune pour les voiliers. C'est vers l'Afrique que tous deux étaient attirés et l'Afrique (plus spécialement le Cameroun) fut leur destin.
Alors que Lacroix, parti le premier, était affecté dans l'Adamaoua au nord Cameroun, affectation qui devait faire de lui plus tard le spécialiste français du peul, Alexandre, entré plus tard à Colo pour des raisons de Résistance, puis d'engagement militaire (dans les “marsouins”), ne partit qu'en 1946 avec Robert Delavignette qui “poussa la bienveillance jusqu'à organiser une session spéciale de brevet à /son/ intention pour pouvoir /17 embarquer dans ses bagages”. Contrairement à son attente, il fut dirigé vers le sud en pays fang, avec sa femme Françoise qu'il trouva, à sa grande surprise, arrivée avant lui à Douala et qui était à l'époque “grièvement enceinte” (c'est lui qui le dit) du premier de ses quatre enfants. Il séjourna de 1946 à 1951, comme administrateur civil, dans la région du Intern, dans les trois subdivisions de Ebolowa, Sangmélima et Ambam. Il se prit d'affection pour ce pays de forêt et pour ses habitants dont il apprit une des langues (le bulu) et dont la culture lui devint bientôt familière. J'ai pu le constater, des années plus tard, lorsqu'à l'occasion d'un colloque de linguistique à Yaounde j'ai eu la chance d'y faire une excursion sous sa houlette avec des collègues américains. Nous étions tous émerveillés par sa façon d'attirer notre attention sur les moindres détails du paysage et de les commenter avec un enthousiasme contenu qui en disait long sur son attachement à ce pays et à ses hommes.
Après un séjour de deux ans au Togo qu'il qualifia de “guêpier politique” et qui le mit pour la première fois en contact avec “des musulmans de savane” et où il mena des recherches notamment sur les Kotokoli, il suivit le conseil de Robert Montagne et prépara le concours du CHEAM où il fut admis en 1954 “comme stagiaire. À la mort de son fondateur et sur recommandation de Marcel Griaule, il en devint Secrétaire général, directeur des études et rédacteur en chef de l'Afrique et l'Asie et factotum général”
En 1958, Joseph Tubiana cherche à redonner vie à l'enseignement africaniste des Langues O' et y fait créer pour P.F. Lacroix et P. Alexandre une charge de cours de peul et une de bantu. Tout en assurant ses cours à Paris, Alexandre passe alors un an à Londres pour parachever ses études de linguistique bantou avec M.Guthrie. “La boucle était bouclée : comme à Carnot, nous nous retrouvions non plus sur mais devant les mêmes bancs. Merleau-Ponty, en fin de compte, aurait eu satisfaction, fût- ce par une voie anormale - l'avenue de l'Observatoire au lieu de la rue d'Ulm. Il était, hélas, mort quelques mois trop tôt.”
Les deux Pierre menèrent dès ce moment une carrière tout à fait parallèle. Ils animèrent ensemble pendant de longues années un séminaire de recherche sur les langues africaines à l'ENLOV. Tous deux entretenaient les meilleurs rapports avec leurs collègues étrangers et participaient ensemble à de nombreux congrès et colloques, notamment ceux de la WALS (West African Languages Society) qui se tenaient chaque année dans une Université d'Afrique de l'Ouest. Et les vacances les faisaient se retrouver aux Glénans, unis par cette passion commune pour la mer et les bateaux qui les avait rapprochés dès le lycée. La mort subite et prématurée en 1977 de son ami de toujours causa à Pierre Alexandre un choc dont on peut dire qu'il ne se remit jamais.
S'il fut un excellent linguiste, reconnu internationalement comme le fondateur d'une école française de bantouistique, il n'oubliait pas que ses goûts l'avaient porté d'abord vers l'ethnologie (je crois qu'il avait été l'élève de Marcel Griaule à Colo). Il dit lui-même que pendant son premier séjour au Cameroun, l'orientation de ses travaux de terrain était surtout ethnologique, avant de devenir plus nettement linguistique en 1952 au Togo. Il se préoccupait notamment de la littérature orale, comme en témoignent les importants corpus qu'il a recueillis. Il lui est arrivé (peut-être pas assez souvent à mon goût) de publier de remarquables analyses de contes. Je pense par exemple à ces deux excellents articles intitulés “Un conte bulu de Sangmélima : la jeune albinos et le Pygmée” (Journal de la Société des Africanistes, XXXIII, 2, 1963), et “Pour un inventaire du folklore béti-bulu-fang : introduction au cycle de Boeme” (ibid. XXXVII, 1, 1967). Dans ce dernier texte, il jetait les bases d'un projet d'inventaire systématique de la littérature orale d'une région et en définissait les conditions idéales, hélas jamais atteintes. En ce qui concerne les relations de la linguistique avec l'ethnologie, il écrivait en 1967 ces lignes raisonnables et toujours valables : “C'est avec raison, je crois, que l'école anthropologique britannique préconise l'enquête linguistique comme préliminaire indispensable de toute enquête ethnologique en profondeur… L'analyse en profondeur d'une civilisation exige une certaine connaissance de sa langue, et…, par conséquent, une formation linguistique est indispensable à l'ethnologue. L'inverse ne va pas forcément de soi, encore que le linguiste de terrain doive obligatoirement être au moins un peu ethnologue : d'où l'apparition de l'ethno- linguistique, discipline peut-être un tantinet bâtarde et qui se cherche encore, mais que la réhabilitation actuelle des cultures africaines devrait appeler à un avenir certain” (Langues et langage en Afrique noire, Paris, Payot, 1967, p.41). Même si lui-même n'en revendiquait pas le titre, les ethnolinguistes peuvent bien le reconnaître comme un des leurs.
En tant que chercheur, Pierre Alexandre fit partie de plusieurs équipes du CNRS. Responsable de 1975 à 1980 d'une ATP “Langues et contacts de langues aux Comores”, il participa à partir des années 80 aux travaux du “Groupe bantou” du LACITO. Sa très grande connaissance des langues africaines et aussi sa vaste culture historique et littéraire faisaient de lui pour ses collègues une sorte de “référence scientifique”, car il avait réponse à toutes leurs questions. C'est pendant cette période (1983) qu'il organisa avec Marie-Françoise Rombi un grand colloque CNRS, “Le swahili et ses limites : ambiguïté des notions reçues”, colloque dont les Actes furent publiés par la suite sous le même titre.
Passionné de l'Afrique noire, de ses langues et de ses cultures, Pierre Alexandre fut un chercheur de grande qualité mais aussi un enseignant soucieux de sa mission et dévoué à ses étudiants, parmi lesquels les jeunes Africains furent toujours nombreux à le reconnaître comme un maître.
C'est un ami cher que perdent beaucoup d'entre nous. Une personnalité attachante qui ne se révélait pas tout de suite car il dissimulait une sensibilité réelle (éducation protestante oblige) sous une ironie décapante et une apparente froideur. Un des traits dominants de son caractère était peut-être le pessimisme, source possible de son humour, à propos duquel Lacroix disait qu'“il se serait damné pour un bon mot”, et dont lui-même aimait rappeler cette définition : “L'humour est la politesse du désespoir.”Le dernier mot, cette fois, c'est la mort qui l'a eu, trop tôt. Mais je ne crois pas qu'elle l'ait pris au dépourvu. Il avait sûrement pensé à ces mots de Montaigne, un de ses auteurs favoris : “Que la mort me treuve plantant mes choulx, mais nonchalant d'elle, et encores plus de mon jardin imparfait”.
Geneviève Calame-Griaule. Journal des Africanistes. 1995. 65(1): 143-147
1. Le nom de Pierre-Francis Lacroix est revenu tout au long de ces lignes, car il est impossible, lorsqu'on les a bien connus tous les deux, d'évoquer la carrière de l'un sans penser à celle de l'autre. D'ailleurs, lorsque Pierre Alexandre a écrit en hommage à son ami disparu un texte poignant d'émotion contenue, il a raconté sa propre vie, tant leurs deux existences étaient liées. Les quelques phrases citées ici sont empruntées à ce texte (“Strictement personnel”, in Itinérances… en pays peul et ailleurs, Mélanges à la mémoire de Pierre- Francis Lacroix, réunis par les chercheurs de l'ERA 246, Paris, Société des Africanistes, 1981).