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Maasina


Amadou Hampaté Bâ & Jacques Daget
L'empire peul du Macina (1818-1853)

Paris. Les Nouvelles Editions Africaines.
Editions de l'Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales. 1975. 306 p.


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Chapitre XII

Après l'inhumation, ordre fut donné d'envoyer des lettres dans tout l'empire, annonçant la mort de Cheikou Amadou et l'intronisation de son fils aîné. En même temps, tous les territoires étaient invités à envoyer des délégations pour la cérémonie officielle de l'instauration d'Amadou Cheikou au cours de laquelle tous les chefs civils, militaires et religieux devaient prêter serment, afin de pouvoir à leur tour recevoir le serment du peuple.
Les membres du grand conseil se réunirent dans la grande mosquée de Hamdallay et vinrent prêter officiellement serinent à Amadou Cheikou. Puis ils lui offrirent leur démission. Amadou accepta le serment mais refusa la démission.
— Je n'ai pas l'intention, dit-il, de changer quoi que ce soit à l'ordre des choses établi par mon père.
Ce fut son premier acte d'autorité. L'un des membres du grand conseil, d'aucuns supposent que ce fut le doyen Alfa Nouhoun Tayrou, prit la parole :
— Cheikou Amadou, avant de quitter cette terre pour retourner auprès de Celui à qui seul appartient la puissance, a demandé au grand conseil de désigner pour le remplacer l'homme que nous jugerions le plus apte et le plus digne. S'inspirant de la façon dont la communauté musulmane avait choisi un successeur au Prophète, les membres du grand conseil ont décidé tout d'abord que la famille de Cheikou Amadou aurait la prééminence sur les autres. Cette famille jouera pour nous le rôle de celle des Koréichites. Or le Prophète a dit : « La fonction de présider appartient aux Koréichites.» Le grand conseil a donc décidé que le pouvoir restera dans la famille de Cheikou Amadou. Ce point de droit, qui aura désormais force de loi, étant acquis, les parents mâles de Cheikou Amadou, frères, cousins, fils et neveux furent méticuleusement pesés sur les plateaux d'une balance ; leurs diverses aptitudes furent passées au crible ; leurs qualités et leurs défauts soigneusement notés. Amadou Cheikou que voici apparut entre tous comme un soleil au milieu des étoiles. Le grand conseil l'a investi parce qu'il saura respecter les droits de chacun de nous et, comme son père, nous traiter selon nos mérites. Il faudra dire à tous qu'Amadou n'a pas été choisi uniquement parce qu'il est le fils aîné de Cheikou Amadou. En effet, le neveu de ce dernier, Ba Lobbo, étant plus âgé, avait, selon la coutume, préséance sur Amadou. La volonté du grand conseil est que Ba Lobbo devienne le chef général de l'armée.
Tout Hamdallay vint alors prêter serment à Amadou Cheikou.
Les jours suivants, ce fut le tour des chefs de province, de canton, et des principaux ministres du culte venus de l'intérieur du pays, de reconnaître publiquement Amadou Cheikou et de recevoir de lui le pouvoir d'agir pour le compte de Dieu. A la fin des cérémonies qui durèrent une semaine, Amadou Cheikou prononça l'allocution suivante :

« Musulmans, mes frères en Dieu, vous avez, sans aucune contrainte, prêté serment à Dieu et vous m'avez accepté comme votre imam. Comme Aboubakar Siddiki, quand des circonstances graves l'eurent amené à prendre la suite du Prophète, je vous dirai : je serai demain l'égal de chacun de vous, aussi bien que je l'ai été aujourd'hui ou hier. Je reste Amadou, frère aîné cousin, neveu, ami ou camarade des uns et des autres : votre frère en Dieu dévoué à tous. Ce que le grand conseil et le peuple attendent de moi, je ne puis l'accomplir sans l'aide de Dieu et de vous tous. Je ne suis qu'un homme, c'est-à-dire un être qui porte en soi la possibilité d'agir en vue du bien, mais aussi, et plus souvent hélas, en vue du mal.
Mon père a dit :
« Hamdallay a été bâti pour que Dieu y soit loué sans cesse et pour que le droit y trouve asile. Le jour où il n'en sera plus ainsi, puisse Dieu détruire la ville. »
A vous tous de m'aider pour que Hamdallay dure encore longtemps. Vous me remettrez dans le droit chemin lorsque je m'en écarterai ; vous me réveillerez lorsque je manquerai de vigilance ; vous ne me suivrez pas si je m'éloignais des ordres de Dieu. Je vous ai dit ce que j'attends de vous, je vous demande de le graver dans vos mémoires et de ne l'oublier jamais. »

Amadou Cheikou accepta la décision du grand conseil concernant la désignation de Ba Lobbo comme chef général de l'armée et amiiru du Fakala en remplacement d'Alfa Samba Fouta Ba 1. Ba Lobbo fut convoqué et le doyen du conseil le harangua en ces termes:
— Ba Lobbo, fils de Bokari, Alfa Samba Fouta, auquel tu étais adjoint, est mort. Notre imam Amadou t'a désigné comme maître de la défense de la Dina. Les fantassins et les cavaliers, les lances, les flèches, la poudre et les balles vont t'être confiés. C'est là un lourd fardeau que ton cousin dépose sur tes épaules. Nous espérons qu'entre tes mains, la force des armes sera au service de Dieu, car la Dina n'appartient à personne si ce n'est au Tout-Puissant. Tu mettras à son service toutes les ressources de ton habileté. Tu feras ton possible pour ne pas te laisser séduire par la violence noire et aveugle afin de ne préparer ni ton malheur ni le nôtre. Par la grâce de Dieu, tu seras le coeur de l'empire. Or si le coeur est sain, tout le corps vit et prospère ; mais s'il se noircit, c'est-à-dire s'il fonctionne mal, du sommet du crâne au talon, tous les organes en pâtissent. Sois docile, simple, et fais en sorte que tes mains ne se souillent pas de sang. Si Cheikou Amadou n'a pas été ébranlé durant les vingt-huit années de son imamat, c'est qu'il s'appuyait sur la bonté, la justice et la charité.
Ba Lobbo écouta avec attention, sans émotion apparente. Il sut garder un visage impassible et ne laissa pas deviner sa pensée intime.
Lorsque Amadou Cheikou prit le pouvoir, certains crurent qu'il allait attaquer les animistes. Il n'en fit rien et se contenta de demander au grand conseil de veiller sur l'organisation intérieure. Le parti belliciste aurait préféré un imam fougueux et intransigeant. On entendit souvent, dans les rues de Hamdallay, des jeunes gens en âge de porter les armes, déclamant avec emphase :

« Combattez dans le Chemin d'Allah ceux qui vous combattent... » (II, 186).
Amadou Cheikou fit alors publier dans tous les quartiers de la ville :
« Tout habitant majeur, sain d'esprit, qui récitera le verset de la deuxième sourate commençant par : “combattez dans le Chemin d'Allah...” sans achever le verset, sera puni de flagellation sur la place du marché. »

La fin de la citation, que les jeunes guerriers omettaient, est en effet :

« mais ne soyez pas transgresseurs ! Allah n'aime pas les Transgresseurs. »
Cette mesure obligea les bellicistes à changer de tactique. Ils soudoyèrent les jeunes filles et les jeunes femmes qui se mirent à chanter, soit pendant les heures de repos, soit durant les travaux du ménage, des pamphlets dirigés contre les grands turbans chenus, membres du conseil. Cette situation dura environ un an. Amadou Cheikou ne prit aucune mesure contre les frondeurs.
— Je ne veux rien savoir des critiques qui sont formulées dans l'intérieur des cases ou exprimées à mi-voix, disait-il.
Cependant, il soupirait de temps en temps :
— Le plus désagréable des devoirs est celui qui consiste à défendre des insensés contre eux-mêmes. Je suis étonné qu'un peuple souhaite son malheur et s'impatiente de voir la calamité s'abattre sur lui.

Vers la fin de l'année de son avènement, Amadou Cheikou reçut sept cavaliers, venus de Kagnoumé se plaindre des Touareg qui avaient razzié les troupeaux peuls et les avaient emmenés à Gossi 2. Amadou Cheikou convoqua ses conseillers privés et examina la situation avec eux. Après s'être assuré qu'il y avait des preuves irréfutables de violation de territoire, il réunit le grand conseil et lui soumit l'affaire. La lettre envoyée par Gallo Hamma Mana, chef de Kagnoumé, fut lue devant les quarante et la discussion s'engagea. Les uns, s'appuyant sur le droit de légitime défense, recommandaient une action énergique contre les ravisseurs. D'autres, plus confiants en la diplomatie qu'en la force des armes, voulaient qu'on envoyât des émissaires auprès des chefs touareg avant toute action militaire. Les deux partis s'opposèrent violemment et finalement la véhémence du parti belliciste l'emporta. Le grand conseil donna carte blanche à Ba Lobbo. Celui-ci était décidé à profiter de l'occasion qu'on lui offrait pour grandir sa réputation. Il désirait prouver aux membres du grand conseil combien ils avaient eu tort de lui préférer son cousin Amadou Cheikou et de ne pas le placer à la tête de la Dina. Ba Lobbo, en tant que responsable de la guerre, pouvait envoyer des ordres militaires dans tout le pays. Mais sa correspondance devait être rédigée par l'un des kâtib, secrétaires assermentés choisis parmi les quarante membres du grand conseil. Elle devait, en outre, être communiquée, avant expédition, à l'imam, en l'occurrence Amadou Cheikou, et au chef de la sûreté générale, Hambarké Samatata. Ba Lobbo fit rédiger des ordres de levée d'hommes à l'adresse de tous les amiraaBe. En l'espace de quinze jours, une armée de 52.000 hommes fut réunie. On convoqua les chefs de groupes de combat à Hamdallay et un grand conseil de guerre se tint sous la présidence d'Amadou Cheikou. La lettre de Gallo Hamma Mana y fut lue et traduite en langue peule. L'ordre du départ fut donné pour le lendemain. Les jeunes guerriers passèrent la nuit en réjouissances. Quelques-uns poussèrent la crânerie jusqu'à contracter des dettes payables au retour de l'expédition.
L'armée quitta Hamdallay au premier chant du coq et se dirigea vers Hombori en passant par Konna, Boré et Boni 3. Le chef peul de Boni, Mamoudou Ndouldi, était un guerrier fameux, spécialiste de la guerre contre les Touareg, ce qui lui avait valu le surnom d'aménokal. Ba Lobbo le manda près de lui, lui exposa la situation et lui demanda comment mener l'affaire.
— Tu peux compter sur moi, répondit Mamoudou Ndouldi, mais pour vaincre les Touareg il faut que tes guerriers soient braves, dociles et patients.
Il conseilla la tactique suivante : forcer la marche et couper la retraite à l'ennemi qui s'était replié après avoir razzié les bœufs des Peuls, mais ne pouvait se déplacer rapidement, étant encombré de femmes et d'enfants. Mamoudou Ndouldi partit lui-même avec quelques cavaliers légers pour repérer le gros des Touareg et surtout les bestiaux. Il fut assez heureux dans sa reconnaissance et reconnut que les Touareg avaient envoyé les femmes, les enfants et les troupeaux vers Gossi, les guerriers étant restés en arrière pour couvrir la retraite. Mamoudou Ndouldi, au lieu d'attaquer, revint vers Ba Lobbo. Il fit passer l'armée peule à travers les broussailles jusqu'à serrer de près le campement ennemi, puis il dit à Ba Lobbo :
— Nous allons passer la nuit ici et au premier chant du coq nous tomberons sur les Touareg qui nous croient encore loin, sur la piste de Douentza à Hombori.
Quelques cavaliers, appelés wullooBe, les crieurs, furent désignés. Leur rôle devait consister à entraîner les boeufs par des cris spéciaux que savent faire les bergers. Au premier chant du coq, les wullooBe foncèrent vers les troupeaux parqués pour la nuit en poussant de grandes clameurs ; les bœufs chargèrent et les wullooBe, qui n'attendaient que cela, partirent au grand galop, suivis par tous les bovidés tant peuls que touareg. Les guerriers touareg, réveillés en sursaut, sautèrent qui sur le dos d'un dromadaire, qui sur le dos d'un cheval, pour aller à la rescousse. Le jungo d'Alqadri, un fils d'Amirou Mangal, les prit à revers les obligeant à se retourner pour se défendre. Ba Lobbo et Mamoudou Ndouldi, après avoir capturé les femmes et les enfants du campement, se portèrent au secours d'Alqadri, en assez mauvaise position au milieu des Touareg qui s'étaient ressaisis et se battaient comme des lionnes ayant des petits et dont on aurait tué les mâles. Voyant que les Peuls, après avoir eu l'avantage de la surprise, avaient également celui du nombre, les Touareg abandonnèrent la lutte et ne cherchèrent leur salut que dans la vitesse de leurs montures.
Boeufs et captifs restèrent aux mains des Peuls. Ba Lobbo chargea un jungo de conduire le tout vers Hamdallay.
— Nous n'avons pas fini avec les Touareg, dit Mamoudou Ndouldi. Ils n'ont fui que pour aller chercher du renfort. Leur contre-attaque ne tardera pas. Elle sera d'autant plus vigoureuse que nous avons emmené leurs épouses, leurs enfants, leurs captifs et leurs bestiaux, sans lesquels ils n'ont aucune raison de vivre.
L'armée peule s'avança jusqu'à Diona. Mamoudou Ndouldi conseilla une nouvelle arme, dite liwndu, consistant en une lame de fer recourbée en demi-cercle et montée au bout d'un manche de trois à quatre coudées de long. Chaque guerrier en fut doté.
Alqadri Amirou Mangal était resté en arrière avec un petit détachement pour défendre l'armée contre toute surprise. De leur côté, les Touareg avaient chargé l'un des leurs de dépister les Peuls. Ignorant la position d'Alqadri, le cavalier targui marchait à bonne allure lorsqu'il vit surgir des broussailles deux cavaliers peuls. Il fonça sur eux, en désarçonna un après lui avoir passé sa sagaie à travers la cuisse et se précipita pour l'achever. Mais à ce moment précis, un coup formidable fit tomber son cheval sous lui. Alqadri, qui était le second cavalier peul, l'avait asséné de toute sa force réputée prodigieuse. Le Targui, agile comme une panthère, se releva et bondit vers son bouclier et sa deuxième sagaie qui lui avaient échappé des mains au moment de sa chute. Alqadri ne lui laissa pas le temps d'ajuster son coup, il lança son cheval, accula le Targui dans un buisson d'épineux et se levant sur ses étriers il cloua littéralement sur place son adversaire de sa lance sonssiyaawal. L'arme, entrée par le creux de la clavicule, traversa tout le tronc et l'extrémité du fer ressortit entre les deux fesses. Alqadri releva ensuite son compagnon blessé, et le prit en croupe sur son cheval. Pour le consoler, il lui fit voir le cadavre du Targui resté debout au milieu des buissons.
— Il servira d'avertissement aux Touareg, dit-il, et il montrera aux fils des marabouts de Dalla 4 comment se battent ceux de Dienné.
Alqadri, après avoir posté des sentinelles, se dirigea sur Diona où il rendit compte de son exploit. Mamoudou Ndouldi estima que les Touareg reviendraient au plus tard dans trois jours. On réunit un conseil de guerre et il fut décidé que tous les guerriers touareg capturés les armes à la main seraient exécutés. Or il y avait, parmi eux, un jeune guerrier d'une beauté remarquable. Ba Lobbo trouva inhumain d'écourter la vie d'un être aussi charmant. Il s'avança vers le prisonnier, délia les cordes qui serraient ses poignets et lui donna une poignée de main en disant :
— Reprends ta monture et tes armes et va-t-en retrouver les tiens.
Les chefs militaires pestèrent contre cette manifestation de pitié qu'ils jugeaient mal venue. Mais ils n'osèrent pas faire de reproches au chef général responsable de l'expédition.
Ba Lobbo, après trois jours de repos à Diona, songea à rejoindre son butin qu'il savait hors de danger. Il donna des ordres en conséquence. Après le dîner, un étranger se fit annoncer ; il demandait à parler à Ba Lobbo lui-même. Introduit auprès de ce dernier, l'homme leva son voile et Ba Lobbo reconnut son jeune Targui.
— Malheureux, cria-t-il, que reviens-tu chercher au milieu des lions affamés de ta chair et qui ne me pardonnent qu'à contre-coeur de t'avoir laissé échapper ?
— Je viens payer une dette de reconnaissance. J'ai croisé en route notre armée. Elle campe non loin d'ici. Si tu dors cette nuit sur tes deux oreilles, nous te surprendrons à l'aube et nous enfoncerons nos lances dans le ventre de tes guerriers endormis. Tiens-toi prêt et ainsi nous n'aurons pas sur vous l'avantage de la surprise. Je me considère comme quitte vis-à-vis de toi.
Attends-toi à me voir combattre avec toute la violence qu'il faut pour effacer une trahison qui m'est inspirée par la reconnaissance.
Ba Lobbo, après le départ du jeune Targui, fit battre le tambour de guerre. Il recommanda à chacun de ses hommes de seller son cheval et de conserver ses armes à portée de la main. Il profita de l'événement pour rappeler aux combattants que la clémence est une qualité qu'il ne faut pas mépriser. Il dévoila à tous la source des renseignements inestimables qui allaient les empêcher d'être surpris de nuit et embrochés comme poulets à rôtir. L'armée peule sortit du village et alla s'embusquer à droite et à gauche du chemin que devaient suivre les Touareg.
Bien avant l'aube, les Touareg se mirent en route, croyant que les Peuls ne se tenaient pas sur leurs gardes. Arrivés au village, ils se lancèrent à l'attaque en poussant de grands cris et en frappant leurs boucliers. Les Peuls, lorsqu'ils surent que les Touareg étaient dans le village, sortirent de leur embuscade et encerclèrent l'ennemi. Quelques coups de fusil incendièrent les paillottes. Les dromadaires prirent peur. Les Touareg étaient le plus souvent deux sur une même monture. Les cavaliers peuls se mirent par deux pour attaquer simultanément les dromadaires par les deux flancs. Les méharistes se trouvaient ainsi gênés dans leurs mouvements, avec leurs armes et leurs boucliers, pour faire face chacun de leur côté à leur adversaire direct. Les Peuls en profitaient pour accrocher le cou des Touareg au moyen de leur liwndu. Il suffisait ensuite de tirer à soi l'instrument crochu et tranchant pour faire tomber l'adversaire avec une entaille au cou. Malgré tout le courage des Touareg, les Peuls eurent l'avantage. Ils firent un grand nombre de prisonniers et capturèrent quantité d'armes et de montures.
On rendit à leurs propriétaires les boeufs qui avaient été razziés à Kagnoumé et, après des réjouissances ordonnées par les chefs de ce pays, l'armée rejoignit Hamdallay. Le butin fut partagé après prélèvement du cinquième destiné à la Dina. Chaque fantassin eut cinq boeufs, deux captifs, un cheval, trois lances, deux barres de sel, vingt boules d'ambre, une outre de beurre de vache et des coussins de cuir. Chaque cavalier eut le double 5. Ce fut la première guerre du règne d'Amadou Cheikou.
Mais les Touareg continuèrent à piller les villages de la boucle du Niger et dépendant de la Dina. Bambara Mawnde était parmi les plus éprouvés. Les habitants de la région écrivirent une lettre à Hamdallay pour signaler les représailles que les Touareg exerçaient sur le pays. La lettre fut communiquée au grand conseil. Les marabouts chargés de la sécurité de la Dina furent chargés d'étudier et de proposer les mesures à prendre. Un daande 6 de sept membres, dont Amadou Cheikou fut le hoore haala et Hambarke Samatata le jokko, se réunit et discuta toute une matinée. Le soir, après la prière de zohr, il proposa de bloquer complètement la région de Tombouctou. Le grand conseil accepta la mesure. Un corps de 1.500 cavaliers mobiles fut envoyé avec mission de surveiller les lacs Korarou, Haougoungou et Niangay. Un second corps de 1.500 cavaliers fut envoyé dans le Farimaké. Ces 3.000 soldats devaient empêcher les Touareg de descendre dans les pâturages de la boucle du Niger et d'arraisonner toutes les pirogues se dirigeant vers Tombouctou et Goundam. Celles qui étaient chargées de céréales, de condiments, de colas ou de fer devaient être retournées ou confisquées. Les contrevenants payaient en outre une forte amende. Tout Touareg ou ressortissant targui qui se faisait prendre dans le pays ou qui était fait prisonnier au cours d'une escarmouche, était, jugé comme brigand et condamné à mort. Les exécutions de Touareg se faisaient à Bambara Mawnde, et un jour de foire, pour servir d'exemple. Les 3.000 cavaliers envoyés par Hamdallay étaient répartis par petits groupes de 100, sous le commandement d'un chef qui avait pleins pouvoirs pour faire appliquer les mesures ci-dessus.
Les moyens de répression décrétés par le grand conseil causèrent une grande terreur parmi les Touareg qui ne pouvaient plus approcher des pâturages de Bambara Mawnde. Or ils ne pouvaient se passer de cette région. Ils envoyèrent un des leurs trouver Cheik el Bekkay pour lui demander d'intervenir auprès d'Amadou Cheikou et de demander des accommodements. Le chef kounta, qui savait que son budget ne pouvait être alimenté sans les Touareg, promit d'intervenir.

Apprenant que Hamdallay était en guerre contre les Touareg du côté de la mare de Gossi, le chef du Kala 7, Sirman Koulibali, manda son frère Bina Koulibali et lui dit :
— C'est pour nous le moment d'aller faire un tour dans le Macina. Les deux races de singes rouges 8 sont aux prises. Les Peuls ont sûrement envoyé du côté de Gossi leurs hommes les plus vaillants. Il ne reste plus, dans le nid que des oisillons ; allons les dénicher.
Des cavaliers bambara firent une incursion dans l'ouest du pays de Ténenkou.
Bori Hamsala, amiiru Maasina, envoya une lettre à Hamdallay, dans laquelle il disait :
— Les Bambara de Monimpé ont razzié nos bœufs et tué des bergers. Ils ont proclamé partout, qu'occupés à l'est par les Touareg, nous ne pouvions mettre sur pied une armée pour aller reprendre notre bien et encore moins pour vaincre le Kala.
Il n'y avait alors pas plus d'une vingtaine de jours que Ba Lobbo était revenu victorieux de Gossi. Amadou Cheikou réunit le grand conseil et fit lire la lettre de Bori Hamsala. La discussion s'engagea. Amadou Cheikou proposa d'envoyer toutes ses forces contre le Kala afin d'en finir, une fois pour toutes, avec les Bambara. Quelques marabouts, par contre, auraient voulu essayer de parlementer avec l'adversaire afin d'écarter, ne fut-ce que pour un temps, une guerre qu'ils craignaient sanglante. Ba Lobbo dit :
— Après la campagne victorieuse que nous venons de faire contre les Touareg, je pense que nos hommes sont encore assez chauds de leur enthousiasme pour se mesurer aux Bambara, sans que nous ayons àcraindre de défections parmi eux. Il est donc préférable de renoncer à tout pourparler et de lancer, comme le demande Amadou Cheikou, toutes nos forces contre les nko 9.
Bouréma Khalilou prit la parole :
— Qu'Amadou Cheikou et Ba Lobbo veuillent bien me pardonner, je suis opposé à leur façon de voir. Envoyer toutes nos forces contre le Kala est une imprudence qui pourrait profiter aux Touareg. Qui nous garantit que les guerriers des autres tribus ne vont pas par sympathie raciale et aussi pour contrecarrer notre influence, essayer de venger les pertes cruelles que nous leur avons infligées à Gossi. Pour dégarnir son pays de tous ses défenseurs, il faut être sûr que des ennemis aussi puissants et vaillants que les Touareg, ne sont pas en embuscade. Or la haine qu'ils nourrissent contre nous ne cessera que quand ils auront vengés leurs morts. Leurs chanteurs sont certainement en train de les exciter contre nous par des poèmes séditieux. S'ils apprenaient que nous avons engagé toutes nos forces contre le Kala, ce serait pour eux une occasion de fondre sur nous et de frapper un coup qui ne manquerait pas d'être décisif et retentissant.
Le grand conseil nomma une commission restreinte, avec Bouréma Khalilou comme hoore haala. Cette commission fit la proposition suivante : un jungo de cent cavaliers, choisis parmi ceux qui s'étaient bravement conduits à Gossi, ira renforcer le konu de Wouro Ali, à Dienné. L'ensemble de l'expédition sera sous le commandement de Biréma Amirou Mangal. Le grand conseil approuva et Ba Lobbo, en tant que chef suprême de l'armée, fut chargé de désigner les cent partants. Il fit recenser les héros de Gossi et de Diona, en choisit cinq cents parmi lesquels il en désigna cent par urwa. Il les plaça sous le commandement d'Abdoullay Cheikou, frère d'Amadou Cheikou. Le commandement général était confié à Biréma Amirou Mangal par une lettre du grand conseil, visée par l'imam Amadou Cheikou.
Abdoullay fut chargé de remettre cette lettre à son destinataire dès qu'il serait arrivé à Dienné.
En voyant arriver les cent de Hamdallay, les habitants de Dienné ne surent que penser. La ville fut en émoi durant toute la nuit. Les guerriers eux-mêmes ne savaient pas au juste contre qui on allait les envoyer combattre, car ils avaient seulement reçu l'ordre d'obéir à Abdoullay Cheikou. Ils ne pouvaient donc satisfaire la curiosité des uns ni calmer l'inquiétude des autres. Abdoullay Cheikou fut reçu avec les honneurs dus au frère de l'imam. Avant même de regagner son gîte, il demanda à Biréma Amirou de faire venir ses deux seedeejii 10, et en présence de ceux-ci il lui remit la lettre du grand conseil.
Le lendemain, après la prière du matin, Biréma dit aux fidèles:
— Abdoullay Cheikou, frère de notre imam, est envoyé vers nous accompagné de cent cavaliers. Le grand conseil nous charge de lever sans tarder un corps d'expédition pour aller reprendre les bœufs du Macina razziés par les Bambara du Kala. Il nous exhorte à combattre énergiquement les ravisseurs car il serait déplorable que leur acte restât impuni. Il faut faire vite; si les Bambara avaient vent de notre marche, ils pourraient faire appel à leurs frères de race des régions voisines et nous aurions alors une armée considérable à réduire. Un homme cria dans la foule :
— A qui revient la préséance dans cette expédition? Au chef des cent de Hamdallay ou à celui du Wouro Ali ?
Biréma Amirou, comprenant que cette question était un moyen détourné de semer la division entre les envoyés de Hamdallay et ses hommes, répondit :
— Qu'est-ce qui nous retient d'honorer Dieu en la personne du fils de notre cheik et frère de notre imam, Abdoullay le pieux 11 ? Ce n'est pas en recherchant la préséance ici-bas que vous accroîtrez vos richesses éternelles. C'est dans l'obéissance que Dieu garantira votre vie et votre félicité. Mais apprenez que le grand conseil est souverain. Ses décisions seules comptent. Or il nous a chargé de l'expédition et m'a désigné pour en être le chef.
La même voix reprit, plus insinueuse :
— Alors pourquoi faire les cent cavaliers de Hamdallay?
Biréma Amirou répliqua :
— Les gens de Hamdallay ont l'avantage sur nous à cause de leur résidence. Ils témoigneront pour ou contre nous, selon la façon dont nous nous serons comportés. Ils ramèneront le butin si nous sommes vainqueurs ou iront chercher du renfort si nous sommes vaincus.
A sa sortie de la mosquée, Biréma Amirou fit battre le tubal de guerre à Dienné et dans tout son territoire. En une semaine, il leva une troupe nombreuse. Les Peuls étaient armés de gaawe, nhatte, kaafaaje, et jalle 12 de différents types. Quelques RimayBe portaient des fusils à la manière des Bambara convertis. Des auxiliaires Bobo, Saron et quelques Yarsé avaient des arcs. L'expédition partit de Dienné après avoir été solennellement bénie par les marabouts de la ville. Elle passa par Say, traversa le Niger à Diafarabé et alla camper à Komora 13 où elle attendit le contingent du Macina.
Les Bambara, avertis de la marche des musulmans, se concentrèrent aux environs de Nyaro 14, dit joolegala. Des espions peuls vinrent dire qu'ils s'étaient retranchés dans le village et y passaient tout leur temps à battre le tam-tam. Biréma Amirou distribua trois étendards, un au contingent du Macina qui formait l'aile droite, un aux cent de Hamdallay qui formaient l'aile gauche, et un troisième au corps de Wouro Ali qui occupait le centre. Puis il avança contre Nyaro. Dès que l'on fut à une traite de cheval du village, l'aile gauche reçut l'ordre d'attaquer. Le centre se disposa en ligne de bataille et l'aile droite attendit.
Un cri de guerre perçant sortit du village. D'autres cris lui répondirent, aussitôt suivis par le roulement lugubre du tam-tam de guerre. Une nuée de « chasseurs » 15 envahit les terrasses et se mit à tirer sans ensemble sur les assaillants. L'élan des cavaliers qui fonçaient la lance en avant et tête baissée, ne fut pas brisé par le feu. Quelques-uns parvinrent au pied du mur d'enceinte. Mais ce dernier était infranchissable. Ils furent obligés de reculer, ne pouvant tenir sous la pluie de balles que les « chasseurs » faisaient tomber sur eux. Le centre, voyant l'aile gauche se replier, fonça à son tour et se heurta aux mêmes difficultés. L'aile droite tenta ensuite si chance mais échoua également. Biréma Amirou donna l'ordre d'attaquer le village par trois côtés. L'assaut se prolongea trois jours, sans autre résultat que des pertes sérieuses aussi bien chez les assaillants que chez les défenseurs. Le quatrième jour, Biréma Amirou décida d'utiliser ses chevaux dits keleejii tata 16, spécialement choisis et dressés pour briser les murs d'enceinte, et nourris à double ration. A l'aube, 30 chevaux, montés par leurs cavaliers foncèrent contre un pan de muraille, autant de fois qu'il fallut. Ils ouvrirent une large brèche par laquelle les fantassins des trois corps peuls firent irruption dans le village, protégés par les fusiliers et les archers musulmans.
Ce succès découragea les combattants bambara. Les Peuls firent sauter à la hache la porte principale et ils n'eurent plus qu'à capturer les fuyards. Moussa blen 17, chef de la région de Nyaro, fut pris au moment où il allait se faire sauter avec les siens sur sa poudrière. En apprenant la prise de Nyaro, qui était un village fortifié, les Bambara des environs ne songèrent qu'à sauver leur tête. Biréma Amirou n'eut aucune peine à vaincre les quelques noyaux de résistance qu'il rencontra en marchant sur Monimpé. C'était là que les Bambara avaient caché, leurs chevaux, ânes, moutons, chèvres et bovidés, ainsi que tous les animaux razziés dans le Macina. Monimpé, abandonné par ses principaux défenseurs, capitula sans condition. La vie du chef de village fut épargnée contre livraison de tous les biens du pays.
L'armée pente revint sur ses pas et alla camper à Tilembéya 18. La nouvelle de la défaite des Bambara se répandit rapidement : elle consterna beaucoup les gens du Saro qui espéraient une victoire de leurs frères de race. Biréma Amirou et Abdoullay Cheikou envoyèrent à Hamdallay un compte-rendu de la campagne. Le grand conseil désigna Abdoullay pour procéder au partage du butin, après restitution à leurs propriétaires des animaux qui avaient été razziés. Un cinquième du butin revenant à la Dina, deux cinquièmes furent attribués au corps du Macina, un cinquième à celui de Wouro Ali et un cinquième à celui de Hamdallay.

Durant tout son règne, Amadou Cheikou eut à lutter contre les Bambara du Saro, dont le chef Sologo assurait en personne le commandement de l'armée. Mais il s'agit toujours de combats peu importants, Ba Lobbo ayant, semble-t-il, répugné à tenter une action énergique contre le Saro, pays dont sa mère était originaire, et qu'il considérait pour cette raison un peu comme sa propre patrie. La tradition a conservé le souvenir d'un engagement à Koba 19, où les Bambara furent battus. Abandonné de ses hommes, Sologo se retrancha dans un fourré d'épineux. Les Peuls cernèrent le bosquet et voulurent y mettre le feu pour obliger le chef bambara à sortir. Sologo s'écria alors :
— Je ne suis pas un rat de brousse pour que l'on m'enfume. Donnez-moi le temps de sortir et je suis votre homme.
Il se présenta seul, noir de poudre, les vêtements en lambeaux. Ba Lobbo lui dit alors :
— Va, je te prête la vie pour cette fois-ci. Et il ordonna à son détachement de ne pas capturer Sologo. Celui-ci alla ensuite s'enfermer dans Nguémou où les Peuls l'assiégèrent sans succès pendant trois ans avant de réussir à l'en déloger. Les forces de Saro se montaient alors à 700 cavaliers et plusieurs dizaines de milliers de fantassins. Durant les trois ans que dura le siège de Nguémou, Bakari tyeni, frère de Tankarba Taraoré, aurait tué 85 cavaliers peuls.
A Bossoba 20, Sologo fut battu. Le gros de son armée s'étant débandé, il descendit de cheval et jura de se faire tuer sur place plutôt que de fuir. Ses fidèles sofau formèrent un cercle autour de lui. Son fils Bakari Sologo, qui avait été entraîné par les fuyards, s'aperçut de l'absence de son père et lança le cri d'alarme :
— Saro ! Saro !
Les soldats en déroute s'arrêtèrent.
— Où est mon père ? demanda Bakari.
— Ton père est resté en arrière et tout porte à croire que c'est lui qui fait tonner la poudre pour assourdir le cliquetis des sabres et ternir l'éclat des lances peules.
Avec la fougue juvénile d'un jeune guerrier qui défend l'honneur de son père, Bakari Sologo lança son coursier contre les Peuls, la lance en avant, le gabã 21 rabattu sur le visage. Renversant les fantassins, désarçonnant les cavaliers, il réussit à se frayer un chemin jusqu'à son père et à le dégager. En le voyant noir de poudre, les vêtements fumants et la main collée au manche de sa lance par le sang coagulé de ses victimes, Sologo lui dit simplement :
— Taraoré !
— Je te dois ce nom, répondit Bakari au comble de la joie, et j'ai voulu te prouver que je le conserverai sans tache.
On cite encore les combats de Tyédyama, de Wori sur le Bani, de Saro, de Farakou près de Ségou, de Kamis et de Ninga. A Wori, les Peuls furent battus. Un captif bambara, nommé Ntyin tua plus de 15 adversaires et en avait déjà capturé 22 lorsqu'il fut lui-même tué en essayant d'en faire prisonnier un dixième. Les Bambara de Ségou, ne comprenant pas que les gens de Saro puissent tenir tête à ceux de Hamdallay, avaient prétendu qu'un accord tacite existait entre les deux armées pour éviter tout combat sérieux. Afin de prouver à tous qu'il n'en était rien, les hommes de Sologo jetèrent dans le Bani tous les cadavres peuls restés sur le terrain. Lorsque Amadou Cheikou mourut, Sologo cessa la lutte disant, selon l'habitude des Bambara :
Moa tyi nyogõ kèlè k'i nyogõ den kèlè ; i ko kè nyoõ mana bã, ko kè tyi ma, c'est-à-dire : personne ne combat son semblable et le fils de son semblable (s-e. après); si ton partenaire est fini (mort) tu n'as plus rien à faire.
Sologo devait d'ailleurs mourir quelques mois après Amadou Cheikou.

Le pays de Ngonkoro 23 avait pour chef un éleveur guerrier nommé Daba Hâli qui avait recherché l'alliance d'Amadou Cheikou pour assurer la sauvegarde de son territoire et de ses biens. A cette époque, Alfa Ibrahima Nambolé, originaire de Kara dans le Femay, remplissait auprès d'Amadou Cheikou les fonctions de secrétaire public : la rédaction de la correspondance administrative lui incombait. Or, pour des causes inconnues, il nourrissait une sourde animosité contre Daba Hâli et ne cherchait qu'une occasion de nuire à ce dernier. Un jour, un agent de renseignement vint dénoncer au grand conseil la tiédeur de la foi de Daba Hâli, ses négligences religieuses et ses nombreuses transgressions graves.
Amadou Cheikou, avant d'ordonner l'envoi sur place de marabouts enquêteurs, préféra adresser une demande écrite d'explications à l'accusé. Alfa Ibrahima fut chargé de la rédiger. Celui-ci, obéissant à sa rancune, écrivit une lettre de menaces d'autant plus violente qu'il voulait pousser à bout son ennemi afin d'en finir une fois pour toutes. Daba Hâli, ne soupçonnant pas le piège qu'on lui tendait, fut très choqué ; il répondit mot pour mot aux injures contenues dans la lettre envoyée au nom d'Amadou Cheikou. Lorsqu'il reçut cette réponse, Alfa Ibrahima ne put cacher sa satisfaction. Il était sûr que, lue au grand conseil, elle provoquerait l'envoi immédiat d'une expédition de représailles, car elle insultait à la fois Dieu et la Dina.
Après la première lecture de la lettre de Daba Hâli, Amadou Cheikou regarda fixement Alfa Ibrahima Nambolé. Celui-ci, lisant dans les yeux de son chef une demande d'explications, hasarda cette réflexion:
— Amadou Cheikou, ni Daba Hâli, ni aucun homme de Ngonkoro ne m'a jamais inspiré confiance.
— Il me semble que tu n'aimes pas beaucoup les Peuls rouges de Ngonkoro.
— Certes, pour dire vrai, je ne les aime pas du tout. Ils sont grands consommateurs de konjam 24 et aucun d'entre eux ne refuserait une calebasse de besu 25. Ils sont traîtres et insolents : cette lettre en est la meilleure preuve.
Amadou Cheikou sourit. Alfa Ibrahima, ne sachant à qui s'adressait ce sourire énigmatique plutôt amer, ajouta :
— Dieu a dit : Réponds-leur :

« Allez par la terre et considérez quelle fut la fin des coupables ! (XXVII, 71). »
En guise de réplique, Amadou Cheikou récita le verset suivant de la même sourate :
« Ne t'attriste pas sur eux et ne sois point dans l'angoisse du fait de ce qu'ils ourdissent. »

Alfa Ibrahima, de plus en plus gêné par le regard inquisiteur de son chef, continua :
— Fie-toi à Dieu, mais en vérité, tu ne pourras rien faire entendre aux Peuls de Ngonkoro. Ils sont parfaitement morts à la religion. Tu perdras un temps précieux à prêcher des sourds qui te tournent le dos.
— A Dieu revient le pouvoir de départager les enfants d'Adam, reprit Amadou, et je ne pense pas que les Peuls de Ngonkoro soient aussi sourds et morts que tu désirerais qu'ils fussent.
Amadou Cheikou et son secrétaire se rendirent au grand conseil. La lettre de Daba Hâli fut lue publiquement ; elle indigna toute l'assemblée. Les avis étaient partagés. Certains demandaient l'envoi immédiat de Ba Lobbo pour châtier Daba Hâli et les siens ; Alfa Ibrahima Nambolé défendit ardemment cette proposition. D'autres envisageaient de faire comparaître Daba Hâli devant le tribunal de la Dina et de lui appliquer la loi, les autres habitants de Ngonkoro ne pouvant être a priori rendus responsables de l'attitude de leur chef. Amadou Cheikou déclara :
— Dieu me garde de prononcer un arrêt de quelque gravité sans avoir cherché, par tous les moyens, à établir la preuve des faits incriminés. Je demande aux conseillers d'écouter plus attentivement la lecture de la lettre de Daba Hâli. Il me semble que chacun des termes de celle-ci répond de façon précise aux termes de celle que j'ai chargé Alfa Ibrahima de rédiger et d'envoyer.
— Aviez-vous lu la lettre expédiée ? interrogea un conseiller.
— Non. J'avais jusqu'ici placé toute ma confiance en Alfa Ibrahima. Je voudrais que vous désigniez un homme impartial pour aller à Ngonkoro demander à Daba Hâli communication de la lettre qu'il a reçue de ma part.
Alfa Gouro Sissé, dit l'Intègre, fut chargé de cette mission. Alfa Ibrahima Nambolé, se sentant démasqué et redoutant les conséquences de son criminel abus de confiance, décida alors de jouer sa propre tête. Il dépêcha un cavalier rapide auprès de Daba Hâli pour l'informer que Hamdallay envoyait contre lui une puissante expédition de représailles, conduite par Alfa Gouro l'implacable. Ce dernier devait se présenter en plénipotentiaire, accompagné seulement de quelques cavaliers. Le gros de l'armée devait camper non loin de Ngonkoro, prêt à intervenir au moindre signe de son chef. Daba Hâli crut de bonne foi que Hamdallay mettait à exécution les menaces contenues dans la lettre d'Amadou Cheikou. Il tint un conseil de guerre et envoya son fils Sali Daba Hâli demander secours à tous les Peuls animistes du Séno et à leurs alliés Samo, Marka et Dafing des pays voltaïques.
Alfa Gouro ne se doutait de rien. Il avait plus de cinq jours de retard sur l'envoyé d'Alfa Ibrahima quand il arriva auprès de Daba Hâli. Il voulut, avant toute chose, exposer le but de sa mission. Mais Daba Hâli, qui avait reçu d'Alfa Ibrahima le conseil de n'accorder aucun entretien à Alfa Gouro, dit à celui-ci :
— Rien ne presse quant à ta mission. Nous avons toute la nuit pour en examiner les motifs à tête reposée.
— Alfa Gouro, et sa suite furent logés dans une concession entourée d'une épaisse muraille. On leur offrit du lait et de la nourriture en abondance.
Après minuit, Daba Hâli fit assassiner Alfa Gouro et ses compagnons. Sur les douze qui l'escortaient, deux seulement réchappèrent : Samba Dialalo, un Peul des YaalalBe de Youwarou et Didia Tammoura, captif de Ba Lobbo. Les deux rescapés doublèrent les étapes et rentrèrent à Hamdallay où ils rendirent compte du guet-apens dressé par Daba Hâli. Le même jour, on apprit que les Sanio, les Dafing et presque tous les Peuls des bords de la Volta s'étaient alliés pour combattre sous les ordres du chef de Ngonkoro. Il n'y avait plus une minute à perdre. Le grand conseil se réunit. Bouréma Khalilou demanda aux deux rescapés si Alfa Gouro et ses compagnons avaient manqué aux lois de l'hospitalité.
— Nous n'avons eu que le temps de nous installer, de nous laver et de nous restaurer, dit Samba Dialalo. Nous ne sommes pas sortis du gîte qui nous avait été réservé, nous n'avons donc pu, en aucune façon, violer les règles de l'hospitalité.
Bouréma Khalilou exigea que la lettre de Daba Hâli fut confiée au secrétaire du grand conseil. Sur sa demande, il fut décidé qu'aucune lettre concernant les affaires de la Dina ne serait désormais rédigée par un seul marabout, fût-il Amadou Cheikou en personne. On créa, séance tenante, au sein du grand conseil la commission dite épistolaire, composée de sept membres et dont trois au moins devaient être présents simultanément pour pouvoir travailler valablement. Le grand conseil décréta ensuite la guerre.
Les troupes de Dienné, commandées par Ibrahima Amirou, reçurent l'ordre de se diriger à marche forcée contre Daba Hâli. Elles quittèrent leur base de nuit et traversèrent le Bani à Sanouna 26. Les troupes d'Alfa Allay, Alfa Nouhoun Tayrou, en garnison à Niakongo dans le Kounari, vinrent renforcer celles de Hamdallay commandées par Mohammoudou Cheikou, frère d'Amadou Cheikou.
Daba Hâli, qui continuait à recevoir des renseignements précis d'Alfa Ibrahima Nambolé, savait déjà que trois puissants corps de troupes marchaient, sur lui. Il se hâta afin de pouvoir prendre position à Fittédougou 27. Mais il fut devancé par ses adversaires qui occupèrent le haut de la colline commandant la plaine à cet endroit. Daba Hâli fut obligé d'y camper avec son armée pour y attendre le choc de pied ferme, l'initiative des opérations restant aux gens de Hamdallay. Mohammoudou Cheikou, au centre, assuma le commandement suprême, flanqué, à l'est, par Alfa Allay et, à l'ouest, par lbrahima Amirou. Chacun de ces trois groupes de combat fut lui-même divisé en trois : le centre et les ailes. Mohammoudou Cheikou donna les instructions suivantes :
— Nos ennemis nous attendent sur l'autre versant de la colline. Ils sont en nombre et très combatifs. Il y a pour nous deux raisons de vaincre ou de mourir. La première est que nous combattons dans la voie de Dieu. La seconde est que notre ennemi appartient à la même lignée que nous. L'honneur de notre race nous interdit de fuir devant lui. Il doit ignorer la mesure de notre dos et sentir la puissance de nos poitrines. Le centre du groupe est attaquera le premier ; il s'efforcera d'attirer l'adversaire loin de ses bases en simulant une retraite. Si l'ennemi le poursuit, le centre du groupe ouest surgira pour le prendre à revers et le placer entre deux feux. Si une partie de l'ennemi fait face au centre du groupe ouest, celui-ci simulera à son tour une retraite. Le centre du troisième groupe essayera alors de couper l'ennemi en deux. Les trois centres ainsi engagés seront relevés ou renforcés tour à tour par leurs ailes qui feront le plus de tapage possible afin de démoraliser l'adversaire.
Daba Hâli, ses hommes massés autour de lui, surveillait toutes les directions pour ne pas être attaqué par surprise. Brusquement, il vit déboucher des cavaliers et des fantassins : c'était les troupes d'Alfa Allay. Reconnaissant les turbans des jeunes Peuls, Daba Hâli dit à son fils Sali :
— Prends la tête des jeunes Peuls de Ngonkoro. C'est sur ces turbans prétentieux qu'il faut essuyer vos lances. Tous les cavaliers, entraînés par l'intrépide Sali Daba, foncèrent sur les hommes d'Alfa Allay. Le choc fut meurtrier pour les troupes de Hamdallay qui plièrent et simulèrent un mouvement de recul. Confiant dans ce début de victoire et ne voyant que ce côté du théâtre des opérations, Daba Hâli dégarnit ses arrières pour lancer ses archers bobo et samo à la poursuite des assaillants. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant apparaître, du côté opposé, une cohue précédée de cavaliers fonçant sur lui tête baissée et la lance en avant. Son fils, trompé par le simulacre de fuite de ses adversaires directs, fut d'autant plus désemparé que les troupes d'Alfa Allay s'étaient ressaisies et que lui-même commençait à perdre du terrain. Un cavalier fendit les combattants au péril de sa vie ; il poussa sa monture jusqu'à Sali engagé au plus fort de la mêlée et lui cria :
— Ton père est serré de près. Les marabouts se sont abattus sur nos arrières comme un vol de sauterelles.
Sali Daba se fit remplacer par un cousin et se porta au secours de son père. Alors le centre d'Ibrahima Amirou engagea à son tour le combat.
Sali Daba exigea que son père se retire, afin qu'en cas de défaite il puisse lever une nouvelle armée. Daba Hâli obéit, emmenant avec lui quelques unités. L'action dura toute la journée. Les troupes de Daba Hâli, toutes engagées dès le début, n'en pouvaient plus. Celles de Hamdallay, qui se relayaient par tiers, n'avaient rien perdu de leur mordant. Les Samo et les Bobo, ayant épuisé tous leurs traits, ne savaient plus comment se défendre ; ils se débandèrent entraînant avec eux les Dafing. Sali Daba s'était battu comme un lion, mais n'étant plus soutenu par les siens, il fut obligé de fuir. Il ne put aller loin. Sa capture mit un terme à la résistance : ses derniers partisans se rendirent.
Daba Hâli, apprenant que son fils avait été fait prisonnier avec ses meilleurs soldats, essaya de lever une nouvelle armée pour aller les dégager. Personne ne voulut répondre à son appel. Il dut aller se réfugier dans le Bendougou 28. Sali Daba fut dirigé sous escorte vers Hamdallay où il fut reçu avec de grands honneurs. Des femmes peules se permirent de lui offrir des colas de bienvenue, marque profonde de considération pour ce héros malheureux. Devant le conseil, Sali justifia son père en communiquant la lettre écrite par Alfa Ibrahima Nambolé. Le grand conseil rendit ce dernier responsable de l'affaire. Il fut arrêté séance tenante, jugé et exécuté, ses biens furent confisqués et ses enfants mineurs pris en charge par l'Etat. Le grand conseil indemnisa les héritiers des victimes de la guerre et amnistia Daba Hâli. Son fils fut chargé d'aller l'inviter à reprendre son commandement.
Sali Daba, accompagné de quelques notables de Hamdallay, se rendit auprès de son père pour lui annoncer les décisions prises à son égard. Daba Hâli se montra très touché, mais dit à son fils :
— J'abdique en ta faveur, Tu n'as pas fui devant l'ennemi et tu pourras, dans Hamdallay comme partout, marcher en levant fièrement la tête. Quant à moi, je serai toujours l'homme battu et mis en déroute. Tu as, pour venir me parler, une brillante escorte. Moi, si je voulais rentrer, je ne pourrais le faire qu'accompagné par des femmes et par mes bagages. Ma place est ici et non à Ngonkoro. Je remercie Amadou Cheikou et ses hommes.
Sali Daba prit congé de son père et retourna à Hamdallay, puis, de là, à Ngonkoro. Il demeura jusqu'à sa mort un fervent musulman et un bon chef. Daba Hâli fit souche dans le Bendougou et devint l'ancêtre de plusieurs familles peules de cette région.

Notes
1. Alfa Samba Fouta Ba avait été tué à Taslima (voir chapitre VIII) et n'avait pas été remplacé comme amiiru du Fakala. Son fils Maliki assurait en quelque sorte l'intérim.
2. Kagnoumé, localité située à 90 kilomètres nord-nord-ouest de Douentza, sur les bords du lac Niangaye ; Gossi, mare à 190 kilomètres est de Kagnoumé. L'avènement d'Amadou Cheikou étant du 12 rabbi 1er 1261 (19 mars 1845), l'expédition contre les Touareg aurait été décidée au début 1846, après la saison des pluies.
3. Konna est à 55 kilomètres nord-nord-est de Mopti ; Doré à 52 kilomètres est-nord-est de Konna, sur la route actuelle de Douentza.. Boni est à 86 kilomètres est de Douentza, un peu au sud de la route actuelle de Hombori. La mare de Gossi est à 65 kilomètres nord-nord-est de Hombori et Diona, à une trentaine de kilomètres nord de Gossi.
4. Dalla, localité située à 38 kilomètres est-nord-est de Douentza. Bien que partisans de Cheikou Amadou, les marabouts de Dalla étaient les rivaux de ceux de Dienné, pays d'origine d'Alqadri.
5. Ces chiffres sont probablement fort exagérés. Mais il est évident par ailleurs que les effectifs réellement engagés avaient été très faibles, bien qu'au départ de Hamdallay l'armée ait été dite forte de 52.000 hommes. C'est un fait constant que les effectifs « engagés » dans une action étaient toujours infimes par rapport aux effectifs « alertés » et sur le pied de guerre. Or c'est toujours le chiffre de ces derniers qui est donné comme ayant pris part aux opérations.
6. Réunion de quelques membres pour discuter une affaire importante ; hoore haala, président après lequel vient immédiatement le jokko.
7. Le Kala est tout le pays bambara de la rive gauche du Niger.
8. Les Bambara qualifient les Peuls, les Touareg et aussi les Maures de singes rouges.
9. Nko, en bambara, je dis ; surnom que les Peuls donnent aux Bambara parce que cette expression, nko, revient constamment dans leurs discours.
10. Seedeejii, témoins (sing. seedee) ; il s'agit de deux conseillers personnels comme en avait Cheikou Amadou.
11. Abdoullay, fils de Cheikou Amadou, était considéré comme le plus pieux des enfants de son père. Jusqu'à maintenant, les Peuls n'invoquent jamais l'un sans l'autre, la formule étant : Sèku Amadu 'e Allay mum, Cheikou Amadou et son Allay.
12. Le jallal (pl. jalle) est une lance entièrement de fer. C'est plutôt une arme des Touareg que des Peuls.
13. Komora, localité située à 12 kilomètres ouest de Diafarabé, sur la rive gauche du Niger.
14. Nyaro, localité située à 4 kilomètres nord-ouest de Kolongotomo.
15. Les chasseurs, dönsou, bambara combattaient armés de fusil et étaient réputés pour la justesse de leur tir. A peu près à l'époque des événements relatés ici, Anne Raffenel eut l'occasion de voir l'armée bambara du Kaarta (21 octobre 1847). Selon lui, les fusils qui constituaient l'armement étaient « destinés surtout à faire du mal à ceux qui s'en servent. » (A. Raffenel, Nouveau voyage au pays des nègres, 1856. p, 435).
16. Keleeji tata, briseurs d'enceinte. Il s'agit de chevaux généralement appelés dirooɗi. La proportion étant de 150 chevaux pour un mur de deux coudées, soit environ 1 mètre d'épaisseur, le mur de Nyaro ayant été brisé par 30 chevaux ne devait pas avoir plus de 20 centimètres d'épaisseur.
17. Moussa Blen était un albinos.
18. Tilembéya, localité située à 2 kilomètres est de Diafarabé, sur la rive gauche du Niger.
19. Koba, localité à 12 kilomètres ouest-nord-ouest de Dienné, non loin de Nguémou (voir chapitre 1, note p. 25).
20. Bossoba est un ancien gros village fondé par les Bobo, probablement le Bassola de la carte, à 42 kilomètres sud-ouest de Djenné.
21. Gabã, grand chapeau de paille conique à large bord.
22. Le lieux dits Tyédyama, Wori et Farakou n'ont pu être localisés sur la carte. Kamia est à 19 kilomètres ouest-sud-ouest de Saro (voir chapitre VII, note p. 137). Niaga est probablement le Ninga de la carte, à 5 kilomètres sud-ouest de Kamia.
23. Ngonkore, prononcé Nyokere, se trouve à 82 kilomètres sud-sud-est de Sofara (Ouenkoro de la carte).
24. Kondyam, bière de mil
25. Besu, hydromel.
26. Sanouna, gué sur le Bani à 5 kilomètres sud-est de Dienné.
27. Fittédougou, localité à 75 kilomètres sud-est de Dienné, sur le versant nord-ouest d'une ligne de hauteurs orientées nord-est sud-ouest. Daba Hâli, devancé par les troupes de Hamdallay, ne peut occuper les hauteurs et verrouiller le passage. Il est obligé de camper au bas du versant sud-est des hauteurs, position désavantageuse d'où il ne peut surveiller les mouvements de l'adversaire.
28. Bendougou, région située au sud de San.

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