Paris. Actes Sud. 1991. 409 p.
J'ai été naturellement très ému d'apprendre qu'Amkoullel avait souhaité que la préface à ce volume soit rédigée par le vieil ami qu'il appelait “son Fleuve silencieux”.
C'est en effet vers 1941-1942 que nous avions fait connaissance et qu'était née entre nous la profonde amitié qui nous unissait, dans plusieurs domaines d'ailleurs : notre participation comintine aux recherches concernant le passé de l'Afrique de l'Ouest et, plus encore petit-être, la certitude que nos convictions religieuses, loin de nous séparer, convergeaient dans une même direction de la façon la plus évidente et que nous gravissions l'un et l'autre, par des sentiers en apparence différents, la montagne unique au sommet de laquelle l'attend, au-dessus des nuages, la lumière surnaturelle qui doit éclairer tout homme.
L'enseignement de Tierno Bokar avait beaucoup contribué à ouvrir très largement le cœur et la pensée d'Amkoullel sur tous les aspects de la vie spirituelle authentique. Celle-ci, où qu'elle se manifestât, était donc toujours accueillie par lui avec joie et reconnaissance.
Nous avions fait un jour un pèlerinage à la maison et sur la tombe de Tierno Bokar, à Bandiagara. Nous avions souhaité, lui et moi, faire connaître à ses amis un des plus beaux textes de la littérature religieuse, célèbre sous le nom d'Hymne à la Charité et inséré par l'apôtre Paul dans l'une de ses lettres.
Nous nous rendîmes ensemble à la mosquée de Bandiagara où mon compagnon traduisit en pular à lintention de ses amis ce passage si connu, et qui se termine ainsi : “Maintenant donc, ces trois choses demeurent : la, foi, l'espérance et l'amour. Mais la plus grande des trois, c'est l'amour.” Les auditeurs trouvèrent ce texte très beau et m'en demandèrent l'origine. Sans entrer dans trop de détails, je pris la liberté de me contenter de la réponse suivante : “L'auteur est un Soufi d'entre les Banou Israël.”
On voit ici, à travers le récit qui précède, l'étonnante largeur d'esprit de mon ami.
Je dois ajouter d'ailleurs qu'Amkoullel, clans la vie courante, loin de se maintenir en permanence sur les plus hauts sommets de la pensée ou de la foi, savait être à bien des égards un homme comme les autres, sachant rire, plein d'humour à l'occasion, voire de malice, et qu'il possédait un talent particulier pour le récit et par conséquent le conte : nombre de ses écrits sont en fait des histoires, qu'il s'agisse de textes symboliques ou, plus simplement, de récits plaisants, comme par exemple celui qui a pour titre un peu surprenant “Le coccyx calamiteux”.
Le thème “Souvenirs de jeunesse” appartient à un genre littéraire bien connu, mais périlleux, puisque l'on voit s'y rencontrer côte à côte les plus hautes réussites avec les plus fortes pensées et les plus pauvres banalités. La bonne volonté du mémorialiste ne remplacera pas le génie, et il ne sera pas donné à n'importe qui d'avoir à évoquer, comme Chateaubriand, son enfance à Combourg.
En nous racontant sa jeunesse, en fait ses vingt premières années, Amadou Hampâté Bâ nous introduit dans un monde qui sera singulièrement instructif pour le lecteur d'aujourd'hui : celui de la savane ouest-africaine, avec les paisibles immensités d'une brousse dévorée par le soleil ou battue par les tornades de la saison des pluies, avec ses plateaux gréseux et l'énorme fleuve Niger qui reste la grande artère centrale de tout le pays.
Le centre du récit restera cependant la petite ville de Bandiagara, mais d'autres lieux seront tour à tour évoqués : Mopti, Sansanding, Ségou, Bougouni, Koulikoro, Kati, etc. Si, à Bandiagara, on assiste, au début du siècle, à l'installation en pays conquis de l'occupation militaire française, le pays demeure passionnément attaché aux grands souvenirs de son histoire et, bien entendu, aux deux principaux épisodes de celle-ci: le royaume pullo de Cheikou Amadou dans le Masina, et la conquête du pays par les Toucouleurs d'Elhadj Omar.
Les passions restent vives et, dès son enfance, l'auteur se trouvera plongé dans les remous d'un passé dont il se fera d'ailleurs lui-même un jour l'historien.
Le royaume de Bandiagara est, évidemment, musulman ; cet islam, passablement rigoriste, régit tout ensemble les choses de la foi et celles de la vie sociale. Les garçons, par exemple, se voient contraints d'apprendre par cœur un Coran dont certains, faute de savoir l'arabe, ne connaîtront pas le sens.
On reste confondu de l'extrême précision du récit qui reproduit jusqu'à des conversations anciennes. Il est évident que l'auteur fait appel à la fois à des souvenirs personnels et à des renseignements recueillis auprès d'informateurs. Il existe ici un matériel historique parlé d'une extrême richesse, témoignant d'une véritable civilisation de l'oralité capable de conserver des récits souvent anciens et d'une surprenante précision.
Un enfant pullo grandira dans une double fidélité : à un véritable code de l'honneur et à un total respect de la volonté maternelle. Le jeune Pullo, nourri du récit des hauts faits de ses ancêtres, devra régler sa conduite d'après un code moral exigeant ; il y aura donc des choses qu'un Pullo bien né refusera de faire.
Après l'honneur, voici la seconde partie du clyptique la Mère. Un Pullo peut désobéir à son père, jamais à sa mère. La règle est absolue. Amadou Hampâté Bâ en fera l'expérience lorsque Kadidja interdira son départ pour l'Ecole de Gorée, pépinière des meilleurs auxiliaires africains de l'administration coloniale. Cette mère était d'ailleurs d'un calibre exceptionnel, et cette noble, gracieuse et forte Kadidja réapparaîtra dans cent pages du récit.
Quittant sa mère à Koulikoro pour rejoindre son premier poste dans l'administration coloniale, Amkoullel voit Kadidja s'éloigner de la berge du fleuve sans se retourner. “Le vent faisait flotter autour d'elle les pans de son boubou et soulevait son léger voile de tête. On aurait dit une libellule prête à s'envoler.”
Un troisième élément de la société peule, après l'honneur et le respect de la mère, réside dans la pratique de la générosité. On trouvera dans les récits d'Amkoullel de très nombreuses allusions au rôle du don dans les rapports sociaux : on voit en effet nombre de fois un donateur, en état de le faire, récompenser des services par un cadeau de plus ou moins d'importance : animaux, vêtements, objets divers et, parfois, numéraire. Cette ubiquité de la pratique du don fait partie de la coutume peule.
Vingt années d'une jeune vie africaine, cela comprend une foule de récits, d'anecdotes, de descriptions les plus variés. On découvre par exemple avec intérêt le fonctionnement de ces associations d'enfants comprenant jusqu'à une cinquantaine de jeunes garçons, appartenant d'ailleurs à toutes les classes sociales de la ville, des nobles jusqu'aux rimayɓe.
L'humour d'Amadou Hampâté Bâ est constamment présent et le pittoresque ne manque jamais : preuve en est le singulier récit d'une expédition enfantine destinée à déterminer si, comme le bruit en avait couru, les excréments des “Blancs-Blancs” étaient noirs.
L'horreur se trouve également représentée dans ce volume, par exemple à l'occasion d'une famine sévère dont l'auteur a conservé de tragiques souvenirs.
Il cherchera toujours, en bon musulman, à découvrir dans sa foi la justification des caprices du Destin. Voulant, en 1947, revoir son ami Ben Daoud qu'il avait connu riche et honoré, fils du roi Mademba de Sansanding, il le découvre pauvre, déchu de tous ses biens, vivant dans la misère et presque famélique, mais ayant conservé, face aux cruautés du sort, une parfaite sérénité et un courage moral qui fait toute l'admiration de l'auteur : “Ben Daoud Mademba Sy demeure pour moi l'un des hommes dont la rencontre, lors de mes vacances de 1919 d'abord, puis en 1947, a le plus profondément marqué ma vie.”
Il serait injuste de ne pas dire un mot du style de l'auteur. Il est partout d'une qualité remarquable et fréquemment enrichi des images et des comparaisons les plus pittoresques. On sent ici évidemment les qualités d'un auteur rompu aux exigences du récit et du conte. Amadou Hampâté Bâ reste un merveilleux conteur.
Il n'est pas douteux que cet ouvrage servira, de la façon la plus heureuse, la mémoire de notre ami disparu.
Puissent ceux qui le découvriront, nombreux, à travers ce message d'outre-tombe, se sentir moralement enrichis et fortifiés par la découverte de celui qui fut à la fois un sage, un savant et un spirituel , et qui restera pour beaucoup le meilleur témoignage de cette parole de l'Ecriture “L'Esprit souffle où il veut…”