Paris. Actes Sud. 1994. 397 p.
Après six jours de route, vers la fin du jour notre petit convoi atteignit Kanikombolé. Le lendemain matin nous partîmes assez tôt, de manière à arriver à Bandiagara vers quinze ou seize heures, lorsque le soleil serait encore assez haut dans le ciel, comme le voulait la coutume.
Quelques kilomètres après Diombolo, dernier village avant Bandiagara, je trouvai une bonne trentaine de cavaliers venus m'attendre pour m'escorter et me faire une entrée triomphale dans ma ville natale. C'étaient tous des compagnons d'enfance, des camarades de mon association d'âge. Cette démarche me remua plus que je ne saurais le dire. J'étais profondément heureux. J'allais retrouver mes parents, mes deux premiers enfants, mes amis, et mon père Tierno Bokar. Je revenais chez moi.
Ma femme et les porteurs prirent le chemin de ma maison paternelle, tandis qu'avec mes compagnons je me dirigeai vers le quartier de Tierno, un peu éloigné du nôtre. Des passants, ébahis, s'arrêtaient pour regarder passer notre petite troupe. Alertés par les pas des chevaux, des gens sortaient des maisons :
Que se passe-t-il ? Où vont-ils ? Qui est-ce?
La réponse ne se fit pas longtemps attendre. Bientôt on entendit partout :
C'est Amkoullel ! C'est Amkoullel qui revien !
Bâ ! Bâ ! Seyidi Bâ ! criaient les griots.
Quand nous arrivâmes devant la porte de Tierno, il était environ seize heures trente. Il venait de finir la troisième prière du jour, et avait momentanément regagné l'intérieur de sa maison. Un élève courut annoncer mon arrivée. Je descendis de cheval pour pouvoir me jeter dans les bras de mon maître dès qu'il apparaîtrait. Je portais encore ma tenue de voyage : un boubou bleu indigo par-dessus un tourti* blanc, et un casque colonial modèle anglais.
Tierno apparut à la porte de son vestibule. A son habitude, il était tout vêtu de blanc. Son chapelet, accroché à ses deux oreilles, passait sous son menton à la manière des jugulaires servant à retenir les casques. Il se dépêcha vers moi, un large sourire sur le visage, et je courus pour me précipiter dans ses bras bénis qu'il avait largement ouverts. Avant de refermer ses bras sur moi, son premier geste fut d'ôter mon casque et de le poser à terre, personne n'étant assez proche de nous pour le recevoir. Ensuite, il ôta de sa tête le bonnet blanc qu'il portait et posément, sans hâte, il m'en coiffa. Alors seulement il referma ses bras autour de moi et me serra contre sa poitrine. Je sentais battre son cœur, ce cœur prodigieux, ce cœur plein d'amour et de charité pour tous les hommes et toutes les créatures vivantes !
Serré contre lui, je me sentais comme dans un refuge dont Dieu lui-même gardait l'entrée ; j'eus l'impression que jamais plus je ne m'éloignerais du Seigneur. Je ne sais combien de temps dura ce moment. Puis le maiÎtre s'écarta et je reçus sa bénédiction.
On connaît, en Afrique traditionnelle, la signification du bonnet… Pour tous les camarades qui m'accompagnaient, en cette fin d'après-midi d'une journée d'avril 1933, alors que le soleil descendait vers le couchant, le maître venait de me désigner sans paroles comme son héritier spirituel.
Après avoir salué les gens de la maison et passé un moment auprès de lui, coiffé de ce bonnet béni qui scellait mon destin, je remontai en selle.
Toujours accompagné de mon escorte amicale, je me dirigeai vers le palais de Tidjani Aguibou Tall, chef toucouleur de Bandiagara, pour lui rendre une visite de courtoisie. Puis je pris la grande rue qui traversait la ville ; elle nous mena jusqu'à ma concession paternelle. Tous les habitants du quartier s'étaient réunis dans la grande cour ou aux abords de la maison. Les femmes entouraient mon épouse et les hommes attendaient patiemment. Je saluai en premier lieu mon père et ma mère, que je n'avais pas vus depuis cinq ans, puis mon grand frère et tuteur Ɓeydaari, son épouse et tous les siens. Après les congratulations habituelles, mes camarades prirent congé de moi en promettant de revenir le lendemain.
Tierno, qui entendait profiter de ma période de congé pour me dispenser une formation intensive, m'avait laissé une semaine pour me consacrer à ma famille et à mes camarades d'enfance. Ce n'était pas de trop ; la maison ne désemplissait pas. De tous les quartiers on m'envoyait des moutons, des quartiers de viande, du lait et des noix de cola, chacun selon ses moyens et le degré de nos relations.
Le lendemain, après être allé me présenter au commandant de cercle et faire viser mes papiers, je revins à la maison où mes camarades m'attendaient. Nous passâmes de longs moments à revivre nos exploits de jeunesse : nos expéditions dans le quartier des Blancs, nos combats, le saccage du jardin du terrible caporal Sinâli, les séances poétiques avec nos Valentines — toutes devenues, depuis, de respectables mères de famille…. Chacun rajoutait un détail oublié.
Tout à coup, comme nous étions en train de parler de tout et de rien, l'un de mes anciens camarades d'association, Sory Diafara Soumaré, m'apostropha :
— Amirou ! (Chef !) Nous voudrions disposer de notre mouton de walîma pour demain après-midi.
Je crus à une plaisanterie, car le mouton de walîma est dû à ses camarades d'âge par tout homme qui se marie, pour une sorte de banquet prénuptial.
— Depuis quand viole-t-on ici la loi de la coutume ? répliquai-je en riant. Si mes camarades veulent un mouton rôti demain, je suis prêt à leur en servir un bien gras, mais certainement pas au titre de la walîma puisque je n'ai pas pris de seconde épouse. Lorsque mon mariage avec Baya Dialle, a été fêté à Ouagadougou il y a dix ans, la walîma que je vous devais ne vous a-telle pas été offerte en mon nom par Ɓeydaari Hampâté ?
— Tais-toi ! s'écria Sory Diafara. Si tu continues à vouloir tricher, au lieu d'un mouton c'est trois que tu devras payer à titre d'amende !
Je ne sus que répondre, car il était visiblement sincère. Voyant mon embarras, mon vieil ami Daouda Maïga, le mieux informé de tous, vint à mon secours. Il se pencha vers moi :
— Mon cher, tu as bel et bien été marié quelque temps avant ton arrivée, et ta femme t'attend.
— Ma femme ? Mais qui est-ce ? Et comment pourraisje avoir été marié sans que je le sache ?
— Ton père et ta mère ne t'ont-ils pas averti qu'ils avaient décidé de te donner pour seconde épouse ta cousine Banel Thiam, la fille de Bokari Amadou Ali Thiam, frère de ton père Tidjani ?
— Non, ils ne m'ont rien dit.
— Eh bien, ton conseil de famille en a décidé ainsi à l'unanimité moins une voix, celle de Ɓeydaari Hampâté qui voulait d'abord obtenir ton accord. Mais ton père et ta mère ont passé outre. Ils ont fait nouer le mariage et ont demandé à Tierno Bokar de le bénir. Les colas et la viande traditionnelles ont déjà été distribuées dans tout Bandiagara 2. Il ne reste plus à remplir que la coutume de la walîma, qui vient de t'être réclamée. Si tu veux t'en prendre à quelqu'un, va donc t'en prendre à tes parents si tu l'oses ! Mais, ajouta-t-il en riant, tu n'oseras jamais une chose pareille… Donc, fiche-nous la paix et paye-nous notre walîma. Sinon, comme la coutume nous en donne le droit — et sauf le respect que nous devons au bonnet dont le maître t'a coiffé — nous t'amènerons à l'abattoir et te badigeonnerons avec le sang des animaux abattus !
Eberlué par la nouvelle, je promis de m'acquitter de ma walîma, mais je demandai à mes amis de reculer la date du banquet ; je voulais attendre que mes parents m'annoncent d'eux-mêmes mon remariage, chose qu'ils n'avaient pas encore faite. Mes camarades rirent à mes dépens, mais ils acceptèrent ma proposition.
Le silence de mes parents m'emplissait de perplexité. Je m'isolai avec Ɓeydaari Hampâté pour lui demander ce qui s'était passé.
— Ta mère tenait vaille que vaille à ce que Banel devienne ta femme, m'expliqua-t-il. Elle a plus ou moins forcé la main de ton père, et celui-ci a demandé à Tierno Bokar de bénir cette union sans lui dire que tu n'en savais rien. C'est donc en toute bonne foi que Tierno a béni ton mariage.
Il ajouta que ni mon père ni ma mère n'osaient me parler directement de cette affaire, car depuis que Tierno Bokar m'avait coiffé de son bonnet ils ne me considéraient plus comme un enfant sur qui la coutume leur donnait le droit d'user et d'abuser, mais comme une sorte d'assistant du maître.
— Que dois-je faire ? Quel conseil me donnes-tu ?
— Attendre… Attendre jusqu'à ce que tes parents se manifestent d'eux-mêmes d'une manière ou d'une autre. Cela ne saurait plus tarder, car ta nouvelle femme, elle, n'attendra pas indéfiniment.
Le lendemain matin de bonne heure, j'allai comme de coutume souhaiter le bonjour à Tierno Bokar. J'en profitai pour évoquer la question avec lui.
— Ta cousine Banel Thiam, me dit-il, a connu un mariage malheureux, au point que son père Bokari Amadou Ali a dû faire prononcer le divorce aux torts de son mari. Elle est revenue résider à Bandiagara dans sa propre famille, mais hélas son père est décédé peu après, et maintenant elle est là, vivant de soucis au milieu de ses cousines, tantes et sœurs. Ton père et ta mère ont souhaité que tu l'épouses afin qu'elle ne soit plus telle une « feuille volante » dans sa propre famille.
Pourquoi ta mère Kadidja est-elle très attachée à Banel ? Parce que c'était elle qui, en son temps, avait organisé le mariage entre la mère de Banel et Bokari Amadou Ali ; et aussi parce que, de tous les parents de ton père Tidjani, Bokari Amadou Ali fut le seul à n'avoir jamais combattu Kadidja, et même à l'avoir défendue. Si ta mère s'était trouvée auprès de Bokari Amadou Ali au moment où celui-ci s'apprêtait à quitter ce monde, je suis sûr qu'il lui aurait dit : “ Kadidja Pâté, ma sœur, je te confie mon unique fille.” Cela n'a pas eu lieu, mais ta mère, en femme de cœur et de fidélité, s'est sentie responsable de Banel et a pris sur elle de lui trouver un nouveau mari. Ne pouvant en trouver un meilleur que toi, elle a proposé en conseil de famille de vous marier. Ton père Tidjani est venu me demander de bénir cette union, et je l'ai fait selon la loi musulmane. Celle qui t'attend est donc ta femme légitime. Ce que je comprends mal, ajouta-t-il, c'est que ni ton père ni ta mère n'aient osé t'annoncer que, conformément à la tradition, ils t'avaient marié à ta cousine…
Cela me surprend également, dis-je à Tierno, car mes parents n'ont fait là qu'user de leur droit, et ils savent que je ne suis pas homme à m'insurger contre la coutume des miens. Néanmoins, leur initiative me place devant quelques questions délicates. Je souhaiterais que tu m'aides à les résoudre, afin d'être en paix avec ma conscience. Puis-je te les poser ?
— Parle, dit Tierno.
— Ma première question est la suivante : lorsque le droit traditionnel africain et le droit islamique sont en contradiction dans une affaire, lequel des deux doit-il l'emporter ?
— Quand l'affaire en question concerne les piliers fondamentaux de la religion ou les articles de foi, c'est la loi islamique qui prime. Dans tous les autres cas, on recommande vivement de prendre en considération la pitié et la charité, à cause de la parole du Prophète de Dieu : « Aucun croyant ne doit quitter cette terre sans avoir, au moins une fois dans sa vie, violé la loi (shari'a) au nom de la pitié. »
— Merci, Tierno. Voici ma seconde question : est-il recommandé d'épouser une fenu-ne dont on ne pourra éventuellement divorcer qu'au risque de provoquer, par le jeu des solidarités familiales, d'autres divorces en chaîne ?
Ma question plongea Tierno Bokar dans une profonde réflexion. Il me fixa longuement.
— Un tel mariage doit être écarté, dit-il enfin, car il peut provoquer des conflits 3. Or le Prophète a dit : « La dispute est une bête féroce endormie. Maudit soit celui qui la réveille! »
— Tes réponses, Tierno, m'amènent à deux conclusions. D'abord, l'action de mes parents met en conflit mon droit de musulman majeur, sain de corps et d'esprit, avec leur privilège traditionnel, puisque, selon la loi islamique, un mariage ne peut avoir lieu que si les futurs époux sont consentants. Ensuite, je constate que ma mère a agi sous l'impulsion d'un sentiment généreux, certes, mais aux dépens de la raison ; or, ici la raison aurait dû prévaloir, dans l'intérêt même de la paix entre nos deux familles.
Banel est une femme que j'ai pour devoir de défendre et de soutenir, mais qu'en raison des circonstances je ne devrais pas épouser. Si mes parents avaient tenu compte de mon droit de musulman et m'avaient demandé mon consentement, je leur aurais proposé une solution infiniment plus favorable pour Banel qu'une union avec moi. En effet, si un divorce doit intervenir un jour entre nous, Banel sera gênée d'user chez moi du droit d'asile que lui donne la coutume en tant que cousine. Il aurait été mieux indiqué que je lui cherche moi-même un mari; dans le cas d'une mésentente entre eux, elle aurait toujours pu venir se réfugier dans ma maison, qui est la sienne par droit familial. Désormais, la situation sera tout autre pour elle, car si jamais nous venions à divorcer elle perdrait à la fois un mari, un défenseur traditionnel et un lieu de refuge contre l'adversité.
— Dans le cas qui nous occupe, s'écria Tierno Bokar, tes droits de musulman priment sur les droits traditionnels de tes parents. Je vais rompre ton mariage avec Banel et publier ma décision. Ainsi tout rentrera dans l'ordre !
— Non, Tierno ! Pardonne-moi de te contredire, mais tout ne rentrera pas dans l'ordre aussi simplement que tu le penses, du moins pour moi. En effet, si les ennemis de ma famille ou les tiens apprennent que j'ai refusé de consommer un mariage béni par toi, ils déclareront à qui veut l'entendre que je t'ai fait perdre la face. Je sais que leurs paroles ne t'atteindront pas et qu'elles ne feront pas tomber même un poil de ton corps, mais il n'en sera pas de même pour moi. Aux yeux de tous je passerai pour un enfant doublement désobéissant : envers ses parents et envers son maître. Et où irai-je, avec une telle réputation ?
Mieux que quiconque, Tierno Bokar comprenait la gravité de la situation. N'avait-il pas été lui-même le modèle des fils et des élèves ? Alors qu'il était déjà un marabout si respecté que tout le monde lui cédait le passage dans la rue, n'allait-il pas laver de ses mains, une fois par semaine, le linge de sa mère à la rivière, ce que plus de vingt jeunes filles de son école auraient été heureuses de faire pour lui ?
— Tierno, lui dis-je, je vais me plier à la volonté de mes parents. Chacun verra ainsi que, comme disent les sufis, je suis, entre les mains de ceux qui m'ont donné le jour et de celui qui m'éduque, tel un cadavre entre les mains de son laveur. Pour le reste, je m'en remets à Dieu.
Le maître s'inclina devant ma décision.
Si j'ai rapporté ici cet événement, c'est que, mieux que toute autre explication, il illustre ce qu'était, à l'époque, la conception du mariage, fondée sur l'entraide et la solidarité, ainsi que le pouvoir des parents et la soumission des enfants. Même devenus des pères de famille ayant autorité sur leurs propres enfants, les fils demeuraient mineurs tant que vivaient leurs père et mère, comme les adeptes, même âgés, demeuraient “grands élèves” tant que vivait leur maître 4.
En sortant de chez Tierno, j'avisai la famille de ma décision et fis envoyer à mes camarades le mouton rôti de la walîma. Au grand soulagement de mes parents, la fête traditionnelle de consommation de mariage eut lieu dès le lendemain.
Baya allaitait alors le petit Tierno, notre cinquième enfant. Depuis dix ans, elle était mon unique épouse, et l'idée ne m'était jamais venue de lui en imposer une autre. Etant donné nos traditions, elle s'attendait, bien sûr, à avoir un jour des coépouses, mais pas d'une manière si inattendue et si brutale. Elle manifesta au début une mauvaise humeur et une peine bien concevables, et que je comprenais. Mais elle était forte, et se reprit au bout de quelques jours.
La fin de ma première semaine coïncidait avec la fin des trois jours que, traditionnellement, je devais consacrer à ma seconde épouse. Dès le lendemain matin, je me rendis comme convenu chez Tierno Bokar. Il me fit entrer dans l'ancienne case de sa mère, dont il avait fait sa chambre de prière et de méditation. Il s'assit en tailleur sur sa natte, m'invita à m'asseoir en face de lui et commença à parler :
— Amadou, te souviens-tu de ce que je t'ai dit il y a maintenant onze ans, lorsque je t'ai demandé de te convertir à l'Islam ?
— Oui, Tierno.
— Ce jour-là je t'ai dit : « Amadou, l'or que je possède, je ne vois pas d'oreille où le suspendre mieux qu'à la tienne. » Aujourd'hui, le temps est venu pour moi de suspendre cet or à ton oreille.
Pour mettre l'islam et les principes de la religion à la portée de tout le monde, j'ai élaboré un enseignement en langue fulfulde pour tous ceux qui viennent me confier leur formation spirituelle. Cet enseignement est à la fois exotérique et ésotérique, car chacun de ses points peut donner lieu, si la réceptivité de l'élève le permet, à des développements de niveaux variés. J'ai appelé cet enseignement du mot arabe ma'addin: « Qu'est-ce que la religion ? » ou « Ce qu'est la religion » 5.
Il m'expliqua alors le système mnémotechnique visuel très simple qu'il avait élaboré, à partir duquel les mêmes notions pouvaient être enseignées aux lettrés comme aux illettrés. Il s'agissait de deux schémas que l'on dessinait sur le sol en traçant avec le doigt une série de points, et dont chaque point évoquait l'un des principes fondamentaux de la religion. C'étaient, en quelque sorte, les diagrammes de base du catéchisme de l'Islam et de la Voie sufi, contenant en puissance des significations de plus en plus profondes, et dont chaque point était fondé sur un verset coranique ou un hadith (parole) du Prophète.
— Au fur et à mesure de son avancement, expliqua Tierno, le néophyte en découvrira les richesses comme on découvre successivement l'écorce, puis la chair, puis la graine du fruit.
Je ne m'étendrai pas davantage ici sur le contenu de cet enseignement, l'ayant fait dans un autre ouvrage 6.
Après m'avoir exposé les grandes lignes de son système, Tierno me dit :
— Je te donne le titre de jom-ma'addîn (maître de Ma'addîn, ou « dépositaire de Ma'addîn »). Je vais t'enseigner toutes les clés nécessaires pour pénétrer les aspects ésotériques de cet enseignement, dont tu seras dépositaire. Tu pourras ensuite l'enseigner et le diffuser à ta guise.
Toutes occupations cessantes, et à l'aide des schémas qu'il avait élaborés, il entreprit alors de me transmettre son enseignement oral 6. Il me permit de le mettre noir sur blanc sous sa dictée, et m'incita même à le transcrire sous forme poétique, selon mon inspiration.
Levé dès quatre heures du matin, je me rendais d'abord à la mosquée de Bandiagara pour l'y rejoindre, ainsi que ses autres “grands élèves” — comme on appelait les élèves des cours supérieurs, ou simplement les anciens. Nous célébrions la prière de l'aube, puis récitions ensemble les oraisons du wird tijani. Tierno restait en prière, ou en méditation, jusqu'à sept heures du matin, puis nous rentrions chez lui où nous attendait le petit déjeuner, invariablement composé de mboyiri, sorte de bouillie salée et pimentée contenant des petites boules de mil dans du lait caillé ; nous le prenions en commun avec les enfants et les petits élèves qui vivaient dans la maison.
Tierno s'enfermait ensuite avec moi dans sa chambre de prière et me dictait son enseignement durant toute la journée. Nous ne nous interrompions que pour le repas de midi, le petit repos qui suivait, et pour les prières qui rythmaient les grandes heures de la journée : la prière du milieu du jour (zuhur), et celle du milieu de l'aprèsmidi (asr).
Pour la prière du couchant (maghrib), nous retournions à la grande mosquée. Tout le long du chemin je me tenais aux côtés de Tierno car il lui arrivait, tout en marchant, de m'expliquer certains points ou de m'interroger sur ce qu'il m'avait dicté. Nous restions à la mosquée jusqu'à la dernière prière, qui se célébrait à la nuit tombée. Parfois Tierno me faisait ensuite revenir chez lui pour continuer de m'enseigner jusqu'à une heure assez tardive ; parfois aussi il me ramenait directement chez moi et venait saluer ma mère et mes deux épouses ; il restait alors environ une demi-heure, puis prenait congé.
Au fil des jours, le maître développait les différents points de son enseignement, tous fondés sur des versets coraniques ou des paroles du Prophète. Il m'en expliquait les parties difficiles, éclairait les passages obscurs, m'ouvrait les portes d'une compréhension plus profonde ; il s'appliquait, entre autres, sur le symbolisme des lettres et des nombres, science ésotérique islamique classique, particulièrement enseignée dans la Tidjaniya. En cela il ne faisait que se conformer à l'exemple de Cheikh Ahmed Tidjani et des grands maîtres spirituels de l'islam, qui se fondaient eux-mêmes sur le hadith : “Le Coran a un extérieur (zâhir, apparent) et un intérieur (bâtin, caché), puis un intérieur de l'intérieur, et un intérieur de cet intérieur, ainsi de suite jusqu'à sept fois.”
La qualité de jom ma'addîn m'apparaissait de jour en jour plus riche, mais aussi plus lourde et chargée de responsabilité. Une telle mission, me semblait-il, exigeait que l'on s'y consacrât tout entier ; j'envisageai donc de démissionner de l'administration et en fis part à Tierno. Il s'y opposa formellement :
— Ton travail est ta seule ressource pour entretenir ta nombreuse famille, me dit-il. En outre, il te permet d'intervenir efficacement auprès des chefs blancs en faveur de victimes sans défense, souvent punies ou accusées à tort. Enfin, et c'est pour moi capital, je ne voudrais pas que, plus tard, tu tombes dans la tentation de te faire entretenir par tes élèves. Ce serait vivre de la religion, et non la faire vivre. La religion n'est pas un métier : c'est une ascèse en vue de notre propre purification spirituelle. Tu as un métier qui te permet de rester indépendant, garde-le.
Je me souvins que déjà, lorsque j'étais enfant, il avait interdit à ma mère de me retirer de l'école française, lui recommandant de laisser ma destinée entre les mains de Dieu. Me fiant à son jugement, je renonçai à mon projet.
Pour pouvoir me consacrer tout son temps, Tierno Bokar avait momentanément suspendu les cours supérieurs de ses grands élèves. Il devait les reprendre un peu plus tard et j'y assisterais alors avec les autres élèves, nos séances privées se poursuivant le reste de la journée.
Cette période de travail intensif, si passionnante fût-elle, constituait tout de même une épreuve d'endurance et de patience sur le plan des relations familiales, devenues plus complexes depuis mon remariage. Je quittais en effet mère, épouses et enfants à quatre heures du matin pour ne les revoir que vers vingt heures, quand ce n'était pas plus tard dans la nuit.
Au bout d'un mois et demi environ, je dus effectuer un séjour de deux semaines à Bamako où résidait ma cousine Fanta Hamma, afin de régler un problème de famille.
J'avais appris par ailleurs que M. Fousset, ancien secrétaire général du gouverneur Edouard Hesling à Ouagadougou, avait été nommé gouverneur du Soudan français à Bamako. Il avait fait venir auprès de lui Marius Bellieu, comte de la Romevillière, Cazenave et Valroff, qui avaient tous servi avec lui à Ouagadougou quand il assurait l'intérim du gouverneur Hesling. Marius Bellieu avait été nommé commandant du cercle de Bamako et maire de la ville. Ayant toujours eu avec ce dernier d'excellentes relations, je profitai de mon séjour pour aller le saluer à la mairie.
— Je souhaiterais que tu viennes travailler auprès de moi à Bamako, me dit-il. Mais si tu préfères être affecté ailleurs au Soudan, je suis prêt à t'aider. Réfléchis, choisis ton poste et nous verrons. Les demandes de mutation resteront bloquées jusqu'à la rentrée.
Plein d'espoir de pouvoir être affecté à un poste qui me permettrait de rester auprès de mon maître, je rentrai à Bandiagara. Le lendemain même de mon retour, Tierno et moi reprîmes notre travail en respectant scrupuleusement notre emploi du temps habituel.
Un matin, alors que personne ne s'y attendait, le crieur public, tapant sur son petit tambour d'aisselle, se mit à parcourir les rues et ruelles de Bandiagara :
— Ohé ! Ecoutez, vous tous ! Le grand commandant de Bandiagara vous salue et vous commande à tous, hommes, femmes et enfants, de préparer vos habits de fête et vos instruments de musique afin de fêter l'arrivée d'un grand marabout, descendant en ligne directe du très grand et très saint El Hadj Omar, fils de Seydou Tall. Il arrivera demain par la voiture personnelle du grand commandant de cercle de Mopti. Une délégation de quarante cavaliers ira l'attendre au proche village de Doukombo. Les marabouts et les notables de toutes les ethnies habitant Bandiagara devront l'attendre en face du palais de Tidjani Aguibou Tall, chef de Bandiagara 7 ! Vous êtes tous prévenus, et une fois suffit !
Il s'agissait de ce même grand marabout de Dakar auquel j'avais écrit de Tougan, trois années auparavant, pour le féliciter de sa nomination dans l'ordre de la Légion d'honneur.
Le lendemain, quarante chevaux se portèrent au-devant de lui. Il arriva dans la voiture du commandant de cercle de Mopti, battant fanion bleu blanc rouge. En ville, tout le monde l'attendait. Les griots chantaient ses louanges et celles de sa famille, tandis que des étudiants d'écoles coraniques déclamaient le célèbre poème Safinat es-sadat, “La Barque du salut”, composé au début du XIXe siècle par El Hadj Omar, grand-père paternel du visiteur.
Je suivis Tierno Bokar jusqu'au palais du chef de Bandiagara, chez qui devait résider le grand marabout. La route qui menait au palais était flanquée des deux côtés de chanteurs et de danseurs. Des descendants des guerriers sofas 8 de la couronne Tall, revêtus de tenues de combat, mimaient les gestes et les actions de leurs ancêtres lorsqu'ils avaient pris part aux guerres omariennes, depuis Tamba, en Haute-Guinée, jusqu'à Hamdallaye, capitale religieuse et politique de l'empire pullo du Maasina. Au signal de Djadjé Mamadou Kamara, fils de l'exécuteur des hautes œuvres sous le règne du roi Aguibou Tall, les fils des anciens sofas lançaient très haut leurs fusils, puis les rattrapaient avec un ensemble étonnant et tiraient des salves assourdissantes. Djadjé Mamadou Kamara, vêtu de rouge et l'œil injecté de sang, marchait en tête comme s'il avait à faire face à toute une armée ennemie.
La voiture officielle stoppa devant l'entrée du palais. Tout grand marabout et recommande spécial des hautes autorités qu'il était, l'hôte illustre, étant moins âgé que son cousin le chef de Bandiagara, lui devait, selon la tradition, respect et obéissance. Dès qu'il sortit de la voiture il se déchaussa, et c'est pieds nus qu'il franchit les quelques mètres qui le séparaient de la porte d'entrée du palais. Les deux cousins se serrèrent dans les bras l'un de l'autre. Le roulement des tam-tams et le bruit des salves cessèrent, comme pour respecter l'échange de salutations qui s'instaura ensuite entre le grand marabout et les notables de la ville.
Les Tall (parmi lesquels Tierno Bokar) furent les premiers à défiler, en respectant l'ordre de primogéniture. Ce fut ensuite le tour du grand imam, du chef des Dogons, et finalement du reste de la population. Le grand marabout était de belle stature, mais une légère gêne du côté gauche se sentait quand il marchait. De teint assez foncé, le visage orné d'une belle barbe poivre et sel, son port lui donnait grand air et forçait le respect. Il portait des vêtements blancs, mais sa tête était ceinte d'un long turban de tissu jaune historié. Plusieurs médailles françaises étaient épinglées sur sa poitrine. Je saluai le grand marabout comme tout le monde, puis allai m'asseoir auprès de Tierno Bokar.
Avant de nous séparer, le chef pria toute personne possédant un cheval de se trouver le lendemain matin à huit heures à la porte du palais, afin d'accompagner le grand marabout à Déguembéré, lieu considéré comme la tombe d'El Hadj Omar 9. Le lendemain, nous étions une bonne cinquantaine de cavaliers, sinon plus. J'en faisais partie. Le cortège s'ébranla lentement vers Déguembéré. Tidjani Aguibou Tall, chef de Bandiagara, marchait en tête. Il avait à ses côtés le grand marabout, petit-fils d'El Hadj Omar, et Tierno Bokar, lui-même petit-fils de l'un des frères aînés d'El Hadj Omar, Tierno Bokari Tall, dont il portait le nom.
A Déguembéré, le grand marabout nous tint un discours élégant et d'une hauteur exceptionnelle, qui fit verser des larmes a plus d'un assistant. Puis il eut un geste qui me toucha beaucoup. La clé du mausolée bâti sur la tombe d'El Hadj Omar, gardée à l'origine par le chef dogon du village de Déguembéré, avait été retirée à ce dernier par le chef de Bandiagara. Le grand marabout rendit la clé au chef dogon :
— Garde cette clé, lui dit-il, c'est une fonction que tu dois à Dieu. Personne — et je m'en excuse auprès de mon aîné le chef toucouleur de Bandiagara — ne doit t'en frustrer.
Par ce geste, le grand marabout réparait unu injustice flagrante. Il marqua un grand point dans mon estime.
De retour à Bandiagara vers quatorze heures, la foule célébra la deuxième prière de la journée, qui fut suivie d'une visite au panthéon des Tall.
Dès le lendemain, Tierno Bokar et moi reprîmes nos travaux. Le temps nous était compté. Nous ne pouvions nous permettre d'aller faire notre cour au grand marabout en le visitant chaque jour, comme presque tout Bandiagara.
Le grand marabout, à qui rien n'échappait, remarqua vite notre absence. Que Tierno Bokar, chargé d'élèves et de responsabilités, ne puisse venir passer tout son temps auprès de lui, il l'admettait ; mais qu'un fils de Bandiagara en fasse autant, cela, il ne pouvait le tolérer. J'appris qu'il s'était informé sur moi. On lui dit qui j'étais et ce que je faisais. Le grand marabout, qui avait une mémoire d'éléphant, découvrit vite que j'étais ce commis qui, de Tougan, lui avait envoyé une lettre de félicitations à l'occasion de sa promotion dans l'ordre de la Légion d'honneur, à qui il avait répondu en lui conseillant d'être fidèle et obéissant envers les représentants de la France, et qui, depuis, avait coupé court à toute correspondance.
Des pêcheurs en eau trouble se hâtèrent de lui dire que j'étais inconditionnellement l'homme et l'adepte de Tierno Bokar et que, sans être vraiment impoli envers les autres notables ou marabouts Tall de la ville, je n'avais d'yeux, d'oreilles et de pieds que pour voir, écouter et visiter Tierno Bokar, et uniquement Tierno Bokar !… Le grand marabout en prit ombrage. Comment ! Un fils de Bandiagara, foutanké (originaire du Fouta, donc toucouleur 10) par sa lignée maternelle, dont le grand-père Pâté Psullo avait été l'un des fidèles et des grands intimes d'El Hadj Omar, et qui était lui-même fonctionnaire — c'est-à-dire quelqu'un à qui lui, le grand marabout, pourrait être utile en raison des exceptionnelles faveurs dont il jouissait auprès du gouverneur général de FAOF et de toute l'administration coloniale — ce fils de Bandiagara, donc, choisissait de rester auprès d'un pauvre marabout confiné entre les quatre murs de sa modeste demeure plutôt que de venir le visiter, lui ? Il y vit, à tort, une intention offensante, et j'eus des échos de son irritation. Or, sa loi — je l'apprendrai plus tard à mes dépens — était intransigeante : qui n'était pas avec lui était contre lui.
Sans doute décida-t-il de me donner un avant-goût de ce qu'il en coûtait de le négliger… Le lendemain, il convoqua tout Bandiagara pour une visite pieuse dans un lieu clôturé. Se plaçant à l'entrée, il prit sur lui de régler l'ordre d'introduction. Faisant mine de ne pas me voir, il fit entrer tous les Tall d'abord, puis les marabouts, puis les notables, enfin les autres corporations… La stratégie était évidente : il comptait m'inviter à entrer sinon le dernier, du moins en même temps que les captifs. A l'époque, dans notre société, un tel geste délibéré de la part d'une si haute autorité morale et religieuse, honorée par tous, pouvait me frustrer d'un seul coup de mon rang traditionnel : toute la ville risquait de me considérer comme un étranger, sinon un banni. Il fallait trouver une parade, et vite.
Me montrer vexé aurait été procurer une grande joie au marabout, car il n'agissait visiblement que dans le but de blesser mon amour-propre. Au lieu de cela j'allai me placer de moi-même derrière tout le monde, en bon dernier, et j'attendis mon tour les yeux baissés, pour n'avoir pas à regarder de son côté ni paraître solliciter son indulgence. Il lui fallait reprendre la situation en main :
— Amadou Bâ, cria-t-il, pourquoi vas-tu te mettre là-bas derrière tout le monde ?
Avant même de réfléchir la réponse jaillit de mes lèvres :
— Parce que je suis très ambitieux ! J'aspire à être parmi les premiers au jour du jugement dernier, car l'apôtre de Dieu Issa ibn Maryam (Jésus fils de Marie) a enseigné que les premiers seraient les derniers, et les derniers les premiers. Il y a aussi le fait que tout bon berger se met derrière son troupeau ; or je voudrais être un bon berger pour mes concitoyens.
Je regrette aujourd'hui cette réplique hâtive, un peu goguenarde, voire provocante, mais dans la situation difficile où je me trouvais elle fut la première qui me vint à l'esprit. Ce n'était pas la première fois — et ce ne sera pas la dernière — que, sous le coup d'une impulsion, je prononçais trop vite des paroles imprudentes. Toujours est-il que cette réplique déclencha chez le grand marabout une antipathie très vive à mon égard, laquelle, hélas, à partir de 1937, au moment de la crise du Hamallisme et devant ma volonté inébranlable de ne pas abandonner Tierno Bokar, se transformera en une haine implacable.
Si un autre s'était trouvé à ma place et qu'il m'eût demandé conseil, je lui aurais certainement suggéré les quelques précautions à prendre pour ménager la susceptibilité d'un homme que son haut rang et ses indéniables qualités avaient habitué à être honoré plus que quiconque. Quelques visites de politesse au grand marabout durant son séjour m'auraient évité bien des désagréments plus tard. Mais l'adage le dit bien : On ne peut voir tout seul le sommet de son propre crâne ; on voit clair pour les autres mieux que pour soi-même. Plongés comme nous l'étions dans notre travail, ni Tierno Bokar ni moi-même n'étions à même de déceler les signes annonciateurs d'un orage qui, plus tard, par ses effets directs ou indirects, ferait basculer nos existences. Au moins aurai-je un jour la satisfaction, avant la disparition du grand marabout et alors que je serai moi-même sur le versant de la vieillesse, de me réconcilier avec lui et de lever bien des malentendus qui nous avaient séparés…
Dernier entré dans le lieu de visite, je fus aussi le premier à en sortir. J'attendis au-dehors Tierno Bokar. Dès qu'il apparut, il m'emmena chez lui et reprit son enseignement.
Après une bonne semaine durant laquelle tout Bandiagara fut sur pied pour le servir et l'honorer, le grand marabout, qui ne me portait pas dans son cœur, quitta la ville. Plusieurs de mes amis, qui avaient entendu ses réflexions à mon endroit, vinrent m'avertir de me tenir sur mes gardes, et surtout de ne jamais me trouver sur son chemin. D'aucuns me conseillèrent même de lui envoyer une lettre d'excuses et de lui demander sa protection, insinuant qu'il lui était facile de me faire accomplir une brillante carrière administrative, ou, au contraire, de me briser rien qu'en levant le petit doigt de sa main gauche, tant était grande son influence.
Je remerciai mes informateurs, mais restai sur ma position :
— Ecrire au grand marabout pour lui présenter des excuses, leur dis-je, serait prouver que j'ai commis des fautes à son égard. Or ce n'est pas exact. Quant au succès de ma carrière, je préfère le devoir à mon travail plutôt qu'à un « piston » qu'il me faudrait payer par une soumission passive envers mon bienfaiteur, fût-il le grand marabout lui-même.
— S'il en est ainsi, me dit l'un de mes amis, alors cherche trois ceintures solides pour te ceindre la taille, car le jour où le grand marabout donnera le signal de l'attaque, tous les Toucouleurs, les Tall en tête, te combattront, et ceux qui ne le feront pas te fuiront comme la peste.
Je pris bonne note de cet avertissement. Mais il me paraissait bien improbable, à cette époque, qu'un aussi grand personnage, qui avait l'envergure d'un éléphant, puisse vouloir un jour se mesurer au petit singe que j'étais…
Quelque temps après, Tierno Bokar rouvrit les cours supérieurs avec ses “grands élèves”. Son école était alors la plus fréquentée de tout Bandiagara. On lui envoyait des élèves de toutes parts, et parfois de fort loin, voire d'autres écoles, pour des stages de dix jours, de plusieurs mois ou même de plusieurs années. En raison de l'affluence il avait dû cesser d'enseigner lui-même le Quran aux jeunes enfants ; de grands élèves s'en chargeaient sous son contrôle.
Considéré comme un excellent pédagogue dans les sciences islamiques classiques, il enseignait le Quran, les hadith (paroles et faits du Prophète), le droit islamique, l'histoire et la théologie. Grand arabisant, son éloquence en langue arabe n'avait d'équivalent que son coup de plume, qui en faisait l'égal de n'importe quel calligraphe d'Egypte ou d'Arabie. En plus du fulfulde, sa langue maternelle, il possédait à la perfection les langues bambara et haoussa et en parlait couramment plusieurs autres, notamment le dogon, ce qui lui permettait de se faire comprendre facilement de beaucoup de monde.
— Plus on parle de langues, et plus on représente d'êtres humains, disait-il.
Aux matières islamiques classiques, il ajoutail, pour ceux qui s'y intéressaient, la philosophie spirituelle sufi, plus particulièrement à travers l'enseignement de la Tidjaniya. Tout son enseignement était fondé sur l'orthodoxie musulmane et sur les paroles des grands saints et maîtres spirituels de l'Islam, qu'il connaissait parfaitement.
Du fait de sa qualité de moqaddem tijani, fonction habilitant à recevoir les adeptes dans la tariqa (voie), à leur transmettre le wird symbolisé par le chapelet et à leur dispenser l'enseignement, sa maison était non seulement une école coranique, mais aussi une zaouia, c'est-à-dire un lieu de rencontre, de prière et d'étude pour les adeptes d'une confrérie sufi.
Un jour, un marabout réputé, qui avait entendu vanter les mérites de Tierno Bokar, était venu à Bandiagara pour sonder ses connaissances. Après leur rencontre, quelqu'un lui demanda :
— Quel est le savoir de Tierno Bokar par rapport au vôtre ?
— Si l'on pèse dans les plateaux d'une balance avec des pièces d'or ce que l'un et l'autre nous avons appris, répondit-il, ce que j'ai appris vaut cinq mille francs et ce que Tierno Bokar a appris vaut cinquante francs. Mais si l'on pèse le savoir de Tierno Bokar et le mien, mon savoir pèsera cinquante francs, et son savoir cinq mille francs. Moi, j'ai la science. Tierno Bokar a la connaissance.
De nombreux élèves vivaient de façon permanente dans sa concession. Pour entretenir cette vaste maisonnée, Tierno n'avait pour toutes ressources que la récolte d'un champ de mil. Nombreux étaient les habitants du cercle de Bandiagara qui, pour l'aider, lui apportaient soit leur zakkat (la dîme charitable annuelle due par tout musulman), soit leur mûd (ration de mil dont chaque fidèle est tenu de faire l'aumône à la fin du mois de ramadan). Sur ces dons, Tierno prélevait juste ce qu'il lui fallait pour entretenir sa famille et ses élèves, et distribuait le reste aux sans-ressources qui venaient d'un peu partout se confier à lui. Il recommandait vivement la pratique de l'agriculture et cultivait lui-même son champ de mil avec ses grands élèves. Pour lui, laisser passer un hivernage sans cultiver était un péché grave aux yeux de Dieu !
Tierno avait fait d'une parole du Prophète sa règle d'or : “Parlez aux gens à la mesure de leur entendement.” Aussi chaque élève était-il l'objet d'un traitement spécial : “Certains restent éternellement jeunes, disait-il, et d'autres sont vieux dès leur naissance. Ceux qui restent jeunes, ce sont ceux qui comprennent facilement et qui retiennent tout. Quant aux « vieux de naissance », ce sont ceux qui ont le plus grand mal à retenir et à comprendre. Mais pour chacune de ces sortes de personnes, il existe un moyen de leur parler.
Comme dans l'enseignement traditionnel africain, pour mieux se faire comprendre il puisait ses exemples ou ses illustrations dans les petits événements de la vie courante, dans les phénomènes de la nature, profitant de chaque circonstance pour développer tel ou tel point de son enseignement ou nous faire saisir quelque chose d'essentiel. C'est pourquoi son enseignement prenait souvent la forme de paraboles.
— Le grand livre de la nature, nous disait-il, est le seul dont les pages ne se déchirent jamais. Il est toujours là, à votre disposition, attendant d'être déchiffré.
Bien que l'ayant déjà racontée de nombreuses fois, je rappellerai ici une anecdote touchante qui a le double mérite d'illustrer sa méthode et de donner une idée de ce qu'était sa réelle compassion pour tous les êtres vivants, jusqu'aux plus modestes des animaux.
Un jour de cette année 1933, j'écoutais, avec un groupe de grands élèves, la leçon que nous donnait Tierno. Ce jour-là, la leçon portait sur les différentes interprétations ésotériques de l'hexagramme 11, forme interne apparaissant à l'intérieur du chapelet tijani à partir des six petits taquets qui séparent les différents groupes de grains, et débouchait sur des notions de haute théologie ou de spiritualité qui nous transportaient. Emerveillés, nous buvions ses paroles. A l'extérieur, le vent soufflait très fort. Sous le choc d'une bourrasque plus violente que les autres, un nid d'hirondelle, qui se trouvait accroché sous l'avancée du toit, s'ouvrit en deux. Un petit poussin d'hirondelle, déséquilibré, tomba sur le sol, piaillant désespérément : “Tyou! Tyou! Tyou !” Fascinés par la leçon, aucun de nous ne s'intéressa à l'oisillon. Le maître déposa le chapelet qu'il tenait à la main ferma lentement son livre et nous regarda longuement, sans rien dire ; puis il regarda l'oisillon et ramena les yeux vers nous.
— Maître, qu'y a-t-il ? demanda un élève.
— Donnez-moi ce fils d'autrui, que vous abandonnez derrière vous là-bas !
Quelqu'un lui apporta le poussin d'hirondelle. Il l'examina attentivement, vit qu'il n'était pas blessé et en rendit louanges à Dieu. Il déposa alors l'oisillon, puis alla dans sa chambre dont il revint avec une longue aiguille et du fil. Il demanda à un élève de renverser un gros mortier sur le sol juste sous le nid, et monta dessus. Je revois encore sa silhouette blanche dressée vers le rebord du toit. Là, de ses longs doigts fins de brodeur 12, il raccommoda si délicatement et si soigneusement le nid que celui-ci en devint sans doute plus solide qu'il ne l'avait jamais été. A sa demande quelqu'un lui tendit l'oisillon. Il le replaça doucement dans son nid puis il revint s'asseoir. Comme il ne rouvrait pas son livre, quelqu'un lui demanda :
— Maître, nous continuons la leçon ?
— Non, c'est inutile, répondit Tierno. Il est nécessaire que je vous parle encore de la charité, car je suis peiné de voir qu'aucun de vous n'a suffisamment cette vraie bonté du cœur. Si vous aviez un cœur charitable, il vous eût été impossible d'écouter une leçon, portât-elle sur Dieu lui-même, quand un petit être misérable vous appelait au secours. S'il s'était agi du fils de votre mère, vous vous seriez précipités pour l'aider ! Mais celui-là ne parle pas ; il ne sait que crier, il ouvre son bec pour crier au secours. Vous n'avez pas été émus par ce désespoir, votre cœur n'a pas entendu cet appel.
Eh bien, mes amis, sachez que même si vous apprenez toutes les sciences et toutes les théologies de toutes les religions du monde, si vous n'avez pas de charité dans le cœur, cela ne vous servira absolument à rien ! Celui qui est sans charité, il pourra considérer ses connaissances comme un bagage sans valeur. Nul ne jouira de la rencontre divine s'il n'a pas de charité dans le cœur. Sans elle, ses cinq prières ne seront que des gesticulations sans importance ; sans elle, son pèlerinage sera une villégiature sans profit 13.
Ce jour-là, il n'a pas repris sa leçon ; il n'a fait que nous parler d'amour et de charité. Et depuis, aucun de nous ne pouvait plus voir un poussin ou un petit animal errer désemparé sans courir s'en occuper ou lui apporter de l'eau.
C'était la première fois que je passais une aussi longue période à ses côtés. Certes j'étais, comme on dit, “né entre ses mains”, j'avais fréquenté son école coranique dans mon enfance et je le considérais comme un père, mais à cet âge je pensais surtout à rejoindre mes petits camarades de jeux dès la fin des cours ; il le comprenait d'ailleurs parfaitement. Par la suite, et surtout durant mon séjour en Haute-Volta, à travers nos correspondances ma relation avec lui s'était approfondie ; il était devenu mon vrai guide spirituel. Mais maintenant, c'était autre chose : je partageais presque tous ses instants du matin jusqu'au soir, je le regardais vivre.
C'était un homme de taille moyenne, au regard clair et expressif, d'un naturel aimable et non dépourvu d'humour. C'est de lui que j'ai hérité cette parole : “Riez, faites rire sainement ! Toujours trop sérieux n'est pas très sérieux !”
Plein d'attentions pour tous, il était particulièrement à l'écoute des enfants. Au moment des repas, il ne prenait place que lorsque tous les petits élèves avaient fini de manger. Il assistait à leur repas, distribuait par-ci par-là des bonbons, du lait ou de la sauce, calmait ou séparait ceux qui se chamaillaient. Lui qui n'avait pas eu d'enfants était un peu comme le grand-père de tout le monde. Lorsqu'il sortait de sa case, s'il trouvait un groupe d'enfants assis en train de jouer ou de parler, il s'approchait d'eux et les observait. Parfois il s'asseyait à leurs côtés et participait à leur petit jeu jusqu'à ce qu'ils aient fini. Alors seulement il se levait pour aller rejoindre les adultes ou ses grands élèves qui l'attendaient.
Quand il arrivait, tout le monde se levait très vite pour le saluer, mais quoi que l'on fasse il était le plus rapide et le premier à dire Salaam ! Et lorsqu'un visiteur venait le voir, il était toujours le premier à venir au-devant de lui. A la fin de leur entrevue, il le raccompagnait jusqu'à l'entrée, et il s'arrangeait pour le devancer afin de pouvoir lui présenter ses chaussures 14. Il avait cette tendance, naturelle et non affectée, de servir plutôt que d'être servi.
En sa présence, on était heureux, apaisé, comme si le manteau des soucis et des préoccupations tombait de vos épaules. Les gens avaient coutume de dire : « Quand tu vas chez Tierno Bokar Salif 15, tous tes soucis restent à la porte de son vestibule, tu ne les retrouves qu'en sortant. Et parfois, certains ont même disparu. »
Chose très rare, il était capable de reconnaître ses propres défauts et n'avait pas peur de se critiquer publiquement. Mais il ne mettait non plus aucune fausse honte à dire avec un bon sourire :
— Ah! Aujourd'hui, je suis content de moi ! pour telle ou telle raison.
Ni les jeunes enfants ni les élèves n'avaient peur de lui, car jamais il n'avait été un maître brutal, mais il nous inspirait parfois une sorte de crainte respectueuse. Quand il apparaissait, il nous arrivait d'être comme saisis, sans trop savoir pourquoi. Derrière son sourire et sa bonté, on sentait une grande force, quelque chose de clair et d'inébranlable. Il possédait d'ailleurs une totale maîtrise de lui-même et de ses nerfs : ses gestes étaient calmes, mesurés, comme contrôlés par sa volonté ; il était capable de rester immobile pendant très longtemps, sans bouger aucune partie de son corps, et à l'occasion son visage pouvait devenir impassible, comme n'extériorisant plus rien. Il présentait une autre particularité que je n'ai observée nulle part ailleurs : dans la deuxième moitié de l'après-midi, alors que le soleil déclinait vers le couchant, son front se mettait à briller comme un miroir, au point que les gens de Bandiagara disaient : “Quand vient le crépuscule nous n'avons plus besoin de miroir : il suffit d'aller se mirer dans le front de Tierno Bokar Salif… ”
Autant que ses paroles, ce qui nous touchait c'était son comportement, et ce qui émanait de lui. Quand il nous disait, par exemple, que nous avions tous quelque chose à apprendre les uns des autres, ce qui nous convainquait c'était sa propre simplicité. Il supportait mal, en effet, d'être appelé Maître (Cheikh en arabe, ou Tierno en fulfulde).
— Je ne veux pas de ce titre, protestait-il, c'est vous qui me le faites subir !
Il tolérait “Tierno” en raison de l'ambiguïté du terme, puisque c'était aussi son nom 16, mais il préférait “Frère en Dieu”, ou “Moniteur”. Lui-même ne nous appelait jamais autrement que “mes frères”, ou “mes amis”.
Très simple lui-même, il avait particulièrement horreur de l'ostentation et des faux-semblants. Un jour, en réponse à une question, il évoqua l'attitude de “l'hypocrite ridicule”, “cet individu qui, affublé d'un turban entortillé huit fois autour de la tête, porte ostensiblement autour du cou un chapelet à gros grains, marche appuyé sans nécessité sur l'épaule d'un disciple et sur un bâton plus fétiche que bourdon. Cet homme prononce avec beaucoup plus de bruit que de ferveur la formule de la Shahâda (Là ilâha illAllâh…) et prêche avec une ardeur qui n'est motivée que par l'espoir d'un gain immédiat.”
Or, ce jour-là, j'avais justement mon chapelet autour du cou, et il m'arrivait parfois, quand des élèves moins âgés m'accompagnaient, de m'appuyer sur eux, selon une coutume de chez nous. Il m'avait observé de son coin sans rien dire… De ce jour, je n'ai plus porte mon chapelet autour du cou — sauf parfois dans mon age avancé, et pour des circonstances particulières — et, autant que possible, ne me suis plus appuyé sur personne.
Mais ce qu'il ne pouvait supporter, c'était la superstition. Jamais il ne voyait une amulette au cou de l'un de ses élèves adolescents sans venir tirer sur sa corde avec force comme s'il voulait l'arracher, tout en maugréant ! C'est dire qu'il ne voyait pas d'un très bon œil les petits marabouts ambulants qui faisaient commerce de la religion en vendant talismans, prières et amulettes…
Il n'aimait point non plus l'attitude appelée taqlid, c'està-dire l'imitation passive en matière de religion, où l'on s'interdit tout raisonnement et tout effort pour mieux comprendre et où l'on acquiesce à tout ce qui se dit sans autre recherche, par simple conformisme religieux.
Son comportement, inutile de le dire, n'était pas toujours compris, ni sa manière de sortir des sentiers battus.
L'une de ses innovations — qui se généralisa largement plus tard mais qui, sur le moment, fut considérée comme une audace sacrilège — fut d'introduire l'usage de la montre à la mosquée pour déterminer l'heure de la prière.
Les marabouts s'indignèrent :
— Nos grands-parents n'ont jamais utilisé un engin d'infidèle pour des cérémonies religieuses !
— Si vous ne vouliez suivre que les traditions de vos ancêtres, répliqua Tierno, alors vous ne seriez pas musulmans aujourd'hui. En effet, l'Islam a été importé chez nous de l'extérieur ; et si nos ancêtres l'ont adopté, c'est parce qu'à la lumière de leur intelligence ils ont estimé qu'il était préférable à l'idolâtrie. Pourquoi n'adopterions-nous point l'usage de la montre si cela se révèle utile ?
Un soir, vers la fin de l'après-midi, alors que l'on se préparait pour aller célébrer à la mosquée la prière de maghrib qui suit immédiatement la disparition du soleil derrière l'horizon, le ciel se recouvrit de nuées orageuses et le temps se fit plus sombre qu'à l'accoutumée. Dépourvu de tout repère, le muezzin, estimant le moment venu, appela à la prière du haut du minaret. Quand tout le monde fut réuni et que l'imam se plaça à la tête des fidèles pour commencer la prière, Tierno dit à haute voix :
— Imam, vous allez commettre une faute et la faire commettre à tout le monde. Le soleil n'est pas encore couché.
Interloqué, l'imam se retourna. L'un des antagonistes de Tierno l'apostropha :
— Comment le sais-tu ? Peux-tu voir ce qui est caché ? Vraiment, tu as trop de prétention !
— Je n'ai nullement la prétention de connaître ce qui est caché, répondit Tierno. J'ai simplement consulté ma montre, qui est toujours très juste.
On entendit des rires étouffés et des chuchotements.
— Il a consulté son engin chrétien… Quelle excentricité ! L'imam maugréa contre Tierno et sa montre, leva les mains et commença la prière.
Une coïncidence heureuse se produisit alors. A peine les fidèles avaient-ils fini de prier qu'un faible rayon doré perça la couche de nuages et vint éclairer la mosquée. Tous s'écrièrent :
— Allâhu akbâr ! Dieu est le plus grand ! comme il est séant de le faire chaque fois qu'un événement dépasse ou contredit l'entendement des hommes.
Les amis de Tierno se retournèrent pour l'acclamer, mais il avait déjà disparu.
Le lendemain soir, quand il apparut à la mosquée pour la prière du couchant, certains voulurent lui faire une ovation. Il les arrêta d'un geste :
— Il a plu à Dieu de vous ouvrir les yeux pour vous aider à comprendre, mais je suis aussi ignorant que vous. J'ai seulement consulté un guide sûr : ma montre. Je n'y ai aucun mérite ; si mérite il y a, il revient à Dieu et à celui qui a inventé la montre.
Une autre de ses innovations n'était pas du goût de tout le monde. Il avait en effet le souci permanent de mettre l'enseignement religieux à la portée de tous, afin d'affranchir la masse de la tutelle coûteuse des marabouts et, surtout, lui éviter de devoir répéter sans les comprendre des textes religieux inintelligibles pour elle puisqu'elle ne connaissait pas leur sens en arabe :
— Pour nous, qui avons le bonheur de posséder une langue capable de reproduire presque tous les mots arabes , c'est une nécessité et un devoir que d'enseigner à tous en notre langue fulfuldela doctrine du Prophète Muhammad. Ce dernier n'a-t-il pas dit : “Parlez aux gens à la mesure de leur entendement ?”
L'éducation religieuse de la femme et de l'enfant, en particulier, le préoccupait beaucoup. Il enseignait le Qur'an dans le texte aux enfants, mais il le leur expliquait dans leur langue maternelle.
— Si nous attendons que chacun parle l'arabe, disait-il, nous n'arriverons jamais à comprendre notre religion. Or Dieu ne nous impose pas une langue, il nous impose une foi.
La connaissance de l'arabe n'était pas, en effet, à la portée de tout le monde, et certains de nos “grands turbans” n'en avaient eux-mêmes, il faut l'avouer sans en rougir, qu'une couche très mince.
L'indépendance d'esprit de Tierno Bokar se manifestait même a l'égard de l'administration coloniale. Ce n'était pas qu'il fût en mauvais termes avec ses représentants, mais il se refusait à leur servir d'auxiliaire sous quelque forme que ce soit, s'estimant étranger aux tâches qu'on lui proposait — comme le fera aussi de son côté, d'ailleurs, le Chérif Hamallah, ce qui sera considéré comme une attitude “antifrançaise” caractérisée ! L'administration de l'époque aurait bien voulu pouvoir exploiter l'influence de Tierno Bokar. Certaines années où l'impôt avait du mal à rentrer, par exemple, on avait essayé de l'envoyer à cheval dans les villages pour recommander aux gens de payer…
Tierno s'étonnait :
— Vous disposez de la force, vous avez des fusils et des soldats, et vous voulez vous servir d'un pauvre marabout comme moi pour vous faire payer ce qu'on vous doit ?
Un jour, le commandant de cercle l'avait convoqué pour lui faire une proposition :
— Tierno Bokar, un homme probe et droit comme toi se doit d'aider au bon fonctionnement de la justice. Je souhaiterais vivement que tu acceptes d'être nommé assesseur.
— Malheureusement, répondit Tierno avec son bon sourire, à partir du jour où je jugerai mes semblables, je cesserai d'être probe.
Et jusqu'au jour où il tomba en disgrâce, il refusa ce poste qu'on lui offrait avec insistance.
J'ai déjà dit que, pour lui, tout était motif d'enseignement. Comme je m'étais laissé aller en sa présence à critiquer l'administration coloniale, il me laissa parler jusqu'au bout, puis il me tança :
— Que ce soit la dernière fois que tu tombes dans ce travers ! Le besoin de critiquer est comme une maladie, et une maladie contagieuse. Prends dans l'administration ce qu'elle a de bon, et ce que tu crois ne pas être bon, laisse-le-lui ; ce sera toujours bon pour elle, pour des raisons que tu ne connais pas. Cela vaut aussi pour les individus : considère leurs qualités, prends en eux ce qu'ils ont de bon, et quant à leurs défauts, laisse-les-leur. C'est leur affaire et non la tienne.
Et surtout, Amadou, ne crois pas que le commandement, quel qu'il soit, ait jamais passé une nuit entière aux côtés de la vérité et de la justice. Ils ne peuvent demeurer ensemble, parce que la justice tue le commandement. Quand le commandement, ou le gouvernement, fait rendre la justice, c'est que cette justice ne lui gâche rien. Bien entendu, il arrive que le commandement revête le manteau de la religion, mais alors, attention ! Ce n'est plus de la religion, c'est du « commandement par la religion », ou de la « religion domestiquée ».
Il nous invitait d'ailleurs souvent à établir une distinction entre l'Islam essentiel, l'Islam des origines, et ce qu'il pouvait devenir au cours des temps entre les mains des princes ou des puissants de ce monde…
— Amadou, conclut-il, la justice est divine, elle n'est pas humaine. Vois, même au sein des familles, vous ne parvenez pas toujours à être justes entre vos différents enfants : il y a des préférences, des moments où vous êtes dans l'embarras…. Souviens-toi bien de cela : le commandement est une chose, la justice en est une autre.
Vers le quatrième mois, Tierno Bokar en vint, dans son enseignement, à traiter des qualités spirituelles propres aux différents prophètes mentionnés dans le Coran, depuis les grands “Envoyés de Dieu” : Adam, Abraham, Moïse et Jésus, en passant par tous les prophètes intermédiaires, pour finir par le Prophète de l'Islam. Quand il en arriva à ce dernier, je fus particulièrement touché par ses qualités de générosité et de magnanimité, et particulièrement par deux de ses actions : le pardon qu'il accorda, lorsqu'il revint dans la ville de La Mecque, à tous ses anciens ennemis vaincus qui l'avaient pourtant jadis si cruellement traité, lui et les siens ; et, d'autre part, l'affranchissement de la totalité des “captifs” attachés à sa famille lorsque, en 633, il sentit venir la mort. Aucun d'eux, du vivant du Prophète, n'avait accepté de le quitter ; mais il voulait garantir leur avenir après son départ, et quitter ce bas monde les mains vides.
Désireux d'imiter l'attitude du Prophète, je décidai d'affranchir officiellement un homme que, de toute façon, je ne pouvais considérer comme un captif, et moins encore comme “mon” captif : je veux parler de Ɓeydaari Hampâté, élevé par mon père Hampâté comme un fils et désigné par lui sur son lit de mort comme gérant de ses biens et tuteur de ses enfants, et qui, depuis, avait toujours été pour moi le plus affectueux des grands frères, et pour toute ma famille un soutien fidèle. Certes, à l'époque et dans notre milieu, le terme de “captif” était plutôt devenu un terme d'usage et ne recouvrait plus une réelle condition de servitude — en tout cas pas à mes yeux — mais c'était tout de même un statut, et je souhaitais en libérer Ɓeydaari. Je fis part de mon projet à Tierno Bokar.
— La libération ou le rachat des captifs est l'un des actes qui furent le plus appréciés par Dieu et son Prophète, me dit-il ; et il attira mon attention sur le fait que, dans un grand verset du Coran qui résume les fondements de la foi et du comportement conseillé aux hommes, cette libération est incluse dans les charités accomplies “pour l'amour de Dieu” et citée avant même la prière, l'acquittement de la dîme aumônière (zakkat), la droiture et la patience 17.
— Mais, ajouta-t-il, as-tu de quoi doter Ɓeydaari ? On ne libère pas un captif en lui laissant les mains vides ; ce serait le pousser vers la misère, qui est une autre forme de captivité grave. Je sais que Ɓeydaari a un métier 18, mais ceci n'entre pas en ligne de compte.
— Mon cheval Caayhel, qui a été premier prix classé aux courses de Tougan et de Ouahigouya et qui vaut en ce moment dix têtes de bétail, représente-t-il une dotation suffisante ? Si oui, je le léguerai à Ɓeydaari. Il pourra ainsi se constituer le début d'un troupeau — ce qui ne l'empêchera nullement de rester dans la maison familiale et d'y vivre comme auparavant, mais en homme libre.
— Là où une vache laitière suffit, dit Tierno, il est hors de doute que dix têtes donneront dix fois satisfaction.
Le lendemain, il convoqua Ɓeydaari et, en ma présence, lui fit part de mon intention. Après un moment de stupéfaction, tout à coup le vieux captif fondit en larmes. Quand il put se reprendre, c'est d'une voix tremblotante, entrecoupée de plaintes, qu'il nous dit sa peine :
— O Tierno ! Le jour où mon père Hampâté m'a arraché des mains du bourreau qu'était le griot Amfarba, j'ai versé des larmes de joie. Avec mon père Hampâté, je n'ai jamais senti que j'étais un captif. Jamais il ne m'a frappé, jamais il ne m'a fait manger des restes de repas, jamais il ne m'a tenu à l'écart. Au contraire, il me faisait manger avec lui, et je dormais dans une pièce contiguë à la sienne. Il commandait mes vêtements dans la boutique même où le roi Aguibou Tall faisait faire les costumes de ses enfants, et m'habillait à leur image. Mais aujourd'hui, les larmes qu'Amadou Hampâté me fait verser sont le contraire de celles que m'a fait verser son père il y a près de trenteneuf ans !
Hampâté avait fait de moi son propre fils. Il ne s'était pas contenté de me placer à la tête des six captifs de sa maison, qu'il avait tous recueillis, il alla jusqu'à me léguer en mourant la gestion de tous ses biens et même la garde de ses deux fils, Hammadoun et Amadou, qu'il disait être mes petits frères.
Quand Hammadoun est décédé dans la fleur de l'âge, je n'ai plus eu de petit frère qu'Amadou ici présent. Je pensais que lui et moi serions unis pour la vie, car je ne me connais aucun autre parent que lui. Et voilà qu'il décide de me rejeter ! Il dit qu'il veut me libérer, mais cela revient à me rayer de la maison de Hampâté où celui-ci m'avait admis avec tant de cœur et de charité. Comment pourrais-je ne pas pleurer à en épuiser toutes mes larmes, à en pleurer mon propre sang !
Le pauvre homme était écrasé de chagrin.
Tierno se pencha vers lui :
— Ɓeydaari Hampâté, détrompe-toi ! Plus que Hampâté lui-même, c'est Amadou qui, aujourd'hui, fait de toi un membre de la maison Hampâté à part entière. Avant ton affranchissement, selon notre loi tu étais héritable, au même titre que tous les autres biens transmissibles de la famille ; tandis que maintenant, tu deviens l'héritier légal des biens de cette famille en l'absence des enfants et petits-enfants, dont tu cesses d'être le « captif » pour devenir juridiquement l'oncle paternel.
Au fur et à mesure que Tierno parlait, les traits de Ɓeydaari se détendaient et son visage s'éclairait. A la fin, ses pleurs se, changèrent en rire.
— Dieu m'en est témoin, s'écria-t-il, je préférerais mille fois un esclavage qui m'attacherait à Amadou plutôt qu'une liberté qui m'en séparerait !
La cause était entendue. Tierno Bokar, devant deux témoins, son neveu Mamadou Amadou Tall et mon oncle Samba Hammadi Bâ, déclara mon intention de libérer Ɓeydaari Hampâté en le dotant d'un coursier classé, et l'acceptation de Ɓeydaari de cesser d'être captif pour devenir membre ayant droit de la famille Hampâté. Tierno Bokar rédigea en arabe l'acte de libération qui fut signé par lui-même, les deux témoins, le libéré et le libérateur. Conformément à l'usage, je devais donner au libéré un nouveau nom qui remplacerait son nom de captif. Je choisis “Zeydi”, nom du premier affranchi du Prophète Mohammad. Ɓeydaari signa l'acte de son nouveau nom : “Zeydi Hampâté”, sous lequel, depuis, il resta connu dans le pays.
Dans la nuit du jeudi ou du vendredi, les anciens avaient coutume de réciter des poèmes religieux. C'est ainsi que je découvris les grandes odes mystiques de Maabal, qui était considéré comme l'un des plus grands poètes fulɓe de l'époque. On l'appelait “le plus ivre des élèves de Tierno”, car ivre, au cours de sa brève existence, il l'avait été dans les deux sens du mot : au sens matériel, d'abord, puis au sens spirituel. Son histoire extraordinaire me fût racontée par Tierno Bokar lui-même et par quelques anciens de la maison.
On ne connaissait de lui que son nom personnel, Bahamma, et son surnom, Maabal. Son nom de clan est resté ignoré. Né avant la fin du siècle, il appartenait à la caste des tisserands et vivait à Mopti, avec sa mère qui était potière. Il menait alors une vie dissolue, passait ses nuits dans les bouges à chanter et à boire, était presque toujours ivre et fréquentait les mauvais garçons. Les gens de Mopti l'appelaient “ce voyou de Maabal”. Mais il avait une qualité : chaque soir, avant d'aller s'enivrer avec ses compagnons, il prenait le panier de sa mère et allait chercher pour elle au bord du fleuve de la terre à poterie.
il ramassait un beau paquet de terre, le malaxait comme il faut, le mettait dans son panier et le ramenait à sa mère.
— Je te demande la paix, et la permission de sortir, lui disait-il. Et il partait.
Tierno Bokar, lui, ne quittait presque jamais Bandiagara. Dans toute sa vie, il n'a fait que deux grands voyages : l'un à Say (ville du Niger proche de la frontière voltaïque) et l'autre à Nioro, en 1937, pour y rencontrer le Chérif Hamallah. Mais une ou deux fois par an, surtout avant les grandes fêtes, il se rendait à cheval à Mopti, à environ soixante-dix kilomètres de Bandiagara, pour s'y approvisionner. Tous les bateaux venant de Bamako et les pirogues venant de Tombouctou s'arrêtaient en effet au port de Mopti, qui desservait les villages environnants.
Auparavant, Tierno avait coutume d'arriver à Mopti en plein jour; mais un grand nombre de Toucouleurs, employés ou gérants de maisons de commerce européennes, fermaient alors boutique pour venir le saluer, à telle enseigne que, pour leurs patrons, l'arrivée de Tierno Bokar était une véritable catastrophe. Depuis, pour empêcher les employés de quitter leur travail avant l'heure de fermeture, Tierno s'arrangeait pour arriver en ville en fin d'après-midi, et il se rendait directement chez son logeur.
Ce soir-là, Maabal, qui revenait du fleuve, l'aperçut. Il le suivit jusque dans la cour de son logeur, l'aida à descendre de cheval, dessella l'animal et le prit pour aller le laver au bord du Niger. Après l'avoir bouchonné et pansé comme il faut, il le ramena dans la cour, lui donna à manger une botte d'herbe qu'il avait ramassée en route et vint s'installer non loin de Tierno. Celui-ci, qui était assis sur une natte en peau, lui offrit une place à sa droite.
Pendant ce temps, la nouvelle de l'arrivée de Tierno Bokar s'était répandue en ville. Ses élèves, partisans et amis arrivèrent en masse pour le saluer. Dès leur entrée dans la cour, ils virent “ce voyou de Maabal”, dont ils connaissaient parfaitement la réputation, assis à la droite de Tierno. Des exclamations fusèrent :
— Comment, Tierno! Tu acceptes que ce Maabal, ce voyou qui passe toute la journée à boire et qui est le garçon le plus dévergondé de tout Mopti, s'asseye là, à ta droite 19 ? Ah ! Si nous avions été là, jamais il ne serait rentré !
Tierno les regarda. Maabal, lui, n'avait eu aucune réaction ; il était là, impassible, comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre.
— Mes amis, dit Tierno, permettez-moi de vous dire que vous faites erreur. Cet homme qui est là, je ne le vois pas comme vous. Pour moi, Maabal est un morceau d'or pur enveloppé dans un chiffon sale qui a été jeté sur un tas d'ordures. Ni ce qui enveloppe l'or ni le lieu où il se trouve ne peuvent diminuer sa valeur, car ce sont des éléments extérieurs à lui-même.
Tout le monde savait que Tierno ne parlait jamais en vain ; s'il disait quelque chose, c'est qu'il y avait une raison. Les visiteurs ravalèrent leurs protestations, mais prirent le parti d'ignorer Maabal. Assis dans la cour autour de Tierno, ils parlèrent de choses et d'autres avec lui.
La parole de Tierno n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Maabal en avait été profondément remué. Le soir, il dit à sa mère :
— Mère, j'ai vu Tierno Bokar le marabout de Bandiagara. Il m'a fait une impression que je ne peux pas décrire…
Les choses en restèrent là, et Tierno Bokar rentra à Bandiagara.
La mère de Maabal vit que son fils sortait de moins en moins. Il restait davantage à la maison. Au bout d'une semaine, il vint la trouver :
— Maman, depuis que j'ai vu Tierno Bokar, je lutte avec moi-même. Une partie de moi veut que j'aille à Bandiagara vivre auprès de lui. Mais mon autre partie me dit : « Ta mère va rester seule. Et qui lui servira la terre dont elle a besoin pour faire sa poterie ? » Je suis si déchiré par cette préoccupation qu'elle me distrait de tout ce que je faisais auparavant.
Sa mère l'apaisa :
— Mon fils, ne crains pas de me laisser seule, car ton projet de partir chez le marabout me rend très heureuse. Au fond de mon cœur, c'est une chance comme celle-là que j'espérais pour toi, et j'ai prié Dieu de la réaliser.
— Mais, maman, et ta terre à poterie ?
— Ne t'inquiète pas pour cela. Pour le prix modique de quarante cauris, je trouverai toujours quelqu'un qui ira chaque jour me chercher de la terre. Alors aie le cœur tranquille, et va en paix.
Soulagé, Maabal demanda à sa mère de le bénir, puis il partit pour Bandiagara.
Il arriva chez Tierno un soir, vers seize heures trente, après la prière du milieu de l'après-midi. Le Maître était dans son vestibule, entouré de ses élèves, en train d'enseigner. Après l'échange des salutations d'usage, Tierno lui sourit :
— Hé, Maabal ! Sois le bienvenu ! Et merci encore d'avoir si bien soigné mon cheval l'autre jour !
— Tierno, je suis venu te voir avec une intention bien précise. Je ne voudrais plus vivre là où tu n'es pas. Je veux vivre à tes côtés, être avec toi constamment. Parce que seul l'homme dont l'œil a su discerner le morceau d'or pur sous un chiffon sale jeté sur un tas d'ordures aura a main capable de déchirer le chiffon et de faire apparaître l'or. C'est pour cela que je suis venu à toi.
— J'en suis heureux, mon fils, et j'accepte. Sois le bienvenu ! Nous vivrons donc ensemble. Toutefois, ce n'est pas moi qui ferai le travail : c'est à Dieu de déchirer le chiffon pour que l'or apparaisse. Je sais seulement qu'il y a de l'or, mais pour qu'il apparaisse, c'est une question de temps. As-tu un métier traditionnel ?
— Oui, je suis tisserand, et même un bon tisserand.
Tierno envoya quelqu'un chercher un métier à tisser composé des trente-trois pièces traditionnelles, ce métier dont on enseigne qu'il symbolise, lorsqu'il est actionné par le tisserand installé en son centre, tout le mystère de la Création se déployant à chaque instant dans le temps et dans l'espace 20. Il fit installer le métier dans la cour, contre le mur qui faisait face à sa propre case de prière où il se tenait pour travailler, méditer et prier. Sa case était tournée vers l'est, direction de la prière, et le fil de chaîne étendu devant le métier venait jusqu'à sa porte ; de telle sorte que chaque fois que Maabal levait la tête, il voyait Tierno, et chaque fois que Tierno levait la tête, il voyait Maabal.
Trois mois passèrent. Maabal travaillait à son métier, priait, regardait Tierno et l'écoutait enseigner…
Et un matin, Maabal l'illettré, Maabal qui n'avait même jamais fait l'école coranique, Maabal qui n'avait jamais rien lu, se mit à chanter et ne s'arrêta plus. Visité par l'inspiration, il improvisait de longs poèmes mystiques en fulfulde dont la splendeur poétique et l'élevation de pensée stupéfièrent tous ceux qui les entendaient, à commencer par les marabouts de Bandiagara. Car ses poèmes, sitôt chantés, étaient repris et colportés à travers la ville.
Une nouvelle ivresse s'était emparée de lui, celle de l'amour de Dieu :
L'amour de Dieu a pénétré en moi.
Il est allé logerjusquà l'intérieur de mes os
et en a tari la moelle,
si bien que je suis devenu
aussi léger qu 'une feuille
que le vent balance entre terre et ciel.
De ce jour il n'a plus cessé de composer. Il était devenu sans transition l'un des plus grands poètes fulɓe de son temps. Il a laissé des odes célèbres, entre autres sur le Prophète, sur Cheikh Tidjane et sur El Hadj Omar.
Comme il chantait devant Tierno et ses élèves son ode consacrée à El Hadj Ornar, il en vint à ces vers :
Si des “contestateurs” se lèvent,
nous sommesprêts à nous battre.
A cet endroit, Tierno l'arrêta :
— Non, il ne faut pas se battre.
Et il ajouta :
— Un peu avant, à propos de ceux qui sont sauvés, tu as employé le « nous » fulfulde exclusif. C'est un « nous » égdiste, qui ne s'applique qu'a celui qui parle et à ceux qui l'entourent ; il vaudrait mieux utiliser le « nous » inclusif, car lui, il englobe tout le monde.
Maabal a repris son couplet en utilisant le « nous » inclusif, et il a changé son dernier vers. Sur des centaines de poèmes, c'est le seul endroit où Tierno l'a repris 21.
Maabal a également chanté son maître dans un poème dont j'extrais ces quelques vers :
Un sourire comme un ciel qu'illumine un éclair,
un visage rayonnant
un haut front qui brille comme un miroir,
voilà ce qui sest réuni
pour donner au visage de Tierno Bokar
une majesté qui nepeut venir que de la sainteté !
Mais la plus célèbre de ses œuvres est la longue ode mystique intitulée Sorsoreewel : “Celui qui cherche” (ou Le Fouinard), véritable chant d'amour pour Dieu et son prophète qu'il aspirait à rejoindre. Théodore Monod, alors qu'il était encore directeur de PIEAN à Dakar, en a publié le texte dans une brochure intitulée Sorsoreewel, un poème mystique soudanais 21.
La transformation fulgurante de Maabal et les hautes connaissances spirituelles dont témoignaient ses poèmes emplissaient les marabouts d'étonnement : comment un homme qui n'avait jamais étudié pouvait-il connaître, ou pressentir, de telles réalités d'ordre supérieur ? En réalité, il faisait mieux que les pressentir ; comme disent les sufis, il les “goûtait” (ɗawq). Quelqu'un demanda à Tierno quel était le hal (l'état, ou le niveau spirituel) de Maabal. Utilisant une autre image sufi, Tierno répondit :
— Entre celui qui a entendu parler du fleuve et qui connaît tout de lui mais seulement par ouï-dire, celui qui est venu s'asseoir sur la berge pour contempler les eaux du fleuve, et celui qu'on a pris et jeté au milieu de l'eau du fleuve, qui connaît le mieux le fleuve ? C'est celui qui a été jeté dans l'eau et qui s'y est fondu. Maabal a été jeté dans le fleuve de l'amour.
En moins de trois années 22, Maabal avait été si consumé de l'intérieur que toute enveloppe matérielle était devenue pour lui transparente. Couché dans sa case, à travers la toiture il voyait l'état du ciel ; il voyait les gens approcher comme si les murs n'existaient pas. Devenu “aussi léger qu'une feuille que le vent balance entre terre et ciel”, une partie de lui-même était déjà hors de notre monde. Tierno s'attendait à son départ. Un jour, alors que Maabal se trouvait dans un état d'extase, son âme rompit les dernières amarres et ne revint pas.
Depuis, les récitants religieux de Bandiagara intégrèrent les poèmes de Maabal parmi les grands poèmes mystiques, fulfulde ou arabes, que leur chœur récitait chaque nuit de jeudi à vendredi, parfois jusqu'à une heure du matin. Au jour où j'écris cette page, en 1978, il reste encore quelques vieux récitants qui sont les derniers survivants de ce chœur. Mais il est à craindre qu'avec leur disparition ces poèmes magnifiques ne sombrent eux aussi dans l'oubli 23.
En dehors de mon bref voyage à Bamako, j'avais dû interrompre mon enseignement pendant deux semaines, ayant accepté de travailler bénévolement auprès du commandant de cercle de Bandiagara pour remplacer son secrétaire parti en congé ; mais je rejoignais Tierno à la mosquée pour la prière du matin et le retrouvais le soir après ma journée de travail.
Je dus l'interrompre également en raison d'un deuil familial : pas plus que son aîné, notre deuxième petit “Tierno Bokar” ne voulut demeurer avec nous en ce bas monde. Lui aussi ferma les yeux à Bandiagara entre les mains de son homonyme.
— Voyez donc ! s'exclamèrent nos antagonistes de Bandiagara. Il donne le nom de Tierno Bokar à l'un de ses fils, il meurt ! Il le donne à un deuxième, il meurt ! Jusqu'où ira-t-il comme cela ?
Averti de ces propos, je fis connaître ma réponse :
— Même si je dois remplir un cimetière de petits “Tierno”, tant que Dieu m'enverra des enfants je leur donnerai ce nom jusqu'à ce que l'un d'entre eux vive. A partir de maintenant, tout enfant qui naîtra chez moi, garçon ou fille, je l'appellerai «Tierno Bokar » !
Le premier enfant qui vint a nouveau au monde dans ma famille fut celui de Banel, né en 1934. C'était un fils. Je lui donnai le nom de mon maître et, Dieu merci, il resta parmi nous. Aujourd'hui encore, il vit auprès de moi à Abidjan.
Mon congé allait vers sa fin. Puisque Tierno m'avait déconseillé de démissionner, force m'était de me préoccuper de ma future affectation. Souhaitant rester auprès de lui, je décidai d'écrire au commandant Marius Bellieu, comte de la Romevillière, que j'avais choisi de servir au cercle de Bandiagara ; mais avant même que j'aie commencé à rédiger ma lettre, une intrigue émanant de certains collègues vint m'obliger, malgré moi, à demander mon affectation pour Bamako.
Deux collègues africains qui étaient en fonctions à Bamako, dont un natif de Bandiagara — je préfère ne pas citer de noms — m'envoyèrent une lettre dans laquelle ils m'informaient confidentiellement d'une démarche du commandant Marius Bellieu : celui-ci leur aurait demandé en privé d'essayer de me convaincre de venir servir auprès de lui à Bamako, mais à condition de ne pas révéler sa démarche car il tenait à me laisser libre de ma décision. Après concertation, ils avaient estimé préférable de me prévenir, afin que je sache combien le comte serait heureux de m'avoir dans ses services.
— C'est le plus grand plaisir, disaient-ils, que je pourrais lui faire.
Je montrai la lettre à Tierno Bokar.
— Je flaire une intrigue, me dit-il. Il m'a en effet été rapporté que le fils unique de l'un des deux signataires, un fonctionnaire comme toi, a demandé à son père d'entreprendre des démarches en vue de le faire affecter à Bandiagara. Il souhaite y revenir afin de pouvoir restaurer leur maison familiale tombée en ruine faute de soins. Cette lettre n'est donc pas sincère. Dans la crainte que tu ne choisisses Bandiagara, on t'entortille pour te faire choisir Bamako. Etant donné l'état de délabrement de sa concession, je comprends que ton collègue de Bamako veuille favoriser l'installation de son fils à Bandiagara, mais il aurait pu te le demander amicalement sans recourir à une machination cousue de fil blanc.
Dans l'état actuel des choses, si tu maintiens ta demande pour Bandiagara tu vas te créer à Bamako des ennemis qui risquent de te nuire auprès de tes supérieurs, et le conflit n'aura pas de fin, là-bas comme ici. Tu ne seras même pas sûr de pouvoir être maintenu à ton poste dans l'avenir. Laisse donc le fils de ton collègue venir à Bandiagara, et toi, va à Bamako auprès d'un chef qui t'apprécie, et à un poste où tu pourras te rendre utile.
Je m'inclinai. Le jour même je télégraphiai au commandant Bellieu pour lui dire que je serais heureux de servir à nouveau sous ses ordres. Quelque temps plus tard ma décision d'affectation me parvint, et le fils du collègue fut affecté à Bandiagara. Tout le monde était content, mais je savais à quoi m'en tenir.
Je profitai du temps qui me restait pour poser à mon maître des questions qui me tenaient à cœur.
— Tierno, est-ce que je peux discuter de questions religieuses avec des gens qui ne sont pas musulmans ?
— Oui, me répondit-il, si tu peux les respecter. Il faut toujours respecter les croyances des autres. Imagine que le père de quelqu'un soit un cochon alors que ton père à toi est un ange. Si tu insultes son père cochon, sa réplique immédiate sera d'insulter ton père ange, parce que pour lui c'est son père cochon qui est le meilleur. Si tu insultes son père, il insultera le tien. Si tu commences par repousser quelqu'un, il te repoussera, c'est une réaction naturelle. Cela se voit dans les mains de l'homme : si tu mimes l'action de frapper, l'autre, automatiquement, lèvera sa main contre toi.
Il ne nous incitait pas seulement à la tolérance, mais à une écoute réelle, attentive de l'autre :
— Si tu n'es pas compris, au lieu de t'exciter et de trouver que ton interlocuteur est un imbécile, ou qu'il a la compréhension dure, il faut, toi, l'écouter et essayer de le comprendre. Quand tu le comprendras, tu sauras pourquoi il ne t'a pas compris ; tu pourras alors ajuster tes propos de manière à être compris de lui. Peut-être as-tu parlé d'une manière trop élevée, ou incompréhensible pour son entendement ou sa vision des choses ? C'est pourquoi il faut savoir écouter. Il faut cesser d'être ce que tu es et oublier ce que tu sais 24. Si tu restes tout plein de toi-même et imbu de ton savoir, ton prochain ne trouvera aucune ouverture pour entrer en toi. Il restera lui, et tu resteras toi.
Pour lui, l'ensemble des conflits humains reposait sur quatre causes essentielles : la sexualité, l'appât du gain, le souci de préséance (Ote-toi de là que je m'y mette !) et la mutuelle incompréhension, compagne de l'intolérance. Il voyait dans l'incompréhension et l'intolérance le père et la mère de toutes les divergences humaines : “On se parle, mais on ne se comprend pas, parce que chacun n'écoute que lui-même et croit détenir le monopole de la vérité. Or quand tout le monde revendique la vérité, à la fin personne ne l'aura.”
C'est alors qu'il nous développa son schéma des “trois vérités” et des croissants de lune.
— Il y a trois vérités, nous expliqua-t-il : ma vérité, ta vérité, et la Vérité. La Vérité n'appartient à personne : elle est au centre, et n'appartient qu'à Dieu. Elle représente la lumière totale, et c'est pourquoi elle est symbolisée par la pleine lune. Avez-vous remarqué que, pendant les trois jours de pleine lune (les treizième, quatorzième et quinzième jours de chaque mois lunaire), il n'y a pas d'obscurité sur la terre ? Le soleil ne se couche pas avant de voir apparaître le disque lunaire à l'opposé du ciel, et la lune ne disparaît pas avant d'avoir vu le soleil se lever. C'est un spectacle de toute beauté !
Ma vérité, comme ta vérité, ne sont que des fractions de la Vérité. Ce sont des croissants de lune situés de part et d'autre du cercle parfait de la pleine lune. La plupart du temps, quand nous discutons et que nous n'écoutons que nous-mêmes, nos croissants de lune se tournent le dos ; et plus nous discutons, plus ils s'éloignent de la pleine lune, autrement dit de la Vérité. Il nous faut d'abord nous retourner l'un vers l'autre, prendre conscience que l'autre existe, et commencer à l'écouter. Alors nos deux croissants de lune vont se faire face, se rapprocher peu à peu et peutêtre, finalement, se rencontrer dans le grand cercle de la Vérité. C'est là, et là seulement, que peut s'opérer la conjonction.
Tout en parlant, il dessinait sur le sol le cercle de la pleine lune et, des deux côtés, les deux croissants d'abord opposés, puis se faisant face, puis se rapprochant jusqu'à se confondre avec le cercle central. Tierno utilisait toujours ce genre d'images pour se faire comprendre. C'était l'une de ses innovations par rapport à l'enseignement maraboutique habituel. Il appelait les croissants opposés “les vérités divergentes”, et nous invitait à aller vers “la vérité convergente”. “Si vous êtes avec quelqu'un, ne cherchez pas ce qui vous différencie ; cherchez ce que vous avez de commun et bâtissez sur cela.”
Pour Tierno Bokar, il n'existait qu'une seule religion, une en son essence, éternelle, immuable dans ses principes fondamentaux, mais qui, au cours des temps, pouvait varier dans ses formes d'expression pour répondre aux conditions de l'époque et du lieu où était descendue chaque grande “révélation”. “Il n'y a qu'un seul Dieu, disaitil. De même, il ne peut y avoir qu'une voie pour mener à Lui, une religion dont les diverses manifestations dans le temps sont comparables aux branches déployées d'un arbre unique. Cette religion ne peut s'appeler que Vérité. Ses dogmes ne peuvent être que trois : Amour, Charité, Fraternité.”
Ce fut une grande chance pour moi d'avoir été formé par un maître qui n'était pas un marabout obtus, qui était même audacieux. A l'époque, il fallait en effet un courage extraordinaire pour prendre certaines des positions que Tierno osait prendre.
Je lui avais fait part de mes travaux de collecte sur les différentes traditions orales, et il m'approuvait pleinement.
— Elles constituent l'héritage spirituel de ceux qui nous ont précédés et qui n'ont pas encore rompu avec Dieu, disait-il.
Lui-même était un assez bon connaisseur des traditions africaines, notamment des peuples dont il parlait parfaitement la langue : Bambaras et Haoussas, entre autres. Il insistait particulièrement sur le trésor que constituaient nos contes traditionnels :
— Chaque conte, chaque devinette est comme une galerie dont l'ensemble forme une mine de renseignements que les anciens nous ont légués par région, race, famille, et souvent d'individu à individu 25.
Comme mon départ approchait, je lui posai une question délicate que je ne pouvais me permettre de résoudre seul, car je ne voulais rien faire sans son accord :
— Tierno, dans la poursuite de mes recherches, si un jour je suis invité par un milieu initiatique traditionnel, puis-je accepter de le visiter ? Puis-je, par exemple, aller voir le Komo des Bambaras pour mieux les connaître ?
Nombre d'autres marabouts en auraient suffoqué d'indignation ! Lui, à son habitude, commença par me regarder longuement, puis il me dit :
— Avant de te répondre par oui ou par non, je voudrais être certain que tu réunis plusieurs conditions. Avant toute démarche de ce genre, il faut en effet que tu sois sûr d'une chose : c'est que Dieu est, et qu'Il est unique. Mais Il est libre de se manifester comme il le veut, sinon nous l'enfermerions dans une loi. Or Dieu est au-dessus de toute loi ; c'est nous qui sommes soumis à une loi, non Lui. Tu peux donc aller visiter les autres initiations à condition d'être solidement enraciné dans ta propre foi et ta propre identité (ton « toi-même »), et que rien ne puisse te troubler ni te perturber. Dans le cas contraire, ce serait dangereux. Ce n'est pas à conseiller à ceux qui manquent de maturité spirituelle.
L'autre condition est que tu devras être capable de respecter les croyances et les initiations de tous ceux que tu visiteras, et de ne point les offenser. Critiquer, offenser, insulter, ne sert à rien. Personne n'y gagne quoi que ce soit.
Enfin, garde-toi toujours d'émettre un jugement, ou une opinion, sur une chose que tu n'auras pas connue par toi-même, en te fiant à de simples « on-dit ».
Cette parole allait être, dans l'avenir, ma règle de conduite. C'est ce qui m'a permis de répondre sans crainte à des invitations de divers horizons spirituels, afin de me faire une opinion par moi-même, et sans jamais en être perturbé 26.
Une autre des paroles de Tierno Bokar allait avoir une influence déterminante dans la conduite de mon existence. Comme nous étions vers la fin de mon séjour, tout à coup il me dit :
— Amadou, prends bien garde, plus tard, à ce qu'on ne fasse pas de toi un petit dieu.
— Que veux-tu dire, Tierno ? Comment pourrais-je devenir un « petit dieu » ?
— J'appelle « petit dieu », répondit-il, ce que tu risques de devenir lorsque tu réuniras des gens autour de toi. L'homme est le plus souvent flatteur, soit parce qu'il aime, soit parce qu'il espère obtenir quelque chose, soit encore parce qu'il a peur. On aime un enfant ? On le flatte. On aime une femme ? On la flatte. Une femme aime un homme ? Elle le flatte.
Si un jour tu réunis des élèves autour de toi et s'ils t'aiment, ils ne tarderont pas à te dire « Dieu a ouvert toutes ses portes pour toi ! Tu es un béni, un cheikh, un grand cheikh ! » Au début tu t'en défendras puis, à force de l'entendre répéter, cela te pénétrera insidieusement, et à la fin tu finiras par y croire, tombant ainsi dans le travers de l'hyène qui s'était trompée elle-même : “Un jour, une hyène était allée dans un village et elle y avait trouvé un chevreau mort. Tout heureuse, elle le ramassa et l'emporta dans sa tanière. Mais au moment ou elle s'apprêtait à le dévorer, elle vit venir au loin un troupeau d'hyènes qui trottait dans sa direction. De peur qu'elles ne lui ravissent une partie de son festin, elle se hâta de bien cacher le chevreau, puis elle vint s'installer sur le bord de la route.
Là, elle se mit à roter et à bâiller bruyamment : « Bwaah, Bwaah ! »
— Eh bien, sœur Hyène, qu'y a-t-il ? lui demandèrent les voyageuses.
— Courez vite au village, répondit-elle. Tout le bétail est mort, et on a jeté toutes les carcasses sur le tas d'ordures. Je me suis bien régalée, et maintenant je rentre tranquillement dormir chez moi.
A cette nouvelle, la troupe d'hyènes fonça vers le village avec une telle ardeur qu'elle souleva sur la route un véritable nuage de poussière. Pensive, l'hyène contempla ce spectacle : « Mon mensonge serait-il devenu vérité ? se demanda-t-elle. Un mensonge à lui seul ne pourrait soulever un tel nuage de poussière… Courons vite ! Mon mensonge est devenu vérité ! Mon mensonge est devenu vérité ! » Et laissant là son chevreau, elle fonça à son tour vers le village…
Toi aussi, Amadou, si un jour les gens te répètent constamment : « Tu es ceci, tu es cela », tu risques de finir par y croire, comme l'hyène a cru à sa propre invention, et à te substituer tout doucement à Dieu. A ce moment-là, bien loin d'être un saint homme ou un guide valable, tu deviendrais un shaytan, un diable déguisé ! Alors, Amadou, méfie-toi beaucoup de cela !
Ce conseil me marqua si profondément que jusqu'à aujourd'hui, même après avoir été investi des fonctions de moqaddem, puis de cheikh, dans la Voie tijani, je n'ai jamais voulu fonder de zaouia ni être entouré d'une façon permanente par un groupe d'élèves 27. Et je me suis toujours méfié des “titres”, quels qu'ils soient…
Mon congé était terminé. J'étais prêt à reprendre la route avec ma famille pour rejoindre Bamako où le comte Marius Bellieu, commandant de cercle et maire de la ville, m'avait affecté aux fonctions de “premier secrétaire de la mairie”.
Cette année 1933 devait être, pour ma vie familiale, ma carrière administrative et ma propre évolution spirituelle, un grand tournant dans ma vie. Je revenais au pays après onze années qui avaient constitué la “phase voltaïque” de ma carrière, laquelle, malgré ses hauts et ses bas, s'était finalement terminée plutôt à mon avantage.
Avant l'entrée dans la phase suivante, mon séjour chez Tierno Bokar avait représenté une sorte de plongée dans un monde spirituel d'où j'émergeais comme lavé, et portant sur le monde un regard nouveau. Ce serait une aide précieuse pour affronter la phase suivante de ma vie, dont je ne pouvais savoir qu'après 1937, et jusqu'en 1942, elle serait le temps des difficultés et des épreuves. En 1940 nous aurions d'ailleurs la douleur de perdre Tierno Bokar, victime de l'ignorance et de l'incompréhension des hommes. Seule mon affectation à l'IFAN 28 de Dakar en 1942, grâce au professeur Théodore Monod dont le service était devenu le refuge de bien des persécutés, me mit moi-même à l'abri de tracasseries policières grandissantes.
Le jour du départ, mes camarades d'association, comme pour mon arrivée, m'escortèrent hors de Bandiagara pendant quelques kilomètres. Mon convoi était chargé de cadeaux et de provisions qu'on nous avait remis de toutes parts.
Je partais avec un trésor, mais ce trésor était en moi. C'étaient toutes les paroles vivantes que Tierno avait semées en moi comme des graines, et qui allaient féconder le reste de ma vie. Elles allaient d'ailleurs si bien devenir partie intégrante de mon être qu'aujourd'hui encore, lorsque je parle, il m'arrive de ne plus très bien savoir si c'est moi qui parle ou Tierno à travers moi…
Je l'ai déjà dit : tout ce que je suis, je le lui dois. C'est lui qui m'a “ouvert les yeux”, comme on dit dans les initiations africaines, et qui m'a appris à lire le grand livre de la nature, des hommes et de la vie en ramenant toutes choses à une Unité primordiale. Je lui dois ma formation, ma manière de penser et de me comporter, et cette “écoute de l'autre” qui est peut-être son plus bel héritage, et la meilleure garantie de paix dans les rapports avec autrui.
Cet homme, que Marcel Cardaire appellera plus tard “le saint François d'Assise africain” et Théodore Monod “un homme de Dieu”, était, sur bien des points, en avance sur son temps. Il faut rappeler que son appel à la tolérance, à l'amour pour tous les êtres, au dialogue religieux et au respect des particularités ; — “L'arc-en-ciel doit sa beauté à la variété de ses couleurs” — fût lancé dans la première moitié de ce siècle, au cœur du Mali, au fond d'une modeste concession africaine, à une époque où le moins que l'on puisse dire est que de telles notions n'étaient encore, par-ci par-là, que des balbutiements timides…
Avançant sur cette route qui me menait à Bamako, je ne m'imaginais guère qu'un jour, beaucoup plus tard, d'autres routes me mèneraient sous d'autres cieux, en Afrique d'abord, puis en Europe et à travers le monde, et que j'aurais l'occasion d'y faire connaître, oralement ou par écrit, les paroles de mon père Tierno Bokar, l'humble marabout de Bandiagara.
En attendant, j'étais sûr d'une chose : c'est que sa présence ne me quitterait plus jamais.
Notes
1. Turti: boubou de dessous, plus simple, moins décoré, et le plus souvent blanc.
2. La distribution des noix de cola et des morceaux provenant d'une ou plusieurs bêtes immolées servait de “publication officielle des bans”.
3. Dans la société africaine traditionnelle, un mariage engage non seulement deux personnes, mais leurs deux familles respectives. Un divorce peut donc entraîner des séparations entre les membres de deux familles précédemment unies, ou, au minimum, des brouilles pénibles.
4. Amkoullel. Episode du divorce de Hampâté, père de A. H. Bâ, prononcé par son ami intime Balewel Diko (p.47-59).
5. Vie et enseignement de Tierno Bokar, 3, partie : “L'enseignement” (p. 191 à la fin).
6. La grande école du Djelgodji (région de Haute-Volta) dispensait déjà un enseignement islamique oral approfondi appelé Kaɓɓe. Pour tout ce qui concernait les données islamiques de base, l'enseignement de Tierno Bokar n'en différait évidemment pas, mais le schéma et la méthode visuelle du ma'addîn étaient sa création personnelle.
7. Tidjani Aguibou Tall, fils de l'ancien roi Aguibou Tall, restait le chef traditionnel toucouleur de la ville et était respecté comme tel par l'administration.
8. Guerriers d'origine captive.
9. En 1864, alors qu'El Hadj Omar se trouvait assiégé avec certains de ses fils et du dernier carré de ses fidèles dans la grotte de Déguembéré, au milieu. pense-t-on, de caisses de munitions, une violente explosion eut lieu. On ne retrouva pas son corps.
10. Foutanké signifie, en fulfulde, “originaire du Fouta”, et dans ce cas du Fuuta-Tooro sénégalais qui est également appelé Tekrour dans une autre langue. Toucouleur (déformation de tekruuri) signifie originaire du Tekrur. C'est donc un synonyme de Foutanké. Sur les Fulɓe et les Toucouleurs, cf. Amkoullel, p. 19-25.
11. Figure à six pointes dans laquelle s'inscrivent deux triangles, l'un tourné vers le haut, l'autre vers le bas. Ce symbole universel — que l'on appelle ailleurs “sceau de Salomon” ou “étoile de David” — est également connu des traditions africaines. Cf. Contes initiatiques peuls, de A. H. Bâ, note annexe 3, p. 350.
12. Dans les milieux fulbe-toucouleurs, le seul métier manuel que pouvaient exercer les nobles était celui de tailleur-brodeur, que Tierno Bokar apprit dans son jeune âge.
13. Tierno Bokar, qui ne savait ni lire ni parler le français, ignorait tout des Evangiles et des propos de saint Paul sur la charité dans sa première Epitre aux Corinthiens. Il ne savait, de Jésus-Christ, que ce qui en est dit dans les nombreux versets du Coran qui lui sont consacrés, et il ignorait tout de ses apôtres. Il ne faut donc voir ici aucune “influence” extérieure ; ceux qui sont parvenus au sommet de la montagne contemplent le même paysage, et il leur arrive de le décrire avec les mêmes mots… (Je n'avais moi-même à l'époque que quelques notions de l'enseignement évangélique, et je ne connaissais pas les Epîtres de Saint Paul.)
14. De même que l'on se déchausse avant d'entrer clans une mosquée, la politesse veut que l'on se déchausse avant d'entrer chez quelqu'un, à la fois par respect et pour ne pas apporter chez lui les souillures du dehors.
15. Le nom complet de Tierno était Tierno Bokar Salif Tall, c'est-à-dire : Tierno Bokar (nom de son grand-père), fils de Salif, du clan Tall.
16. Ses parents lui avaient donné comme nom personnel (ce qui correspond plus ou moins au “prénom” occidental) le nom de son grand-père : Tierno (Maître) Bokari. Selon la coutume, on s'adressait à lui depuis son enfance en utilisant le titre honorifique de son grand-père (Tierno), comme on appelle “Cheikh” l'enfant qui porte le nom de “Cheikh Ahmed Tidiane”. Pour lui, “Tierno” était donc à la fois un titre et un nom usuel.
17. Coran, sourate 2, v. 177.
18. Ɓeydaari était boucher. Il avait appris ce métier auprès du vieil Allamoyhyho, qui avait recueilli mon père Hampâté lorsque celui-ci vivait caché à Bandiagara. Cf. Amkoullel, p. 30 et suiv.
19. La place à droite est toujours une place d'honneur.
20. Cf. A. H. Bâ “La tradition vivante”, Etude de l'Histoire génerale de l'Afrique, éd. Jeune Afrique/Unesco (texte intégral), t. 1, chap. 8, p. 200 et suiv., et “Parole africaine” Le Couriler de l'Unesco, numéro de septembre 1993.
21. Dans la zawiya de Tierno Bokar, on étudiait surtout d'El Hadj Omar, ses écrits spirituels, notamment le plus connu d'entre eux : Er-Rimah, “Les Lances” (publié en arabe au Caire), dont l'inspiration générale procède du sufisme et se réfère aux enseignements de Cheikh Ahmed Tidjane.
22. A la fin de cette brochure, Théodore Monod conclut ainsi sa présentation : “En faisant connaître (ce poème) à des âmes matériellement, et sans doute mentalement aussi, fort éloignées de l'Islam fulɓe soudanais, je n'ai désiré, une fois encore, qu'une chose : en plaçant des chrétiens en face d'un phénomène religieux différent de ceux qui leur sont familiers, mais en fait identique, leur fournir un motif de plus de croire à l'Unité, en Dieu comme dans les hommes, et d'accueillir comme un message de consolation et d'espérance le beau mot — encore peu employé — de : convergences.”
23. A. H. Bâ n'a pas daté l'événement.
24. Le poème de Maabal Sorsoreewel ainsi que de nombreux autres, mystiques ou non, des maîtres du “grand parler” petit figurent dans les archives de A. H. Bâ, le plus souvent avec transcription du texte fulfulde, traduction juxtalinéaire et premier essai de traduction plus élaborée.
25. Cette parole a parfois été citée par A. H. Bâ (avec des variantes) dans des émissions télévisées ou radiophoniques alors qu'il parlait des initiations africaines traditionnelles. Or, dans plusieurs de ses écrits inédits comme dans des conversations enregistrées (documents d'archives), il la cite comme étant une parole de Tierno Bokar. On peut supposer ou bien qu'il s'agit effectivement d'une parole originale de Tierno Bokar que A. H. Bâ aura parfois utilisée pour illustrer une attitude traditionnelle africaine (comme cela lui est arrivé à plusieurs reprises), ou bien, à l'inverse, qu'il s'agit d'une parole tirée du grand fonds traditionnel africain que Tierno Bokar connaissait parfaitement et qu'il aura utilisée lui-même pour éclairer ses élèves.
26. Sur la fonction des contes dans les sociétés africaines traditionnelles et leurs différents niveaux d'interprétation, cf. les postfaces réunissant des propos de A. H. Bâ sur ces sujets dans Petit Bodiel et Kaydara de la Collection Amadou Hampâté Bâ (NEI-EDICEF), et les mêmes textes réunis dans les deux volumes des éditions Stock : Petit Bodiel et autres contes de la savane et Contes initiatiques peuls.
27. Contrairement à ce qui a été écrit dans un petit livre plus ou moins romancé consacré à Amadou Hampâté Bâ, on voit dans les présents Mémoires que, durant son séjour en Haute-Volta — pas plus qu'ailleurs, du reste — celui-ci ne s'est pas livré à une sorte de course aux initiations pour en “avoir le plus possible” — ce qui était à l'opposé de son comportement et des conseils qu'il donnera toute sa vie à ses proches — mais à une recherche constante et passionnée de traditions orales en vue de mieux connaître l'histoire, les coutumes et la sagesse des peuples rencontrés, ce qui est tout différent. Du même, lorsqu'il est arrivé à Ouagadougou, son oncle Babali Hawoli Bâ, marabout musulman réputé, ne lui a pas transmis “les connaissances liées au deuxième delgré de l'enseignement traditionnel pullo”, mais une formation approfondie en matière islamique. L'initiation pullo proprement dite n'existait d'ailleurs déjà plus, à cette époque, que dans les milieux purement pastoraux.
Grâce à l'autorisation donnée par Tierno Bokar, et dans le strict respect des conditions posées par lui, A. H. Bâ aura plus tard une attitude d'ouverture qui lui permettra notamment de recevoir, en 1943, les connaissances relevant de l'initiation pastorale pullo. Selon ses propres paroles (troisième tome de ses Mémoires), celles-ci lui seront transmises “spontanément et sans protocole”, en raison de sa lignée, par l'un des derniers grands “silatigi” fulɓe, Arɗo Dembo, rencontré dans le Ferlo sénégalais à l'occasion d'une enquête ethnographique et religieuse effectuée pour le compte de l'IFAN. C'est alors qu'Arɗo Dembo lui transmettra le texte de Kumen, qu'il publiera plus tard avec G. Dieterlen.
Quant à ses connaissances sur la grande initiation bambara du Komo (cf. Amkoullel), elles lui seront surtout transmises par d'anciens grands dignitaires du Komo convertis à l'Islam et, dira-t-il (troisième tome des Mémoires), grâce aux amitiés qu'il nouera dans les milieux bambara et malinké lorsqu'il sera en fonctions à la mairie de Bamako a partir de 1933. Dans tous ces cas, il s'agira de transmission de connaissances, exemptes de pratiques qui eussent été contraires à sa loi et que ses interlocutcurs, par respect pour lui, ne se seraient jamais permis de lui proposer.
28. Ce n'est qu'en 1982, alors qu'âgé de plus de quatre-vingt-deux ans il ne quittait plus Abidjan, qu'Amadou Hampâté Bâ forma le projet de fonder officiellement une zaouia tijani, ce que rendait possible la réalisation d'une grande salle de prière attenante à son domicile. Mais par la suite il y renonça. La salle servit alors de petite mosquée familiale, où venaient prier les musulmans du quartier qui le désiraient ; elle était également ouverte aux croyants d'autres horizons spirituels ou religieux. Elle servit parfois de salle de réunion pour des délégations de Tijanis venus d'autres pays africains, ou pour des réunions culturelles. Quelques années auparavant, A. H. Bâ avait également espéré fonder à Seware (Mali) un centre oecuménique de rencontres religieuses et culturelles doublé d'une école coranique aux enseignements diversifiés (sciences islamiques, mais aussi mathématiques, alphabétisation, langues, etc.) mais ce projet, pour diverses raisons, ne put se réaliser.
29. Institut français d'Afrique noire, fondé et dirigé par le professeur Théodore Monod. Après l'indépendance, cet institut, qui continue de fonctionner à Dakar, a pris le nom d'Institut fondamental d'Afrique noire.