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Amadou Hampâté Bâ
Oui, mon commandant ! Mémoires (II)

Paris. Actes Sud. 1994. 397 p.


Table des matieres

V
A Tougan, sur les traces de mon père Tidjani

A l'époque, la subdivision de Tougan était peuplée de Samos, une ethnie qui, à ma connaissance, n'a pas encore été suffisamment étudiée. Lointainement originaires du Mandé, ils seraient venus par vagues successives entre le XIVe et le XVIe siècle, se mêlant plus ou moins au passage à d'autres peuplades pour finir par former, avec les premiers émigrés, l'ensemble du peuple Samo d'aujourd'hui.
Bien qu'enclavés entre les pays senoufo, bobo et mossi, les Samos restèrent indépendants jusqu'à la conquête de la partie nord de leur pays par les Toucouleurs de Bandiagara, de 1862 à 1893, puis de tout leur pays par les Français.
Quand ma mutation pour Tougan fut connue, je reçus selon l'usage de nombreuses visites de collègues ou d'amis venus me dire au revoir et me souhaiter bonne chance. Les uns me félicitèrent de retourner dans une province où jadis avait régné mon père adoptif Tidjani et avant lui son père, le grand chef toucouleur Amadou Ali Eliman Thiam ; d'autres me mirent en garde contre les fonctionnaires indigènes de la subdivision de Tougan, particulièrement contre le grand interprète Nétimo Nakro, originaire de Léo. Je savais d'expérience ce qu'il en coûte d'avoir affaire à de mauvais camarades. Allais-je revivre à Tougan ce que j'avais connu à Dori ? Malgré mon appréhension, je partis avec la ferme volonté de me battre si j'étais injustement attaqué. Tout allait dépendre de mes relations avec Nétimo Nakro.

Une conversion inattendue

Nous étions au début de février 1929. Arrivé à Tougan sans incident avec ma famille, je me rendis directement chez l'interprète Nétimo Nakro. Bien que tous deux fonctionnaires, je me présentai à lui comme “son étranger” — ce qui, selon la tradition africaine, signifiait que je me confiais à lui. Très touché par cette démarche, il me conduisit en personne jusqu'au domicile qui m'était réservé. Là il dessella lui-même mon cheval, ce qui me laissa perplexe car, en Afrique, ce geste est celui du serviteur, ou de l'élève, envers son maître. Puis il surveilla personnellement l'installation de mes bagages. Quand tout fut en place, il s'adressa à moi en bambara :
— Nkaramoko, mon marabout ! Sois le bienvenu ! Ici, tu ne seras pas seulement le grand commis expéditionnaire, tu seras également notre marabout.
Je le remerciai de son accueil, mais la première idée qui me vint à l'esprit était que l'on me tendait un nouveau traquenard. Le titre de marabout comportait en effet plus d'épines que de fleurs. Les marabouts (savants en sciences islamiques et souvent maîtres d'écoles coraniques) étaient alors considérés comme des propagateurs de l'Islam ; aussi l'administration coloniale leur faisait-elle une chasse ouverte, surtout dans les pays où cette religion n'avait pas encore beaucoup pénétré. Or à l'époque, les Samos, comme les Bobos, les Gourmantchés, les Mossis et presque tous les peuples voltaïques tatoués, ne pratiquaient pas l'Islam.
La chasse aux marabouts était d'autant plus vigoureuse dans la subdivision de Tougan qu'une mission catholique implantée à Toma et à Kouïn avait fait du pays sa chasse gardée. Périodiquement, on dénonçait les marabouts de passage comme “agents de propagande antifrançaise”. Chaque marabout dénoncé était déféré devant le tribunal (présidé par le commandant de cercle ou son adjoint), jugé sans assistance d'avocat et toujours condamné ; ses livres étaient confisqués et brûlés. A la fin de sa peine on l'expulsait ou on le plaçait en résidence surveillée dans un pays éloigné de sa famille. C'est dire ce que je risquais si l'interprète Nétimo Nakro, principal agent d'information du commandant, me présentait comme “commis expéditionnaire-marabout” ! Enfin, me dis-je, qui vivra verra…
Nétimo Nakro me fit prévenir qu'il se chargeait de la cuisine de ma famille pendant trois jours, afin de permettre à ma femme de se familiariser avec la vie domestique de Tougan. A quatorze heures, il vint me chercher pour me conduire au bureau, où je devais me présenter à l'administrateur adjoint des colonies Fournier, commandant la subdivision de Tougan. Nétimo Nakro m'annonça, puis m'introduisit. Heureuse surprise, le commandant me reçut avec un large sourire. Il me posa rapidement quelques questions sur ce que je savais faire et sur mon ancienneté dans le service, puis il ajouta :
— On m'a informé que tu es le dauphin frustré de la province de Louta, et que par ailleurs tu es un fervent musulman, et même un marabout !
— Marabout, c'est trop dire, mon commandant. Je suis un musulman pratiquant, qui cherche à approfondir sa foi.
— Sois ce que tu voudras, cela m'est égal. La seule chose que je te demande, c'est de ne jamais t'aviser de mettre l'influence de tes fonctions au service de ta religion. Cela mis à part, j'entends que chaque homme pratique la forme de foi qui lui convient.
Cette déclaration me rassura à un double titre, car elle m'apportait la preuve que l'interprète ne m'avait pas desservi. En revanche, le fait que le commandant soit au courant de ma position d'héritier présomptif du “turban” de Louta m'intrigua, car je n'en avais parlé à personne à Tougan. J'en conclus que le commandant Fournier avait des moyens sûrs d'information…
Le commandant me donna deux jours pour m'installer. Je les mis à profit pour rendre visite aux fonctionnaires et à leurs familles ainsi qu'aux notables de la ville. Nétimo Nakro me recommanda particulièrement à l'imam Yacouba Traoré. C'était un grand érudit et un homme d'un commerce agréable, avec lequel je nouerai par la suite des relations d'amitié.
Parmi les fonctionnaires indigènes de Tougan, il y avait Panama Dembélé, receveur des Postes, Tiemoko Kamara, commis auxiliaire détaché à l'agence spéciale du Trésor, le vieux Amadou Dicko, infirmier chargé du dispensaire, Mahamane Touré, instituteur (qui sera par la suite remplacé par Sounkalo Djibo, l'actuel maire de Bouaké, en Côte d'Ivoire, député de ce pays depuis 1978) et Mlle Adjawon, sage-femme, qui deviendra plus tard l'épouse de Sounkalo Djibo.
Après mes deux jours de congé, je pris mon service. Il consistait à assurer le secrétariat et la dactylographie des correspondances du commandant, le secrétariat des deux tribunaux indigènes du premier et du second degré, et l'administration du bureau militaire. Ce dernier travail à lui seul prenait beaucoup de mon temps car la subdivision de Tougan était, proportionnellement au nombre de ses habitants et par rapport aux autres subdivisions, celle qui comptait le plus de militaires retraités. Composée de douze cantons, elle était aussi peuplée qu'un cercle. Sa police était assurée par un peloton de vingt-cinq gardes de cercle, secondés par soixante goumiers.
Nétimo Nakro fit construire un grand hangar à clairevoie devant ma porte. Chaque soir, après le dîner, la plupart des fonctionnaires indigènes, Nétimo Nakro en tête, venaient s'y assembler, et nous causions jusqu'à une heure assez avancée de la nuit. Quelques mois passèrent agréablement.
Un jour, je posai à Nétimo la question qui me trottait dans la tête :
— Pourquoi, toi qui passes pour un mauvais camarade dont tout le monde redoute les manigances, te montres-tu si bon et si prévenant avec moi ?
— Je suis né très jaloux, me répondit-il. C'est vrai, j'ai éprouvé du plaisir à créer des ennuis à certains de mes collègues, et j'avoue avoir enfoncé un bon nombre de gens depuis que j'exerce les fonctions d'interprète. En ce qui te concerne, j'avais entendu parler de toi par des fonctionnaires qui t'ont connu quand tu étais au cabinet du gouverneur, et par un de mes cousins, Bagaro Dagano, instituteur à Ouagadougou, qui a fait l'Ecole professionnelle de Bamako avec toi. Il m'a écrit pour me dire qui tu étais et m'a dit que je gagnerais beaucoup à te fréquenter. Le fait qu'à ton arrivée à Tougan tu te sois dirigé droit sur ma maison m'a prouvé que tu n'étais pas un ennemi et que je pouvais me fier à toi. Par la suite, au fil de nos conversations j'ai senti que je trouverais en toi l'ami que je cherchais. Je ne me suis pas trompé, et en cinq mois de relations, sans que tu t'en doutes j'ai beaucoup changé. J'ai d'ailleurs décidé de revenir à la religion musulmane, qui était celle de mes parents. J'étais tout jeune quand on m'a recruté de force pour l'école que les Pères blancs avaient fondée à Ouagadougou ; on a fait de moi un chrétien catholique sans attendre que je grandisse pour donner mon avis.
Extrêmement touché par ce témoignage d'amitié, je mis néanmoins Nétimo Nakro en garde contre les conséquences possibles, sociales ou administratives, que pouvait entraîner son retour à l'Islam. Je lui conseillai de bien peser le pour et le contre avant de se décider définitivement.
— Depuis deux mois, ma famille et moi n'avons fait que cela ! me répondit-il. C'est ainsi qu'un vendredi matin, Nétimo Nakro revint dans le giron de l'Islam. Je lui donnai le nom musulman de Djibril, nom coranique de l'archange Gabriel. Toute la population musulmane de Tougan fêta cette conversion, d'autant plus inattendue qu'à tous points de vue Nétimo Nakro avait plus à gagner à rester chrétien qu'à devenir musulman.

Ce que je redoutais ne manqua pas d'arriver. Le père supérieur de la mission catholique de Toma arriva peu après chez Nétimo Nakro et le menaça de tous les malheurs d'ici-bas et de l'autre monde s'il ne revenait pas sur sa malheureuse décision. N'obtenant aucun résultat, il lança :
— Toi et celui qui a soufflé le mal en ton cœur fragile, vous me trouverez sur votre chemin !
Nétimo n'était pas homme à se laisser intimider :
— Vous feriez mieux, mon père, de me parler sur un autre ton, répliquat-il. Je demande protection au Seigneur contre celui qui, chargé de répandre la bonne parole et d'apporter la paix à tous, fait le contraire, maudit et menace. Puisque vous vous proposez de vous trouver sur ma route, je ne l'abandonnerai certainement pas, afin d'être certain de vous y rencontrer.
Le père retourna à Toma et, de là, se rendit directement à Ouagadougou pour informer Mgr Thévenoud — que nous avions jadis surnommé “l'Oiseau bagué” et “le Richelieu de la Haute-Volta” de la conversion de Nétimo Nakro et de la perte que cela représentait pour l'Eglise catholique dans la subdivision de Tougan. Quelques années auparavant, Demba Sadio, des amis fonctionnaires et moi-même avions déjà en à subir les foudres de “l'Oiseau bagué”. Avec d'autres fonctionnaires indigènes de la ville, nous avions en effet fondé une coopérative d'achat pour échapper aux prix fixés par les grandes maisons commerciales françaises de la place. Saisi de l'affaire par les patrons de ces grandes sociétés qui supportaient mal la moindre concurrence, Mgr Thévenoud avait immédiatement vu, dans notre initiative, une entreprise de “subversion musulmane” et nous avait présentés, lors de ses prêches en cathédrale, comme des suppôts de Satan cherchant à gagner des âmes à travers l'appât d'une soi-disant coopérative d'achat. Il y avait eu enquête politique et certains amis, dont la position était plus fragile que celles de Demba Sadio, Dim Delobsom et moi, eurent à en pâtir. Quoi qu'il en soit, à peine créée notre petite coopérative de fonctionnaires dut fermer ses portes. Je n'ai nullement la prétention d'émettre ici un jugement d'ensemble sur l'action de Mgr Thévenoud en Haute-Volta, action que beaucoup d'Africains chrétiens du pays ont estimée très positive ; je ne fais que citer des faits isolés dont j'ai été personnellement témoin, et ne puis que constater que, dès qu'il s'agissait d'Islam, les hautes autorités religieuses du pays voyaient rouge et perdaient toute objectivité…
Quand Nétimo vint me conter son entrevue avec le père supérieur, je me doutais de ce qui allait suivre ; aussi lui conseillai-je vivement d'aller en parler sans tarder au commandant Fournier. Ce dernier qualifia le comportement du père supérieur de violation non seulement de domicile, mais de conscience. Il n'en mit pas moins son interprète en garde :
— Veille bien à ce que ta religion ne t'influence pas et ne porte pas atteinte à tes devoirs de fonctionnaire.
Quinze jours plus tard, une lettre confidentielle du gouverneur demandait au commandant de la subdivision de Tougan de fournir un rapport circonstancié sur la conversion islamique de Nétimo Nakro, d'évaluer les conséquences politiques de cette conversion et d'envisager des mesures énergiques — au besoin la mutation de l'intéressé — pour empêcher que son geste ne devienne le déclic d'une avalanche d'autres conversions à l'Islam.
A l'époque, aucun commandant de cercle ou de subdivision ne pouvait espérer mener une enquête valable à l'insu de son interprète et de son commis ; aussi le commandant nous demanda-t-il d'être francs avec lui et de l'aider à mener son enquête sans parti pris. Nous l'aidâmes d'autant plus honnêtement qu'il nous faisait confiance et que nous connaissions sa volonté de voir chaque homme, à l'ombre du drapeau français, professer la religion de son choix. Dans l'histoire de l'administration coloniale, il ne fut pas le seul à oser prendre cette attitude. De tels comportements méritent d'être signalés et prouvent, s'il en était besoin, que l'on ne saurait mettre tous les administrateurs coloniaux dans le même panier. La généralisation, quelle qu'elle soit, n'est jamais le reflet de la réalité.
M. Fournier mena son enquête avec une probité qui n'était faite pour plaire ni à la mission catholique de Toma, ni au directeur du bureau des Affaires politiques de Ouagadougou — lequel, d'après le ton de la lettre du gouverneur dont il était vraisemblablement l'inspirateur, attendait visiblement un tout autre son de cloche. Le rapport de M. Fournier aboutit en effet aux conclusions suivantes :

  1. La conversion de Nétimo Nakro était une affaire purement personnelle qui ne saurait avoir aucun impact ni sur la bonne marche du service ni sur l'islamisation du pays samo
  2. Le bon sens commandait de ne pas se fonder, pour élaborer et orienter la politique musulmane de la France, sur des renseignements fournis par les missions catholiques
  3. Tous les fonctionnaires indigènes du poste de Tougan étaient déjà musulmans, ce qui ne les avait nullement empêchés d'être d'excellents agents dont le dévouement ne pouvait être mis en cause
  4. La mutation de Nétimo Nakro loin de Tougan était contre-indiquée : elle ne ferait que lui inspirer des idées hostiles qu'il n'avait pas pour le moment, et indisposer tous ses coreligionnaires locaux.

Un de mes collègues se rendant à Ouagadougou, je l'avais chargé de contacter de ma part Mamadou Djibrila, mon successeur au cabinet du gouverneur, pour lui demander de me communiquer les annotations que le gouverneur ne manquerait pas de porter en marge du rapport confidentiel adressé par le commandant Fournier. Je fis demander le même service à mon ami Mintara Ouattara, secrétaire du directeur des Affaires politiques. J'étais sûr que, d'une manière ou d'une autre, le rapport tomberait entre les mains de l'un d'entre eux ; or ils étaient tous deux musulmans, et nous entretenions d'excellentes relations épistolaires. Les fonctionnaires indigènes avaient tissé entre eux une sorte de réseau amical qui leur permettait, au nez et à la barbe de l'administration, d'infléchir parfois le cours des choses, ou même d'empêcher certains administrateurs ou chefs de bureaux politiques malintentionnés de parvenir à leurs fins.
Mamadou Djibrila et Mintara Ouattara, unissant leurs efforts, réussirent à mettre la main sur le rapport du coinmandant Fournier. Le gouverneur y avait noté en marge :
« Document objectif dont il faut tenir compte. Demander à Mgr Thévenoud de conseiller mesure et prudence au supérieur de la mission de Toma. Affaire à classer. »
Il me fut ainsi donné — situation paradoxale ! — de rassurer M. Fournier qui se demandait avec inquiétude quelle allait être la réaction du gouverneur. Tout rentra dans l'ordre, et nous continuâmes de mener à Tougan, entre amis, une vie agréable et paisible.

Vint le jour où le commandant Fournier partit en congé de longue durée en France. Il fut remplacé par un baron de la noblesse française, l'administrateur de Menou, arrière petit-fils du général français du même nom. Le baron de Menou n'était pas exempt des défauts propres à la plupart des administrateurs coloniaux de l'époque, mais, marqué sans doute par son éducation aristocratique, il ne se prêtait jamais aux petites mesquineries ou vexations gratuites qui étaient monnaie courante ailleurs. Il se prit même d'une certaine amitié pour moi, d'abord parce que j'étais arabisant et que, dans sa famille, on avait conservé quelque souvenir de l'Egypte où avait servi son aïeul, ensuite parce qu'il voyait en moi le “dauphin évincé de la province de Louta”, situation romantique qui parlait au baron qu'il était. Curieusement, il préférait les travaux manuels à la bureaucratie et passait de longues heures dans la menuiserie, à bricoler de ses mains ou à surveiller le travail du menuisier officiel. Pour le reste, il nous faisait confiance. Tout compte fait, c'était un homme assez facile à vivre.

Le prisonnier samo et la caisse d'argent

Tougan abritait alors un personnage original, M. Leenhardt, agent spécial trésorier de la subdivision, dont j'ai gardé un souvenir particulièrement chaleureux. Son comportement était en effet à l'opposé de celui de ses compatriotes de l'époque. An nom du respect dû à toute personne humaine, il ouvrait toutes grandes les portes de sa maison aux fonctionnaires indigènes qui voulaient lui rendre visite. Il ne se disait pas “progressiste”, mais ses paroles et ses actes témoignaient pour lui.
Un jour, M. Leenhardt offrit un déjeuner à tous les fonctionnaires indigènes du poste. C'était la première fois que l'on voyait une chose semblable à Tougan ! Le plus fort est qu'il invita à ce déjeuner le commandant de Menou luimême, lui donnant ainsi sans paroles une leçon de politique administrative.
M. Leenhardt avait l'habitude de fumer des cigarettes anglaises parfumées, contenues dans de très jolies boites métalliques décorées qu'il jetait dès qu'elles étaient vides ; or, elles valaient bien dix francs pièce au marché de Tougan. Son boy et son planton se constituaient, en les revendant, un bon appoint à leur solde mensuelle.
— Ce n'est pas un crève-la-faim de France ! disaient de lui les fonctionnaires indigènes.
Ils en eurent bientôt la confirmation grâce à un câblogramme de Montpellier dont leur parla le receveur indigène des PTT. Il y était mentionné que M. Leenhardt, pour la fixation de l'assiette de ses impôts immobiliers, venait de donner le chiffre de un million de francs, somme absolument fabuleuse en cette année 1929 ! Une anecdote significative permettra de mieux comprendre le caractère hors du commun du personnage.

Un jour, le commandant de Menou traita les Samos de “grands voleurs incorrigibles” devant M. Leenhardt. Ce dernier — en tant que trésorier, il était en même temps régisseur de la prison — réagit immédiatement :
— Si nous nous basons sur l'ensemble des jugements qui ont condamné des Samos pour vol et que j'ai consultés dans les archives, répliqua-t-il, force est de constater que ces pauvres bougres ont commis des larcins plutôt que des vols à proprement parler ; ce sont plus des nécessiteux que des voleurs.
Cette réflexion déplut énormément au commandant de Menou, qui y fit une allusion devant moi. Un administrateur des colonies, quelles que puissent être ses qualités par ailleurs, n'aimait pas beaucoup être contredit, surtout par un inférieur.
M. Leenhardt, qui voulait étayer sa thèse par un fait concret, mit en œuvre un petit stratagème. Quelques jours plus tard, au lendemain d'une importante rentrée d'impôt, il empila soigneusement des billets de banque dans une caisse d'emballage étiquetée “Fonds-Agence du Trésor”, puis il ordonna à un prisonnier samo, condamné cinq fois pour vol, de porter cette caisse depuis l'agence jusqu'à son domicile, sans être accompagné d'aucun garde de cercle. Or la maison de M. Leenhardt, située à environ un kilomètre, se trouvait au sommet d'une élévation derrière laquelle s'étendait, sur plus de trente kilomètres, une brousse dense et touffue ; il aurait suffi au prisonnier de dévaler la pente pour se perdre dans la nature, muni d'un joli magot constitué de près de 800 000 francs en coupures de cinq francs, donc facilement écoulables…
La caisse sur la tête, le prisonnier se rendit chez M. Leenhardt, déposa sa charge et attendit tranquillement sous la véranda le retour du “patron”. Quand celui-ci arriva pour le déjeuner, il ordonna au prisonnier de rejoindre les locaux de détention et de revenir à quatorze heures rechercher la même caisse pour la ramener à l'agence. A quatorze heures, le “grand voleur” était de retour. Il chargea la caisse sur sa tête et, toujours sans escorte, la ramena à l'agence, qui était située dans les bureaux du cercle. Trouvant le bureau de M. Leenhardt fermé, il déposa la caisse sous la véranda et s'assit à côté.
Le commandant de Menou fut le premier à arriver au bureau. Quand il vit le prisonnier “grand voleur” assis à côté d'une caisse du Trésor pleine d'argent, il appela comme un fou :
— Planton ! Planton !
Le planton arriva en courant.
— Arrête tout de suite ce voleur !
Le planton se mit au garde-à-vous :
— Pardon ma coumandan ! Prisonnier là, lui n'a pas voleur. C'est Missié Trésorier lui dire porter l'argent là. Lui faire ça jourdhui deux fois. Lui n'a pas foulkan avec l'argent, lui n'a pas voleur !
Sur ces entrefaites, M. Leenhardt, qui s'était malicieusement ménagé ce petit temps de retard, arriva de son pas nonchalant et ouvrit tranquillement son bureau. Le prisonnier alla y déposer la caisse, puis s'installa pour manœuvrer le panka du “patron” et lui faire du vent, travail dont il était chargé. Nétimo Nakro, qui assistait à la scène, me la rapporta. Le commandant de Menou adressa de vifs reproches à M. Leenhardt :
— Avez-vous idée de ce que vous venez de faire ? Confier autant d'argent à un prisonnier ! Et s'il s'était enfui avec l'argent de l'impôt, vous imaginez les conséquences ?
— Monsieur l'administrateur, je l'ai fait volontairement, pour vous prouver que même un prisonnier samo, récidiviste n'est pas un véritable voleur. Celui-ci aurait largement pu s'enfuir avec tout l'argent, c'est vrai ; mais il ne l'a pas fait. J'en ai pris personnellement le risque. Et s'il s'était enfui, j'aurais remboursé l'impôt sur mes propres fonds.
Voilà l'une des raisons pour lesquelles j'estimais tant M. Leenhardt…
Le commandant ne sut que répondre. Les faits venaient de lui prouver, mieux que des paroles, que les petits délinquants samos n'étaient pas des “voleurs” dignes de ce nom, mais plutôt des auteurs de larcins, des petits chapardeurs. A l'époque, les plus gros vols concernaient un cheval, un taureau, une vache ou un âne ; pour le reste, il s'agissait de vols de poulets, de canards, de vêtements ou d'armes. Là comme ailleurs, les grands vols et la grande délinquance ne commenceront à apparaître qu'avec la généralisation de l'argent et la pénétration de la civilisation moderne, et de préférence dans les grandes villes.

M. Leenhardt ne fit pas long feu à Tougan. Il fut affecté à Ouagadougou. Si, pour certains fonctionnaires, la nomination au chef-lieu du territoire équivalait à une promotion, pour les progressistes et les raisonneurs c'était un isoloir, sinon une prison dorée. M. Leenhardt ne put d'ailleurs terminer son contrat de deux ans. Il donna sa démission et retourna en France.
Avant de quitter Tougan, il m'avait dit :
— Venez à Montpellier. Je vous aiderai à faire des études supérieures.
Avec mes charges de famille, il n'était pas question que je puisse accepter. Cette offre reste le plus beau souvenir que je garde de M. Leenhardt.

Les cent francs du vieux Samo

Un jour, au cours d'un conseil des commandants de cercle du territoire tenu à Ouagadougou, le gouverneur de la Haute-Volta insista particulièrement sur la nécessité de faire rentrer l'impôt, source principale du budget de la colonie. D'après ce qui m'en fut rapporté, il tint à peu près ce discours :
« L'impôt doit rentrer à n'importe quel prix ! Les commandants de cercle ont carte blanche : ils peuvent la donner aux chefs de canton, qui la repasseront aux chefs de village, et ceux-ci aux chefs de quartier ! Leur avancement ou leur maintien à tous dépend de la rentrée de l'impôt ! »
La perception de l'impôt de capitation n'était pas seulement une injustice en soi, mais aussi une source d'abus de la part de divers intermédiaires. Le taux fixé par l'administration était hélas souvent majoré par des pourboires à verser aux chefs de canton ou aux chefs de village. Chaque fois que l'année avait été mauvaise et les récoltes insuffisantes, des chefs de famille nécessiteux étaient obligés d'emprunter l'argent de l'impôt auprès de gens aisés qui acceptaient de le leur prêter, mais en échange d'une garantie sûre ; ces pères de famille engageaient donc chez les prêteurs leurs enfants en âge de travailler, jusqu'à ce qu'ils soient en état de rembourser leur dette. Et s'il existait, il faut le reconnaître, des administrateurs épris d'équité qui luttaient, parfois au péril même de leur carrière, pour que des villages surimposés soient dégrevés, il en était d'autres qui n'hésitaient même pas à faire payer l'impôt des nègres morts par des nègres vivants !

Cette année-là, l'impôt avait du mal à rentrer, particulièrement celui du canton marka de Lanfiera, dépendant de la subdivision de Tougan ; au 30 septembre, l'impôt de l'année en cours était encore dû pour moitié. Le secrétaire général du gouvernement fit signer au gouverneur une lettre de réprobation sévère à l'adresse du commandant de la subdivision de Tougan. Cette lettre, transmise sous le couvert du commandant de cercle de Dédougou dont dépendait la subdivision, parvint à son destinataire, majorée des reproches de son chef immédiat. Le commandant de subdivision, habituellement un homme calme et plutôt conciliant, en piqua une crise presque démentielle. Il convoqua immédiatement son état-major particulier composé de l'interprète, qui était à la fois sa bouche, ses yeux et ses oreilles, de son commis expëditionnaire-secrétaire, qui était son garde des sceaux et sa plume consignant ses décrets sultaniens, et du brigadier-chef qui était son archange, chef des anges gardiens des enfers, autrement dit des prisons.
— Je vais être méchant, très méchant, jusqu'à ce que l'impôt rentre ! tonna-t-il. Nous allons parcourir les douze cantons. L'impôt rentrera ou les enfers seront pleins, et s'il le faut nous ferons vendre jusqu'au dernier coquelet des familles qui restent devoir leur impôt !
Les représentants des chefs de canton qui avaient été délégués auprès du commandant de subdivision retournèrent porter la mauvaise nouvelle à leurs chefs respectifs.

Un beau matin, une expédition dirigée par le commandant lui-même quitte donc Tougan pour faire le tour de la subdivision. En tant que commis expéditionnaire-secrétaire, je fais partie du convoi. Après avoir visité tous les chefs-lieux de canton, nous arrivons le 15 décembre 1 à Lanfiera, chef-lieu du canton où la moitié seulement de l'impôt a été versée. Un rapide pointage nous permet de constater que le retard est principalement dû aux villages des anciens cantons samos de Din, Oué et Pro, cantons qui avaient été supprimés puis rattachés administrativement au canton de Lanfiera, ce qui les plaçait sous le commandement d'un chef de canton de l'ethnie marka 2. Les Samos, connus pour leur entêtement et leur endurance à la souffrance, et qui tiennent à rester attachés à des gens de leur race, sont d'évidence prêts à tout pour créer des ennuis à leur chef de canton. Il est clair que ce dernier n'arrivera jamais, à lui seul, à leur faire entendre raison.
Le commandant fait venir tous les notables. Il tient une grande palabre et demande que l'on paie l'impôt de bonne grâce avant qu'il ne lâche ses gardes, dont le seul langage est celui des coups de crosse. Les notables et chefs de famille réunis se lamentent tous sur le même thème :
— Interprète, dis au commandant que les sauterelles ont dévoré le peu que nous devions récolter à la suite d'un hivernage exceptionnellement déficitaire. Des maladies ont décimé notre gros et menu bétail. Nous n'avons plus rien. L'année dernière, nous avons engagé tous nos enfants ; il ne nous en reste même plus à mettre en gage !
— Commandant, ils mentent ! intervient le chef marka. Ils répètent une leçon que leur a enseignée Sangoulé, leur meneur. C'est lui qui leur chauffe la tête !
— Combien doit Sangoulé ? demande le commandant.
— Il doit deux mille francs. Et s'il ne les paie pas, aucun Samo ne paiera quoi que ce soit. Les Samos sont comme des pintades ; en marchant, chacune d'elle imite celle qui la précède. Commandant, je te le jure, si tu me donnes carte blanche, Sangoulé paiera immédiatement les deux mille francs qu'il doit. Je sais qu'il les possède.
— Accordé ! dit le commandant.
Or, le chef de canton est accompagné de trois gaillards spécialement dressés pour frapper et qui ont une pierre à la place du cœur. A peine a-t-il dit :
— Allez, secouez Sangoulé jusqu'à ce qu'il accepte de payer ! qu'ils se jettent sur le malheureux et le rouent de grands coups de cravache en nerfs de bœuf.
Les coups déchirent son boubou, lacèrent son corps. Le pauvre Sangoulé se lamente, demande grâce et promet d'aller chercher son argent. On le relâche, il se traîne jusque dans sa case et revient avec mille neuf cents francs qu'il tend au commandant :
— Voilà ! C'est tout ce que je possède, je n'ai rien d'autre.
— Il ment, mon commandant ! accuse à nouveau le chef de canton. Il a les cent francs manquants, et il les a peut-être même sur lui ; mais jamais il ne les donnera de bon gré. Laissez-moi faire.
Le commandant accepte, puis, préférant ne rien voir, se retire dans une case.
Le chef de canton ordonne de battre encore Sangoulé. Les trois gaillards se saisissent de lui et le frappent de plus belle. Sangoulé se tord, gémit, crie sa douleur ; son sang gicle et teint de rouge ses vêtements. Ne pouvant en supporter davantage, je vais trouver le commandant dans sa case pour lui demander de faire cesser ce traitement, sinon nous allons assister à un meurtre à cause de cent francs.
Avant que le commandant ait pu ouvrir la bouche, le chef de canton, qui m'avait emboîté le pas, prend la parole :
— Commandant, le commis est en train de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Il ignore tout de la mentalité samo. C'est moi qui suis responsable de la rentrée de l'impôt. Il faut me laisser faire ou je ne réponds plus de rien.
Le commandant se tourne vers moi.
— Que veux-tu, me dit-il, il faut que l'impôt rentre, et le chef de canton est juge des moyens de coercition à exercer sur son territoire.
Sangoulé, effondré, blessé, croyant que son état va attendrir ses bourreaux, demande un moment de répit. Mais il a affaire à des monstres ! Ceux-ci, après quelques instants seulement, l'interpellent :
— Allez, les cent francs, ou tes fesses et ton dos pour le tannage !
Ils s'apprêtent à le frapper de nouveau quand Sangoulé, pinçant les lèvres, laisse filtrer les mots :
— Arrêtez, je vais payer…
Il défait alors lentement la corde de son pantalon sous lequel se trouve un bila, ce cache-sexe dont une bande se noue autour des hanches tandis qu'une autre passe entre les jambes et va se fixer dans le dos. Sangoulé défait son bila et le renverse. La bande est pliée en forme de portefeuille. Il y introduit sa main, en extrait à ma grande surprise un billet de cent francs plié en longueur, et d'une moue dédaigneuse le tend à ses persécuteurs.
— Tenez, et ne vous acharnez plus contre moi, tas de bourreaux ! Ce ne sont pas vos coups qui nous feront aimer et respecter votre chef marka. Samos nous sommes, mes frères et moi, et Samos nous resterons !
Je m'approche alors de Sangoulé.
— Grosse bête ! lui dis-je sur un ton de reproche. Pourquoi as-tu accepté de te laisser fouetter jusqu'au sang, puisque tu avais la somme pour laquelle on te frappe à mort ?
Sangoulé me toise avec un rictus méprisant :
— Espèce d'imbécile de Peul ! Tu ne comprends pas que lorsque je rentrerai à la maison et que ma femme me reprochera d'avoir donné nos derniers cent francs contrairement à ce que nous avions décidé, j'aurai la ressource de lui montrer mon dos ? Elle saura alors que je ne suis pas homme à livrer de bon gré mon argent, fût-ce au commandant lui-même 3!

Les tirailleurs samos et le chef dogon Tchikendé Ouermé

Un jour de l'année 1930, le commandant de Menou et moi étions assis sous la véranda des bureaux du cercle, où se tenait une grande palabre relative à la campagne agricole de l'année à venir. Tout à coup, nous vîmes déboucher sur la place un cavalier lancé à toute bride. Il s'arrêta devant la véranda, sauta de sa monture et vint s'aplatir à terre devant le commandant dans la position de salut traditionnelle des Samos. Quand il se releva, il déclara :
— Interprète, dis au commandant que la guerre est née cette nuit dans la province de Louta, au village de Dagalé. Le chef de province Tchikendé Ouermé a fait parler la poudre. Il a assiégé le village avec une section de trente chasseurs. Il a passé la moitié de la nuit à tirer sur tout ce qui bougeait. Celui qui viendrait déclarer que la ville de Dagalé est en train de baigner dans son sang, je ne le contredirais pas. O interprète ! Dis au commandant d'aller vite, très vite, éteindre un incendie dont les flammes, en voltigeant, pourraient bien réduire en cendres Gon, Gommé, Korogri, Karetokossel, Soro, Sindjé, et j'en passe…
L'interprète traduisit au commandant le message du cavalier. Le commandant fit immédiatement suspendre la palabre et me dit de le suivre dans son bureau. Il rédigea rapidement le texte d'un télégramme et me le tendit pour être dactylographié. Par ce télégramme, il informait le gouverneur et le commandant du cercle de Dédougou qu'une révolte venait d'éclater dans la province de Louta et qu'il demandait des instructions.
— Avant de taper ce texte, puis-je me permettre de vous dire un mot, mon commandant ?
— Bien sûr !
— A votre place, j'enverrais d'abord ce télégramme au seul commandant de cercle ; et je ne dirais pas « révolte », mais « incident qualifié grave ». J'ajouterais : « Me rends sur les lieux pour vérifier faits et envisager mesures qui s'imposent. » Je sais qu'en cas de révolte le chef de subdivision peut saisir à la fois le gouverneur et le commandant de cercle afin d'éviter tout retard, mais nous ne sommes pas certains qu'il s'agisse bien d'une révolte armée. Si vous l'annoncez et que ce ne soit pas exact, vous risquez de perdre la face.
M. de Menou opina et modifia son télégramme en conséquence. Puis il s'exclama en riant :
— Alors, dauphin de Louta, nous allons nous faire flécher par tes sujets ? Organise donc l'expédition, nous partirons demain matin de bonne heure.
— Si mon commandant n'a pas de raisons personnelles qui s'y opposent, osai-je ajouter, je crois qu'il serait préfétable de partir cet après-midi afin de passer la nuit à Donkou où nous pourrons commencer notre enquête.
— Entendu ! opina le commandant. Fais le nécessaire.
Je fis venir le brigadier-chef Mamadou Kamara :
— Le commandant ordonne de mettre en route pour Dagalé dix gardes de cercle et quinze goumiers sous les ordres du brigadier Tahiré Guitiba. Ils marcheront toute la nuit pour être demain de bon matin à Dagalé. Le commandant les y rejoindra demain.
A quinze heures, le convoi était mis en route. Vers dix-sept heures, le commandant, l'interprète et moi prenions place dans une camionnette conduite par le garde-clairon Brahima Guindo. Nous emportions une caisse de mille cartouches.
Pendant le trajet, je me demandais ce qui avait pu se passer exactement. J'avais toujours entendu parler de Tchikendé Ouermé en bien. Son seul grand défaut — à la vérité une tare impardonnable aux yeux des Samos du clan mathia ! — était d'être un Dogon que les hasards de l'histoire avaient propulsé à leur tête.
Avant la conquête française, le nord du pays samo avait été conquis par les Toucouleurs du royaume de Bandiagara, et l'on se souvient que la province de Louta, peuplée de Samos du clan Mathia, avait été commandée successivement par Amadou Ali Thiam, puis par son fils, mon père adoptif Tidjani Thiam. A partir de 1903, année qui vit la suppression de l'hégémonie toucouleure avec la destitution de mon père, les Samos-mathias n'eurent plus de chef digne de ce nom.
En 1914, la terrible famine qui sévit dans tous les pays de la Boucle du Niger chassa de chez elle une famille dogon du clan Ouermé. Cette famille vint se fixer en pays samo-mathia, où elle édifia un hameau qu'elle appela Loroni. De tous les habitants de Loroni, un homme, Tchikendé, se distinguait par sa taille, sa force physique, son courage et son intelligence. Il devint le chef de Loroni, et bientôt l'homme le plus en vue du pays samo-mathia tout entier.
Après l'accession du pays au statut de colonie autonome en mars 1919 sous l'appellation de “Haute-Volta”, un administrateur adjoint des colonies, M. Gastinel, fût nommé à la tête de la subdivision de Tougan. Il constata que le grand canton mathia de Louta était mal dirigé et qu'une situation anarchique l'empêchait de se développer et d'aller de l'avant. Ayant repéré Tchikendé au cours d'une tournée, il décida, en dépit des lois de la coutume, de le nommer chef du canton. Qu'un Dogon réfugié en pays mathia en devienne le chef alors que les ayants droit naturels étaient là, en chair et en os, était inadmissible pour les Samos. Mais, à l'époque, les décisions des administrateurs des colonies avaient valeur de loi, et quiconque s'y opposait risquait d'aller en prison ou d'être déporté hors de son pays. Quant aux autorités supérieures, elles ne voyaient et n'agissaient que par le truchement des administrateurs à qui tous les pouvoirs publics étaient délégués. Un dossier plus ou moins fabriqué évoquant un vote quasi unanime des notables fut envoyé au gouverneur, qui ordonna de prendre un arrêté nommant Tchikendé Ouermé chef du canton de Louta, afin d'officialiser le fait accompli. Voilà comment Tchikendé, le Dogon fugitif de 1914, devint, contre toute logique traditionnelle, le chef des Samos-mathias.
Tchikendé se révéla un chef dynamique et intelligent. Il réveilla le canton de sa léthargie. De gré ou de force, tout le monde se mit au travail. En un rien de temps, le canton de Louta se classa parmi les plus prospères de toute la subdivision de Tougan. Tchikendé administrait avec poigne, mais il n'était pas pour autant un fou de commandement ; il n'oublia jamais ses origines modestes et les circonstances malheureuses qui l'avaient amené, avec sa famille, en pays samo-mathia.
Avec le temps, un groupe de Samos, tous anciens combattants de la guerre 14-18 et réunis derrière le sergent Bia Zerbo, médaillé militaire et Croix de guerre avec palmes, se ligua contre Tchikendé Ouermé. Les comploteurs — nous devions l'apprendre par la suite — tenaient leurs réunions clandestines à Toïni et à Dagalé. Avant que Tchikendé en sût quelque chose, la machination avait gagné tout le Gondougou, c'est-à-dire tous les villages environnant Toïni, auxquels mon père Tidjani Thiam avait déjà eu affaire lors des tristes événements de 1903 4. Des dénonciations se mirent à pleuvoir à l'encontre du chef Tchikendé. C'est alors qu'éclata l'incident de Dagalé…

Le village de Donkou, où nous voulions passer la nuit, était le premier de la province de Louta sur la route venant de Tougan. Arrivés à la nuit tombée, nous nous installâmes au campement. Le chef de village se présenta accompagné de quelques notables. Interrogé par le commandant, il confirma que, deux jours auparavant, les gens de Donkou avaient entendu, durant une bonne partie de la nuit, tirer des coups de fusil du côté de Dagalé. Un fuyard leur avait dit que le chef de province Tchikendé Ouermé, après avoir été une première fois battu par les habitants de Dagalé, avait ensuite investi le village avec ses chasseurs et ouvert le feu. Le commandant demanda au chef s'il y avait eu des morts et des blessés. Il n'en savait rien. Un seul fait était certain, c'est qu'il y avait eu fusillade à Dagalé.
Le lendemain matin, vers sept heures, nous quittions le campement de Donkou. Trente minutes plus tard, nous étions en face de Dagalé. Le convoi, arrivé avant nous, nous attendait au campement. Le commandant décida d'entrer immédiatement dans le village. Chose étrange, nous n'entendions aucun bruit ; tout semblait plongé dans un silence de cimetière. Les ruelles, les cours, tout était désert, vidé de toute présence vivante comme par l'opération d'un génie maléfique. Pas un seul être humain, pas un animal, pas même un poulet affolé traversant une ruelle ! Dans ce village fige, seuls s'agitaient quelques branchages sous le souffle du vent.
— Il n'est pas possible que tout le monde soit mort, même les animaux !… s'exclama le commandant.
Il donna l'ordre de revenir au campement où, contrairement à l'usage, personne n'était venu nous souhaiter la bienvenue. Comme nous commencions à défaire nos bagages, nous vîmes sortir de la paillote qui servait de cuisine un petit vieux aux yeux hagards, qui tremblait de tous ses membres. Il s'avança vers nous, tenant à peine sur ses jambes, et se présenta :
— Je suis le chef du village, traduisit l'interprète. Tous les habitants ont fui dans la colline. Je suis le seul à être resté ici, car je n'ai pas voulu abandonner le village. Ils ont tout emporté avec eux, jusqu'aux poulets et ustensiles de cuisine, si bien que je n'ai même pas de quoi tirer de l'eau du puits pour vous donner à boire, ni pour vous cuire un repas.
Je rassurai le chef de village en lui disant que les gardes et goumiers avaient apporté tout ce qu'il fallait. Il s'écroula presque de faiblesse. Le vieil homme mourait de faim, c'était visible. Je demandai au commandant la permission de remettre à plus tard son audition afin de le nourrir d'abord.
Après s'être bien restauré, le chef vint de lui-même demander à parler au commandant.
— Alors, chef de Dagalé ! fit ce dernier. Si ton commandant et ses hommes n'étaient pas venus à temps, que serais-tu devenu ? Ou serais-tu allé ?
— Je serais mort et je serais allé au cimetière, répondit-il avec un large sourire.
Le commandant fit asseoir le vieil homme devant lui.
— Raconte-moi exactement et en détail ce qui s'est passé, et pourquoi tout le monde a fui le village.
Le chef commença son récit :
— Interprète, dis au commandant que Tchikendé Ouermé, notre chef de province, est un homme dépourvu de bonnes manières. Il est venu à Dagalé avec son monde pour encaisser l'impôt. Il a ordonné aux habitants de Dagalé, hommes, femmes et enfants, de se réunir au campement. Une fois tout le monde réuni, il a décidé que seuls ceux qui auraient totalement payé l'impôt pourraient rentrer au village. Après nous avoir fait endurer cette vie de prisonniers durant deux jours pleins, il a menacé d'envoyer ses hommes perquisitionner dans les maisons de ceux qui n'avaient pas encore payé. Nos jeunes gens ont trouvé ce procédé abusif de la part du chef, et avilissant pour les habitants. Ils se sont d'ailleurs demandé si ce n'était pas un manège de Tchikendé Ouermé pour permettre a ses hommes de piller notre village pour son compte. Ils se sont révoltes, se sont précipités sur le chef et sa suite et les ont battus.
Tchikendé Ouermé est sorti de Dagalé avec sa suite à grand galop, mais il est revenu le lendemain au crépuscule, accompagné de trente chasseurs, tous de race dogon comme lui. Et là, sans crier gare, il a ordonné à ses chasseurs de tirer sur le village ! La fusillade a duré jusqu'à l'aube. Les habitants, pris de panique, se sont enfuis dans la montagne voisine avec tous leurs biens, y compris le petit bétail et la volaille. Ils savent bien que Tchikendé Ouermé est capable de les tuer ! Il n'aura aucune pitié, il n'épargnera personne ! Ce n'est pas un Samo, c'est un Dogon chassé de chez lui par la grande famine. Il est venu se réfugier en pays samo, il a réussi à se mettre dans les bonnes grâces des autorités françaises, et finalement il a été nommé chef de province à la place de l'un des nôtres. Il a été imposé aux Samos. Aucun Samo n'aime Tchikendé Ouermé, et nous sommes tous disposés à le combattre. Nous, nous sommes pour Bia Zerbo, un Samo de Toïni. Voilà ma réponse à la question que m'a posée le commandant ! conclut le chef, tout échauffé par son récit.
— Y a-t-il eu des morts et des blessés ? questionna le commandant.
— Pas à ma connaissance.
— Comment expliques-tu qu'une fusillade exécutée durant toute une nuit par trente chasseurs, tous hommes d'armes expérimentés, n'ait fait ni morts ni blessés et n'ait pas laissé de traces visibles dans le village ? Car nous n'avons vu aucune trace de balles ou d'incendie, aucun mur écroulé, aucun cadavre, rien !
— Ce sont nos dieux et les mânes de nos ancêtres qui ont protégé le village ! Tchikendé, lui, est venu pour le détruire.
— Pourquoi es-tu venu alors que tous les tiens sont en fuite ? demanda le commandant.
— Moi entendu appel caporal, répondit-il en « français des tirailleurs ». Ya pas aut' caporal au village. Moi caporal retraité, mais toujou caporal. Le règlement y dire : si toi entendu appel, toi y répond présent. Moi je veni et je dis :
Présent ma coumandan !
Toujours par le biais de l'interprète, le commandant interrogea longuement le vieux caporal. A travers ses déclarations, nous comprîmes que la révolte contre Tchikendé Ouermé était animée par un groupe d'anciens tirailleurs qui voulaient le renverser et donner sa place à l'un des leurs, Bia Zerbo de Toïni, “le seul homme qui osait dire à Tchikendé : Halte-là !” Il nous indiqua dans quelles directions étaient partis les gens de Dagalé.
Le commandant envoya des goumiers dans les villages environnants pour annoncer qu'il était venu avec une compagnie de gardes et le responsable de son bureau militaire afin d'enquêter sur la fusillade de Dagalé ordonnée par le chef Tchikendé Ouermé, et qu'il souhaitait entendre tous les habitants du village. Il invitait tous ceux qui avaient des griefs à formuler contre le chef et ses représentants à se rendre à Dagalé pour y faire leurs dépositions. Par ailleurs, un garde avait été dépêché à Loroni auprès du chef de canton pour lui intimer l'ordre de se rendre à Dagalé avec ses représentants et notables.
Trois jours après, la population habituelle du village avait doublé ; de nombreux notables ou habitants des villages voisins étaient également venus. Seul manquait le probable instigateur des événements, l'ancien sergenttirailleur Bia Zerbo.
L'interprète Nétimo Nakro ayant dû être rapatrié entretemps à Tougan à la suite d'un violent accès de fièvre, il était indispensable que je fusse doublé par un interprète valable, car le plus grand nombre des Samos ne parlaient ni le français, ni le bambara, ni le fulfulde, et de mon côté je ne parlais aucun des quatre dialectes samos. Après un sondage parmi les assistants, il se révéla qu'un seul pouvait jouer ce rôle d'interprète : le chef Tchikendé Ouermé lui-même. Il parlait à la fois le samo et le bambara, mais très peu le français. Je fis part de ma proposition au commandant : le chef Tchikendé traduirait les réponses des Samos en bambara, et je les traduirais ensuite en français.
Le commandant s'exclama :
— Es-tu devenu fou ? Tu voudrais que Tchikendé Ouermé soit à la fois juge et partie ?
— Mon commandant, répondis-je, je sais que presque tous les anciens tirailleurs samos qui sont disséminés parmi les habitants comprennent le bambara, bien qu'ils ne veuillent pas le déclarer. Ils n'aiment pas Tchikendé, et si celui-ci falsifie une déposition, ils le dénonceront immédiatement. Ce sera un test qui nous permettra de juger de la probité et de la droiture du chef Tchikendé. Faute de mieux, le commandant donna son accord.
Je me tournai vers les habitants et déclarai en bambara :
— Le commandant vous pose les questions suivantes : Pourquoi y a-t-il eu bagarre entre vous et votre chef de province ? Pourquoi avez-vous fui votre village et vous êtesvous cachés comme si vous étiez des malfaiteurs ? Qu'avez-vous à reprocher à votre chef ? Et pourquoi, au lieu d'aller demander justice au commandant, vous êtesvous permis de le battre, lui et ses hommes, alors que les militaires qui sont parmi vous savent qu'un tel acte est extrêmement grave ?
Mes questions étaient traduites au fur et à mesure par Tchikendé Ouermé.
Au lieu de répondre, chacun des habitants baissa la tête, comme pour éviter le regard que le commandant et moi posions sur chacun d'eux. Le silence dura cinq bonnes minutes. Le commandant demanda si quelqu'un se décidait à répondre, oui ou non, à ses questions. Personne ne bougea. Agacé, il déclara :
— Eh bien ! Puisque les gens de Dagalé ont perdu l'usage de la parole et qu'il ne leur reste plus que des oreilles pour entendre, je vais donner la parole à leur chef de province. Tant pis pour eux !
Le chef Tchikendé Ouermé remercia le commandant, puis fit en bambara le récit suivant, que je traduisais an fur et à mesure en français :
— Mon commandant, votre prédécesseur le commandant Fournier avait, avant son départ, réuni dans son bureau à Tougan les douze chefs de canton de la subdivision afin de leur communiquer la teneur d'un télégramme officiel du gouverneur. Celui-ci rendait les commandants de cercle et de subdivision, ainsi que les chefs de province, de canton et de village personnellement responsables de la rentrée de l'impôt et des taxes dues par les contribuables. A mon retour, j'ai provoqué une réunion générale des chefs de tous les villages de la province de Louta, et même

—— pp. 282-83 ——

Jusqu'alors, le commandant clé Menou ne portait pas spécialement Tchikendé Ouermé dans son cœur, et plus d'une fois, en parlant de lui, il avait employé le qualificatif de “bandit”. Mais en entendant sa déposition, et surtout sa plaidoirie en faveur de ceux qui l'avaient rossé, sa conviction en fut quelque peu ébranlée. Il s'adressa au chef du village :
— Si personne ne veut rien dire, j'inculperai tous les hommes de Dagalé pour refus de paiement de l'impôt et pour coups et blessures sur la personne du chef de canton dans l'exercice de ses fonctions.
Un notable se leva et dit aux autres :
— Mes parents, nous en sommes arrivés à la phase finale de notre affaire avec Tchikendé Ouermé. L'adage dit : Quand un vol a été commis dans une pièce et que tous les suspects sont réunis, mieux vaut être parmi ceux qui pourront dire ‘Nous ne sommes jamais entrés dans cette pièce’ plutôt que parmi ceux qui diront ‘Nous y sommes entrés mais nous n'y avons rien pris’. Maintenant, et sans attendre davantage, il nous faut dire ce que nous avons sur le cœur. Quant à moi, faccuse le chef d'avoir volé aux habitants de la province soixante mille francs, dix tonnes de mil et cent vingt moutons et chèvres.
Tchikendé Ouermé traduisit son discours en bambara, et moi en français.
Ce fut comme l'ouverture des écluses d'un barrage ! Cinq autres notables se levèrent pour confirmer l'accusation portée par leur camarade, affirmant que dans chaque autre village on trouverait cinq ou six notables pour en faire autant.
Le commandant demanda si, parmi les plaignants, quelqu'un avait une accusation personnelle à porter contre le chef Tchikendé Ouermé. L'un d'entre eux se leva et fit une déclaration, que Tchikendé traduisit ensuite à mon intention en bambara. A mon grand émerveillement, il employait la première personne du singulier, comme si c'était lui qui parlait, et sans omettre le moindre détail. je rapporte ici sa traduction :
— Voici le dire du Samo : J'ai à porter plainte contre le chef Tchikendé Ouermé, car chaque fois qu'il vient à Dagalé, au lieu d'aller au campement ou chez le chef de village, il s'installe chez moi et occupe ma propre chambre à coucher. C'est ce que j'ai à lui reprocher. En plus, il a volé dans le pays soixante mille francs et cent vingt moutons et chèvres. Son passage dans un village est plus néfaste pour nos basses-cours que celui d'une troupe de chats sauvages.
Tchikendé Ouermé est un mauvais chef. C'est un Dogon. Il faut le destituer. Nous, les Samos, nous ne l'aimons pas. J'ai fini de parler !
Je traduisis au commandant cette déclaration en français, en imitant la manière employée par Tchikendé Ouermé. De ce jour, j'adoptai une fois pour toutes cette façon de procéder ; elle me servira énormément lorsque plus tard, à Bamako, je servirai occasionnellement d'interprète au gouverneur du Soudan les jours de grandes cérémonies ou réceptions officielles 5.
Le commandant demanda au chef Tchikendé ce qu'il avait à répondre à cette accusation.
— Mon commandant, répondit ce dernier, je souhaiterais que vous enregistriez d'abord toutes les plaintes qui seront déposées contre moi dans les onze villages du Gondougou. Puis je vous demanderai de réunir tous les plaignants à Louta, où eux et moi boirons chacun une gorgée d'eau du puits sacré. Après cela, je répondrai à mes accusateurs.
— Pourquoi boire une gorgée d'eau du puits de Louta ? demanda le commandant.
— Parce que la tradition samo enseigne que tout natif ou habitant de ce pays qui ment en ayant de l'eau du puits sacré dans l'estomac mourra ou attrapera une maladie incurable. C'est une conviction religieuse. Personne n'osera mentir.
Nous passâmes dans les onze villages du Gondougou. Partout les plaignants, semblant réciter une leçon bien apprise, faisaient la même déposition, à l'exception du village de Toïni où un ex-adjudant des tirailleurs, Dabi Drabo, s'adressa directement au commandant en français forofifon, le langage imagé des tirailleurs :
— Ma coumandan, ici dans tout pays de nous, les Samos-mathias, personne y content pas Tchikendé Ouermé y faire chef. Lui voleur beaucoup. Lui arraché ma femme et l'a mariée à son goumier. Si chef Tchikendé Ouermé y veni dans un village, toutes les belles femmes c'est pour lui et ses goumiers. Lui y faire grand putain. C'est pourquoi chaque l'année sauterelles y veni bouffer toutes nos récoltes. Bon Dieu y content pas chef putain, y content pas chef voleur, alors Bon Dieu y envoyer sauterelles, pasque Tchikendé Ouermé c'est grand putain et grand voleur.
Le commandant de Menou enregistra patiemment toutes les dépositions, bien que ne considérant comme digne d'attention que la seule accusation de malversation portant sur soixante mille francs et le petit bétail. Il commençait à penser que les anciens tirailleurs étaient à la base de toute cette affaire, et me fit observer que, dans tous ces villages, pas un seul notable n'avait l'envergure de Tchikendé Ouermé.
Une fois notre enquête terminée, le commandant fit annoncer par un messager qu'une grande palabre allait se tenir à Louta. Tous les chefs de village et de quartier, tous les plaignants, plus deux notables par village, y étaient conviés pour le surlendemain.

A Louta, nous nous installâmes au campement administratif. J'appris que celui-ci avait été construit sur l'emplacement même où, jusqu'en 1903, s'élevait le palais de mon père Tidjani Thiam, alors chef toucouleur de la province. Je m'installai dans une grande case ronde aux murs de pisé et à la toiture en chaume. A cette époque de l'année, il faisait froid dès la nuit tombée. Je demandai à un serviteur d'allumer un feu de bois, ce qu'il fit dans un coin de la case. Presque sur-le-champ, un vieux “Markadjalan” (c'est-à-dire un Marka qui avait perdu l'usage de sa langue et qui s'exprimait dans la langue locale 6) se présenta à ma porte. Je le reçus avec la politesse due à son âge et lui demandai ce qu'il voulait.
— Je voudrais que tu fasses éteindre immédiatement ce feu, me répondit-il.
J'allais lui demander pourquoi, mais je me remémorai un enseignement de l'initiation traditionnelle selon lequel les jeunes doivent exaucer les prières des vieillards ou exécuter leurs ordres avant même de leur demander la moindre explication.
Je fis donc éteindre le feu, et donnai en cadeau au vieux Marka cinq grosses noix de cola et un paquet de sel. Il me regarda longuement.
— Amadou Bâ ! dit-il. Pourquoi m'as-tu obéi sans rien dire et m'as-tu donné de la cola et du sel, alors que c'est moi qui devrais recevoir des ordres de toi et te donner un cadeau ? En effet, jadis ton père était mon chef, et tu l'es encore aujourd'hui.
— Mon bon grand-père, répliquai-je, mon père Tidjani Thiam, fils du grand chef Amadou Ali Thiam, m'a toujours dit : il faut accepter les conseils des vieux et leur offrir des petits cadeaux d'honneur, car même si on est leur chef, on ne doit pas les commander.
— Amadou, ton père avait raison. Si un chef veut commander à des vieillards, il lui faut en effet écouter leurs conseils et leur témoigner sa considération par des petits cadeaux qui honorent plus qu'ils n'enrichissent. Par le seul fait d'avoir éteint sans rien dire ce feu dont tu avais besoin pour te réchauffer et de m'avoir honoré par ce cadeau symbolique, tu m'as apprivoisé. Je reviendrai ce soir bavarder avec toi.
Après le dîner, le vieux Marka revint. Son premier soin fut de m'indiquer un autre coin de la case où je pouvais installer un feu. J'en fis donc rallumer un à cet endroit. Il m'apprit alors qu'il se nommait Yacouba Tréra, qu'il était marabout et qu'il avait fait ses études d'arabe à Djenné et à Tombouctou. Je l'installai confortablement dans ma chaise longue et m'assis sur mon lit de campagne en face de lui, prêt à l'écouter.
Le vieil homme me conta toute l'histoire de Louta, depuis la conquête toucouleure jusqu'à la nuit de notre entretien.
— Et maintenant, ajouta-t-il, je vais te dire pourquoi je t'ai demandé d'éteindre ton premier feu : il était installé au-dessus de la tombe de ton grand père Amadou Ali Thiam, à l'endroit précis où se trouve sa tête. J'étais l'un des conseillers et amis intimes de ton grand-père, et, à sa mort, quand ton père a voulu le faire enterrer avant le lever du jour, j'ai fait partie de ceux qui s'occupèrent de sa dépouille. Nous avons allumé un grand feu pour procéder à sa dernière toilette, avant de creuser sa tombe et de l'inhumer. Le foyer de ce feu fut installé à l'endroit que je t'ai indiqué, où brûle en ce moment ton nouveau feu.
Je ne saurais décrire l'émotion que j'éprouvai à cette révélation. Je raccompagnai le vieux Yacouba Tréra jusqu'à son domicile, et depuis lors je renouai avec lui les liens d'amitié qui l'avaient jadis uni à ma famille. Par la suite il me rendit d'ailleurs de grands services en me mettant en relations avec tous les vieillards des cantons entourant la province de Tougan, et auprès desquels je recueillis beaucoup d'informations sur l'histoire et les coutumes du pays.
Avant de partir, il me dévoila le complot formé par les anciens tirailleurs samos en vue d'évincer Tchikendé Ouermé et de le faire remplacer par l'ex-sergent-chef Bia Zerbo.

Le lendemain matin, à huit heures, tout le monde était présent sur la place où se trouvait le puits sacré. Le commandant installa sa table sous un hangar aménagé pour la circonstance. Il appela par leurs noms tous ceux qui avaient déposé contre le chef de province, et les fit aligner en face du puits sacré. Le chef Tchikendé Ouermé donna l'exemple en se mettant en place comme tout le monde. Le commandant me chargea de diriger les opérations.
Je demandai au chef de Louta de faire puiser de l'eau dans le puits sacré et d'en remplir une grande bassine métallique. Puis, au nom du commandant, j'invitai chaque personne à venir avaler une gorgée de cette eau sacrée. Le chef Tchikendé fut le premier à le faire. Sur les trente accusateurs présents, quinze seulement acceptèrent de subir l'épreuve du puits ; les quinze autres se rétractèrent.
Après la cérémonie du puits, le commandant entreprit un nouvel interrogatoire des accusateurs. Ceux-ci ne maintinrent que la seule accusation de malversation, à l'exception de Dabi Drabo qui continua de soutenir que le chef de canton abusait de son pouvoir pour coucher avec toutes les femmes des villages, et qu'il lui avait arraché sa femme, une fille de Toïni, pour la faire épouser par l'un de ses goumiers.
Le commandant interpella Tchikendé Ouermé :
— Qu'as-tu à répondre à ce que l'on te reproche ?
— Mon commandant, répondit le chef, je commencerai par réfuter l'accusation de Dabi Drabo, selon lequel je lui ai arraché sa femme, une fille de Toïni, pour la donner à l'un de mes goumiers. Pour commencer, je n'ai pas de goumiers qui me soient propres. Le corps civil des goumiers 7 a été institué par le commandant de subdivision de Bauminy sur instructions du gouverneur de la Haute-Volta. La province en compte cinq, tous de race samo et non dogon. Ils ont été choisis par un conseil de notables avant d'être proposés par moi au commandant de subdivision qui a décidé leur nomination.
L'un de ces goumiers avait une fiancée à Toïni — c'est la fille dont parle Dabi Drabo. Rentré au pays l'année dernière, Dabi Drabo a voulu détourner la jeune fille pour lui, se targuant, en tant que gradé militaire, d'avoir priorité en tout sur les civils. L'affaire tourna mal, car la jeune fille ne voulait pas de lui. Dabi Drabo vint alors me trouver à Loroni pour me demander de le soutenir auprès des parents de la jeune fille. Il avait été, disait-il, son premier fiancé, avait « payé les noix de cola de la coutume », et seul son enrôlement sous les drapeaux l'avait empêché de consommer son union. Je le renvoyai à son chef de village, plus qualifié que moi pour régler cette affaire, laquelle relevait de lui en premier ressort.
Dabi Drabo alla trouver le chef de village. J'ai vu le chef de canton, lui declara-t-il. Il te donne l'ordre de nouer mon mariage avec la jeune fille. Si tu refuses, il enverra ses parents en prison.
Le chef de village convoqua les parents et les informa de la situation. Effrayés, ils cédèrent, et le chef de village fit « nouer » le mariage par des notables. Lorsque la jeune fille apprit ce qui s'était passé, elle se sauva et alla se réfugier chez ses oncles maternels.
Sur ces entrefaites, le goumier, qui était en stage à Dédougou, revint au pays et apprit son malheur. Il prit son arc, deux carquois bourrés de flèches et se rendit tout droit chez Dabi Drabo ; heureusement celui-ci, parti à Tougan toucher sa pension trimestrielle, était absent. Le goumier vint alors me trouver à Loroni pour me demander des explications sur mon attitude. C'est ainsi que j'appris la manceuvre malhonnête de Dabi Drabo. J'ai envoyé chercher la jeune fille chez ses oncles, ai fait casser son mariage avec Dabi Drabo — d'autant plus facilement qu'il n'avait pas été consommé — et ai rendu sa promise au goumier.
Quant à Dabi Drabo, j'ai menacé de l'envoyer devant votre tribunal. Au lieu de faire amende honorable, il a entrepris une campagne de calomnie contre moi. Il a mis dans la tête des anciens tirailleurs samos qu'en se liguant contre moi ils parviendraient à me faire révoquer et remplacer par un des leurs : lui-même, ou Bia Zerbo. Voilà, mon commandant, ce que j'ai à répondre à l'accusation de Dabi Drabo en ce qui concerne sa prétendue femme que je lui aurais arrachée pour la donner à « mon » goumier.
J'en viens maintenant à l'accusation de malversation. Mes administrés m'accusent de leur avoir extorqué soixante mille francs, cent vingt moutons et chèvres et dix tonnes de céréales. Ils sont au-dessous de la vérité : il s'agit exactement de soixante-cinq mille francs, de cent quarante bestiaux et de quinze tonnes de céréales. En ce qui concerne les bestiaux et les céréales, voici de quoi il s'agit.
Chaque année, le canton de Louta doit fournir douze tonnes de céréales destinées au ravitaillement de l'armée, des écoles-internats et des fonctionnaires de la subdivision. Il a fallu y ajouter l'entretien des goumiers. Quand le corps des goumiers a été créé en vue de suppléer le corps des gardes de cercle, le contingent prévu pour la subdivision de Tougan a été fixé à soixante unités, soit cinq goumiers par canton. Le commandant de Bauminy a alors décidé que les soixante goumiers, conduits par l'interprète Nétimo Nakro et accompagnés par un infirmier de santé, un infirmier vétérinaire, cinq gardes de cercle et les palefreniers, feraient une tournée de douze jours à travers chaque canton afin de se présenter à la population et de lui expliquer qu'ils étaient des agents civils de l'autorité, auxiliaires de la police judiciaire et de l'administration directe. Le commandant avait bien spécifié que l'entretien des hommes et de leurs montures devait être assuré par les cantons, ce qui me mettait sur les bras plus de cent bouches à nourrir et soixante-huit chevaux, et cela pour douze jours ! Pour y faire face, j'ai réquisitionné cent quarante têtes de petit bétail, plus trois tonnes de céréales venant s'ajouter à la fourniture annuelle habituelle de douze tonnes. Et je n'ai pas tenu compte de ma propre escorte, composée de cinq chevaux et de douze personnes !
Voilà, mon commandant, la justification des cent quarante petits bestiaux et des quinze tonnes de céréales que l'on m'accuse d'avoir extorqués. Il ne m'appartient pas de dire à ces gens comment les douze tonnes envoyées à Tougan ont été utilisées. C'est à vous, mon commandant, de les en informer si besoin est. Ce que l'on peut à la rigueur me reprocher, c'est d'avoir gardé pour moi les quelques têtes de bétail et kilos de mil non consommés par la caravane des goumiers. A cela je rétorquerai par l'adage : Les restes de la curée du lion reviennent à l'hyène.
Pour ce qui est de la somme de soixante-cinq mille francs, je vous demanderai, mon commandant, de donner la parole au chef du village de Donkou, ici présent. Il vous racontera toute l'histoire.
Le commandant invita le chef du village de Donkou à s'expliquer.
— Mon commandant, dit-il, j'en jure par la gorgée d'eau du puits sacré que je viens de boire, que ce que je vais dire ne m'a été ni inspiré ni dicté par Tchikendé Ouermé, avec qui, d'ailleurs, je ne m'entends pas toujours très bien. C'est moi qui suis l'inspirateur de la collecte qui a donné la somme de soixante-cinq mille francs remise par mes soins à Tchikendé Ouermé. Voici les faits.

Quand le gouvernement a créé le corps des goumiers, il a décidé que leurs montures et leurs tenues seraient à la charge de leurs cantons respectifs. Les chefs de canton, qui avaient besoin de ces agents pour la police intérieure, acceptèrent cette proposition. Malheureusement, cette année-là la province de Louta avait fait une si mauvaise récolte qu'elle n'avait même pas pu régler la totalité de son impôt. Il lui était donc impossible de payer pour ses goumiers les cinq chevaux, cinq fusils et cinq tenues réglementaires complètes, plus les tenues de rechange.
Le chef Tchikendé Ouermé, ne voulant pas que sa province perde la face, a alors offert les cinq chevaux de sa propre escorte, y compris sa propre monture qui lui avait coûté dix têtes de bovins, plus trois mille francs ; et c'est lui qui a payé fusils et tenues aux goumiers. C'est ce qui a permis au contingent de notre province d'aller en stage à Dédougou. Voyant cela, j'ai entrepris une campagne pour proposer aux chefs de village et aux notables de souscrire une collecte en vue de rembourser ses dépenses au chef de canton, dès la rentrée des récoltes de l'année qui s'annonçaient très bonnes. Tous approuvèrent mon idée, et chacun souscrivit de grand cœur. Des la fin des récoltes, je suis passé encaisser les dons, qui s'élevaient à soixantecinq mille francs. Chacun a donné selon ses moyens et son bon plaisir.
Voilà, mon commandant, ce que je sais de l'argent remis au chef de province. Aussi suis-je très surpris d'entendre de la bouche de certaines personnes que cette somme leur a été extorquée…

Le commandant balaya du regard la foule des notables :
— Le chef de Donkou a-t-il dit la vérité ?
Personne ne dit mot.
— A-t-il menti ?
Les gens gardaient la tête baissée sans répondre.
Le commandant se fâcha :
— Je constate avec tristesse qu'à l'exception du chef de Donkou, vous, les chefs de village et notables de Gondougou, vous êtes tous menteurs et même malhonnêtes. Vous vous êtes laissé berner par vos anciens tirailleurs. Je veux voir ici Bia Zerbo avant deux jours. Sinon je vous amènerai tous à Tougan et vous y resterez consignés jusqu'à ce que Bia Zerbo se présente.
Le commandant se tourna vers le chef Tchikendé Ouermé :
— Avant de clore mon audition, as-tu quelque chose à ajouter ?
— Oui mon commandant.
— Je t'écoute.
— Mon commandant, si j'avais vraiment extorqué les soixante-cinq mille francs, m'auriez-vous déféré devant le tribunal ?
— Nul n'est au-dessus de la justice. C'est une loi que la France applique à tous ses ressortissants. Si tu avais été coupable de concussion, je t'aurais déféré devant le tribunal et condamné.
— Mon commandant, vous dites que si je commets une injustice, la France me punira. Et si la France commet une injustice à mon égard, que fera-t-elle ?
— Elle réparera.
— Mon commandant, moi, Tchikendé Ouermé, je suis un Dogon et n'ai jamais appartenu à une famille de chefs. C'est la France, et elle seule, qui m'a hissé à ce rang. Elle m'a mis à la tête d'une population indisciplinée et belliqueuse, qui est aussi prête à donner la mort qu'à se suicider. Or, la France veut qu'en son nom je fasse régner la paix, mais sans sévir ; elle veut que je garantisse la sécurité des administrés avec une police qu'elle crée, mais qu'elle ne paie pas. En outre, comme tous les chefs de canton, je dois assurer les dépenses officielles liées à ma charge : réception des fonctionnaires en tournée, envoi d'animateurs et de musiciens pour les fêtes et réceptions officielles, recherche et arrestation des malfaiteurs, entretien de mon cortège dans l'intérêt du prestige de ma fonction, fourniture régulière de céréales et d'aliments, entretien des goumiers, etc., etc. Et quel est le crédit que nous attribue la France pour faire face à ces charges ? Cent cinquante francs par mois! Pensez-vous que cette somme soit suffisante au point que je puisse me passer de tout appoint ? Et où le gouvernement veut-il que je tire le complément nécessaire, sinon chez les habitants ?
Sauf le respect que je vous dois, mon commandant, je dirai que mes cent cinquante francs ne pondent pas d'œufs. La grande et riche France doit savoir qu'une chefferie, comme tout commandement, ne se nourrit pas d'herbe, mais de la sueur et du travail de ses administrés. Comme le dit le proverbe : La force ne broute pas de l'herbe, elle mange des hommes. Que l'administration nous paie dignement, ou alors qu'elle consente à ce que nous demandions à nos administrés ce dont nous avons besoin, comme le prévoyait la tradition avant la conquête française.
Je craignais que ce discours n'indispose le commandant de Menou, car il était très susceptible par tempérament. A mon grand soulagement, il s'exclama :
— Voilà des chefs comme je voudrais en avoir davantage !
Finalement, tout tourna en faveur de Tchikendé Ouermé les chefs de village et les notables se désolidarisèrent des anciens tirailleurs, et vinrent lui demander pardon et réconciliation.

Le lendemain, Bia Zerbo se présenta à Louta. Ses partisans, tous anciens tirailleurs, étaient venus se mêler à la foule pour assister à son interrogatoire ; on m'en avait informé confidentiellement la nuit même de leur arrivée.
Dès le matin, tout le monde se présenta sur la place, devant le hangar où se tenait l'audience. Le commandant confronta Bia Zerbo, Tchikendé Ouermé et le chef du village de Donkou. Bia Zerbo fut confondu. Il avoua ses fautes mais refusa de désigner ses partisans ; les cris, menaces et vociférations du commandant restèrent sans effet. Furieux, le commandant ordonna aux anciens tirailleurs présents dans la foule de sortir des rangs et de se mettre à part. Seul l'adjudant Dabi Drabo, de Toïni, s'exécuta. En sortant du rang il dit en langue samo à l'intention de ses camarades :
— Ne m'imitez pas.
Tchikendé Ouermé me traduisit ses paroles. Le commandant était si furieux que j'en vins à craindre une réaction excessive de sa part, dont toute la population risquait de faire les frais.
— Mon commandant, lui dis-je, les tirailleurs n'obéiront pas. Mais si vous le permettez, je vais user d'une astuce qui nous tirera de difficulté.
— Vas-y, me dit-il.
Je m'adressai aux assistants pour leur dire que le commandant allait leur parler, et leur donnai l'ordre de se mettre sur un rang, debout, autour de la place. Tout le monde s'aligna. Je demandai alors au commandant de venir au milieu d'eux et de leur dire quelques mots, qui seraient traduits en bambara puis en samo. Le commandant se leva de son siège, marcha vers les assistants regroupés en ligne autour de la place et commença une harangue. A la fin d'une phrase, alors que les villageois n'étaient plus sur leurs gardes, je lançai à l'improviste, d'une voix forte, à la manière des militaires :
— Gaaaarde-à-vous !
Comme un seul homme, tous les anciens tirailleurs rectifièrent leur position et se mirent au garde-à-vous. Ils étaient une bonne vingtaine. Il ne restait plus qu'à les faire sortir du rang.
Le commandant de Menou n'en revenait pas. Il me demanda à quoi je devais cette connaissance des tirailleurs. Je lui répondis que j'avais passé mon adolescence à Kati où était installé le 2e régiment de tirailleurs sénégalais, et qu'à cette époque j'avais presque vécu au milieu des militaires. Sachant combien l'armée conditionne les tirailleurs, j'avais compté sur leur réflexe instinctif, tout comme à Dagalé j'avais compté sur l'effet de la sonnerie “Appel au caporal”.
Le commandant procéda à l'interrogatoire des tirailleurs. Il inculpa les trois principaux meneurs, dont Bia Zerbo (contre qui Tchikendé Ouermé avait déposé une plainte) et Dabi Drabo. Ils furent déférés ultérieurement devant le tribunal de deuxième degré, qui leur infligea une peine de trois mois de prison pour dénonciations calomnieuses et menées subversives.

Préoccupé par les remarques de Tchikendé Ouermé, le commandant évoqua ultérieurement avec moi le problème des chefs de canton et de leur manque de moyens.
— Comment l'administration pourrait-elle les aider sans les encourager pour autant à la concussion ? en vint-il à se demander.
— Mon commandant, lui répondis-je, chez nous la tradition avait prévu une solution pour ce genre de problème. Il existait dans chaque village un champ collectif, travaillé par toute la communauté. La récolte de ce champ était divisée en trois parts : la première était destinée au roi, la deuxième servait à faire face aux réceptions des étrangers qui passaient dans le village et qui étaient les hôtes ou les agents du roi ; enfin, la troisième permettait de consentir des avances ou des aides à ceux qu'un malheur frappait et réduisait à la misère.
Le commandant trouva l'idée intéressante et prit sur lui de réintroduire cette coutume dans les villages du canton de Louta, à titre d'essai. A la fin de l'année, avec le premier tiers de la récolte de chaque champ collectif, le chef de canton de Louta eut suffisamment de mil, d'arachides, de maïs et de haricots pour mener un train de vie digne d'un chef. Avec les deux autres tiers, il put satisfaire à toutes les fournitures officielles et recevoir dignement les fonctionnaires en tournée.
Ravi de ce résultat, le commandant de Menou souhaita voir étendre cette mesure à d'autres subdivisions. Il soumit son projet à son commandant de cercle, qui en saisit le chef-lieu du gouvernement. Mais le bureau des Affaires politiques, si souvent imbu d'idées préconçues et éloigné des réalités, rejeta la proposition comme “non conforme à la politique indigène en vigueur”… Le commandant de Menou permit cependant au canton de Louta de poursuivre pour lui-même une pratique qui avait réduit de beaucoup ses difficultés matérielles.
Ainsi se termina l'affaire de la fronde des tirailleurs samos contre le chef dogon Tchikendé Ouermé, lequel faillit bien y laisser son turban de chef !

Chef de subdivision par intérim !

A notre retour à Tougan, je lus dans le journal officiel de l'AOF qu'un grand marabout descendant d'El Hadj Omar et demeurant à Dakar avait été promu dans l'ordre national de la Légion d'honneur. Cette décoration m'étonna fort, surtout pour un marabout descendant d'El Hadj Omar, dont la famille était officiellement fichée comme “anti-française” et ses parents discrètement surveillés partout où ils se trouvaient. Le chef spirituel de la famille Tall, Mountaga Tall, Lamiɗo Julɓe (Commandeur des croyants), n'était-il pas assigné en résidence obligatoire dans sa ville de Ségou, au Soudan ? Intrigué par cette promotion comme par la personnalité et les connaissances religieuses de ce marabout éminent de la Tidjaniya, je lui envoyai une lettre de félicitations, dans le secret espoir d'entamer ainsi une relation épistolaire avec lui. Il me répondit en m'envoyant ses bénédictions et en me recommandant chaleureusement de servir docilement la France… Déçu, j'arrêtai là nos relations.
Si j'évoque cet événement, c'est que beaucoup plus tard, revenu au Soudan, je retrouverai le grand marabout et que nous aurons, hélas, à nous affronter dans la triste affaire dite du “Hamallisme”, affaire qui vaudra au Cheikh Hamallah, considéré par ses adeptes comme le “pôle spirituel” de la Voie (tariqa) tidjani 8, d'être déporté en France et d'y mourir, à certains de ses disciples d'être arrêtés et fusillés, et à mon maître Tierno Bokar d'être moralement persécuté, puis assigné à résidence dans sa propre maison ou il s'éteindra dans un isolement tragique en 1940. Mais je reparlerai de cette affaire en son temps.
A son tour, le commandant de Menou prit son congé et rentra en France. Il fut remplacé par l'administrateur adjoint Mengant, un ancien lieutenant de l'infanterie coloniale démobilisé et versé dans le corps des administrateurs coloniaux.
Les administrateurs restaient rarement plus de deux ans en fonctions dans un poste ; tous les ans ou tous les deux ans ils rentraient en France pour un congé de longue durée, et à leur retour ils se trouvaient généralement affectés ailleurs. Les malheureux fonctionnaires indigènes voyaient ainsi, à dates régulières, s'écrouler le fragile équilibre qu'ils avaient réussi à établir avec le commandant en place, et tout était à recommencer avec le nouvel arrivant. Parfois la surprise était heureuse, parfois non…
M. de Menou passa le service à M. Mengant, et quitta Tougan. Environ un an auparavant, le 28 octobre 1929, il m'avait attribué des notes élogieuses que je me permets de citer ici car elles expliquent peut-être en partie le tour insolite que devaient prendre un peu plus tard les événements :

« Amadou, Bâ est nettement supérieur à la plupart des auxiliaires de son cadre. Intelligent, honnête, préservé de toute compromission par orgueil de race et de famille, cet expéditionnaire se fera hautement apprécier partout où il servira. Je le propose très fermement pour le grade de commis titulaire de troisième classe. Cote 19. »

Le commandant de Menou ne m'avait jamais demandé pourquoi je n'acceptais pas de me laisser compromettre. Fort de l'image qu'il se faisait de moi, il en avait naturellement déduit que je devais ce comportement à ma position de dauphin de la province de Louta. A la vérité, ma ligne de conduite relevait beaucoup plus de mon éducation et de mes convictions religieuses que d'un quelconque orgueil racial ou social. La rectitude morale était en effet l'un des commandements majeurs que m'avait formellement recommandés mon maître Tierno Bokar lorsqu'il m'avait reçu dans la Tidjaniya 9, et je m'étais fixé une fois pour toutes certaines règles de conduite.
Le jour même de sa prise de service, le commandant Mengant me fit appeler dans son bureau. Quel homme était-il ? Quelles allaient être nos relations ?
— Je suis un militaire, me déclara-t-il d'emblée. Je viens d'être démobilisé et versé dans le corps des administrateurs, mais je ne connais rien à l'administration civile. Tougan est mon premier poste, et je serai jugé d'après la manière dont je gérerai cette subdivision. Or elle est réputée difficile, m'at-on dit, pour deux raisons : d'une part, la mentalité spéciale des Samos, guerriers-nés et frondeurs par nature, et, d'autre part, l'influence grandissante des Pères blancs fortement soutenus en haut lieu. Mon prédécesseur, M. de Menou, m'a conseillé de te faire entière confiance et de me reposer sur ton expérience professionnelle et ta parfaite connaissance des Samos. J'ai décidé de suivre son conseil. Je te fais donc confiance et te donne carte blanche.
Rassuré par cette première prise de contact, j'éprouvai en même temps une certaine appréhension, car je me sentais engagé jusqu'au cou.
— Mon commandant, lui répondis-je, je suis un peu effrayé de la responsabilité que vous venez de me confier. Je dois d'ailleurs vous détromper sur un point : je ne connais que les Samos de Louta, c'està-dire ceux de la tribu mathia, et les Fulɓe. Or, la subdivision est peuplée également par des Samos des tribus mayaa, mannda, makaa, et par des Marka-djalan.
— Nous étudierons les autres ethnies ensemble, répliqua le commandant. Nous ferons autant de sorties qu'il en faudra pour y parvenir. Ne te gêne pas pour proposer, moi je disposerai, et tout ira bien.
Ma tâche devait être facilitée par le fait que l'interprète Nétimo Nakro, qui aurait pu jouer une note discordante et tout compromettre, m'était dévoué sans réserve. La préséance que le commandant venait de me donner ne l'offusqua nullement, ce qui était exceptionnel chez les interprètes, qui acceptaient rarement qu'un commis ait le pas sur eux. A mon tour je me promis de ne rien faire qu'en parfait accord avec lui. Il était moins lettré que moi, mais son ancienneté lui valait d'être plus au courant des hommes et des choses de la subdivision où il servait depuis des années. Tout marcha donc à merveille.
En dehors de quelques expéditions avec le commandant, mes fonctions de chef du bureau militaire m'amenaient à effectuer des tournées assez fréquentes à travers les douze cantons de la subdivision. Le commandant m'ayant demandé de reprendre la présentation des registres militaires, je dus recenser tous les jeunes gens en état d'être appelés sous les drapeaux ; j'étais également chargé du contrôle des pensionnés et des réservistes de l'armée territoriale. Cette mission me permit d'entrer en rapport direct non seulement avec les chefs de canton, de village et de quartier, mais aussi avec les chefs de famille. Ceux-ci venaient volontiers me signaler les abus ou irrégularités que leurs chefs commettaient à leurs dépens, et j'étais parfois amené à jouer un rôle d'arbitre. Sans laisser froidement tomber les chefs de canton nommés par l'administration (je n'aurais d'ailleurs pu le faire en raison des instructions formelles du gouvernement central), j'essayai de réparer les choses dans la mesure de mes moyens, le plus souvent à la manière africaine. Si l'on me signalait un abus commis par un chef et dont je savais que cela pouvait le mener devant le tribunal, je lui conseillais d'arranger son affaire avec le ou les plaignants avant que je n'en avise le commandant, afin de s'éviter à lui-même de graves ennuis. La plupart du temps, les choses s'arrangeaient ainsi par accord mutuel. Pour me couvrir, je notais tout dans mon “registre de bord” et rendais fidèlement compte au commandant Mengant, qui approuvait entièrement ma méthode. A la fin du premier semestre, tout heureux, il reçut les félicitations de son commandant de cercle.

Quelque temps après, la situation bascula à nouveau : M. Mengant fut nommé commandant par intérim du cercle de Dédougou. Aucun autre administrateur n'étant disponible sur le moment pour venir à Tougan, il se produisit alors une chose incroyable pour l'époque : M. Mengant demanda que je sois laissé à la tête de la subdivision pendant la période intérimaire. Et plus incroyable encore, sa proposition fut acceptée en haut lieu ! Le gouverneur Fournier, peut-être en raison des notes qui figuraient dans mon dossier, décida que je serais chargé d'administrer la subdivision de Tougan jusqu'à nouvel ordre. Voulait-il tenter une expérience politique d'africanisation avant la lettre ?… C'est ainsi qu'un simple “commis expéditionnaire indigène” devint “chef de poste”, c'est-à-dire faisant fonction de chef de subdivision. jamais on n'avait vu chosc semblable en Haute-Volta ! J'étais responsable de l'agence spéciale du Trésor dont les recettes s'élevaient à plusieurs millions de francs, j'avais à ma disposition vingt-cinq gardes de cercle et les soixante goumiers qui assuraient la police, je rendais la justice au premier degré, etc. Plus que jamais, il me fallait, comme on dit chez nous, “garder froid mon cœur”. Je refusai d'occuper le bureau du commandant, et tant que dura cette mission, je restai dans le mien.
Ma qualité d'héritier de l'ancien chef de Louta me facilita la tâche, car les Samos trouvaient normal que je sois nommé à ce poste. Durant environ une année, presque tous les conflits furent réglés à la manière africaine, par la palabre et la réconciliation. Au lieu de “jugements” rendus par le tribunal, il y avait des “procès-verbaux de réconciliation”. Même l'impôt rentra sans problème.
Comme il est normal, ma popularité ne pouvait plaire à tout le monde, et j'allais me trouver en butte à l'hostilité des prêtres de Toma et de Kouïn. L'incident déclencheur fût une demande de réquisition de jeunes filles pour la crèche.

Pendant que j'assurais ainsi l'intérim du commandant Mengant, le père supérieur de la mission catholique de Toma vint me voir dans mon bureau. Il me présenta une liste de demande de fournitures pour denrées alimentaires, matériaux de construction, manœuvres hommes et femmes pour la réfection des locaux de la mission, et dix jeunes filles pour la crèche. Après avoir parcouru la liste, je déclarai au père supérieur que je pouvais lui fournir tout ce qu'il demandait, à l'exception des jeunes filles pour la crèche ; en effet, ce service ne figurait pas sur la liste officielle des fournitures assurées par la subdivision à la mission catholique. Ne pouvant le satisfaire, je lui conseillai de s'adresser directement aux parents des jeunes filles. Le père supérieur, qui me considérait toujours comme responsable de la conversion de l'interprète Nétimo Nakro, sortit de mon bureau en marmonnant entre ses dents des paroles de mécontentement. Sur le moment je n'y attachai pas d'importance.
Or, nous avions à la maison un jeune domestique, très attaché à mon épouse, qui était un fervent catholique. Il s'appelait Louis Paré, était originaire de Toma et s'y rendait de temps en tenps pour visiter ses parents. Le dimanche suivant, il assista à Toma à une messe célébrée par lu père supérieur. Après la cérémonie, le père, dans son prêche, tonna contre l'administration qui confiait des postes de responsabilité a des musulmans, lesquels en profitaient pour se mettre en travers de la route de ceux qui avaient mission d'appeler à Jésus-Christ. Il conclut en affirmant que les musulmans seraient condamnés à l'enfer.
Très troublé par cette condamnation, Louis Paré, dès son retour, rapporta les propos du père à mon épouse : — Maman Baya, je ne voudrais pas que toi, mon père Amadou et vos bons enfants vous alliez en enfer. Mon père Amadou a fâché le supérieur de la mission. S'il ne se repent pas, ce sera très, très mauvais !
A mon retour du bureau, Baya me rapporta toute l'affaire. Je rassurai le jeune homme en lui disant que je verrais le père supérieur et qu'ensuite tout irait pour le mieux.
A la fin du mois, le père revint au bureau pour présenter sa liste de fournitures mensuelles habituelles — laquelle ne faisait plus mention, cette fois-ci, de jeunes filles pour la crèche. J'établis les papiers nécessaires et lui donnai satisfaction. Puis, contrairement à mon habitude, je l'accompagnai à l'extérieur des bureaux. Au moment de le quitter, je me tournai vers lui :
— Mon révérend père, lui dis-je, nous sommes maintenant hors des bureaux officiels. Ce n'est donc pas le chef de subdivision qui va vous parler, mais une simple personne désireuse de recevoir un éclaircissement sur une question religieuse.
— Quelle est cette question ? demanda le père.
— La voici : est-ce que vous, personnellement, vous adorez Dieu dans le seul but d'échapper à l'enfer et d'obtenir le paradis ?
— Où voulez-vous en venir par cette question ?
— J'ai appris que, dernièrement, vous aviez condamné les musulmans à l'enfer. Je tenais à vous dire qu'en ce qui me concerne, le paradis et l'enfer, je ne les nie pas mais ils m'intéressent peu. Le premier ne me donne aucune envie, et le second ne m'inspire aucune peur. Que le Seigneur me mette là où il Lui plaira de me mettre. Je Le célèbre pour Lui-même, et non pour une chose qui n'est point Lui.
Sans ajouter un mot, le père supérieur sauta sur sa moto et s'éloigna en ouvrant grandement les gaz, comme pour me prévenir sans paroles que ma réflexion imprudente m'attirerait plus tard beaucoup d'empoisonnements… Et en effet, la mission n'eut de cesse qu'elle ne réussisse à me faire partir de Tougan, ce qui arrivera vers la fin de l'année 1931. Certes, il ne faudrait pas généraliser à partir d'un cas particulier, mais il reste qu'à cette époque l'Eglise n'avait pas encore modifié sa position à l'égard de l'Islam ; elle le considérait comme une fausse religion, ennemie du Christianisme et qu'il fallait combattre par tous les moyens. La conversion de Nétimo Nakro, mon refus de réquisitionner les jeunes filles pour la crèche, ma réflexion imprudente qui fut considérée comme une déclaration de guerre, et plus tard un nouvel incident dont je parlerai plus loin, firent de moi l'ennemi numéro un de l'Eglise dans la région. Le bruit fut lancé jusque dans les hautes sphères de l'administration coloniale que ma présence à la tête de la subdivision paralysait les conversions au Christianisme…

“Boule d'épines”

Pendant que je me débattais à Tougan contre cette campagne sourde mais puissante, l'administrateur Taillebourg, surnommé “Boule d'épines”, fut affecté au cercle de Dédougou dont M. Mengant assurait jusqu'alors l'intérim. “Boule d'épines” était un ancien capitaine d'infanterie coloniale. Grand blessé de guerre, amputé du pied droit, souffrant de séquelles de ses blessures et réformé à cent pour cent, il était titulaire de la médaille militaire, de la Croix de guerre 1914-1918 avec trois palmes, et chevalier de la Légion d'honneur à titre militaire — pour ne citer que quelques-unes de ses dix décorations…
D'un tempérament on ne peut plus nerveux, pour un oui ou pour un non il piquait une crise, braillait comme un âne et ne se taisait qu'en tombant en syncope comme un épileptique. Il était loin le temps où seuls des Blancs parfaits sous toutes les coutures pouvaient rester à la colonie, et où les malades et les anormaux étaient immédiatement rapatriés ! … “Boule d'épines” fut versé dans le corps des administrateurs avec le grade de “première classe”. Aucun adjoint ne put le supporter plus de deux mois ! Pour apporter une dernière touche au portrait de cet homme à la fois grande gueule, fou d'honneur, bizarre, cultivé, sentimental et courageux, je rapporterai ce que l'inspecteur des colonies Dulac écrira plus tard sur lui après avoir inspecté le cercle de Dédougou et plus particulièrement les subdivisions de Tougan et de Boromo : “La présence de M. l'administrateur de première classe des colonies Taillebourg dans un cercle est plus néfaste qu'une invasion d'acridiens.” Le comportement de “Boule d'épines” ne surprendra donc personne…
Quand il fut nommé commandant du cercle de Dédougou, l'administrateur Taillebourg se garda de signaler à qui que ce soit le jour de son départ pour ce poste. Le cabinet du gouverneur ne put donc prévenir le commandant Mengant, et ce dernier ne prit aucune disposition pour recevoir dignement son chef et successeur.
Un beau jour, une voiture arriva à Dédougou. Taillebourg, tout excité, s'en sortit en s'appuyant sur sa béquille et, clopinant aussi vite qu'il le pouvait, avança vers la véranda en criant :
— Où est le petit Mengant ? Il ose me refuser les honneurs qui me sont dus en tant que commandant de cercle ? Ça ne se passera pas comme ça ! Vous allez voir de quel bois se chauffe le commandant Taillebourg !
M. Mengant, affolé, sortit de son bureau. Taillebourg ne lui laissa pas le temps de placer une parole :
— Pourquoi n'avez-vous pas donné ordre aux passeurs du bac de se trouver sur la rive de Koudougou par où je devais arriver, au lieu de rester plantés comme des piquets sur la rive de Dédougou ? Vous m'avez obligé à attendre ! Or je ne veux pas que, dans mon cercle, mon subordonné et mes administrés me fassent attendre ! Vous auriez dû vous trouver à l'entrée du cercle pour me recevoir et me rendre les honneurs qui me sont dus. Et vous ne l'avez pas fait !
— Monsieur l'administrateur, parvint à placer Mengant, vous auriez dû m'envoyer un télégramme pour m'annoncer votre arrivée. Je serais allé vous attendre à la frontière du cercle.
— C'était à vous, Monsieur Mengant, à vous, de vous informer nuit et jour sur mes déplacements, et cela à partir du moment où l'on vous a informé que j'étais votre nouveau commandant de cercle et vous mon adjoint. Vos excuses ne sont pas valables, surtout de la part d'un ancien lieutenant de l'infanterie coloniale ! Bon ! Maintenant que je suis là, montrez-moi mon logement.
M. Mengant occupait encore le logement du commandant de cercle. Il y conduisit le commandant Taillebourg, tout couvert de la poussière de la route. Mme Mengant, croyant à l'arrivée d'un étranger de passage, sortit et alla à leur rencontre, un sourire aimable sur le visage. Avant que son mari ait eu le temps de dire un mot, le nouveau commandant se présenta lui-même :
— Administrateur Taillebourg, commandant du cercle de Dédougou !
Et sans attendre une invitation, devant Mme Mengant stupéfaite, il clopina vers le salon et alla s'affaler dans le premier fauteuil qui se trouvait à sa portée.
— Vite, cria-t-il, qu'on me donne une chaise pour poser ma jambe !
Il lui fallait en effet une chaise pour sa jambe de bois, et, paradoxalement, une seconde chaise pour son bidon, car il avalait toutes les dix minutes une gorgée d'eau pour humecter sa gorge aussi sèche qu'une dune du Sahel.
M. Mengant fit venir au pas de course une équipe de prisonniers et leur donna ordre de transférer en un temps record ses propres affaires dans le bâtiment réservé à l'adjoint au commandant. Une heure plus tard, “Boule d'épines” avait fini de se laver et ses bagages étaient à la porte de son logement.
Le nouveau commandant était accompagné d'un cuisinier et d'un boy qu'il emmenait partout avec lui. “Mon cuisinier est le seul homme qui pourrait m'empoisonner, mais qui ne le fera jamais”, disait-il. Ce cuisinier, qui ne manquait pas de sagesse, expliqua à M. Mengant comment se comporter pour vivre en paix avec le commandant Taillebourg.
— Le commandant a une voix de lion, lui dit-il, mais un cœur tendre de jeune fille. Il ne faut pas tenir compte de ses cris et de ses jurons. Aussi étourdi qu'un poulet, il oublie très rapidement ce qu'il a dit, et aussi ce qu'on lui a dit.
Partout où il va, il faut toujours prévoir trois chaises : une pour lui, une pour son pied de bois et une pour son bidon. Il souffre énormément de ses blessures de guerre, et surtout de sa jambe amputée. Toutes les quinze ou vingt minutes, il crie comme pour faire sortir sa douleur, et il prend alors une gorgée d'eau pour mouiller sa gorge qui s'assèche très rapidement.
Quand une crise le prend, il peut crier si longtemps et si fort qu'il en tombe en syncope. Quand cela arrive, il ne faut pas se troubler. Il suffit d'attendre tranquillement deux ou trois minutes, et il revient à lui comme si de rien n'était. Sa syncope peut parfois durer cinq minutes, mais rarement plus.
Quand il parle, il ne faut pas l'interrompre par des questions, ce serait la meilleure manière de l'irriter.
Enfin, chaque fois qu'il entre ou sort et chaque fois qu'on le croise, même sous la véranda, il faut le saluer à la façon des militaires.
La passation de service ne se déroula pas vraiment dans les règles, mais elle fut rapide. Le commandant Taillebourg était distrait comme un page et bavard comme une pie. Il ne laissait pas M. Mengant placer un mot. Il connaissait tout et se hâtait de signer ce qui, en principe, n'aurait dû l'être qu'après lecture et vérification.
Quand ils en arrivèrent aux subdivisions, M. Mengant parla de Boromo et de Tougan, en soulignant que Tougan était provisoirement dirigé par un commis expéditionnaire indigène. A ces mots, le commandant fit un saut sur sa chaise :
— Comment ? Quelle idée a-t-on eue de confier à un nègre une subdivision comme celle de Tougan, qui a presque l'importance d'un cercle !
Sans laisser à M. Mengant la possibilité de s'expliquer, il cria pendant une bonne dizaine de minutes, puis annonça :
— J'irai inspecter Tougan, et je promets de ramener votre chef de subdivision nègre la corde au cou !
Dès que le commandant s'éloigna des bureaux, M. Mengant se précipita sur le téléphone pour m'appeler à Tougan. Il me raconta en détail tout ce qui s'était passé et me prévint que le commandant avait l'intention de débarquer à l'improviste à Tougan. Il me fit part de ses menaces et me rapporta fidèlement tout ce que le cuisinier lui avait dit :
“Un homme prévenu en vaut deux, conclut-il. Tiens-toi bien, cela m'embêterait que Taillebourg te fasse le moindre mal.
— Mon commandant ! Voudriez-vous me rendre un service ? lui demandai-je.
— Certainement.
— Etant donné ce que vous m'avez expliqué, je pense que le commandant ne préviendra personne de son départ pour Tougan. Aussi, je vous demande de poster un cycliste au bord de la Volta. Dès que le commandant traversera la rivière, le cycliste viendra vous le dire et vous pourrez me téléphoner pour m'avertir de son arrivée. — D'accord! fit M. Mengant, tout heureux de pouvoir déjouer les astuces de “Boule d'épines”.

En attendant l'événement, je fis venir à Tougan tous les anciens militaires des villages environnants. Dans le village de Diouroum, situé à neuf kilomètres de Tougan en venant de Dédougou, je fis élever un arc de triomphe tressé en feuilles de palmier. J'installai sur les deux côtés de la route des chasseurs armés de fusils à pierre. Je donnai ordre à toute la ville de Tougan de pavoiser et de tenir prêts tam-tams et instruments de musique afin de faire le plus de bruit possible quand retentirait le clairon de Brahima Guindo annonçant l'arrivée du nouveau commandant.
En deux jours, j'avais rassemblé à Tougan tout ce qui m'était nécessaire pour recevoir cet ancien militaire couvert de médailles, qui tenait aux honneurs comme à la prunelle de ses yeux.
Le troisième jour, “Boule d'épines”, sans prévenir personne, prit la route de Tougan. Dès qu'il traversa la Volta, le cycliste posté au bord de la rivière pédala à toutes jambes pour aller prévenir M. Mengant, lequel me téléphona aussitôt. C'était donc le jour J ! J'avais encore trois bonnes heures devant moi avant que la voiture du commandant n'arrive à Tougan.
Je fis installer une grande table sous la véranda, ainsi que trois chaises : pour le commandant, son pied et son bidon. Je disposai les anciens tirailleurs en deux colonnes placées vis-à-vis, de manière à former une haie d'honneur. Juste à l'entrée, au premier rang, je fis asseoir sur deux chaises deux anciens tirailleurs grands mutilés de guerre. Curieusement, ils étaient eux aussi décorés de la Légion d'honneur à titre militaire, de la médaille militaire et de la Croix de guerre 1914-1918 avec plusieurs palmes, amputés d'une jambe et réformés à cent pour cent ! Après eux venaient les médaillés militaires, les titulaires de la Croix de guerre, et enfin les autres retraités et réformés. Au total, près de deux cents anciens tirailleurs formaient la haie. Je donnai à chacun un fanion tricolore bleu blanc rouge, avec ordre de l'agiter à l'arrivée du commandant en criant : “Vive la France! Vive le capitaine commandant de cercle Taillebourg !”
Par l'entremise de Diké Drabo, chef du canton de Diouroum, je fis donner l'ordre aux griots de chanter le refrain d'un chant bambara ancien, que je venais d'adapter à la circonstance en y ajoutant le nom de Taillebourg. Ses paroles étaient des plus banales, mais il était chantant, bien rythmé, et parfaitement adapté au rythme des tamtains et des coups de fusil :

Ndarann ndarann ka kenndé !
ndara toubabouw ka kenndé !
kouman'ndan Taillebourg ka kenndé !

Ce qui signifiait :

Saint-Louis, Saint-Louis se porte bien !
Les toubabs (les Blancs) de Saint-Louis se portent bien !
Et le commandant Taillebourg se porte bien !

En peu de temps le refrain sortit de toutes les bouches. Ceux qui n'avaient pas de tam-tam tapaient sur des calebasses retournées, les autres tapaient dans leurs mains ; des femmes et des enfants sortaient dans les rues, dansant et chantant au rythme du petit refrain. Tout le monde s'amusait. Une fête est toujours bonne à prendre…
Il était temps de gagner Diouroum. Je réunis un peloton de dix gardes de cercle et de dix goumiers, tous à cheval et en grande tenue ; je montai moi-même un bel alezan aux quatre pieds “lavés” et au front étoilé, orné d'un cercle blanc. Comme les Européens, j'étais coiffé d'un béret de cavalier et portais une vareuse bleu marine sur une chemise blanche, des culottes de cheval également blanches et de belles bottes de cavalier. A mon signal, notre petite troupe partit au galop. A Diouroum, l'arc de triomphe avait été pavoisé aux couleurs françaises et couvert de fleurs aquatiques. Je fis aligner les gardes et les goumiers sur deux rangs face à face. Les chasseurs postés sur les deux côtés de la route chargèrent leurs fusils à blanc ; ils n'attendaient que le son du clairon de Brahima Guindo, pour tirer les salves de bienvenue.
L'attente ne fut pas longue. Bientôt nous vîmes déboucher le véhicule transportant le commandant Taillebourg et son garde de cercle. Dès qu'il fut à huit cents mètres environ de l'arc de triomphe, Brahima Guindo emboucha son clairon et, sur mon ordre, entonna la sonnerie “Le général”. Aussitôt, les chasseurs tirèrent une première salve. La voiture du commandant stoppa devant l'arc de triomphe. Je sautai de mon cheval et, dans un garde-à-vous impeccable, saluai le commandant Taillebourg dans le plus pur style militaire. Immédiatement, je commandai aux gardes :
— Présenteeez… armes !
Ils tirèrent leurs sabres au clair, tandis que, dans un même mouvement, les goumiers présentaient leurs grandes lances ornées d'un fanion tricolore.
Le commandant sortit de sa voiture. Je me présentai :
— Amadou Bâ, commis expéditionnaire de troisième classe, chargé de la subdivision de Tougan.
— Bonjour mon gars, bonjour mon petit ! répondit Taillebourg.
Il voulut ajouter quelque chose, mais sa voix se noya dans l'émotion, tant il était saisi par cette réception imprévue. Quelques larmes apparurent dans ses yeux. Il salua la foule de la main puis se tourna vers moi :
— Venez prendre place à mes côtés dans ma voiture.
Je me mis au garde-à-vous, la main à la hauteur de ma tempe, et m'inclinai :
— Merci mon commandant. Mais je dois escorter mon commandant, et non être dans la même voiture que lui. Je demande à mon commandant de m'autoriser à monter sur mon cheval afin de conduire mes hommes.
— Agissez comme il vous plaira, mon petit. Vous faites si bien les choses que personne n'a de leçon à vous donner.
Contrairement à la tradition coloniale qui voulait que tout Blanc tutoie n'importe quel Noir, il ne me tutoyait pas.
Je sautai en selle et criai :
— Peloton ! A mon commandement… marche !
Gardes et goumiers manœuvrèrent pour venir encadrer la voiture du commandant, qui démarra vers Tougan. La deuxième salve fut tirée par les chasseurs. Nous galopions aux côtés de la voiture, qui avançait à bonne allure. A trois kilomètres de la ville, on entendait déjà résonner les sons profonds des tam-tams et des calebasses retournées, auxquels se mêlait le son aigu des flûtes et des clochettes et le roulement plus sec des tambours d'aisselle. Bientôt l'on distingua le chant “ndarann ndarann ka kenndé” où se détachait nettement le nom de “koumanndan Taillebourg”. Les femmes et les enfants qui chantaient dans les rues se portèrent vers les bureaux de la subdivision où attendaient patiemment, dans une discipline impeccable, les anciens tirailleurs aux poitrines bardées de médailles.
A quelques mètres des bureaux, je commandai :
— Halte !
Le convoi s'arrêta. Descendant de mon cheval, je courus ouvrir la portière de la voiture, me mis au garde-à-vous et saluai à nouveau militairement le commandant. Appuyé sur le simple bâton qui lui servait de béquille, boitillant, il traversa la haie formée par les anciens tirailleurs. Quand il arriva aux deux grands mutilés arborant la médaille de la Légion d'honneur, il les salua chaleureusement et se mit à pleurer. Puis il se tourna vers moi :
— Merci, mon petit, pour ce que vous avez fait ! Merci pour ces deux grands héros qui ont risqué leur vie pour la France et qui y ont laissé leur jambe !
Arrivé sur la véranda, il contourna la grande table et trouva les trois chaises qui l'attendaient. Un flux de joie baigna son visage.
— C'est la plus grande réception qui m'ait jamais été faite, me dit-il. Rien n'a manqué, pas même les trois chaises dont j'ai toujours besoin.
Il s'installa confortablement sur la première chaise, plaça son pied de bois sur la deuxième et suspendit luimême son bidon au dossier de la troisième. Puis, relayé par l'interprète, il parla à la foule pendant un long moment. Il remercia les habitants civils et militaires de Tougan de leur accueil et termina son discours par ces mots inattendus :
— La mère de votre chef de subdivision a mis au monde un enfant comme bien des dames européennes voudraient en avoir.
Puis il se leva et salua militairement la foule, laquelle entonna spontanément ndarann ka kenndé, soutenue par le rythme des tam-tams. La réception prit fin et la foule, chantant et dansant, dévala vers le village.
Une fois le calme rétabli, le commandant, toujours flanqué de ses trois chaises, s'installa dans mon bureau pour une réunion de travail avec l'interprète Nétimo Nakro et moi-même. Je lui fis un compte rendu sur la situation politique et économique du pays samo, puis lui présentai les registres de la subdivision. Il les examina en grand connaisseur, et déclara qu'il lirait mon “registre-journal” pendant les heures de sieste. Il visita ensuite la poste, gérée par Panama Dembélé, l'un des meilleurs postiers indigènes de la Haute-Volta, qui fut mon ami avant de devenir mon confrère dans la Voie tidjani. Le commandant inspecta son bureau et trouva sa gestion parfaite.
Il visita ensuite l'école que dirigeait Mahamane Touré, un instituteur originaire de Tombouctou ; puis l'infirmerie, tenue par Amadou Dicko. Celui-ci, quoique illettré, avait acquis dans l'armée, en servant auprès de très bons médecins militaires, une expérience médicale qui dépassait parfois de loin celle de certains infirmiers européens ou aidesmédecins frais émoulus de l'Ecole de médecine de Dakar. Pour finir, le commandant visita la prison. Il était largement midi passé quand il rejoignit la résidence, où la chambre dite “du gouverneur” avait été préparée pour lui. Il déjeuna seul, l'époque n'étant pas encore, à part de très rares exceptions, celle où des chefs blancs pouvaient manger en compagnie de nègres, comme cela se produira après 1936.
Après son déjeuner, le commandant se plongea dans la lecture de mon journal de poste. Tout fonctionnaire en déplacement ou chargé d'une responsabilité devait tenir ce type de journal. J'avais personnellement pris l'habitude d'y noter de façon très détaillée tous les événements au fur et à mesure de leur déroulement. C'était à la fois un aide-mémoire et une excellente garantie en cas de litige. Je conserverai cette habitude toute ma vie, et bien m'en prendra beaucoup plus tard, en des heures politiques difficiles où il me faudra prouver mon emploi du temps… Une table des matières permettait de retrouver rapidement ce qu'on y cherchait. Le commandant prit ainsi connaissance de ce qui s'était passé entre le père supérieur de la mission de Toma et moi, et des termes de notre conversation.
Vers seize heures, je me présentai pour lui demander son programme.
— J'inspecterai la caisse cet après-midi, répondit-il, et demain je voudrais avoir une entrevue avec les pères des missions de Toma et Kouïn. Il faut les inviter à venir me voir demain à partir de quinze heures.
J'envoyai mon chauffeur prévenir les intéressés ; le lendemain le père supérieur et son adjoint étaient exacts au rendez-vous.
Prévenu de leur arrivée, le commandant semblait tout ragaillardi :
— Je m'en vais remettre ces Messieurs à leur place, annonça-t-il. Je ne fourre jamais mon nez dans les affaires de l'Eglise, mais j'entends que de leur côté les prêtres se tiennent à l'écart des questions administratives. Le seul fait d'être des Français ne leur donne pas le droit de chercher à orienter l'administration du pays.
J'eus le pressentiment que M. Taillebourg allait s'échauffer contre les pères, ce qui n'était guère indiqué en la circonstance. Mais comment faire pour contenir cet étalon fougueux, prompt à prendre son mors entre les dents et à foncer contre tout et même contre rien ? Je demeurai silencieux et soucieux. Le commandant s'en aperçut.
— Pourquoi manifestez-vous une inquiétude que vous n'avez pas montrée jusqu'ici, pas même au moment de la vérification de votre caisse ?
— J'ai peur, mon commandant, que votre entrevue avec les prêtres ne tourne mal, et qu'ensuite ils ne pensent que je vous ai indisposé contre eux.
— Mon ami, vous n'avez fait que votre devoir. Que les prêtres fassent le leur en se confinant aux choses religieuses, et pas plus. A chacun son métier et les vaches seront bien gardées !
Je compris que “Boule d'épines”, qui depuis deux jours n'avait pas éclaté une seule fois, avait une folle envie de le faire. Et pour rien au monde il n'allait manquer l'occasion qui s'offrait à lui. Avant d'introduire les prêtres, je fis une tentative pour me tenir à l'écart :
— Mon commandant, je préférerais ne point assister à votre audience avec les pères ; il serait mal vu en haut lieu que vous ayez fait des remontrances à des Français en présence d'un indigène.
— En tant que chef de subdivision, vous êtes tenu d'assister aux conversations que j'entretiens avec vos administrés. Pour moi, vous n'êtes pas un indigène, mais l'un de mes chefs de subdivision. Allez, faites entrer ces Messieurs !
Je me dis à moi-même : “Pauvre petit œuf qui vas te trouver dans une situation où de grosses pierres vont se cogner ! Quoi que tu fasses, tu seras réduit en miettes !” J'introduisis les deux prêtres auprès du commandant. Celui-ci les salua rapidement, les pria de prendre place et me fit signe de m'asseoir auprès de lui. Sans autre préambule, il entra dans le vif du sujet :
— Mes révérends pères, sachez que nous avons des instructions pour veiller à votre sécurité, mais qu'il n'entre dans nos attributions ni de vous aider ni de vous entraver dans l'exercice de votre mission. Par contre, l'administration est responsable de la tranquillité publique du pays. Sur ce point elle est seule souveraine et n'entend partager ses droits avec qui que ce soit, encore moins avec des chefs religieux de n'importe quelle confession. Or, j'ai constaté avec surprise que les missions catholiques s'immiscent parfois un peu trop dans la politique du cercle de Dédougou. J'ai relevé leurs traces, de nombreuses traces, dans des affaires qui relèvent directement et strictement de l'administration. Le fait ne concerne pas une seule circonscription, mais les trois qui constituent le cercle de Dédougou.
Ce que je tiens à vous dire, c'est ceci : en dépit du respect que je dois à la soutane, si je devais retrouver les traces d'un prêtre, fût-il le supérieur d'une mission, dans les affaires intérieures du pays relevant de mon autorité administrative, j'userais des droits que me confère ma qualité d'officier de police judiciaire pour décerner un mandat d'arrêt contre le coupable. Est-ce clair ?
— Très clair, répondit le père supérieur de la mission de Toma. Mais qu'avez-vous à nous reprocher qui nous vaille cette grave menace ?
— Notre entretien est terminé. Quant a ce que j'ai à vous reprocher, je vous le dirai avec force détails si un jour vous retombez dans la même faute. Pour le moment, il ne saurait être question que je vous dise quoi que ce soit, sinon au revoir.
Sur ce dernier mot, le commandant Taillebourg se leva et tendit la main au père supérieur. Les deux prêtres, également indignés et comme mus par un ressort commun, se levèrent d'un seul mouvement, s'inclinèrent en tenant chacun de la main droite son pendentif sacerdotal pour l'empêcher de traîner sur la table du commandant, et sortirent sans serrer la main à personne. Le commandant resta debout, la main tendue dans le vide, les yeux et la bouche grands ouverts. Tout à coup, sans aucune transition, il tomba en syncope. Heureusement que j'avais été prévenu du phénomène par M. Mengant ! Je ne m'affolai donc pas, restai assis et attendis tranquillement qu'il revienne à lui. Il reprit ses sens tout aussi brusquement qu'il les avait perdus. Après une profonde inspiration, il se mit sur-le-champ à rédiger une longue lettre confidentielle à l'intention du gouverneur, dans laquelle il racontait tout ce qui s'était passé entre lui et les deux prêtres. Il me la fit poster à Tougan le jour même.
Sa visite d'inspection arrivant à son terme, il reprit la route de Dédougou, plein d'éloges pour mes collaborateurs et pour moi-même, mais bourré de ressentiments contre l'Eglise et ses représentants. Tout compte fait, “Boule d'épines” avait été pour moi un vrai bouquet de fleurs, mais nous devions tous deux laisser des plumes dans cette affaire, qui n'en resta pas là. En effet, Mgr Thévenoud — qui n'avait pas oublié l'affaire de la coopérative des petits fonctionnaires indigènes de Ouagadougou — se livra contre nous en haut lieu à une offensive discrète mais efficace. Et il faisait mouche chaque fois qu'il tirait…
Le cercle de Dédougou, et plus particulièrement les subdivisions de Tougan et de Boromo, firent l'objet d'une mission d'inspection menée par l'inspecteur des colonies Dulac, dont j'ai parlé précédemment. L'appréciation qu'il porta sur le malheureux commandant, qu'il compara à une invasion d'acridiens, valut à celui-ci un rapatriement anticipé pour raisons de santé. M. Mengant fut réaffecté à Tougan. Quant à moi, au lieu d'être maintenu auprès de lui comme je m'y attendais, je fus muté pour Ouahigouya où un scandale de détournement de fonds par le responsable indigène des Postes venait d'éclater. C'était le premier en treize ans d'existence de la colonie. Il fallait, paraît-il, enquêter sur des complicités possibles, balayer et purger le cercle, y placer des fonctionnaires irréprochables… J'ignore quelle fuit la raison exacte de ma mutation ; si j'en crois les bruits qui me furent rapportés, elle eut surtout pour objet d'apaiser les deux missions catholiques de la subdivision et de satisfaire le voeu de la haute hiérarchie religieuse. Face à de telles forces, que pouvait peser un modeste petit “sujet français” ?
M. Mengant me recommanda lui-même à mon nouveau commandant de cercle, M. Courtaud.

Notes
1. L'année n'est nulle part indiquée dans le manuscrit.
2. Markas est l'un des noms des Soninkés, que l'on appelle aussi Sarakollés. Fondateurs de l'empire du Ghana (ou du Wagadou, à ne pas confondre avec Ouagadougou), situé sur la rive gauche du Niger, à cheval sur les frontières actuelles du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie et qui connut son apogée vers le Xe siècle, ils émigrèrent par la suite dans toute la zone de la savane subsahélienne et sont nombreux au Mali et au Niger. Cf., entre autres, L'Empire de Ghana, de Germaine Dieterlen et Diarra Sylla, éds. Karthala-Arsan, Paris, 1992.
3. Cette anecdote, non datée et sans indication de noms, figurait à part dans le dossier manuscrit d'A. H. Bâ concernant son séjour à Tougan, et semble avoir été écrite davantage pour mettre en relief avec humour l'attitude du vieux Samo que pour relater une chronique historique précise. Si elle se place au 15 décembre 1929 (l'armée n'est pas mentionnée), alors elle a eu lieu du temps du commandant de Menou, car ce dernier était déjà en fonctions à Tougan en octobre 1929 comme en témoignent des notes d'appréciation signées par lui à cette date. Si l'anecdote se situe en décembre 1930, elle peut alors avoir eu lieu soit à la fin du temps du commandant de Menou (dont la date de départ n'est pas indiquée), soit au début du mandat de son successeur le commandant de Mengant. Il fallait choisir… je l'ai placée au temps du commandant de Menou, mais ce choix n'engage que moi.
4. Amkoullel l'enfant peul, La révolte de Toïni
5. Contrairement à ce qui est parfois dit ou écrit, Amadou Hampaté Bâ n'a jamais appartenu au corps des interprètes. Jusqu'à son départ pour l'IFAN en 1942, il est resté “commis expéditionnaire” et assura des fonctions administratives à la mairie de Bamako ou au bureau militaire, comme on le verra dans le tome suivant. Mais dans le même temps, en raison de sa parfaite connaissance du français et d'autres langues locales, les autorités faisaient appel à lui pour servir d'interprète lors des grandes occasions (visite d'une personnalité, etc.). Il était considéré comme “l'interprète privé” du gouverneur. Lui-même, dans ses propos, simplifiait parfois en disant “interprète du gouverneur”, ce qui a sans doute donné naissance à cette confusion.
6. Marka djalan signifie “Marka sec”, comme un arbre dépouillé de ses feuilles.
7. Les goumiers étaient, en Afrique noire, des sortes de gardes civils recrutés au sein de la population.
8. Je rappelle que les “Voies” sufi (turuq, singulier tariqa), appelées en français “confréries”, “congrégations”, “ordres” — et baptisées “sectes” par les autorités coloniales — sont des ordres spirituels se situant à l'intérieur et non à l'extérieur de l'Islam (exception faite de quelques ordres orientaux). Cf. Amkoullel, note 4, et Vie et enseignement de Tierno Bokar, annexe “Soufisme et confréries en Islam”. p. 241.
9. A aucun moment, dans ses écrits, Amadou Hampâté Bâ ne précise à quelle date précise il a été reçu par Tierno Bokar dans la tariqa tidjani, et il ne raconte nulle part cet événement. Lorsque, relisant avec lui ses Mémoires, je l'ai questionné sur ce sujet (il avait alors plus de quatre-vingts ans), il indiqua que cette “réception” avait dû avoir lieu lors de l'un de ses voyages à Bandiagara du temps où il était secrétaire du gouverneur Hesling, avant l'année de ses vacances à Koniakary — donc au cours d'un bref congé en 1925 ou en 1926.

Table des matieres