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Fuuta-Tooro


Yaya Wane
Les Toucouleur du Fouta Tooro : Stratification sociale et structure familiale

Université de Dakar. Institut Fondamental d'Afrique Noire
Collection Initiations et Etudes Africaines. N°XXV. Dakar. 1969. 250 p.


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Conclusion

La structure familiale toucouleur, voire la structure de la société globale du Fouta Tooro, sont, à coup sûr, loin d'être identiques à ce qu'elles étaient voici seulement un demi-siècle.
Le fait est tout d'abord imputable à la dynamique sociale interne, cette faculté d'adaptation propre à toute société considérée, et en vertu de laquelle celle-ci parvient constamment à trouver en elle-même les moyens d'ajustement aux circonstances singulières de son évolution. Autrement dit, l'on peut observer une certaine effervescence sociale autonome, parce que la cause s'en trouve précisément dans la société en effervescence : ainsi, des traditions sont frappées de caducité et condamnées à mort, alors que rien ne le laissait prévoir, ou, inversement, telle innovation individuelle se voit brusquement élevée par un mystérieux engouement populaire à la hauteur d'une coutume séculaire, avant de tomber dans l'oubli.
La dynamique sociale interne semble néanmoins difficile à cerner, indépendamment du fait que sa responsabilité est probablement plus réduite sinon beaucoup moins apparente dans les mutations sociales que les facteurs d'ordre purement externe. Parmi ces facteurs extérieurs, qui ont exercé une influence incontestable sur la société toucouleur, s'inscrivent tout naturellement l'Islam et la colonisation française, l'Islam comme fait religieux, juridique et moral, d'une part, et la colonisation, d'autre part, en tant qu'elle constitue ce phénomène diversifié, tout à la fois politique, économique, culturel et social.
L'on peut donc, en première analyse, tenir pour acquis que la société toucouleur est au carrefour entre deux acculturations pour le moins, mais acculturations fort distinctes, puisque l'une est islamique et l'autre laïque et coloniale. Cette double acculturation ne s'est évidemment pas effectuée de manière contemporaine, et les influences respectives ne sont pas davantage identiques en profondeur ou en durée.
L'Islam, dont la présence remonte au IXe siècle (Almoravides), semble avoir plus réellement marqué son impact sur la population que la colonisation, intervenue seulement depuis le XIXe siècle. Et l'originalité de cette double acculturation ne réside pas tant dans ce millénaire d'écart, que dans l'opposition franche qui en est la manifestation la plus caractéristique. La société toucouleur s'est, en effet, si profondément assimilée à l'Islam que la religion de Mahomet semble avoir constitué un puissant facteur de résistance sociale à l'avènement de la colonisation. Car non seulement la conquête coloniale trouva en l'Islam un obstacle considérable, mais en outre l'organisation consécutive à cette conquête dut faire grand cas du facteur islamique, parce que la société toucouleur s'était pratiquement identifiée avec sa religion, et s'en était pour ainsi dire fait un solide rempart contre toute nouvelle destructuration.
Il n'est, toutefois, rien moins qu'aisé de faire le départ même approximatif entre coutumes traditionnelles toucouleur pré-islamiques et modèles sociaux importés du fait de l'Islam. Il faudrait plutôt de ce point de vue, parler de « sédimentation » sociale des coutumes ancestrales, que les modèles d'un certain « arabisme » islamique sont venus recouvrir tel un épais vernis. Car il ne subsiste probablement aucun aspect de la société toucouleur demeuré exempt de l'influence des valeurs de l'Islam, donc entièrement indépendant de l'arabisme. Tout se passe comme si les Toucouleur avaient effectivement subi une colonisation arabe prolongée, mais sans autre colonisateur que le seul livre du Koran.
Ainsi, dans le domaine politique la société toucouleur s'érige au cours du XVIIIe siècle en émirat, dont le chef élu est uniquement choisi parmi les savants confirmés en Islam. Non seulement ledit chef est un marabout réputé, mais plus significatif encore est ce titre même de « Commandeur des croyants » (Emir-el-muuminiin) qui lui était initialement dévolu. Dans le même temps, les titres et apanages locaux traditionnels se &laïcisent d'une certaine manière, les arDo, joom, satigi cédant le pas aux almaami, elimaan (al imaan) et el fekki (al faqiih — le jurisconsulte). La codification formelle de la loi islamique (sharia, sunna et hadiths) se substitue à la codification informelle de la tradition ancestrale (aada). Les saintes écritures font jurisprudence exclusive partout où la justice doit être rendue, et les sentences obligatoirement prononcées par un cadi (ghaadi), spécialement désigné par sa compétence religieuse.
Il n'est pas jusqu'au vocabulaire toucouleur qui n'ait dûment été investi par les termes arabes de communication interpersonnelle, soit que ces termes — toujours déformés dans la langue d'accueil — aient conservé leur sens originel, soit qu'ils aient au contraire été remaniés en raison même du transfert linguistique.
Quant à la famille et à la société toucouleur, il convient de noter combien l'Islam leur a imprimé sa marque. La stratification sociale initiale a subi un certain remaniement, dont la responsabilité incombe à l'Islam. Celui-ci a, en effet, directement suscité l'émergence de la nouvelle aristocratie politique et religieuse des tooroBBe, qui doivent leur primauté au seul fait d'avoir été les pionniers et les défenseurs inlassables de l'Islam. Son triomphe consacre par conséquent le triomphe des militants de la toute première heure, auxquels d'autres s'agrègent très naturellement par la suite...
L'anthroponymie familiale traditionnelle est sapée progressivement par la charge de symbolisme sacré, spontanément attribuée aux prénoms arabes du calendrier musulman. Et l'on retrouve même une certaine adéquation entre les dogmes religieux importés et les attitudes familiales traditionnelles. Ainsi, la soumission à l'égard des parents, et d'une manière générale à l'égard des supérieurs sociaux, se trouve réinterprétée comme une simple étape vers la soumission à Dieu. Car la subordination temporelle est pour l'homme obéissance au décret du Créateur, en ce sens que les phénomènes de domination comme de soumission ont été institués par le Créateur, qui accordait dans le même temps à ses créatures l'un quelconque de ces lois temporels. Et c'est encore au seul Créateur qu'il appartient de redistribuer les parts : toute tentative humaine est à cet égard nulle par avance, à moins de coïncider avec la bonté de Dieu, dont toute causalité procède en définitive.
Au demeurant, dans la communauté islamisée toucouleur, il en est de la soumission familiale ou sociale comme de n'importe quel événement de l'histoire individuelle ou collective: l'existence de l'homme ou celle du groupe est conçue en termes de prédestination et fatalité irréfragable. L'ordre établi quelconque procède de Dieu et, en tant que tel, doit obtenir un respect quasi-religieux.

L'empreinte de l'Islam sur la société toucouleur est un fait tellement accompli que le mode de penser lui-même a fait siens les canons de la logique dogmatique enseignée par les saintes écritures. En outre, les modèles sociaux que le milieu toucouleur tend à privilégier sont d'une certaine manière inséparables d'avec l'Islam. C'est pourquoi, en dépit de toutes les avanies rencontrées par la société toucouleur, le marabout y est néanmoins demeuré un cadre social considérable, et son intervention est permanente dans la vie quotidienne de chacun, depuis le baptême qu'il accomplit, jusqu'à l'inhumation qu'il préside, en passant par l'enseignement koranique, le mariage, le succès voire la santé, qui ressortissent également à sa compétence. En vérité, le maraboutage sous toutes ses formes est une industrie encore très florissante parmi les Toucouleur de tous les milieux.
La puissance de l'Islam dans la société toucouleur est par ailleurs attestée par ces mosquées modernes et coûteuses, que chaque village tient à honneur de réaliser au moyen des sacrifices financiers exclusifs de ses ressortissants. Car l'adhésion pour ainsi dire émotionnelle de ceux-ci à leur religion les rend naturellement réceptifs à son appel, et d'autant plus réceptifs qu'ils en attendent habituellement toutes sortes de bienfaits en retour.
La colonisation française s'est donc trouvée confrontée avec une société toucouleur à forte cohésion due pour l'essentiel aux valeurs de l'Islam qui ont entraîné le changement intégral du fonds traditionnel stricto sensu, dont la connaissance reste au demeurant encore quelque peu indéterminée. Cette cohésion sociale à fondement islamique est, par exemple, manifeste dans le fait que la religion chrétienne d'importation coloniale n'a trouvé nul « vide spirituel » à combler chez les Toucouleur ou chez les autres ethnies sénégalaises musulmanes, tandis qu'elle aura au contraire profondément pénétré les groupes « animistes » — Serer et Diola notamment — qui se révélaient sinon plus accueillants, du moins beaucoup plus perméables, leur mutation culturelle semblant dès lors plus facilement réalisable.
Sans doute, la colonisation française, parce qu'elle s'est voulue nettement assimilatrice, n'a pas eu la tâche facilitée par la cohérence sociale toucouleur qu'elle rencontrait. Mais, par sa présence même et son action, elle a su proposer un certain nombre de valeurs « centrifuges » eu égard à l'équilibre social existant, valeurs qui sont bien loin d'être demeurées lettre morte, mais semblent au contraire avoir effectivement remis en question ledit équilibre social.

La proposition coloniale majeure est, tout d'abord, la destitution de la hiérarchie sociale toucouleur, autrement dit le nivellement social. L'égalité des colonisés est décrétée par les colonisateurs, qui s'arrogent la domination et attribuent la soumission intégrale aux premiers, indépendamment de toute considération de caste ou de prééminence sociale antérieure. A la rigueur, pour échapper partiellement à l'infériorité coloniale, l'unique possibilité offerte au colonisé est de se faire d'une certaine manière marginal relativement à sa société naturelle, par exemple en recevant cette très sommaire instruction, moyennant laquelle l'on acquiert le droit d'entrer au service du colonisateur. Celui-ci en récompense alors dûment le colonisé par une promotion sensible au-dessus de ses congénères, d'où son admission consécutive au bénéfice des égards apparents réservés aux maîtres et à leurs affidés.
Mais il se trouve que l'instruction — système d'éducation du colonisateur — qui a pour conséquence la suscitation d'une élite nouvelle, ne fait pas acception des origines sociales traditionnelles de cette élite. L'école primaire du colonisateur était d'emblée ouverte à tous, d'autant qu'elle était obligatoire. Au commencement, si elle a recruté ses élèves davantage dans les castes libres 1 que parmi les artisans et les esclaves, la raison en est que les premiers, voués à l'oisiveté par la colonisation, n'avaient apparemment rien à perdre, car ils conservaient leur religion atavique, tandis que les seconds devaient par le fait même renoncer à leurs activités professionnelles traditionnelles, les troisièmes n'ayant pas encore cessé de dépendre de leurs maîtres, qui, au reste, n'entendaient nullement renoncer à cette main-d'oeuvre gratuite. Lorsque les vertus de promotion individuelle de l'instruction scolaire se manifestent clairement, la pénétration de l'école s'intensifie à proportion, et la nouvelle élite toucouleur s'accroît en diversité quant aux origines sociales de ses éléments constituants.
Même si le niveau de son enseignement est longtemps demeuré limité par la volonté du colonisateur qui voulait des auxiliaires mais non des savants, l'école française porte néanmoins la responsabilité majeure du mouvement de destructuration de l'ensemble social toucouleur, mouvement encore évidemment inachevé quant à ses effets. L'école française, faute d'avoir voulu dispenser initialement un savoir étendu, a néanmoins relativisé la notion de vérité et fait pièce à la sagesse des anciens. L'école française a également appris à ses disciples le bon usage de la raison réflexive que l'éducation traditionnelle et l'enseignement koranique surtout laissent en friche, parce qu'ils semblent davantage en appeler à la seule mémoire des enseignés.
Il faut en outre tenir compte de l'économie, d'une part, sous l'aspect monétaire — l'acquisition des richesses ou la paupérisation étant en principe indépendants de l'appartenance individuelle à une quelconque caste — d'autre part, en ce qui concerne les infrastructures coloniales à destination collective. Autrement dit, la colonisation a importé un certain nombre de techniques sociales, qui ont progressivement acquis droit de cité, parce qu'elles se révélaient efficaces. Ainsi, du point de vue de l'hygiène sociale et de la santé publique, l'éradication des épidémies d'antan se trouva engagée. La fatalité de la mort pour l'alité fut quelque peu mise en question, et l'espoir de vie pour l'individu sensiblement accru. Si la fréquentation du modeste dispensaire villageois est actuellement promue à la hauteur des coutumes ancestrales, c'est bien parce qu'elle correspond à un besoin social plus sûrement satisfait qu'il ne l'est par le guérisseur ou le marabout. Le dispensaire, comptant à son actif davantage de succès et étant gratuit par surcroît, ne devait pas manquer de drainer à lui une bonne partie de la clientèle des guérisseurs. Toutefois, ces derniers exercent encore leur art en dehors de l'activité des équipes médicales modernes, mais simultanément avec celles-ci. A cet égard, il est certain qu'aucune pénicilline — synonyme de panacée dans la mentalité toucouleur — ne parviendra encore, et de longtemps, à révoquer en doute le pouvoir thérapeutique exceptionnel attribué aux talismans si divers que délivre le marabout... En revanche, la médecine moderne semble avoir définitivement destitué le rite traditionnel de la circoncision. L'ablation du prépuce relève de la chirurgie, et c'est par conséquent l'unique compétence infirmière locale qui est sollicitée. La retraite des patients dans la brousse, les épreuves d'endurance et, d'une manière plus générale, l'ensemble du rituel d'entrée dans la catégorie mâle, tout cela est du domaine de l'histoire, car à vrai dire il n'en subsiste que des traces plutôt caricaturales.
Encore, du point de vue des techniques coloniales importées, il n'est pas sans signification de noter que le transport en commun a sonné le glas d'une certaine forme de féodalité toucouleur. Le voyage héroïque dans ces camions sommairement transformés en autobus rien moins que confortables a, néanmoins, consacré la perte de prestige du cheval richement harnaché, et de son fier cavalier botté de safran, dont l'apparition à l'horizon du village suscitait, jadis, une certaine animation. Cette animation et l'attroupement dont elle procède sont désormais réservés aux camions rafistolés, vrombissants et poussiéreux, qui déchargent des cargaisons de passagers hébétés de fatigue, et leurs bagages hétéroclites. Il n'est pas jusqu'aux noces villageoises, qui ne peuvent plus prétendre à l'admiration prolongée des autochtones que si la mariée, originaire d'une localité différente, gagne le domicile conjugal en automobile nuptiale, au lieu de descendre comme naguère de la croupe du cheval de son cousin croisé. Il va néanmoins de soi que bien peu de Toucouleur ruraux sont actuellement en mesure de s'offrir semblable modernisme, et que, par conséquent, le rôle nuptial et féodal du cheval dans la société toucouleur compte encore quelques belles années de sursis à l'horizon de son histoire.
Il en va différemment, bien sûr, de la société globale toucouleur qui, dans nombre de ses secteurs sinon dans tous, est en mutation, quand le remaniement n'est pas plutôt simplement achevé du fait de la colonisation et de ses techniques. La toute dernière d'entre celles-ci — mais non la moindre — est probablement « la carte d'électeur», encore que la société toucouleur ait pratiqué dans le passé une certaine forme de démocratie censitaire pour la désignation de ses chefs... Quand bien même depuis son introduction elle n'aurait à aucun moment cessé d'être caricaturale, sinon régulièrement détournée de son véritable sens par des manipulations intéressées et sans recours, l'expression généralisée du suffrage électoral contient cependant un certain nombre de conséquences sociales. Tout d'abord, elle donne voix au chapitre à des personnes jadis vouées par leur origine de caste au silence et au suivisme aveugle. Ensuite, elle postule que la compétence n'est pas affaire de naissance, mais d'aptitude individuelle. Enfin, elle pourrait contribuer puissamment à une prise de conscience collective, et faire que la domination des meilleurs rende inutile le déchaînement de la violence. A condition, toutefois, que cette « carte d'électeur» parvienne à signifier véritablement démocratie et paix sociales, au lieu de conserver ce sens négatif de monnaie d'échange ou de substitut de l'arme au moyen de quoi le Toucouleur règle ses comptes avec l'ennemi.
Le rôle de la colonisation est aujourd'hui apparemment achevé, mais non sans que cette colonisation ait préalablement jeté les bases d'un Etat moderniste et laïc, où l'ethnie toucouleur est partie intégrante d'une totalité, aux horizons élargis à la dimension même de sa récente indépendance nationale. Mais, cette indépendance qui place aux leviers de commande une élite autochtone de formation entièrement ou partiellement européenne, saura-t-elle maintenir l'acquis colonial et le développer ? L'élite autochtone dispose-t-elle vraiment du crédit moral et financier indispensable pour réaliser la construction de la démocratie politique effective, et le développement économique, social et culturel de la nation pluri-ethnique héritée de la colonisation ? Ou bien, cette élite, combien mal préparée à ses responsabilités, doit-elle simplement rester fidèle à sa vaine éloquence, dont le soi-disant sortilège lénifiant prétend tenir lieu de programme gouvernemental, dans le même temps que les gouvernants succombent à la tentation facile d'un pouvoir charismatique absolu, et d'un népotisme sans honneur, familial, ethnique comme confessionnel ? En un mot, est-il sûr que l'élite dirigeante renonce à ses propres instincts de possession égoïste, et résiste victorieusement aux féodalités établies comme aux groupes de pression afin que les ethnies constitutives du pays non seulement cohabitent en paix, mais encore soient préparées à s'assimiler effectivement les unes aux autres ?
Assurément, l'élite autochtone dirigeante a pris une redoutable option, car consciemment ou non elle est engagée dans un mouvement de suscitation et d'émergence de la nation moderniste viable, parce que conciliation harmonique entre les particularismes des ethnies et l'irrévocable héritage colonial, mais combien difficile à porter !

Note
1. Il est vrai que les familles libres donnaient très souvent à l'école française ou à l'armée coloniale les enfants de leurs esclaves à la place de leurs propres enfants.

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