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Une épopée pullo ! « Silaamaka »
traduit par Amadou Hampaté Bâ et Lilyan Kesteloot

Journal de la Société des Africanistes. 1968, Vol. 8, no. 1, pp. 5-36


Introduction

Cet extrait de l'épopée orale des Fulɓe du Maasina (Mali) fut recueilli par Amadou Hampâté Bâ, il y a plus de dix ans ; déjà Gilbert Vieillard en avait résumé les principaux épisodes 1.
Cette épopée est connue dans d'autres aires de la diaspora fulɓe ; Alfâ Ibrâhîm Sow en a enregistré plusieurs versions au Niger en septembre 1967. Nous en avons nous-mêmes récolté une version en bambara cet été à Ségou. Je dis « version », car en matière de littérature orale il est actuellement impossible de retrouver la version originale ou première version, comme c'est le cas pour les différents manuscrits des littératures médiévales européennes 2.
On trouve ici autant de présentations du récit que de griots et de traditionalistes. Fait bien connu des spécialistes des traditions orales africaines : le griot compose toujours sur un schème fixe et, selon son humeur et son public, développe tel ou tel épisode ; si dans une même journée on fait répéter à un conteur la même histoire, on entendra chaque fois de nouvelles variantes. Le griot, en effet, répugne à conter cette histoire deux fois de suite dans des termes identiques. Il est avant tout un homme de lettres ; la variété de son langage est sa coquetterie en même temps que la preuve de son talent et de sa virtuosité.
II serait donc contre l'usage que l'ethnographe essaie de contraindre l'artiste dans l'exercice de son art ; il lui faut admettre une fois pour toutes que la liberté est la première loi du poète traditionnel africain.
Dans notre récit Maabal Samburu est passé très rapidement sur les origines, la naissance et l'enfance de Silaamaka 3. Il a développé quatre épisodes, de façon inégale d'ailleurs. Les trois premiers (l'histoire du taon, le courage de Silaamaka adolescent, la lutte avec Ham-Boɗejo) ne servent qu'à présenter le quatrième.
L'épopée proprement dite, en effet, ne prend son ampleur qu'au moment de l'affrontement du petit chef pullo et de son suzerain bambara, Da Monzon de Ségou. Cet épisode est aussi raconté par les griots bambara et entre dans l'interminable cycle épique du royaume de Ségou, dont nous avons déjà publié deux extraits 4.
Nous nous trouvons ainsi en présence d'une histoire qui appartient à deux épopées différentes, en deux langues différentes. Rien de très extraordinaire à cela si l'on se souvient que ce genre littéraire part toujours d'un fait historique réel. Or l'Arɗo Silaamaka a effectivement vécu sous le règne de Da Monzon, et sa rébellion contre Ségou ne s'arrêta qu'avec sa mort ; il est exact aussi que l'Arɗo Ham-Boɗejo avait épousé Téné Monzon, fille de Da, et que c'était lui, en effet, le mieux placé pour intercéder auprès de Ségou en faveur du Maasina menacé de représailles.
Tentons de préciser le cadre historique et sociologique dans lequel ont vécu ces personnages. Au début du XIXe siècle, le royaume de Ségou, fondé cent ans plus tôt par Biton Koulibaly, avait peu à peu étendu sa puissance sur les chefferies voisines ; avec l'avènement de la dynastie des Diarra, les guerres de conquête reculèrent les limites du royaume jusqu'à les faire coïncider à peu près avec celles de l'ancien empire de Mali : Nara et Walata vers le nord, Waygouya à l'est, Tenguerela au sud, et Kankan à l'ouest 5.
Ce royaume bambara avait soumis, entre autres, les chefferies de Fulɓe qui vivaient encore comme des semi-nomades : le Maasina, le Kunaari, le Jelgooji, le Jenneeri étaient donc tributaires de Ségou, mais à des degrés divers. Par exemple, Ségou ménageait Jenne ville déjà fortifiée ; le Kunaari réunissait trois cent trente-trois villages sous l'autorité d'un même arɗo, et le mariage d'Ham-Boɗejo avec la fille du roi de Ségou renforça son pouvoir, tandis que le Maasina restait vassal de Ségou sans compensation. Cependant ces Fulɓe pasteurs sont gens difficiles à dominer ; le régime de la transhumance les rend moins aisément contrôlables que les agriculteurs. Les arɓe (sing. arɗo ), dont Silaamaka n'est qu'un exemple typique, se pliaient de mauvaise grâce à « la force de Ségou » et cherchaient toutes les occasions pour tenter de s'en affranchir.
De plus, la disparité des religions accroissait leurs velléités d'indépendance. Les Fulɓe de ces régions n'étaient pas encore islamisés et refusaient tout net de « cesser de boire l'hydromel ». Leur animisme invétéré ne commencera à céder à l'Islam qu'à partir de 1818, lors de leur unification par Sheku Amadu, « modeste marabout paissant ses troupeaux dans les plaines » 6, qui battit l'armée de Ségou à Noukouma et fonda l'empire pullo et théocratique du Maasina.
Les Bambara étaient eux aussi animistes, Ségou ayant rejeté l'Islam qu'avait essayé d'imposer un pieux descendant de Biton Koulibaly qui fut assassiné par les tondyon, chefs de guerre du royaume, dans la mosquée que lui-même avait fait ériger. Le pouvoir passa alors, après quelques années de tribulations, aux mains de Ngolo Diarra, puis à son fils Monzon et à son petit-fils Da, dont il est ici question. Leur autorité fut solidement établie sur les fétiches de famille et stabilisée par le pacte du sang scellé avec l'armée du royaume. Monzon régna près de quarante ans et Da, vingt-sept 7.
Mais animisme pullo et animisme bambara s'affrontèrent, et ne jouèrent jamais le rôle unificateur qu'assumera l'Islam. Rois et armées vont se combattre à coups de fétiches autant qu'à coups de fusils et de lances. Il est important à plusieurs égards de préciser qu'en plein XIXe siècle les sociétés de ce Soudan, dites islamisées depuis l'invasion des Almoravides (au XIIe siècle), étaient encore très profondément attachées à leurs religions africaines traditionnelles.
L'islamisation en profondeur des Bambara et des Fulɓe ne se fera qu'avec la conquête toucouleure d'El Hadj Omar en 1861 8.
En ce qui concerne notre récit épique, comme Da Monzon et Silaamaka ont vécu à la même époque et se sont heurtés avec éclat, il est normal que les traditions tant bambara que fulɓe aient retenu l'événement et que les griots l'aient chanté dans leurs langues respectives.
Ceci nous donne sur un même fait une variété de points de vue qui ne manque pas d'intérêt.
L'épopée bambara attribue toujours le beau rôle à son prince. Quels que soient les conflits où il se trouve engagé (et chaque épisode narre un conflit), Da Monzon est présenté comme le souverain légitime qui punit l'audacieux qui l'a défié : razzia, pillage, captivité, exécution publique ou discret assassinat, tous les moyens deviennent licites ; on ne discute pas la justice du lion. Le « Maître des Eaux et des Hommes » 9 est aussi celui de ses vassaux et il ne manque pas une occasion de le leur faire sentir : Karta Tièma, Basi de Samaniana, Silaamaka, Bakari Dian et le roi de Koré en connurent les rigueurs quand bien même la querelle était mauvaise et le prétexte mesquin.
Dans l'épopée pullo 10 seront justifiés les Fulɓe même s'ils sont rebelles, même s'ils sont vaincus. Ici ce sera donc Silaamaka le vrai héros, bien que vaincu par son suzerain. On lui attribue toutes les qualités et par-dessus tout cette bravoure surhumaine et ce sens aigu de l'honneur si appréciés des Fulɓe. Il manifeste ces qualités depuis sa tendre enfance, et les épisodes préliminaires à la lutte contre Da en sont autant d'illustrations ; et s'il se rebelle contre Ségou, c'est sans doute parce que l'humiliation de l'impôt lui pèse, mais aussi parce qu'une femme l'a défié de s'attaquer à plus fort que lui !
Or, c'est objectivement un suicide que de lutter contre « la force de Ségou » qui possède une armée régulière de cinquante mille cavaliers, alors que Silaamaka ne dispose que de ses cinq cents compagnons d'âge. Mais Silaamaka « a peur de la honte, point des coups de lance » ! Et malgré l'inégalité du combat, il le provoque et l'engage sans hésitation, avec le plus grand calme et même une pointe d'humour.
Il expose son peuple à la vengeance destructrice de Ségou, car cette guerre est perdue d'avance. Pourtant, pas un instant on ne sentira percer la moindre réserve dans l'admiration du griot qui conte l'aventure. La témérité du héros n'est pas ressentie comme un crime. Au contraire elle rejaillit en gloire sur le Maasina tout entier.
Ainsi Silaamaka aura perdu la guerre et la vie, il aura failli causer la captivité des siens ; mais on ne retiendra que son courage exemplaire ; et son audace à braver Ségou est encore un sujet de fierté pour les Macinanké. Da Monzon sera vainqueur, certes, mais on attribuera sa victoire à la magie et non à la vaillance de ses tondyon. La version pular/fulfulde s'achève en apothéose sur la vision du fidèle Poulorou, captif de case de Silaamaka, poursuivant l'armée des Bambara dans l'espoir de venger son maître. Bref Da Monzon ne sera plus, malgré les faits, qu'un faire-valoir du chef pullo.

Notes
1. Nous possédons la transcription pular/fulfulde de ce texte du griot Maabal Samburu, ainsi qu'une première traduction littérale ; dans la traduction que nous donnons ci-dessous, nous avons serré le texte de très près, respectant son rythme et ses images, tout en essayant de faire « passer » en français le grand souffle épique qui anime la version pular/fulfulde.
2. Mohamadou Eldridge a retranscrit ces textes du fonds Vieillard, qui portent sur les cycles épiques du Maasina, du Kunaari, du Jelgooji et du Toroodi.
3. Le résumé de Vieillard dû à un autre griot relatait l'épisode du taon, celui du serpent, celui de la rébellion et de la guerre contre Da Monzon, la mort de Silaamaka par la flèche empoisonnée, la plainte de Poulorou.
4. « Monzon et le roi de Koré », Présence africaine, 1966, 58 ; et « Da Monzon et Karta Tièma », Abbia, Yaoundé, 1967, 14-15.
5. Selon la théorie de Djibril Tamsir Niane, tout grand empire du Soudan était pratiquement obligé d'étendre ses frontières jusqu'à y inclure les mines de sel de la région de Tombouctou et les régions aurifères du Bouré et du Boundou, d'où il tirait ses principales ressources, limites précisées par Gaoussou Diarra, aîné des descendants vivants des rois de Ségou et détenteur des traditions de la famille.
6. Amadou Hampâté Bâ et J. Dajet, L'empire peul du Maasina (1815-1853), Paris, Mouton, 1962 ; cf. pp. 103 sq.
7. Selon les dires de Gaoussou Diarra, actuel descendant légitime de la famille; les griots, dans leurs récits, arrondissent ce chiffre à quarante, sans doute par goût de la symétrie avec le règne de Monzon.
8. Il y a cependant encore aujourd'hui, dans l'Ouest africain, des îlots Fulɓe qui restent animistes, comme les Fulɓe de Yé dans le cercle de Tougan, Haute-Volta. Pour les structures sociales de la société pullo, cf. l'article d'Hampaté Bâ, Abbia, 14-15 ; et Hampaté Bâ et G. Dieterlen, Koumen : Texte initiatique des pasteurs peuls, Paris, Mouton, 1967, introduction.
9. Jitigi ni mantigi, titre du roi.
10. Et suivant le même réflexe psychologique.