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Amadou Hampâté Bâ
Amkoullel. L'enfant peul. Mémoires

Paris. Actes Sud. 1991. 409 p.


      Table des matieres       

Kadija, ma mère

Si j'avais respecté les règles de bienséance africaine, c'est de ma mère que j'aurais dû parler en premier en commençant cet ouvrage, ne serait-ce que pour respecter l'adage malien qui dit : “Tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons, nous le devons une fois seulement à notre père, mais deux fois à notre mère.” L'homme, dit-on chez nous, n'est qu'un semeur distrait, alors que la mère est considérée comme l'atelier divin où le créateur travaille directement, sans intermédiaire, pour former et mener à maturité une vie nouvelle. C'est pourquoi, en Afrique, la mère est respectée presque à l'égal d'une divinité. Que ma mère me pardonne donc de ne pas avoir commencé ce récit par elle en dépit de tout ce que je lui dois, mais l'enchaînement chronologique a ses lois. Du moins occuperat-elle, à partir de cette page et jusqu'à la dernière, une place essentielle dans cet ouvrage.
Hampaate avait tellement souffert avec sa première femme qu'il ne se décidait pas à se remarier, en dépit des pressions exercées sur lui par son entourage. La société africaine d'alors n'avait en effet aucun respect pour l'état de célibat où elle voyait une preuve d'immaturité ou d'égoisme. Les célibataires n'avaient pas “droit” à la parole dans les assemblées des anciens, on ne pouvait que la leur “prêter” ; et on ne leur confiait aucun poste de commandement, même pas celui de chef de quartier.
On proposa de nombreux partis à Hampaate, mais il les refusait tous. Le temps passait. Aussi Anta Njoɓdi lui proposa-t-elle finalement d'épouser sa propre fille, Kadija.
Il accepta, mais sa cousine n'ayant pas encore atteint l'âge du mariage, il leur fallait attendre un peu.
Le grand souci de Hampaate était d'avoir des enfants. Un marabout de Bandiagara réputé pour ses dons de divination, Wuurina Amadu, lui dit un jour : « Je ne vois pas beaucoup d'enfants dans ton destin, mais je te vois beaucoup de petits-fils et d'arrière-petits-fils. Voici mon conseil : adopte d'abord une petite captive ; cette adoption ouvrira pour toi la porte de la paternité. »
C'est à ce moment-là que Hampaate recueillit Nyapandogoro, une jeune femme captive qui allaitait une fillette de deux mois. Il adopta la petite fille et lui donna le nom de Baya. A compter de ce jour, Nyapandogoro eut pour seule et unique tâche d'allaiter son enfant et de veiller sur elle. Quant aux soins qui devaient être donnés à la fillette, Hampaate s'en chargeait lui-même : il lui faisait sa toilette, la promenait, l'emmenait au marché, la faisait même dormir la nuit auprès de lui comme le font les mamans africaines. Il était à la fois son père et sa mère.
Plus tard, l'enfant sera appelée “Nasuni”, et nous la retrouverons maintes fois sous ce nom au cours de ce récit car, même mariée, elle ne quittera jamais ma mère Kadija, puis ma propre épouse Baya. Nasuni mourra en 1983 à Bamako, au sein de ma famille.

Le rêve de Kadija

C'est à peu près à cette époque que la petite Kadija fit un rêve qui la marqua profondément en raison des prédictions auxquelles il donna lieu et qui se vérifièrent l'une après l'autre tout au long de sa vie. Dans ce rêve, elle voyait le saint Prophète pénétrer dans la cour de la maison familiale. Il lui disait d'aller chercher ses frères et sœurs et de venir partager avec lui un grand plat préparé par sa mère. Ils s'assirent tous autour du plat et mangèrent jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Alors le Prophète, gardant auprès de lui les frères et sœurs de Kadija, leva les yeux sur elle et lui donna l'ordre de sortir. Lorsqu'elle s'éveilla le lendemain matin, elle se sentit envahie d'un sourd dégoût d'elle-même et tomba dans une humeur silencieuse et maussade. Son père n'y attacha pas d'importance, mais sa mère s'en inquiéta :
— Qu'as-tu, ma petite Kadija ?
Kadija lui raconta son rêve, puis ajouta tristement :
— Si le Prophète de Dieu a gardé à ses côtés mes frères et sœurs et m'a renvoyée moi toute seule, c'est qu'il m'a trouvée indigne de rester avec lui. Toute ma vie je ne serai donc qu'une guignarde, une tête malchanceuse et raboteuse qui ne mérite pas la compagnie de l'Envoyé de Dieu.
Et elle fondit en larmes, sanglotant dans les bras de sa mère. Celle-ci, bouleversée par la peine de sa fille, ne prit pas son rêve à la légère.
— Rassure-toi, lui dit-elle, ton oncle Eliyasa Hafiz Jaba est un grand marabout qui connaît la science de l'interprétation des songes. Il doit venir me voir aujourd'hui, après la grande prière du vendredi. Lui saura trouver la vraie signification de ton rêve.
Quand l'oncle arriva, Anta Njoɓdi lui raconta le rêve de sa fille. Il interrogea Kadija sur tout ce qu'elle avait fait dans la journée et la soirée afin de s'assurer que rien de tout cela n'avait conditionné son rêve. Il lui ordonna alors d'acheter du coton non filé, de l'égrener et de le filer elle-même, puis d'aller vendre ses écheveaux au marché. Avec le produit de la vente, elle devait acheter une belle natte neuve et mettre de côte le reste de l'argent. Quand tout fut prêt, l'oncle revint. Il trempa une plume de roseau dans une encre spéciale et couvrit la natte de formules coraniques, de lettres et de signes selon un agencement spécial. Il conseilla alors à Kadija de manger très légèrement le soir et de prendre un bain préparé rituellement avant d'aller se coucher sur la natte, dans la case même où, en rêve, elle avait pris un repas avec le Prophète et ses frères et sœurs.
Kadija fit tout ce que l'oncle avait dit. Le lendemain, l'oncle prit la natte, examina minutieusement ce qui restait des signes qu'il y avait tracés, puis la fit nettoyer pour en faire disparaître les traces d'encre.
—Va immédiatement en faire don à un pauvre, dit-il à Kadija, distribue tout l'argent qui te reste, et reviens. Je t'attends.
Quand elle revint, il fit alors les prédictions suivantes, fondées sur les différents éléments du rêve comme sur les signes observés par lui sur la natte :
— Ma nièce Kadija survivra à tous ses parents. Elle héritera de tous ses frères et sœurs, car elle sera la dernière à mourir après une très longue vie. Aucun de ses frères et sœurs n'aura d'enfants. Elle se mariera deux fois. De son premier mariage, elle aura trois enfants. Ils vivront difficilement, mais si un seul survit il sera suffisant. Il sera un grand soutien pour elle. Son deuxième mariage la ruinera. Elle donnera six enfants à son deuxième mari, mais ces enfants seront plutôt une charge pour elle. Kadija connaîtra de grandes difficultés au cours de sa vie. Mais elle triomphera de tous ses ennemis, hommes ou femmes, et elle surmontera tous les événements pénibles qui jalonneront son existence.
Cette prédiction, étonnante dans sa précision, se réalisera au fil du temps dans les moindres détails.

Kadija, adorée de ses parents, grandissait en véritable “fille à papa”. Non seulement son père Paate Pullo était l'intendant du cheptel royal, mais en outre il avait reçu du roi Tijani, en souvenir de la “goutte de lait de Hamdallaye”, une dotation permanente de mille têtes de bétail remplaçables en cas de perte, et ce quelle qu'en soit la raison. C'est donc peu de dire que la famille vivait dans l'aisance.
Paate Pullo avait donné à Kadija une éducation presque masculine, sans pour autant lui enlever sa féminité. Belle, joyeuse, pleine de vie, volontaire — et même, il faut le dire, quelque peu entêtée — elle promettait d'être une femme de tête à laquelle il serait difficile de résister.
Elle avait créé une waalde (association) de jeunes filles de son âge dont elle était le chef et qui regroupait tout ce que Bandiagara comptait de belles et nobles filles. C'est alors qu'on lui donna son premier surnom : Janji, la “joyeusement achalandée” ; plus tard, on l'appellera Pullo, “femme pullo” dans le sens de “femme noble”, nom qui deviendra chez les Bambaras fulamuso. On l'appellera aussi, en raison de sa force de caractère peu commune, Debbo jom tuuba, “la femme à pantalon”. Son premier fils Hammadun l'appellera Dadda (sans doute déformation de Kadiya, diminutif de Kadija), nom qui lui restera dans la famille et qui sera adopté par tous les enfants de Bandiagara.
A douze ans, elle avait déjà été demandée en mariage par presque toutes les grandes familles toucouleures de Bandiagara. Sa mère avait refusé au moins douze offres officielles. Tous les grands du royaume qui, jadis, avaient voulu épouser Anta Njoɓdi souhaitaient obtenir la main de Kadija pour leurs fils. Quand ils apprirent qu'Anta Njoɓdi avait olécidë de donner sa fille à son neveu Hampaate, ce Pullo du Fakala qui continuait de vivre auprès d un boucher, ils prirent très mal la chose. Pour eux, Hampaate était non seulement un étranger, mais un ennemi. Ils s'opposèrent violemment à ce projet de mariage et cherchèrent à l'empêcher par tous les moyens.
Tout cela n'était pas fait pour donner la paix au pauvre Hampaate, qui devint la cible des candidats jaloux. Ceux-ci ne manquaient pas une occasion de le provoquer. Mais Hampaate n'était pas un fétu de paille que l'on pouvait briser entre le pouce et l'index, et il avait derrière lui les quarante membres de son association, prêts a mourir pour lui et qui rossaient d'importance tous ceux qui se risquaient à prononcer la moindre parole malveillante à son égard.
Anta Njoɓdi non plus n'était pas femme à se laisser impressionner. Forte de la confiance de son mari et du soutien de l'épouse préférée du roi, elle s'obstina contre vents et marées. Finalement, quand Kadija eut atteint l'âge qui convenait, le mariage eut lieu.

Kadija et Hampaate, un mariage difficile

Fous de rage, les grands du royaume qui avaient été éconduits se jurèrent de tout mettre en ceuvre afin que l'union Kadija-Hampaate demeure stérile et ne soit pas heureuse. En dépit de l'interdiction coranique, ils mobilisèrent marabouts, noueurs de cordes, jeteurs de sort et sorciers en tous genres pour frapper le mariage de stérilité. Malgré cette coalition, Kadija mit au monde trois enfants : une fille nommée Gabdo et deux garçons, mon frère aîné Hammadun et votre serviteur. La vérité oblige à dire cependant que Gabdo, la première-née, ne vécut que six mois, et que mon frère aîné Hammadun, un garçon qui avait reçu en partage tous les dons de l'esprit, du cœur et du corps, connut une mort tragique vers l'âge de quinze ans. Finalement, comme l'avait annoncé l'oncle Eliyassa, je serais le seul survivant de l'union de Kadija et de Hampaté.

Si l'on en croit ce qui est porté sur mes actes d'état civil, je suis né à Bandiagara “vers 1901” ; mais les recoupements que j'ai effectués par la suite m'inclinent à penser que ma naissance se situe plutôt aux alentours clé décembre 1899 et de janvier ou février 1900 (puisqu'elle eut lieu au plus vif de la saison froide), plus vraisemblablement au début de l'année 1900 puisque, paraît-il, je suis né l'année où le roi Agibu Taal a effectué son voyage en France, lequel eut lieu en 1900. Tout laisse donc à penser que j'occupe une bonne place dans le peloton des “fils aînés du siècle”.


Agibu Taal, roi de Banjagara, circa 1899-1900

Au moment de ma naissance, ma grand-mère Anta Njoɓdi se trouvait à Taykiri (une localité proche de Mopti et distante de Bandiagara d'environ soixante-dix kilomètres) où elle avait suivi ses troupeaux en transhumance. Dès que la période de retraite de quarante jours pendant laquelle la nouvelle accouchée ne doit pas sortir de chez elle fut terminée, Kadija tint à rejoindre sa mère pour lui présenter son bébé selon la coutume et se reposer un peu auprès d'elle.
J'étais encore trop petit pour qu'on puisse me porter dans le dos à la manière des femmes africaines. Ma mère se procura une grande calebasse, la bourra de linges et d'étoffes douces et chaudes et m'y coucha comme dans un berceau. Ma “servante-mère” Nyele posa la calebasse sur sa tête et nous primes la route. C'est ainsi que, comptant tout juste quarante et un jours de présence en ce monde, je commençai à voyager. Et depuis, je n'ai jamais cessé, tout au moins jusqu'à ce que la fatigue et le grand âge m'obligent enfin, vers 1982, à rester tranquille.
Lors de notre déplacement, la température baissa si fort, paraît-il, que je faillis mourir. Kadija resta chez sa mère pendant deux ou trois mois, puis elle me ramena à Bandiagara.
La naissance des trois enfants et la mort de la petite Gabdo n'avaient pas apaisé la haine des ennemis du couple Hampaate-Kadija, elles semblaient même l'avoir attisée. La “guerre des sortilèges” continuait. Chaque jour, on découvrait dans la maison des cordes nouées ou des talismans maléfiques que des gens, on ne sait par quels moyens, réussissaient à y introduire. Il y en avait partout : dans la cour, dans la chambre, dans les toilettes, dans la cuisine, et même dans le canari à eau où l'on trouva parfois des grenouilles attachées. Bien souvent, le matin, Paate Pullo venait dire à Kadija : “Fais attention, aujourd'hui il y a quelque chose.” Et cela ne manquait jamais.
Fût-ce, à la longue, l'effet des sortilèges, la lourde ambiance d'hostilité qui pesait sur le ménage, ou tout simplement la conséquence d'une grande différence d'âge et de tempérament : Kadija jeune, vivante, enjouée, aimant une vie sociale animée, et Hampaate beaucoup plus âgé, sérieux, ne parlant presque jamais ? Toujours est-il qu'un beau jour Kadija fut prise d'une sorte de répulsion envers son mari. Elle ne pouvait plus le supporter. Elle fuyait le domicile conjugal comme la peste et retournait sans cesse chez ses parents. Chose curieuse, d'ailleurs, il suffisait qu'elle soit éloignée de Hampaate pour ne parler que de lui et de ses qualités, mais dès qu'elle se retrouvait en sa présence elle éprouvait une violente envie de le fuir.
Chaque fois, la mort dans l'âme, son père et sa mère la ramenaient chez Hampaate. Ils tenaient à honorer envers lui leur parole, et ils ne voulaient pas non plus perdre la face et devenir la risée de ceux à qui ils avaient refusé la main de leur fille. Mais Kadija n'avait qu'une idée en tête : quitter Hampaate, et cela quelles qu'en puissent être les conséquences pour elle-même et pour la réputation de sa famille.
Lorsque ses parents la ramenaient à la maison, elle était si abattue et si malheureuse que peu à peu elle en perdit l'appétit et le goût de vivre. Elle qui était si joyeuse et si affable devint morose, irritable. Tout l'agaçait. C'est alors que Hampaate, dans l'intérêt de la vie même de Kadija, décida de lui rendre sa liberté.
Il convoqua un conseil de famille. Quand tous furent réunis, il déclara à ses beaux-parents :
— Je sais, et vous savez aussi, que Kadija ne hait point ma personne, mais qu'elle agit sous l'empire d'un envoûtement puissant que ni vous, ni Eliyassa Hafiz Jaba, ni moi-même ne parvenons à dénouer. Si vous continuez de vouloir imposer ma présence à Kadija, je crains qu'elle ne tombe gravement malade, ou même qu'elle ne commette une bêtise irréparable. Or, je préfère la voir vivante et heureuse dans un autre foyer que malade et malheureuse sous mon toit. Permettez donc que, sans rancune, je lui rende sa liberté, afin de sauvegarder nos liens de famille qui doivent rester intacts et solides, envers et contre tout.
C'est ainsi que Hampaate, par affection pour Kadija, divorça amiablement d'avec elle, tout en lui restant attaché par des liens indéfectibles car non seulement elle était sa cousine, fille de sa seule proche parente de Bandiagara, mais elle lui avait donné ses deux garçons, le bonheur de sa vie.
Cette séparation, qui eut lieu à notre retour à Bandiagara, coïncida avec une période de grand deuil pour Kadija, car elle perdit alors et son père et son frère aîné Amadu Paate.
Comme il le faisait fréquemment, Paate Pullo était parti dans la brousse, à l'est de Bandiagara, avec des troupeaux. Il ne pouvait rester longtemps en ville sans aller se replonger régulièrement dans le monde qui était le sien : celui de la nature où tout, pour lui, était vivant, parlant et signifiant. C'est là qu'il s'éteignit, emportant avec lui ses secrets et la plupart de ses connaissances traditionnelles. Il en avait tout de même enseigné un certain nombre à ma mère qui, elle aussi, comme sa mère Anta Njoɓdi, était “Reine de lait”.
Mon père Hampaate décéda un peu moins de trois ans après sa séparation d'avec Kadija. Celle-ci s'étant remariée entre-temps, il avait exigé que je reste auprès de lui. J'avais donc à peu près trois ans lorsqu'il mourut, et mon frère Hammadun cinq ans.
Comme je l'ai dit précédemment, sur son lit de mort mon père institua pour seul héritier de tous ses biens et chef de la famille non l'un de ses enfants — nous étions d'ailleurs trop jeunes pour cela — mais Ɓeydari. Jamais confiance ne fut mieux placée ! Ɓeydari fut pour nous, en toutes circonstances, un tuteur dévoué, un grand frère affectueux et un gérant scrupuleux des biens de la famille, laquelle se composait, outre mon frère et moi-même, de Ɓeydari et des huit autres “captifs” (rimayɓe) dont nous avions hérité et qui ne voulurent jamais nous abandonner. Parmi eux il y avait Abidi Hampaate (ils portaient tous le nom de mon père), notre chère Nyele et la jeune Nasuni, que mon père avait élevée comme sa propre fille.
Ɓeydari et ses compagnons avaient reçu pour mission de nous élever, de nous éduquer et de nous défendre, et ils l'ont fait, Dieu en est témoin ! Hammadun et moi avons certainement été les “petits maîtres” les plus heureux de tout Bandiagara ! Le fidèle ami Ɓalewel Dikko ne nous abandonna pas non plus. C'est en grande partie grâce à ses récits, s'ajoutant a ceux de Nyele et de Ɓeydari, puis à ceux de ma mère, que je pus reconstituer toute cette histoire.

A partir du moment où je fus en âge de comprendre, Nyele ne se lassait pas de me parler de mon père, et les larmes lui venaient aux yeux quand elle évoquait son immense bonté, cachée derrière son aspect taciturne. Sa maison, disait-elle, était ouverte à tous, et à tout moment. Il savait écouter, ne contredisait jamais, mais son regard particulièrement perçant gênait parfois ses interlocuteurs, au point que certains préféraient s'adresser à lui en passant par un intermédiaire, comme la coutume le permettait. Heureusement, son sourire venait atténuer les effets troublants de son regard. Ses colères pouvaient être terribles, mais elles ne se manifestaient que pour des causes graves, par exemple une injustice flagrante qu'un fort faisait subir à un faible. Toute sa vie, il donna de l'argent plus qu'il n'en prêta car il n'aimait pas réclamer le paiement d'une dette. Il avait recommandé à ses “captifs” — il serait plus juste de dire ses enfants — de nous enseigner la piété, la probité, la bonté envers les pauvres et les infirmes et le respect envers les personnes âgées. Quant à notre éducation religieuse, il avait exigé qu'elle fût confiée à Cerno Bokar, l'ami intime de la famille, dont j'aurai à reparler.
Tel fut mon père Hampaate, qui aurait dû mourir et qui pourtant vécut, qui refusa les honneurs offerts par un roi pour continuer de servir un vieux boucher, et qui préféra libérer une femme aimée plutôt que de la voir malheureuse auprès de lui. Que Dieu t'accueille en sa miséricorde, Hampaate, mon père, et que la terre te soit légère !

Kadija et Tijani

A peine ma mère avait-elle recouvré sa liberté que tous les anciens soupirants évincés — pour la plupart des Toucouleurs du clan Taal, c'est-à-dire du clan d'Elhadj Umar et de son fils Agibu Taal, alors roi de Bandiagara — étaient revenus à la charge pour demander sa main. C'est alors que Tijani Amadu Ali Caam, qui, lui, n'avait jamais figuré parmi les prétendants évincés, brigua la main de Kadija et fut choisi par elle.
Les Caam sont un autre clan toucouleur traditionnellement rival du clan Taal, ce qui n'était pas fait pour arranger les choses. Tijani Amadu Ali Caam était, comme son nom l'indique, le fils d'Amadu Ali Caam, alors chef de la plus grande et plus riche province du royaulue tooucouleur, la province de Luta (dans l'actuel Burkina-Faso). C'était donc un prince, héritier présomptif d'un turban de chef. Ce n'est pas pour cette raison que Kadija le choisit, mais parce qu'elle le connaissait déjà fort bien, et depuis longtemps. Tijani (que désormais pour simplifier j'appellerai Tijani Caam) était en effet l'ami inséparable de Bokari Paate, le grand frère de Kadija, et de Cerno Bokar Salif Taal, un jeune homme de famille maraboutique tout entier tourné vers la vie religieuse, et qui deviendra plus tard mon maître spirituel.
Lorsque Cerno Bokar, qui était lui-même un petit-neveu d'Elhadj Umar (nous dirions en Afrique un “petit-fils”), était arrivé à Bandiagara avec sa mère en 1891, fuyant l'avance de l'armée française, il avait été “adopté” (au sens africain du mot) par le père de Tijani Caam qui le considérait comme son propre fils. C'est à cette époque que naquit entre Cerno Bokar [Taal], le jeune Tijani Caam et Bokari Paate [Soo], frère de Kadija, une amitié si étroite que, dans tout Bandiagara, on ne les appelait plus que les “trois inséparables”.
Cerno Bokar s'était pris d'amitié pour ma mère Kadija qu'il appelait “petite sœur”, et vraiment toute sa vie rua mère joua auprès de ce saint homme le rôle d'une petite sœur, mais d'une petite sœur un peu spéciale car, toujours franche et directe, elle se permettait de lui parler avec une liberté que personne d'autre ne se serait permise a Bandiagara. Elle lui posait les questions les plus nettes et les plus directes — ce que l'on fait très rarement en Afrique et cela avec l'autorisation de Cerno Bokar lui-même.
Je suis né, pour ainsi dire, entre ses mains. Il venait voir mes parents presque chaque jour. Dès qu'il arrivait, il me réclamait. Quand il priait, il me plaçait sur ses genoux. Quand il faisait un petit somme, il m'installait contre sa poitrine. Et quand il se promenait dans la cour, à ma plus grande joie il me juchait sur ses épaules, chantant pour moi des poèmes religieux, particulièrement le poème d'Elhadj Umar intitulé La Barque des bienheureux. Ma mère me raconta plus tard qu'il aimait m'amuser et me faire rire Avec les autres j'étais, paraît-il, un enfant plutôt absent ; ceux qui me prenaient dans leurs bras ne pouvaient rencontrer mon regard. Mais quand Cerno me prenait, je ne cessais de contempler son visage en éclatant de rire.
Ami intime de mon oncle Bokari Paate et de ma mère, puis de mon père Hampaate, il était, selon la tradition africaine, leur frère, donc mon oncle. Mais il devait être bien plus que cela tout au long de ma vie : il allait être mon père spirituel, celui qui modèlerait mon esprit et mon âme et à qui je dois d'être tout ce que je suis 16.
En choisissant Tijani Caam pour second mari, ma mère savait donc à qui elle avait affaire et ne sortait pas du cercle d'amis qui lui était cher. Tijani Caam, de son côté, aimait beaucoup Kadija dont il admirait les qualités. C'est cet amour mutuel qui devait les amener à réussir leur mariage et à le maintenir contre vents et marées, en dépit de la succession d'événements tragiques qu'ils devraient affronter.
A peine la décision de Kadija fut-elle connue que l'orage éclata. Les Taal, repoussés pour la deuxième fois, étaient furieux d'avoir été écartés au profit d'un Caam, car depuis des générations ces deux grandes familles toucouleures étaient plus ou moins rivales, voire hostiles. Quelle que fût la situation d'un Taal, un Caam n'avait aucune considération pour lui ; et il suffisait que l'un fasse quelque chose pour que l'autre essaie d'en faire autant ou de le surpasser. A la guerre, jamais un Taal ni un Caam n'aurait pris la fuite si un membre du clan rival était présent. Chacun préférait mille fois se faire tuer plutôt que se rabaisser devant l'autre. Des incidents très graves, qui opposèrent les Caam au roi Agibu Taal à propos de la chefferie de Luta, tendirent à l'extrême les relations entre les deux clans. Dans ce climat, le choix de Kadija fut ressenti comme une véritable provocation.
C'est alors que le père de Tijani, qui n'était chef de la province de Luta que depuis deux ans, décéda subitement. Tijani, en tant que fils aîné d'Amadu Ali Caam, hérita du “turban” de Luta — non sans quelques difficultés de la part du roi Agibu — et quitta Bandiagara pour sa nouvelle résidence, accompagné d'une suite brillante et de ses deux épouses : sa cousine et première épouse Kadiyatu Bokari Moussa, petite-fille du roi de Konna et fille d'un chef d'armée, et Jaaray Agibu, fille du roi Agibu Taal. Le mariage avec Kadija n'étant pas encore conclu, celle-ci resta à Bandiagara.
En vertu d'une attitude malheureusement trop courante en Afrique et qui veut qu'aucune mort ni aucune maladie ne soit “naturelle” mais toujours imputable à quelqu'un, un tollé général s'éleva contre ma mère. Les épouses de Tijani, ainsi que la plupart des membres — surtout féminins — de sa famille attribuèrent la mort subite d'Amadu Ali Caam à la malchance apportée par Kadija. “Comment ! clamait-on à qui voulait l'entendre, à peine Tijani a-t-il demandé la main de Kadija Paate, et voilà que son père meurt ! Qu'adviendra-t-il de la famille quand Kadija Paate y mettra le pied ?”
Tijani, qui aimait profondément ma mère, fit la sourde oreille. De Luta, il continua les démarches entre les deux familles en vue de conclure le mariage. Elles durèrent plus d'un an. Quand enfin le mariage fût célébré, Tijani se trouvait à Luta et ma mère à Bandiagara, ce qui n'était pas un inconvénient puisque, selon la coutume, les époux n'avaient pas besoin d'être présents à la cérémonie. Il suffisait que les cadeaux rituels, particulièrement la dot et les noix de cola, soient échangés en présence des témoins et des notables religieux et que ceux-ci récitent les versets appropriés du Coran pour que le mariage soit, comme on dit, “noué” ou “attaché” — c'était d'ailleurs ce qui permettait parfois a certains parents de “nouer” un mariage en l'absence de leur enfant…
Dès que le mariage fut conclu, le premier acte de Tijani, à qui ses épouses n'avaient pas donné de fils, fut de m'adopter officiellement. Il me fit porter, sur la fiche administrative de renseignements le concernant, comme son premier fils et donc successeur éventuel. Cet acte, qu'on ne lui pardonnera jamais dans sa famille, lui valut la réprobation générale des Toucouleurs, aussi bien Taal que Caam, qui comprenaient mal qu'un des leurs ait choisi un Pullo, descendant des Baa et des Hamsalah du Fakala de surcroît, pour lui succéder. Quant aux femmes, elles déclarèrent une guerre à mort à ma mère, responsable, selon elles, de mon intrusion dans des prérogatives qui ne devaient être réservées qu'aux seuls conquérants toucouleurs.
Mon père Hampaate (cela se passait peu avant sa mort) avait fort mal réagi en apprenant que Tijani Caam m'avait adopté officiellement alors que lui-même était encore vivant. Comme ses droits naturels le lui permettaient, il interdit que je sois emmené à Luta. En dépit de l'opposition de mon père et de l'hostilité des Toucouleurs, mon nom resta sur la fiche de Tijani Caam, car pour les autorités coloniales françaises la volonté d'un chef de province (donc “chef de canton” à leurs yeux) faisait loi. Bien que relevant de la tutelle de ma seule famille paternelle, je restai donc officiellement “premier fils” de Tijani Caam et dauphin présomptif du “turban” de Luta.

Sur ces entrefaites, ma grand-mère Anta Njoɓdi, qui était retournée à Taykiri près de Mopti, tomba gravement malade et mourut. Ma mère, accompagnée de ses deux frères Bokari Paate et Hammadun Paate, se rendit à Taykiri pour régler les problèmes de succession. Nyele l'accompagna pour s'occuper de moi. Pour la deuxième fois de mon existence, j'accomplis donc le trajet Bandiagara-Taykiri, non plus, cette fois, juché sur la tête de Nyele dans une grande calebasse, mais plus classiquement accroché à son dos.
Kadija trouva toutes les affaires de sa mère en ordre, car celle-ci avait eu le temps de faire établir son testament auprès d'un marabout éminent de la ville. Ma mère m'en rapporta plus tard les termes :
« Que mes enfants sachent que j'ai partagé moi-même les biens que je laisse, afin qu'ils ne se disputent pas et ne se séparent pas à cause de mon héritage. Je demande à mes garçons de se tenir autour de leur sœur Kadija et de lui servir d'abri contre les intempéries. Ma petite captive Batoma n'a ni père ni mère autres que moi. En me perdant, elle perd tout. Mon âme et mon esprit maudiront celui des miens qui fera souffrir ma petite Batoma. Elle portera désormais mon nom de famille, Soo, et je ne dormirai ni tranquille ni heureuse dans ma tombe si quiconque la fait souffrir. Je lègue à ma fille Kadija dix mille pièces de cinq francs, pour lui permettre de s'installer chez son mari et de faire bonne figure face à ses deux coépouses toutes deux princesses. »
En plus de cette fortune, ma mère hérita de deux cent trente-huit têtes de bétail sur les sept cents laissées par sa mère, plus un coffret de bijoux d'or et d'argent. Riche, elle l'était donc et se trouvait libérée de tout souci matériel, mais moralement elle était submergée par les malheurs qui, depuis quelque temps, s'abattaient sur elle avec une régularité d'horloge : à peine divorcée d'avec un mari-cousin qu'elle aimait mais dont, paradoxalement, elle ne pouvait plus supporter la présence, elle avait perdu son père, puis son frère aîné Amadu Paate ; à peine demandée en mariage par Tijani Caam dont tous les parents devenaient d'emblée ses ennemis jurés, ce dernier perdait son père ; à peine le mariage était-il conclu qu'elle-même perdait sa mère Anta Njoɓdi.
C'était beaucoup pour une seule femme. Mais le pire était encore à venir…

La révolte de Toyni

Tandis que ma mère se préparait pour rejoindre son mari à Luta, une révolte éclata à Toyni, une ville de la province dépendant de l'autorité de Tijani Caam. Les suites de cette révolte allaient être si dramatiques qu'elles devaient entraîner pour Tijani la déportation et la prison, et pour ma mère et moi des années d'exil et d'épreuves loin de Bandiagara.
— Tu avais trois ans, me raconta ma mère, quand je devins la troisième épouse de Tijani Caam. Je m'apprêtais à rejoindre mon mari quand un matin, vers dix heures, un courrier, telle une tourterelle de malheur, vint remettre au roi Agibu Taal une lettre de Tijani destinée au commandant de cercle et l'informa qu'une émeute avait éclaté à Toyni dans la province de Luta…

Avant de poursuivre, un bref rappel historique s'impose si l'on veut bien comprendre l'enchaînement des événements qui aboutiront à la condamnation extrêmement sévère qui frappa Tijani Caam. Celui-ci fut en effet la victime indirecte d'événements prenant leur source bien avant sa naissance et liés à l'animosité héréditaire qui opposait les clans Taal et Caam, au point que l'on disait d'eux : “Ils ne peuvent ni vivre les uns sans les autres, ni vivre ensemble sans se bagarrer.”
Lorsque, après la mort d'Elhadj Umar survenue en 1864, son neveu Tijani Taal organisa le royaume toucouleur du Maasina, il partagea, à quelques exceptions près, le commandement du pays entre les trois principales familles toucouleures : les Taal, les Caam et les Wane. La chefferie de la province de Luta échut à Usman Umaru Caam, oncle de Tijani Caam.
Le roi Tijani Taal mourut vers 1887-1888. En 1893, les troupes françaises, commandées par le colonel Archinard, s'emparèrent de Bandiagara où régnait alors depuis deux ans Ahmadu Sheyku, fils aîné d'Elhadj Umar, qui était venu s'y réfugier après la prise de Segu par les Français. Ahmadu Sheyku devait se livrer par la suite à des combats désespérés dans la région mais, inférieur en forces et en armes, il dut se replier peu à peu jusque dans la région de Sokoto , où il mourut vers 1897. Du vaste empire fondé par Elhadj Umar, il ne restait plus à l'est que le royaume toucouleur du Maasina fondé par Tijani Taal, et qui n'avait plus de chef.
Fin politique, le colonel Archinard ne voulut pas supprimer immédiatement le pouvoir toucouleur dont les structures administratives et hiérarchiques pouvaient, au moins provisoirement, lui être utiles. Il mit en œuvre un compromis habile en proposant au gouvernement de la République française de “nommer” roi de Bandiagara un autre fils d'Elhadj Umar : Agibu Taal, ancien roi de Dingirawi (Fuuta-Jalon), qui s'était rallié à lui quelque temps auparavant et qui était arrivé à Bandiagara à ses côtés. Cette proposition fut acceptée par Paris, et c'est ainsi qu'Agibu Taal devint roi de Bandiagara en vertu d'un décret du président de la République française, qui avait elle-même coupé le cou à son dernier roi !
On a beaucoup critiqué Agibu Taal pour son ralliement, mais l'honnêteté oblige à dire que grâce à lui bien des vies humaines furent sauvées à une époque où, de toute façon, il n'y avait plus aucun espoir pour les Toucouleurs face à la supériorité de l'armée française. Grâce à Agibu Taal un grand nombre de Toucouleurs qui avaient été faits prisonniers lors des prises de Segu, Nioro, Djenné, Bandiagara et Douentza furent libérés. Les chefs de famille qui voulaient retourner au Fouto Toro (Sénégal) ou au Fuuta-Jalon (Guinée) furent rapatriés sous la protection de l'armée. Il est hors de doute que sans la médiation d'Agibu Taal les Toucouleurs auraient connu un sort beaucoup plus pénible. Avant de se lancer à la poursuite d'Ahmadu Sheyku, Archinard flanqua le nouveau roi de Bandiagara d'un résident français et laissa un bataillon sur place.
Eminemment intelligent et cultivé, le nouveau roi possédait d'indéniables qualités, mais, malheureusement, il était habité par une rancune tenace à l'égard des Caam auxquels il n'avait jamais pardonné la lointaine destruction à
Halwar, dans le Fuuta-Toro, d'une petite mosquée construite dans sa cour par le grand-père d'Elhadj Umar. Il voyait donc d'un assez mauvais œil les Caam, par ailleurs toujours quelque peu goguenards et insolents, régner à la tête de la province la plus riche du pays et il se saisit du premier prétexte pour tenter de les abattre.
Un poème assez irrespectueux à son endroit ayant circulé à un certain moment, il en attribua la paternité à son neveu Usman Umaru Caam, chef de la province de Luta qui avait été mis en place par le roi Tijani Taal lui-même. Usman était le fils d'une soeur d'Agibu. Par respect pour son oncle maternel, et pour se plier aux prières de sa mère qui espérait peut-être une grâce, il ne fit rien pour se défendre ni pour se protéger. Hélas, après une flagellation honteuse sur la place publique, il fut exécuté. La réaction des Caam fut telle qu'on craignit une émeute. Le roi Agibu Taal ne réussit à éviter le pire qu'en nommant à la tête de la province de Luta un autre Caam, Amadu Ali Caam, cousin d'Usman et père de Tijani, le futur époux de Kadija. Cela se passait vers 1900.
Amadu Ali Caam n'était pas homme à se laisser impressionner par un Taal, fût-il roi, et ses paroles au cours de la cérémonie d'investiture n'avaient rien fait pour apaiser la situation. Un peu plus tard, une course de chevaux malencontreuse où les deux coursiers d'Amadu Ali Caam l'emportèrent insolemment sur le cheval favori du roi vint encore envenimer les choses. L'orage menaçait, mais il n'eut pas le temps d'éclater : Amadu Ali Caam décédait deux ans seulement après son investiture.
Tijani Caam, fils aîné du chef défunt, héritait du turban de Luta ; mais encore fallait-il qu'il soit nommé officiellement par le roi au cours de la traditionnelle cérémonie d'investiture. Agibu Taal ajourna si longtemps la cérémonie que d'aucuns pensèrent même qu'il voulait reprendre la chefferie pour son propre compte. Finalement, poussé à agir par les autorités françaises qui craignaient des troubles, il se résigna à nommer Tijani Caam chef de la province. En signe d'apaisement, il lui donna même, pour l'honorer, l'une de ses filles en mariage, la princesse Jaaray Agibu Taal (Jaaray [fille de] Agibu du clan Taal). De tels gestes étaient fréquents à l'époque et s'y opposer eût été une offense impardonnable. Au moment où se déroulaient ces événements, les démarches en vue de conclure le mariage avec ma mère étaient en cours.
Tijani Caam se transféra a Luta avec une cour particulièrement brillante. Il avait pour coadjuteur principal son jeune frère Badara (Amadu Ali) Caam, le plus populaire des jeunes gens du royaume, dont les griotes chantaient partout les louanges. Les autres frères de Tijani le suivirent également pour l'assister. Presque tous les camarades de son association d'âge le rejoignirent à Luta où il les combla de largesses. Cerno Bokar et Bokari Paate, les amis de toujours, l'accompagnèrent également, mais rappelés par leurs obligations à Bandiagara, ils ne s'attardèrent pas.
Malheureusement pour lui, Tijani n'avait pas auprès de lui à Luta de conseiller valable pour l'inciter à la modération dans les moments difficiles ou lui suggérer une attitude diplomatique. Seul demeurait à ses côtés un marabout nommé Cerno Kunta Sisee qui avait été nommé cadi (juge) par Amadu Ali Caam, mais qui n'était pas très cultivé et ne connaissait pas grand-chose d'autre que le texte coranique. Son influence sur Tijani, lors des moments difficiles, ne fut pas toujours des plus heureuses, et il partagera d'ailleurs plus tard le malheur et l'exil de son protégé.
Tijani Caam lui-même avait été mal préparé par son éducation pour assumer d'aussi délicates fonctions que celles de chef de province, sorte de tampon entre les populations, le roi et les autorités coloniales. Son père Amadu Ali Caam, conformément à une coutume des seigneurs toucouleurs, l'avait élevé à la dure, le faisait vivre et travailler avec les captifs, les palefreniers et les paysans pour bien lui faire connaître ce qu'était la vie de ses futurs sujets et le préparer à d'éventuels jours d'épreuve :
— Je te fais vivre ainsi, disait-il, en prévision de demain.
Toujours est-il que Tijani, qui avait très peu fréquenté les seigneurs et les gens de cour, connaissait davantage les durs travaux des champs et l'entretien des chevaux — c'était un cavalier exceptionnel — que le cérémonial et le savoir-vivre des cours princières.
Comme tout bon paysan, il était resté ingénu et assez entêté. Il attachait à sa parole une valeur religieuse, pour ne pas dire superstitieuse. Pour lui, mentir ou se dédire était non seulement une marque de couardise indigne mais un péché grave contre la loi divine.
C'est dire s'il était peu armé pour faire face aux roueries politiques de ses ennemis ! Pour couronner le tout, il n'avait aucun sens de l'argent ; il le considérait comme une vulgaire balayure et le jetait à tous vents. Ces différents traits de caractère devaient, le moment venu, lui porter un grand préjudice.
Un beau jour de l'année 1902, Agibu Taal, qui avait été nommé roi par la grâce de la République française, fut purement et simplement déposé par un nouveau décret du président de cette même République. La France estimait le temps venu de prendre directement en charge l'administration du pays à travers son propre représentant : un administrateur des colonies nommé “commandant de cercle” par le gouverneur du territoire, lequel résidait alors à Kayes (Mali).
Agibu Taal n'était plus roi en titre, mais il demeurait le chef traditionnel des Toucouleurs qui l'appelaient toujours Fama (roi), et la consigne officielle était de le ménager. Le commandant de cercle avait reçu ordre de le consulter et de tenir compte de ses avis dans la politique générale du pays. La République française avait politiquement égorgé le Fama, mais elle n'avait pas osé, comme à son dernier roi, lui trancher la tête. Elle préférait le laisser agoniser lentement.
Dès que le roi Agibu Taal fut destitué, sa cour se vida de tous ceux qui n'y venaient qu'alléchés par les dons et les honneurs qu'ils y recevaient. Nombre d'entre eux rejoignirent la cour de Tijani Caam à Luta. C'est le moment que choisirent des griots et des captifs quelque peu effrontés pour remettre en vedette le poème qui avait valu à Usman Umaru Caam d'être condamné à mort. Cette malheureuse conjoncture attisa cruellement l'amertume du Fama et jeta de l'huile sur le feu du différend Taal-Caam. Les conséquences allaient en retomber lourdement sur Tijani Caam. La révolte de Toyni servirait de détonateur.

Chaque année, il appartenait aux chefs de province (devenus chef de canton depuis la réforme administrative et la destitution du roi) de collecter, pour le compte de l'administration coloniale, l'impôt levé sur les populations. Il y allait de leur poste. Cet impôt était dit de “capitation”, c'est-à-dire calculé en fonction du nombre de “têtes” à l'intérieur de chaque fainille. C'était bien la forme la plus injuste d'imposition puisqu'une famille, qu'elle soit riche ou pauvre, était taxée uniquement en fonction du nombre de ses membres. On appelait d'ailleurs cet impôt “le prix de l'âme”. Celui qui était incapable de s'en acquitter ne pouvait vivre en paix : ou bien il était jugé et emprisonné, ou bien, pour se procurer la somme nécessaire, il était obligé de vendre ou de mettre en gage ses biens s'il en avait, sinon ses propres enfants — coutume qui, hélas, se généralisa à l'époque.
Vers la fin de 1902 (ou dans le courant de l'année 1903) alors que le mariage entre Tijani et Kadija venait enfin d'être “noué” par les deux familles et que ma mère se préparait pour rejoindre son mari, un grave incident éclata dans la province de Luta. L'impôt ne rentra pas en totalité. Le manque provenait d'une région peuplée par les Samos, lesquels, il faut le dire, avaient connu une très mauvaise année agricole. Ils refusèrent de payer l'impôt et entrèrent en rébellion ouverte. Tijani Caam en informa le commandant de cercle de Bandiagara qui était, à l'époque, le commandant Charles de la Bretèche. Ce dernier lui envoya une section de quinze tirailleurs indigènes avec ordre de faire rentrer l'impôt par tous les moyens : le gouverneur du territoire l'exigeait impérativement.
Tijani se mit immédiatement en campagne, suivi des quinze tirailleurs indigènes, de son marabout et conseiller Cerno Kunta Sisee, de nombreux amis et courtisans ainsi que de son frère et coadjuteur Badara Caam, lui-même éternellement accompagné de sa propre suite d'amis et de griots.
Le gros bourg samo de Toyni, qui s'était déjà souvent dressé contre l'autorité administrative, était le prototype du village insoumis. Tijani Caam y entra et s'y installa avec l'intention bien arrêtée de n'en partir qu'une fois le dernier franc de l'impôt payé. A l'époque, l'entretien matériel des collecteurs d'impôt (gîte et nourriture) était à la charge des habitants. C'était une charge très lourde. Pour y échapper, les villageois se concertèrent et décidèrent d'aller cacher leur bétail afin de ne plus fournir de viande à la petite troupe des Toucouleurs. Il ne restait au village de Toyni qu'un seul animal, un très beau bouc blanc arborant une barbe de patriarche et dont le cou s'ornait de nombreux colliers faits de dents de fauves et autres troppées de chasse. C'était le “bouc de case” — autant dire l'animal mascotte — de Tombo Tuguri le Redoutable, un jeune héros dont les exploits, tant à la chasse que sur les champs de bataille, étaient vantés, contés et chantes dans tous les villages environnants.
Un sort malheureux voulut que Badara Caam, voyant passer devant sa porte ce superbe bouc bien dodu, le fit tuer pour nourrir ses amis. Quand Tombo Tuguri revint de chasse en sonnant de la trompe pour annoncer son retour, il fut surpris de ne pas voir accourir au-devant de lui son bouc bien-aimé. Il le chercha partout. Les villageois osaient à peine lui dire ce qui était arrive. Enfin, l'un d'entre eux eut le courage de lui révéler la fin ignominieuse qu'avait connue son bouc. Tombo Tuguri ne prononça pas une parole. Il alla chercher son arc et ses trois carquois garnis de flèches à barbillons empoisonnés, se coiffa de son bonnet rituel taillé dans une peau de lion, revêtit sa tunique de combat ornée de trophées de chasse et, toujours sans mot dire, marcha droit sur le campement des Toucouleurs. Ces derniers, assis dans une cour sous un hangar auprès de Badara Caam, étaient en train d'écouter de la musique. Tombo Tuguri s'approcha, jeta un coup d'œil dans la cour et vit la tête et la peau de son bouc jetées négligemment dans un coin. Pris de fureur, il fit irruption :
— Qui a ordonné de tuer mon bouc ?
— C'est moi, Badara Caam. Et qu'as-tu à dire ?
— J'ai à te dire de te lever car ta mère a accouché d'un cadavre 17. Tu ne vivras pas plus longtemps que mon bouc, ton âme accompagnera la sienne.
Et le jeune homme, armant rapidement son arc de trois flèches, se mit en position de tir. Comprenant le danger qu'il courait, Badara se précipita vers son cheval qui se tenait auprès de lui, le libéra de son entrave et lui mit le mors. Mais avant qu'il ait eu le temps de sauter en selle Tombo Tuguri l'interpella :
— Badara Caam, si tu n'as pas peur, fais face !
Une témérité parfois bien irréfléchie étant le défaut dominant des Toucouleurs et des Fulɓe, Badara Caam, au lieu de se mettre à l'abri, se retourna et fonça sur Tombo Tuguri, n'ayant à la main d'autre arme que l'entrave de son cheval. A peine avait-il fait quelques pas que Tombo Tuguri lui décocha son triplet de flèches : la première l'atteignit à la poitrine, la deuxième dans le ventre et la troisième dans le bas-ventre. Sous la violence du coup, Badara chancela, mais il eut encore la force et le courage de casser les manches des flèches et, les fers plantés dans le corps, de sauter sur le dos de son cheval, un coursier célèbre nommé Nimsaali.
Pendant ce temps Tombo Tuguri avait réussi à toucher huit autres personnes dont trois moururent quelques instants après, mais à son tour il n'eut pas le temps de se garer : fonçant sur lui, Badara cabra son cheval et s'en servit pour l'envoyer rouler à quelques mètres. Immédiatement l'archer samo fut maîtrisé et ficelé comme un fagot de bois. Quant a Badara, épuisé par ce prodigieux effort, il s'écroula de son cheval et expira presque aussitôt.
Le drame s'était déroulé dans le quartier bas du village. Les Toucouleurs, épouvantés par les conséquences qui en résulteraient inéluctablement, se replièrent vers le quartier haut où se trouvait alors Tijani Caam, entouré de ses compagnons. Ils lui exposèrent les faits et lui annoncèrent la mort de quatre personnes, dont son frère Badara Caam. A ce moment des cris de guerre samos retentirent de tous côtés, annonçant une attaque imminente. Les Samos, qui entendaient Tombo Tuguri chanter à pleine voix leur chant de guerre, s'étaient soulevés comme un seul homme pour le libérer et se ruaient vers le quartier où se tenaient Tijani et ses hommes.
Le sergent qui commandait la section de tirailleurs s'apprêtait à stopper l'avalanche samo par un feu de salve, mais Tijani s'y opposa. Il ordonna de laisser faire. Il monta sur la terrasse de façon à être bien vu des Samos qui connaissaient son habileté au tir ; jamais une seule de ses balles n'avait manqué sa cible, et ils le savaient. Il commença à tirer afin de les empêcher d'approcher à portée de flèche, sinon il ne leur aurait pas fallu six heures pour nettoyer le camp toucouleur. Puis il ordonna d'opérer une retraite vers Luta où son palais fortifié offrirait un refuge sûr en attendant la suite des événements.
Entre Toyni et Luta, la distance était d'environ dix à douze kilomètres. Tijani Caam et six de ses captifs armés se chargèrent de couvrir la retraite. Les Samos n'osaient pas trop s'approcher, mais ils n'en lançaient pas moins des flèches contre le convoi, Tijani réussit à mettre hors de combat tous ceux qui s'approchaient un peu trop, faisant plus de vingt blessés. il ne voulait pas provoquer de tuerie avant de recevoir des instructions.
Une fois arrivé à Luta, il se réfugia avec sa troupe dans son palais dont il fit fermer les portes. Il y avait sur place assez de provisions pour tenir très longtemps. Les Samos de Toyni réussirent à soulever avec eux toute la région, à l'exception de deux quartiers de Lotita et des groupements peuls du pays qui restèrent fidèles à Tijani et l'aidèrent de leur mieux.
Tijani écrivit immédiatement un compte rendu détaillé des événements et chargea un messager de le porter au roi Agibu Taal à Bandiagara, avec prière de le transmettre d'urgence au commandant de cercle pour décision à prendre. Le compte rendu était rédigé en arabe, mais à l'époque chaque commandant de cercle avait auprès de lui un interprète de langue arabe. Naïvement, Tijani remettait ainsi son sort entre les mains du roi, alors que depuis la réforme administrative, en tant que chef de canton, il relevait du seul commandant de cercle. S'il avait envoyé directement son message à ce dernier, rien ne serait arrivé. Il n'y pensa même pas, et personne auprès de lui ne le conseilla en ce sens.
Le messager mit deux jours et demi pour gagner Bandiagara. “Telle une tourterelle de malheur”, pour reprendre les termes de ma mère, il y entra avant l'heure de midi du troisième jour. Il se rendit immédiatement chez Agibu Taal auquel il remit le message en soulignant l'urgence qu'il y avait à le transmettre au commandant de cercle.
— Chaque moment perdu est une avance vers la mort de Tijani Caam et des siens, ajouta-t-il.
Pourtant le roi ne transmit pas le rapport. Ce n'est que vers seize heures, lorsqu'il se rendit à la mosquée pour la prière de l'après-midi, qu'il annonça publiquement que Tijani Caam et ses hommes avaient été attaqués par des Samos rebelles et qu'il y avait quatre morts, dont Badara Caam. La mosquée se vida immédiatement. La mort de Badara, l'enfant chéri de Bandiagara, était un grand deuil pour tous. Quelque temps après, des cris et des lamentations s'élevaient de presque toutes les concessions de la ville. Le commandant Charles de la Bretèche, alerté par cette clameur, envoya quelqu'un chez Agibu Taal pour lui demander la cause de ces cris. De son côté le capitaine commandant militaire de la région faisait sonner l'alarme et mobilisait une compagnie pour parer à toute éventualité. On craignait encore beaucoup les soulèvements à cette époque, la montagne de Bandiagara n'étant pas encore entièrement soumise et les Toucouleurs étant réputés pour leurs traditions guerrières.
Accompagné de quelques notables, le roi Agibu Taal se rendit au palais de la résidence et remit enfin au commandant de cercle le rapport de Tijani Caam. Il était près de dix-sept heures. Le commandant lui reprocha vertement d'avoir tant attendu pour lui transmettre la nouvelle et de l'avoir laissé apprendre d'une manière indirecte un événement aussi grave que le siège de Luta par des Samos révoltés. Agibu Taal se fâcha. Il souligna, à juste titre d'ailleurs, qu'étant destitué de ses fonctions il n'était nullement tenu de communiquer quoi que ce soit aux autorités du cercle sur les événements politiques de la région.
Le commandant de la Bretèche, qui connaissait bien Tijani et éprouvait même une certaine sympathie pour lui, comprit à quel point son inexpérience politique était grande, car rien ne l'obligeait à passer par Agibu Taal. Mais il savait également que l'ancien roi devait être ménagé. Les instructions du gouverneur étaient formelles à ce sujet.
Il demanda a Agibu Taal de mettre sur pied de guerre les cinquante goumiers toucouleurs de la ville et promit d'envoyer en supplément, en accord avec le capitaine commandant de la garnison, deux sections de tirailleurs et un peloton de gardes de cercle, avec toutes les munitions nécessaires. Il donna ordre d'envoyer ces hommes à Luta pour protéger Tijani et de dire a ce dernier de ne tenter aucune action en attendant son arrivée sur les lieux, muni des instructions du gouverneur qu'il allait solliciter immédiatement par voie télégraphique (inutile de dire que le contenu de ce genre d'entrevues, qui avaient toujours lieu en présence d'un ou plusieurs interprètes indigènes, ne restait jamais longtemps secret…
Il était tard dans la soirée quand Agibu Taal et le commandant de cercle se séparèrent, chacun avec son arrière-pensée en tête. Le lendemain, le roi Agibu fit battre le tarn-tam de guerre et tinter le cylindre métallique d'alarme. Bandiagara se réveilla en état de guerre. Les Toucouleurs étaient très montés dans cette affaire ; pour eux un petit doigt du Badara valait mieux que cinquante Samos !
Malgre toute la diligence recommandée par Charles de la Bretèche, l'expédition ne quitta Bandiagara que fort tard dans l'après-midi. Le roi en avait confié la conduite à son deuxième fils, Tijani Agibu Taal (Tijani [fils de Agibu Taal). Avant son départ, il lui avait communiqué un message verbal destiné à Tijani Caam et censé contenir les instructions du commandant. Tijani Agibu Taal quitta Bandiagara à la tête de ses hommes. En forcant la marche, le convoi arriva à Luta en deux jours. Son arrivée sema la panique dans les rangs des Samos qui déguerpirent de Luta et se retranchèrent dans plusieurs villages fortifiés de la région, bien décidés à se défendre farouchement.
Dès son arrivée, le fils d'Agibu Taal prit à part Tijani Thiain et lui transmit le message de son père, dont voici à peu près les termes, tels que Tijani les rapporta par la suite au commandant, puis, plus tard, a ma mère et à ses proches :

« Tijani Caam, mon père Agibu te fait dire qu'il a obtenu du commandant quon t'envoie tirailleurs, gardes, goumiers, armes et munitions. Il a fait son devoir. Maintenant à toi de faire le tien et de venger Badara et ses compagnons de telle manière que jamais plus un Samo n'osera toucher à un cheveu des l'oucouleurs, et moins encore attenter à leur vie. »

Pas un mot des consignes d'attente données par le commandant de cercle et que l'on ne connaîtra que plus tard ! Tijani Caam, fort du message verbal transmis par le fils même d'Agibu Taal, se crut autorisé à châtier sans attendre les assassins de son frère et à mater la rébellion. Laissant de côté les tirailleurs et les gardes de cercle, éléments des forces coloniales, il lança les seuls goumiers toucouleurs à la poursuite des fuyards à travers toute la région de Gondougou. Les gros villages essayèrent de résister, mais les goumiers déchaînés l'emportèrent. La répression fut terrible. Les principaux villages furent saccagés et les morts nombreux. Les survivants furent capturés et emmenés enchaînés à Luta.
Pendant que ce drame se déroulait dans la province, le commandant Charles de la Bretèche se dirigeait vers Luta, accompagné du roi Agibu Taal et des hommes de leur suite. En cours de route, Agibu demanda au commandant par l'entremise de l'interprète Baabilen Ture, quelles étaient les instructions données par le gouverneur.
— J'ai reçu ordre, répondit le commandant, de parlementer d'abord avec les Samos pour tenter de les ramener a la raison et de n'user de la force pour les réduire qu'en dernier recours, au cas où ils ne voudraient rien entendre.
Le roi sourit.
— Tels que je connais les Caam, leur insubordination et leur fougue, dit-il, Tijani Caam n'attendra pas tant de protocole. Dès qu'il aura les goumiers, tous toucouleurs comme lui, il vengera son frère et ses compagnons et réduira les Samos, ou je ne connais plus les Caam !
— Comment oserait-il aller à l'encontredes instructions que je lui ai données par votre entremise ! s'exclama Charles de la Bretèche.
— Mon commandant, les Caam n'ont jamais pris les Taal assez au sérieux pour obéir à leurs ordres, répliqua Agibu.
Charles de la Bretèche confia en aparté ses inquiétudes à son interprète Baabilen Ture (grâce auquel ma famille devait apprendre plus tard le contenu de ces entretiens).
— Pourvu, lui dit-il, que Tijani n'ait pas donné tête baissée dans le piège que je soupçonne le vieux roi de lui avoir tendu !

Lorsque le convoi arriva à Domoni, à dix kilomètres environ de Luta, le commandant décida d'y passer la nuit. En repartant le lendemain matin, ils pouvaient arriver à Luta à l'heure du déjeuner.
Agibu se doutait-il que Charles de la Bretèche n'était point convaincu que Tijani Caam puisse entreprendre de son propre chef une action répressive ? Craignait-il que son fils, qu'il avait chargé du message verbal que nous connaissons, ne vendît la mèche par probité ? Toujours est-il qu'après le dîner il envoya aussi discrètement que possible un cavalier rapide à Luta pour prier son fils de venir lui parler. Le jeune homme arriva à Domoni vers minuit. Le père et le fils se rencontrèrent. Nul ne sait ce que le père dit à son fils, mais la suite des événements nous en donnera une idée. Le jeune homme repartit dans la nuit et arriva à Luta avant le lever du jour. Il s'enferma dans sa chambre et n'en sortit qu'à l'arrivée du commandant de la Bretèche et de son escorte. Son expédition nocturne et sa rencontre avec son père n'étaient cependant pas passées inaperçues à Domoni, comme on l'apprit plus tard.
Depuis Domoni, le commandant avait eu vent de ce qui s'était passé dans la province, mais ce n'est qu'en arrivant à Luta, où il trouva sur la grand-place près d'un millier d'hommes et de femmes attachés les mains derrière le dos et jetés sans ménagement au soleil, qu'il eut la confirinmation définitive de ce que jusque-là il se refusait à croire. Avant même de descendre de son cheval, il ordonna de détacher immédiatement les prisonniers, de les nourrir et de les soigner.
— Qui a ordonné cet horrible châtiment ? s'écria-t-il avec colère.
Sans attendre la réponse, il se tourna vers son interprète :
— Baabilen ! Va chercher Tijani Caam et dis-lui de venir me rejoindre immédiatement avec toi. Nous avons à parler en privé.
Et il monta au premier étage du palais.
Quand le commandant se trouva en face de Tijani, il l'apostropha sans ménagement :
— Qui t'a donné ordre de réprimer les révoltés avant mon arrivée ?
En entendant la traduction de cette question, Tijani se sentit pétrifié sur place.
— Mon commandant, répondit-il, mon père Agibu a chargé son fils de me dire qu'il avait obtenu de vous tirailleurs, gardes, goumiers et munitions afin que je puisse repousser et châtier les Samos assassins de mes compagnons. On ne m'a pas dit d'attendre votre arrivée.
Le commandant hocha la tête, puis se tourna vers l'interprète :
— Dis à Tijani Caam qu'il s'est fait bêtement posséder par un homme qui n'a jamais pardonné à un adversaire. Dis-lui que je n'ai jamais ordonné de tirer, et que bien au contraire, j'ai ordonné d'attendre mon arrivée sans rien faire. Maintenant, il va devoir confirmer publiquement et en présence du roi lui-même ce qu'il vient de me déclarer; sinon il est perdu, civilement et politiquement.
Tijani, se fondant sur la notion de ndimaaku (observation stricte des devoirs de noblesse, de justice et de morale qui était de rigueur chez les Fulɓe comme chez les Toutcouleurs, était sûr de pouvoir compter sur le témoignage du fils du roi. Il rassura le commandant :
— Soyez tranquille, Tijani Agibu Tali est d'une grande élévation d'âme, il confirmera le message. Sa noblesse l'empêcherait de mentir publiquement.
Tijani ignorait encore que le fils d'Agibu s'était entretenu secrètement avec son père dans la nuit à Domoni et qu'il en était revenu avant l'aube, sans doute muni d'instructions formelles. En effet, s'il avait révélé publiquement la teneur exacte du message oral envoyé par le roi, ce dernier aurait pu être tenu pour responsable, ou coresponsable, des événements.
Le commandant, l'interprète et Tijani Caam redescendirent dans la cour du palais où se tenaient les palabres. Un bureau sommaire avait été dressé sous une grande tente. Le commandant s'y installa avec le roi Agibu tandis que Tijani Caam, son cadi Cerno Kunta Sisee, l'interprète Baabilen Ture et quelques notables peuls et samos du pays prenaient place sous la tente.
Le commandant prit la parole :
— Interprète ! Demande au chef de la province de Luta, Tijani Caam, qui lui a donné l'ordre de réprimer les insurgés, alors que les ordres que je lui avais fait transmettre par l'entremise du roi Agibu Taal — qui est heureusement ici présent — étaient d'attendre mon arrivée avant de tenter quoi que ce soit.
— Mon commandant, répondit Tijani Caam, mon homonyme Tijani Agibu Taal, ici présent, m'a transmis un message verbal de notre père le roi Agibu, où ce dernier disait ceci : “J'ai pu, quant à moi, obtenir du commandant de cercle des tirailleurs, gardes, goumiers, armes et munitions. je t'envoie le tout, sous le commandement de ton cousin et homonyme Tijani Agibu Taal. J'ai fait mon devoir. A toi maintenant de faire le tien et de venger Badara et ses compagnons de telle manière que jamais plus un Samo n'osera toucher à un cheveu des Toucouleurs, encore moins attenter à leur vie.” Pour moi, ajouta Tijani Caam, j'avais le champ libre. C'est alors que j'ai repoussé et battu mes assiégeants.
Le commandant se tourna vers le roi Agibu et lui demanda si ce que Tijani Thiarn venait d'avancer était exact.
— Jamais je n'ai chargé mon fils d'un tel message ! s'écria le roi. Tijani Caam falsifie la vérité. Je ne tolérerai pas qu'il essaie de me mêler à des histoires qui sont les siennes propres.
Le commandant fit venir le fils du roi et l'interrogea :
— Tijani Agibu Taal, ton père t'a-t-il confié un message verbal pour Tijani Caam et, si oui, quel était-il ?
— Mon commandant, répondit le jeune homme, mon père m'a chargé de dire à mon homonyme qu'il avait obtenu de vous des combattants, des armes et des munitions pour servir éventuellement à remettre de l'ordre dans le pays, mais qu'il fallait attendre votre arrivée à Luta avant d'agir.
En entendant ces paroles, Tijani Caam fut paralysé par la surprise et l'indignation. Retrouvant ses esprits il s'avança vers le jeune homme, un rictus de dédain aux lèvres, et lui dit :
— Je comprends que tu veuilles sauver la tête de ton père, mais jamais plus tu n'oseras me regarder en face ! Eh bien, puisque ni toi ni ton père ne voulez assumer la responsabilité de vos actes, une fois de plus le Caam que je suis va racheter de la mort les Taal que vous êtes, et prouver qu'un Caam peut mourir mais qu'il ne se parjure jamais.
Le roi Agibu, hors de lui, voulut intervenir, mais le commandant, soucieux d'éviter l'irréparable, le calma.
Se tournant vers l'interprète Baabilen Ture, Tijani Caam prononça alors les paroles qui devaient sceller son destin :
— Interprète, dis au commandant de ne plus chercher en dehors de moi le responsable de la répression des Samos. J'ai agi de mon plein gré. J'avais à venger mon frère et mes hommes massacrés, l'occasion m'en fut offerte, j'en ai profité. Ceci est ma déclaration, unique et définitive.
Le commandant de cercle était maintenant fixé sur ce qui s'était réellement passé, mais Tijani Caam refusant de se défendre, il ne pouvait se substituer à lui. Il fut obligé d'ordonner son arrestation ainsi que celle de son cadi et conseiller Cerno Kunta Sisee. Il fit arrêter également Tombo Tuguri, auteur de plusieurs meurtres et blessures et âme de la révolte, et plusieurs notables samos et toucouleurs.
Tous les biens de Tijani Caam (environ trois mille bovins, des moutons et des chèvres, deux cents chevaux parmi lesquels figuraient les deux célèbres coursiers Nimsaali et Kowel-Birgi qui avaient jadis gagné la fameuse course aux dépens du cheval d'Agibu Taal, soixante serviteurs, plusieurs kilos d'or et d'argent et environ cinq millions de cauris) furent confisqués. Le palais fut évacué et confié a la garde d'un brigadier-chef et d'un groupe de gardes de cercle. Le commandant organisa le convoi qui devait rejoindre Bandiagara, où l'affaire serait jugée. Tijani fut autorisé à monter sur son cheval favori Kowel-Birgi. Ses deux épouses ainsi que ses serviteurs et courtisans faisaient partie du convoi.
A un moment du trajet, on ne sut quelle idée malencontreuse s'empara tout à coup de Tijani. Alors qu'il cheminait non loin du commandant, comme pris d'une folie subite il précipita soudainement son cheval contre lui. Sous la violence du choc, le commandant s'écroula à terre avec sa monture. Heureusement, en bon officier de cavalerie habitué aux chutes de cheval, il avait pu dégager à temps ses pieds des étriers afin d'éviter que son cheval ne tombe sur lui. Il fut projeté à terre assez loin mais se releva indemne. Pour toute réaction il s'écria :
— Pauvre Tijani ! Pauvre Tijani ! Il veut coûte que coûte que je le tue !
Depuis lors, tout au long de sa vie, Tijani n'allait cesser de répéter cette expression “Pauvre Tijani !” qui deviendra chez lui une sorte de tic verbal.
Non seulement le commandant refusa de lui passer les menottes, mais il lui permit de monter à nouveau Kowel-Birgi et le garda auprès de lui jusqu'à la fin du voyage.

Dès leur arrivée à Bandiagara, Tijani Caam, son cadi Cerno Kunta Sisee et tous les autres prévenus furent incarcérés. Tijani Caam fut mis au secret absolu dans un lieu inconnu.
Les méchantes langues reprirent leurs attaques de plus belle contre ma mère, considérée comme la cause de tous les malheurs qui s'étaient abattus sur Tijani et sa famille. “Tijani n'a eu que ce qu'il mérite !” s'exclamaient les femmes toucouleures, Taal et Caam en tête. Elles n'avaient jamais digéré que Tijani ait épousé une femme pullo, fût-elle fille de Paate Pullo, et que par-dessus le marché il m'ait adopté et désigné comme son successeur. “A-t-on idée d'aller épouser une diablesse allaitant un démon et de s'attendre à du bonheur? ”
Le “démon”, c'était votre serviteur. Ma naissance n'avait-elle pas été suivie de près par le divorce de mes parents ? On n'oubliait pas non plus que Tijani avait perdu son père peu après qu'il eut demandé la main de Kadija, et que la propre mère de Kadija était décédée quelques jours après la conclusion du mariage. L'arrestation de Tijani acheva de porter à son comble l'échauffement des esprits féminins.
Ma mère en fut très affectée, mais elle n'était pas — on l'aura déjà compris — femme à se laisser abattre. Faite d'acier trempé, elle était capable d'affronter n'importe quel danger ou de surmonter n'importe quel obstacle. Elle n'avait peur de rien. Jamais elle ne manqua de relever un défi d'où qu'il vienne, et quand elle entreprenait quelque chose elle allait jusqu'au bout, quoi qu'il en coûtât. Très pieuse, instruite en matière religieuse — elle savait par coeur une bonne partie du Coran —, en revanche, elle n'était nullement superstitieuse et ne se gênait pas pour défier marabouts, charlatans et autres jeteurs de sort. Sans être d'une nature agressive, une fois provoquée elle n'évitait ni la bagarre ni le procès.
— Dieu m'a chaussée de fer, dira-t-elle plus tard, pour défendre mes parents et amis.
Et Dieu sait que, telle une lionne-mère, elle se battra pour les défendre envers et contre tous !
Les jours passaient, et personne ne savait ce qu'était devenu Tijani Caam. On n'était même pas sûr qu'il fût encore vivant. La nuit semblait l'avoir avalé. Pour les uns, les Blancs l'avaient précipité dans un puits ; pour d'autres, ils l'avaient fusillé la nuit même de son arrivée à Bandiagara. D'autres encore soutenaient que Tijani avait été mis dans une caisse comme un fauve et déporté. Tout le monde était d'accord pour dire qu'on ne le verrait plus. Sa tombe demeurerait inconnue et personne ne pourrait aller y prier pour la quiétude de son âme…
Les épouses de Tijani, éplorées, ne savaient si elles étaient veuves ou non. La propre mère de Tijani, la vieille Yaye Diawara, une ancienne guerrière amazone des troupes de Tijani Taal, le premier roi de Bandiagara, pleura tant et si bien qu'elle en tarit ses larmes. Ses deux fils bien-aimés Badara et Tijani, les seuls espoirs qui l'attachaient encore à la vie, lui avaient été cruellement arrachés, l'un percé par trois flèches à Toyni, l'autre enlevé par les Blancs et comme perdu entre ciel et terre.
Jaaray Agibu n'osait plus regarder ses coépouses dans les yeux en raison de la conduite de son père le roi et de son demi-frère Tijani Agibu Taal. Pourtant personne dans la famille, ni femmes, ni servantes et moins encore les enfants, ne lui faisait sentir que les siens étaient la cause du malheur épouvantable qui s'était abattu sur eux tous. Chacun s'efforçait de la ménager. Jaaray n'en souffrait pas moins horriblement, d'autant que son père ne fit aucun geste pour la consoler ou adoucir son sort, en dépit du cruel dénuement dans lequel se trouvait la famille depuis que tous les biens de Tijani avaient été confisqués.
Un jour, le grand conteur, historien et traditionaliste Kullel, qui s'était tellement attaché à moi depuis mon enfance que l'on m'avait surnommé "Amkullel" (c'est-à-dire “le petit Amadu de Kullel” ou “fils de Kullel”), vint à la maison. Il surprit Jaaray en train de chanter à son petit garçon, âgé de quelques mois, une berceuse en poésie improvisée, comme savaient le faire les femmes à cette époque, et où elle exprimait toute sa tristesse :

Dors mon enfant, dors, que je veille
et attende ton père, que ton grand-père arrêta.
Suis-je veuve ? Es-tu orphelin ?
Nul devin ne saurait nous le dire.
J'ai interrogé le soleil,
les étoiles sont restées muettes,
la lune ne fut pas plus éloquente.
Les obscurités me dirent :
“Nous avons avalé ton mari. Femme, pleure!”
L'aurore de la présence est lointaine,
le bien-aimé est absent.
Caam, où es-tu ? C'est moi, Taal, qui le demande.

Kullel rapporta cette berceuse aux autres membres de la famille, tellement noyés dans la tristesse que le boire et le manger leur étaient devenus fades. Tout le monde l'apprit instantanément par cœur, y compris la vieille et austère Yaye Jawara qui ne faisait plus qu'égrener son chapelet à longueur de journée. La chansonnette touchante n'était plus seulement destinée à endormir le petit prince, frustré de ses droits avant même d'avoir su qu'il en avait, elle devint un baume que les parents de Tijani se versaient mutuellement dans le cœur. Telle une fumée qui se libère d'un corps en combustion, la chansonnette s'échappa hors de la maison, elle envahit les rues du quartier, des badauds la captèrent, des griots ménestrels l'adoptèrent, ils la mirent en musique et la répandirent à travers le pays.
La grande griote et chanteuse Aissata Boubou, inspirée par la berceuse de Jaaray, composa elle-même des élégies en souvenir de Badara Caam, le héros de Toyni.
Le roi Agibu comprit que l'honneur des Caam sortait grandi d'un malheur qui aurait dû les anéantir moralement et matériellement. Il menaça Aissata Boubou de flagellation publique si elle ne cessait de chanter des poèmes en l'honneur de Badara, mais cette menace ne fit qu'attiser l'ardeur poétique de la griote qui, pour toute réponse, composa un nouveau grand poème chanté dans lequel elle déclarait au roi :

Que je sois flagellée jusqu'au, sang,
Que je sois mise aux fers et internée
Cela ne mefera pas taire.
Père, pardonne-moi,
Mais rien ne me réduira an silence !

La quête de Kadija

Le mystère demeurait sur le sort de Tijani. La consigne de secret qui l'entourait était aussi impénétrable que le rempart qui, dit-on, ceinture notre monde et le sépare de l'au-delà. Rien ne transpirait.
Malgré son courage et les forces qu'elle puisait dans la prière, Yaye Jawara, la mère de Tijani, était à bout. Elle fit venir auprès d'elle Kadija, qui était devenue sa belle-fille préférée :
— Kadija, ma fille, lui dit-elle, je n'en peux plus ! Je sens dans ma tête le « ver coquin » qui rend fous les animaux. L'angoisse trouble mon cerveau. Quand je pense à mon fils Tijani, j'éprouve une sorte de vertige, les feuilles des arbres jaunissent ou rougissent devant mes yeux. Si je n'arrive point à savoir ce qu'est devenu mon fils, je sens que j'en deviendrai folle. Or je préfère mourir de mes propres mains plutôt que de perdre la raison et de devenir pour vous tous une charge qui s'ajouterait à tout ce que vous endurez déjà depuis l'arrestation de mon fils.
Kadija, voici pourquoi je t'ai fait venir. J'ai une entière confiance en toi. je voudrais, au cas où je perdrais la raison avant de mourir, que tu sois la seule personne de toute la famille à t'occuper de moi. J'en donnerai la consigne formelle à Sambourou et Yabara, les plus fidèles de nos captifs.
Et elle fondit en larmes.
Yaye Jawara, lorsqu'elle était amazone, avait pris part à des dizaines de batailles, enjambé des cadavres sous une pluie de balles pour aller nourrir et soigner les blessés, et tout cela sans peur ni larmes ; et voilà que cette femme exceptionnelle se mettait soudainement à pleurer et à gémir, la tête appuyée contre la poitrine de sa belle-fille ! Kadija en était bouleversée. A la manière des mamans africaines consolant leur bébé, elle essuya de la langue et des lèvres les larmes chaudes de sa belle-mère. Ce geste, né d'un réflexe heureux, calma la vieille femme.
— O Kadija, lui dit-elle, tu viens de me donner la preuve de ce que je sentais d'instinct : la grandeur de ton âme et la pureté de ton amour pour mon fils Tijani, car seul l'amour du fils peut pousser à boire les larmes de la mère.
Kadija pleurait elle aussi, à la fois de pitié et de joie d'être enfin comprise.
— O mère Yaye, lui dit-elle, donne-moi ta parole que tu résisteras au « ver coquin» qui t'inspire des idées de mort ! Promets-moi de vivre pour continuer de prier pour ton fils et pour nous bénir. Quant à moi, je te demande un délai de trente-trois jours. Avec l'aide de Dieu, je te promets que j'obtiendrai des nouvelles de mon mari. Et si pour cela il faut escalader les cieux, j'irai chercher au besoin l'échelle des prophètes pour le faire !
Yaye Jawara, en femme qui savait jauger les êtres, la crut sur parole.
— Ma fille, lui dit-elle, je te crois capable de gauler même les étoiles si tu t'y mettais… Mais sois prudente, les Blancs ne badinent pas avec leurs interdits. Ils font boire à leurs serviteurs des philtres d'une magie si puissante que les nôtres qui s'engagent à leur service en cessent d'être eux-mêmes ! Ils oublient parenté, amitié, dignité, et n'ont plus qu'une idée en tête : demeurer fidèles aux Blancs et les servir envers et contre tout. Ils ont pris pour devise : Je fais mon service ! Je fais mon service ! Je ne connais personne !
— Merci de ton conseil, ma mère. Je serai prudente, mais les Blancs ne me font pas peur. Mon père Paate Pullo était un grand silatigi pullo, doué de beaucoup de pouvoirs et de connaissances. Il m'a lavée 18 à ma naissance contre les philtres et le mauvais œil. Ne crains donc rien pour moi.
Pour mieux organiser son action et se libérer de la présence pesante et soupçonneuse de ses coépouses, Kadija quitta la maison de son mari et retourna dans la concession de son père, dans le quartier Deende Boodi. Elle réunit immédiatement un conseil de famille composé, d'un côté, de ses frères Bokari Paate et Hammadun Paate, et, de l'autre, des trois principaux anciens serviteurs de mon père Hampaate représentant ma famille paternelle : Ɓeydari Hampaate, Abidi Hampaate et Nyele. Se tournant vers ses frères, Kadija prit la parole:
— Désormais, dit-elle, il n'y a plus pour moi de place nulle part, sinon auprès de vous. Dans la maison de mon mari, à part ma belle-mère, tout le monde me regarde du coin de l'œil. On n'ose pas m'accuser en face, mais on chuchote à voix basse : “C'est elle la dernière épousée, c'est donc elle la guignarde, la porteuse de malchance, cause du malheur qui nous accable.” Et on ne me pardonne pas le fait que Tijani Caam ait désigné officiellement mon fils Amadu comme son héritier principal.
Bokari Paate, l'ami de jeunesse de Tijani et de Cerno Bokar, répondit :
— Kadija, tes coépouses rendent ton « étoile » 19 responsable de la perte du turban de Luta. La meilleure manière pour nous de répondre, c'est de procurer à Tijani Caam un turban que personne ne saurait lui ravir. Comment ? En mettant nos biens et nos personnes à sa disposition pour l'aider.
— Pour aider Tijani, fit Kadija, encore faudrait-il qu'on le retrouve, puis qu'on le libère.
— Avec la fortune que nous avons héritée de notre père, s'écria Bokari Paate, nous pouvons, Dieu merci, triompher de n'importe quel obstacle !
Ɓeydari prit à son tour la parole :
— Mon maître et père Hampaate, vous le savez, m'a légué à sa mort toute sa fortune. Tout captif que je suis, c'est moi qui ai hérité de lui à la place de mes deux petits maîtres Hammadun et Amadu. Je suis leur tuteur et leur protecteur, et je suis prêt à donner ma vie pour eux. Puisque Tijani Caam a adopté Amadu comme fils aîné et successeur, son malheur devient automatiquement celui de son fils adoptif; donc celui d'Hammadun et le mien. Aussi, au nom de mes petits maîtres, je mets à la disposition de Kadija toute la fortune dont j'ai hérité, afin qu'elle ait les moyens de laver l'injure faite par ses coépouses et d'entreprendre tout ce qui lui semblera utile pour retrouver son mari.
Kadija n'avait jamais douté du soutien de ses frères, qui lui avaient déjà témoigné leur générosité au moment du partage de la succession d'Anta Njoɓdi, mais leur confiance et la noblesse de leur attitude, comme celle de Ɓeydari, la touchèrent profondément. Sa détermination en fut renforcée. Elle avait maintenant à portée de main une fortune considérable, donc tous les moyens d'agir si l'on en croit l'adage: “Quand la pauvreté dit à son sujet : ‘Enumère-moi tes besoins afin que je t'en prive lamentablement’, la fortune chuchote à l'oreille de son maître : ‘Exprime tes désirs, je les exaucerai dans l'instant’…”
Kadija avait promis à sa belle-mère de lui apporter des nouvelles de son fils dans trente-trois jours. Or promettre à la mère de son mari, c'est comme promettre à une divinité. Kadija se trouvait donc doublement engagée : et par le nombre choisi 20 et par le caractère vénérable de celle à qui elle avait fait sa promesse. Elle décida de partir immédiatement en campagne, non sans prendre toutefois quelques précautions traditionnelles pour se garantir contre les forces malignes d'où qu'elles puissent venir. “Avant de mettre un scorpion dans sa bouche, disent les Fulɓe, il faut avoir bien disposé sa langue.”
Dans un quartier de Bandiagara vivait une vieille femme marabout célèbre et respectée. Née à Hamdallaye (capitale de l'Empire peul du Maasina) au temps du vénérable Sheyku Amadu, on l'avait surnommée Dewel Asi, c'est-à-dire “la petite femme qui a creusé” (sous-entendu : creusé la connaissance mystique). Elle enseignait les sciences islamiques traditionnelles : le Coran, bien sûr, mais aussi les hadith (paroles et actes du Prophète), la grammaire arabe, la logique, la jurisprudence selon les quatre grandes écoles juridiques islamiques, plus les traditions spirituelles soufi, et tout cela en tissant de très jolies nattes de paille habilement ornées de dessins symboliques. Jusqu'en 1910 ou 1911, date de sa mort, son école coranique fut l'une des plus florissantes de Bandiagara. Cette sainte femme était en outre une proche parente de Gabdo Hammadi Ali, une tante maternelle de Kadija. Ma mère lui rendit visite.
— Je viens auprès de toi, lui dit-elle, afin que tu me bénisses et me conseilles. J'ai en effet décidé de soulever Sonngo, la grande montagne sacrée des Dogons, avec un brin de paille. je reconnais ma folie, mais rien n'est impossible quand on a Dieu de son côté. je suis venue te demander de mettre Dieu de mon côté.
— Soulever Sonngo avec un brin de paille ? Quelle image ! Quel est donc ton Sonngo, et quel est ton brin de paille ?
— Mon Sonngo, c'est lever le mystère qui entoure le sort de mon mari Tijani Caam. Et mon brin de paille, c'est moi-même.
Dewel Asi se plongea dans une longue méditation. Quand elle en sortit, elle dit :
— Une femme qui veut sauver son mari ou son enfant est digne d'être aidée. Par moi-même je n'ai ni force ni puissance, je ne suis qu'un brin de paille comme toi, mais puisque tu le désires, je vais prier Dieu de daigner être de ton côté. Quant à toi, il te faut d'abord accomplir un sacrifice propitiatoire : va, de ce pas, habiller des pieds à la tête sept pauvres, sept veuves et sept orphelins, et libère un captif. Puis reviens me voir dans trois jours, ou dans sept jours, quand tu auras tout terminé.
Avant de se retirer, Kadija tendit à la sainte femme, pour la remercier de sa bonté, un gros anneau d'or qu'elle avait apporté avec elle. Dewel Asi refusa de le prendre.
— Garde ce bijou, dit-elle, et mets-le dans un sachet que tu auras toujours auprès de toi. Plus tard, un jour de grand embarras viendra pour toi ; tu constateras qu'il ne te reste rien des nombreux bijoux hérités de ta mère, sinon ce bracelet en or. Ce jour-là pense à moi, remercie Dieu et utilise cet or de ma part pour te sortir de ta situation difficile.
Curieusement, quinze ans plus tard, un incendie détruira tout dans notre maison de Bamako, et il ne restera à ma mère pour toute fortune que cet unique bracelet en or.
De retour chez elle, Kadija rendit compte aux membres de sa famille de son entrevue avec Dewel Asi. Elle procéda immédiatement à la vente des têtes de bétail nécessaires pour habiller de pied en cap vingt et une personnes et fit exécuter le travail par un tailleur et un cordonnier de la ville. Enfin, d'accord avec ses frères et avec l'intéressé lui-même, elle affranchit un captif de sa famille, Barkérou Paate, non sans le doter généreusement pour obéir aux recommandations du Prophète : elle lui donna deux ensembles complets d'habillement, une somme d'argent importante pour l'époque, plus deux cent mille cauris et deux vaches laitières, ce qui devait lui permettre de commencer à se constituer un troupeau.
Ayant accompli tout cela en l'espace de sept jours, Kadija retourna voir Dewel Asi. La sainte femme, qui avait abandonné toute autre occupation, avait passé la semaine entière à jeûner (selon le rite musulman, c'est-à-dire chaque jour de l'aube au coucher du soleil) et à prier pour Kadija. Elle dessina sur une feuille de papier une sorte de talisman composé de formules coraniques et de noms de Dieu en arabe, puis le tendit à Kadija :
— Fais recouvrir ce papier de toile de soie, lui dit-elle, puis enferme-le dans une peau d'agneau cousue. Ce travail doit être effectué par un cordonnier réputé pour la pureté de ses mœurs. Avant de travailler, il devra accomplir les ablutions rituelles afin d'être dans l'état de propreté physique et religieuse requis. Le sachet ainsi préparé devra avoir la forme d'un triangle. Tu le porteras suspendu en bandoulière.
Kadija confia ce travail à la plus vertueuse des cordonnières de Bandiagara, une femme si pieuse et si vénérée qu'on ne l'appelait plus par son propre nom, mais par le surnom révérencieux d'Inna Mamma Tame : “Mère de Mamadou Tame”.
Armée de son talisman, habitée par la certitude que les prières de la sainte femme avaient attiré sur elle le secours de Dieu, Kadija était prête pour commencer son enquête. Elle était toujours chef de la plus grande association féminine de Bandiagara, celle-là même qu'elle avait fondée dans sa jeunesse. Cette association comptait parmi ses membres une jeune et très belle dimaajo (c'est-à-dire appartenant à la classe des “captifs de case” ou serviteurs de famille), nommée Korka Baabilali, et qui avait épousé un brigadier-chef de gardes de cercle, lui-même dimaajo du Kunari. Kadija fit venir Korka chez elle.
— Ma sœur, lui dit-elle, je ne suis plus ni vivante ni morte. Je mange, je marche, je me couche par seule habitude mécanique. Tout est sombre pour moi, comme par un jour de tornade de poussière grise. Depuis que mon époux, Naaba (roi 21), a été arrêté par les Blancs, aucun être, pas même une mouche ni une fourmi, pas même le moindre filet d'air, n'est venu m'apporter ne fût-ce que la trace d'une de ses nouvelles. Korka, nous sommes clés amies d'enfance, nous appartenons à la même association d'âge. Tu es maintenant l'épouse d'un brigadier-chef. Si mon mari est vivant et en prison quelque part, ton mari a les moyens de le savoir et toi tu peux être amenée à l'apprendre à ton tour. Il est certains moments où la bouche de l'époux est bien proche de l'oreille de l'épouse, des moments où la femme reprend le dessus et où l'homme le plus coriace s'adoucit et confie inconsciemment ses secrets à sa compagne.
— Kadija ! répondit Korka. Nous avons grandi ensemble, nous sommes amies depuis la plus tendre enfance et tes parents m'avaient adoptée comme si j'étais leur dimaajo née dans leur maison. Sois tranquille, tu peux compter sur moi ainsi que sur toutes les femmes de gardes qui font partie de notre waalde. Il y en a une bonne dizaine qui vivent au camp des gardes. L'une de nous finira bien par apprendre quelque chose.
Korka Baabilali retourna immédiatement au camp des gardes où elle provoqua une réunion avec ses camarades Morobari Bo et Martu Nawna.
— Nous avons toutes, un jour ou l'autre, été les obligées de Kadija Paate, n'est-ce pas ? leur dit-elle.
— Certes, Korka ! Tu n'as dit que la vérité ! répondirent les deux femmes.
— Vous connaissez l'adage “A quoi servirait l'amitié qu'un homme a nouée avec un singe, si ce n'est pour que cet animal l'aide à décrocher son bâton le jour où celui-ci reste accroché dans les hautes branches ?”
— Oui Korka, c'est bien vrai ! reprirent-elles.
— Eh bien, mes amies, vous savez que Naaba, notre généreux Naaba, a été arrêté par les Blancs et mis on ne sait où. Mais nous, nous ' sommes les épouses de trois gradés, chefs de gardes de cercle, et il n'est pas possible que nos maris ne soient pas dans le secret du commandant. Entre commandant de cercle et gardes de cercle, il y a une “affinité” de nom qui favorise la confiance. C'est le commandant qui ordonne, mais ce sont les gardes qui arrêtent et surveillent les détenus. Mes sœurs, Kadija compte sur nous pour apprendre la vérité. Au besoin, que chacune de nous agace son mari aux heures propices, mais il nous faut découvrir si Naaba est vivant ou mort. S'il est vivant, essayez de savoir où on le garde, et s'il est mort, où on l'a enterré.
Korka fit ensuite venir sa camarade Kenyuma, dont le mari était le propre garde du corps du commandant.
— Kenyuma, lui dit-elle, nous sommes toutes deux amies d'enfance de Kadija Paate. En tant que chef de notre waalde, elle s'est toujours montrée digne et généreuse et jamais elle n'a manqué de répondre à nos appels. Aujourd'hui, c'est elle qui a besoin de nous afin de découvrir où se trouve son mari. Soyons comme les souris du palais, c'est-à-dire des agents discrets qui peuvent entrer partout pour écouter sans être vus.
— Il faut mettre nos amies Moro Pennda et Kadiyatu Komseer dans cette affaire, répondit Kenyourna. Elles parlent toutes les deux le français et elles ont épousé des Blancs par «mariage colonial » 22. Or tu sais que les Blancs n'ont pas de secret entre eux, et ils se confient plus facilement à leurs femmes que ne le font les Noirs.
Ainsi fût fait. Le filet était jeté. Il n'y avait plus qu'à attendre qu'il se remplisse de nouvelles pour le haler vers Kadija qui en ferait le tri pour son usage.
Kadiyatu “Koomser” était la femme du commissaire — d'où son sobriquet. Son mari, qui la faisait souvent parler pour obtenir des renseignements par recoupements, s'amusait de la naïveté avec laquelle répondait la jeune femme. Il était loin de se douter que cette belle et candide créature allait lui tirer les vers du nez avec une adresse bien plus fine que la sienne…
Dès le lendemain de ce petit complot féminin, alors que le commissaire et sa compagne étaient tous deux à table, Kadiyatu Komseer poussa un grand cri et alla s'affaler sur son lit. Comme sous l'effet d'une vive douleur, elle roulait sur elle-même en gémissant. Le commissaire, qui l'aimait à la folie, vint se pencher vers elle. Il s'affola :
— Qu'as-tu ? De quoi souffres-tu ?
— Aaaah! criait la jeune femme en se tordant les mains, un mauvais esprit s'est emparé de mon corps ! Il l'habite totalement. Il me fera mourir si on n'arrive pas à le chasser de moi…
Le commissaire fit venir immédiatement l'aide-médecin africain Kalando Ɓeydari, chargé du dispensaire. Kalando était un guérisseur “à la manière des Blancs” — autant dire qu'il n'entendait rien aux maux que les mauvais esprits inoculent parfois aux fils d'Adam. Pendant plusieurs jours, Kadiyatu délira. Elle se disait poursuivie par le spectre de Tijani Caam que les Blancs avaient égorgé puis emballé dans une caisse qu'ils avaient jetée clans l'un des gouffres de la falaise. Kalando Ɓeydari était manifestement dépassé. Il conseilla de chercher un guérisseur indigène. Le cuisinier du commissaire — de mèche avec Kadiyatu — déclara qu'il s'en chargeait. Il fit venir Mannawel, un dimaajo de la famille de Tijani qui avait été élevé chez Kadija — et qui, estil besoin de le préciser, n'avait jamais été guérisseur ni de près ni de loin… Celui-ci, après avoir prescrit à Kadiyatu des bains et des fumigations à base de certaines plantes, recommanda au commissaire de ne lui parler qu'avec une extrême gentillesse, surtout au moment des crises, pour la calmer et la rassurer.
Vers minuit, Kadiyatu, hagarde, se dressa dans son lit :
— Ooooh ! gémit-elle, commissaire ! Le spectre de Tijani est là, il dit que son cadavre réclame une tombe.
— Calme-toi, Kadiyatu, calme-toi ! fit le commissaire de sa voix la plus douce. Tijani Caam n'est pas mort, il est en prison. Dans quelques mois, il passera devant le tribunal et il ne sera pas tué, tu verras ! Les Blancs n'aiment pas tuer. Allez, rassure-toi, ce n'est qu'un mauvais cauchemar !
Faisant mine d'être calmée par les parolesde son mari, Kadiyatu se rallongea sur le lit avec toutes les apparences d'une personne qui vient d'être libérée d'une emprise écrasante. Le lendemain matin, pour ne pas éveiller les soupçons, elle resta couchée jusqu'à l'arrivée de Mannawel. Celui-ci lui administra cérémonieusement sa médication tandis qu'elle lui adressait un coup d'œil malicieux.
Enfin, Kadiyatu se leva et prit son petit déjeuner, à la grande satisfaction de son mari. Très soulagé de voir sa femme se porter mieux, il appela son chien et sortit pour aller prendre son service. Il sifflait doucement, comme font les Blancs quand ils sont contents.
Dès qu'il eut franchi la porte, Kadiyatu se tourna vers Mannawel :
— Va vite dire à Korka Baabilali que Naaba est bien vivant. Il est enfermé dans une prison en attendant de passer devant le tribunal.
Mannawel se précipita chez Korka Baabilali, puis tous deux se rendirent chez Kadija pour lui annoncer la bonne nouvelle, obtenue grâce a l'adresse consommée de Kadiyatu Komseer. Mais il restait encore à savoir dans quelle prison Tijani était enfermé, car il y en avait deux : la prison civile et la prison militaire.
Pendant ce temps, le commissaire était arrivé chez le commandant Charles de la Bretèche pour lui faire son petit compte rendu quotidien habituel. Le commandant lui demanda des nouvelles de sa jeune compagne.
— Elle a été très souffrante, mais elle est en train de se remettre, répondit le commissaire. Figurez-vous que dans un cauchemar qui revient sans cesse, elle se croit poursuivie par le spectre de Tijani Caam dont le cadavre, dit-elle, réclame une tombe !
— Décidément, répliqua le commandant en riant, ce Tidjam Caam et son frère Badara, comme tous les Caam d'ailleurs, jouissent d'une influence extraordinaire dans ce pays. Je ne voudrais pas être à la place du commandant qui aurait à annoncer la mort de Tijani, si jamais il décédait en prison.
— Que va-t-on faire de lui ?
— J'attends l'ordre de le déférer devant le tribunal criminel. Personnellement, je ferai tout pour sauver sa tête, bien qu'il ait manqué de me tuer sur la route. Mais ce n'est pas un mauvais bougre. En cette affaire, il est plus à plaindre qu'à blâmer. Tijani Caam s'est malencontreusement heurté à un homme, Agibu Taal, qui est comme le pic pointu d'une haute montagne. Celui qui s'y cogne y laisse sa vie, ou beaucoup de plumes…
Le hasard voulut que cette conversation fut nettement percue par Garba Tieman, garde du corps du commandant et mari de Kenyuma, l'autre camarade d'âge de Kadija. Depuis deux semaines, le malheureux Garba ne pouvait plus tousser ni éternuer chez lui sans que sa femine lui fasse une scène.
— Tousser et éternuer, c'est tout ce que tu sais faire, ricanait-elle. Mais quand il s'agit de savoir où ton commandant a mis Tijani Caam, alors, là, aucun de tes organes ne fonctionne plus ! Je me suis trompée de mari. Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux que je divorce et aille chercher un homme qui n'obéisse pas inconditionnellement aux Blancs simplement parce qu'ils lui ont donné une chéchia rouge et des bandes molletières bleues !
A midi, Garba Tieman prit le chemin de sa maison ; tout heureux d'avoir surpris l'entretien des deux Blancs, il marchait en jouant de son instrument monocorde jourou kelen et chantait à pleine gorge l'air djonngoloni, un chant guerrier composé en l'honneur d'une forteresse militaire bambara qui avait résisté très longtemps au sultan de Segu Ahmadu Sheyku, fils aîné d'Elhadj Umar. Quand il rentra chez lui, sa femme, comme l'exigeait la coutume, lui présenta de l'eau fraîche pour se mouiller la gorge et de l'eau tiède pour laver la sueur de son corps. Après sa toilette, Garba Tieman prit son repas. Pour mieux digérer, il alla s'allonger dans son hamac en fibres de baobab et là, arborant un air satisfait, il commença à se balancer tout en éructant exagérément — ce qui n'est nullement considéré comme une incongruité en Afrique. Kenyuma s'approcha :
— Quelque chose me dit qu'aujourd'hui tu as croisé sur ton chemin Kenyuma, le légendaire magicien de bon augure.
— Oui j'ai croisé Kenyuma, et ce divin guide m'a permis de connaître…
Il laissa sa phrase en suspens.
— T'a permis de connaître quoi ?
— De connaître ce qui est périlleux à rapporter, mais que pourtant on ne saurait taire…
— Parle! Il s'agit de Naaba, n'est-ce pas ?
Garba se pencha hors de son hamac. Il jeta un long regard clans la cour pour s'assurer que personne d'autre que sa femme ne pourrait entendre ses paroles. Tranquillisé, il hocha la tête lentement de bas en haut, signe qui, en Afrique, signifie “oui-oui”. Kenyuma se fit câline :
— Je n'ai jamais douté que tu étais un étalon de grande valeur, lui dit-elle, mais un étalon qui a parfois besoin de quelques coups d'éperon pour se cabrer.
— Tijani Caam est vivant ! lâcha enfin Garba qui ne pouvait plus se contenir davantage. Mes oreilles l'ont entendu de la bouche du commandant, c'est donc une certitude. Il est en prison, et bientôt il sera jugé publiquement. Le commandant a dit qu'il le soutiendrait.
Dès que son mari eut quitté la maison, Kenyuma se précipita chez Korka Baabilali pour lui communiquer ces informations. A son tour Korka s'empara de son mari : elle le manoeuvra si bien qu'avant peu elle finit par apprendre que Tijani, après avoir subi les dix premiers jours de sa détention à la prison militaire, avait ensuite été transféré, par mesure de sécurité, à la prison civile, dans l'un des cachots les plus profonds de la deuxième cour. On craignait en effet que les Toucouleurs, surtout les Caam, ne tentent une action pour le délivrer, comme le bruit en avait couru.

Vingt jours s'étaient écoulés depuis que Kadija avait entrepris de retrouver son mari, Elle avait dépensé, en sacrifices et en cadeaux, le prix de quelques dizaines de taureaux, mais ce n'était pas une vaine dépense ; elle avait maintenant la certitude que son mari était vivant, et elle savait où il se trouvait: au fond de la deuxième cour de la prison civile, là où l'on gardait les prisonniers les plus redoutables.
Kadija acheta un costume d'homme complet : culotte bouffante, bottes, grand boubou et sous-boubou, turban et sabre. Puis, revêtue de ces effets qui la rendaient méconnaissable, elle sortit au milieu de la nuit et se dirigea vers le quartier des Blancs, accompagnée du fidèle Ɓeydari qui la suivait à distance pour la protéger contre tout danger éventuel. Il était minuit passé. Seuls quelques bruits perçaient de temps en temps le silence: pleurs d'un bébé réveillé par la faim, hululement d'un chat-huant — que l'on disait oiseausorcier friand du sang des nouveau-nés —, aboiements de chiens propres à faire fuir voleurs et mauvais esprits…
A l'époque, c'était un véritable suicide que de s'aventurer ainsi dans le quartier des Blancs à une heure où les sentinelles avaient le droit de tirer à vue sur tout ce qui bougeait de façon insolite. Mais Dieu aidant, les yeux et les oreilles des gardiens et des chiens furent miraculeusement aveuglés et assourdis. Kadija et Ɓeydari traversèrent le quartier des Blancs en suivant l'artère principale qui menait droit au camp des gardes. A côté du camp se dressait la prison civile, juste en face d'un grand tamarinier. De jour comme de nuit, les surveillants de la prison avaient pris l'habitude de se reposer sous ses branches pour y attendre leur tour de faction. Lorsqu'ils arrivèrent à une vingtaine de mètres de l'arbre, Kadija dit à Ɓeydari :
— Va jusque sous le tamarinier. Réveille doucement l'homme qui est couché sur le grand tara (lit de rondins). Ce doit être le brigadier-chef. Dis-lui : ‘Kadija Paate te demande de venir lui parler derrière le grand mur de la prison, où elle t'attend.’ Ɓeydari eut beau avancer à pas de loup, il ne put parvenir jusqu'au brigadier-chef sans le réveiller. Rapide et bien entraîné, le sous-officier bondit sur lui et le saisit à bras-le-corps pour le maîtriser. Mais Ɓeydari, qui mesurait un mètre quatre-vingts et pesait près de centkilos, n'était pas, lui non plus, un novice en matière de lutte. Tout en disant : “Je ne suis pas venu pour faire du mal”, il desserra sans peine les bras qui l'encerclaient. “Je suis Ɓeydari Hampaate, continua-t-il. Ma maîtresse Kadija Paate, que j'ai accompagnée, te demande d'aller lui parler derrière le grand mur de la prison.”
Le brigadier-chef, qui s'appelait Burayma Sumare, jouissait d'une solide réputation de férocité. Mais c'était un Toucouleur et sa femme appartenait, elle aussi, à l'association de Kadija. Il lâcha Ɓeydari. Les autres gardes, alertés par le bruit, s'étaient réveillés. Le brigadier-chef leur donna ordre de se tenir tranquilles et d'attendre son retour, puis il emboîta le pas à Ɓeydari. Malgré son ordre, un garde, l'arme en position de tir, le suivit à distance.
Quand Burayma Sumare arriva derrière le mur, il se trouva tout à coup face à un homme armé d'un sabre. Croyant que Ɓeydari l'avait attiré dans un guet-apens, il voulut se retourner pour appeler à la rescousse, mais le timbre d'une voix féminine le figea sur place. La voix chantait en pular les paroles d'un chant qui avait été composé en son honneur par la célèbre griote Aïssata Boubou. Il reconnut la voix de Kadija Paate. Il en fut si ému que lui, l'homme réputé pour sa cruauté et son intransigeance, se transforma en un instant en un poète tendre et compatissant. La galanterie poullo-toucouleure à l'époque voulant que l'homme répondît par un poème improvisé quand une femme s'adressait à lui sous une forme poétique, Burayma Sumare répondit sur-le-champ :

Dandji*, sœur d'Amadu Paate,
Dandji, que t'arrive-t-il aujourd'hui
Pour tenter, par une obscurité profonde,
D'entrer dans une maison maudite
Que de méchants chiens noirs gardent nuit et jour ?
Dandji, que t'arrive-t-il, dis-le-moi !

*Surnom de Kadija : “la joyeusement achalandée”.

Kadija comprit que la bête féroce s'était muée en koumbareewel l'oiseau-trompette qui chante et danse avec grâce. — Je suis venue te voir, dit-elle, au risque de ma vie et de celle de mon fidèle Ɓeydari, pour te demander, au nom de la pitié, de me laisser voir mon mari. Je sais qu'il est vivant et qu'il est enfermé dans l'une des cellules de la deuxième cour.
— Ce que tu me demandes là, Kadija, c'est tout comme si tu me demandais d'aller tirer sur les testicules du commandant !
— Burayma Sumare ! fit Kadija d'un ton décidé. Si j'allais cette nuit même tirer sur les glandes génitales du commandant et que j'en revienne vivante, me montreraistu mon mari ?
Une telle détermination troubla le brigadier-chef. Sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, Kadija continua :
— Je sais que mon mari est derrière cette muraille. je te jure, Burayma, que, si je ne peux le regarder cette nuit dans les yeux, je ne verrai pas, demain matin, se lever le disque jaune du soleil.
— Et que feras-tu si je refuse de te conduire à ton mari ?
— Une folie qui me coûtera la vie. Aissata Boubou aura un nouveau thème d'improvisation à ajouter à son répertoire. Elle pourra chanter ma fin comme on chante celle d'Aminata Bidane, l'héroïne de Sâ.
Burayma Sumare, qui connaissait Kadija et ne doutait pas qu'elle fût capable d'un malheureux coup de tête, considéra l'opprobre qui souillerait son nom si elle venait à périr de ses mains par sa faute. Ce surveillant sans pitié, qui n'avait jamais eu à exercer sa férocité sur ses parents toucouleurs et moins encore sur ses concitoyens de Bandiagara, se trouvait devant son premier cas de conscience. D'un seul coup, il redevint un Toucouleur musulman, c'est-àdire un homme prêt à sauver un parent au prix même de sa vie. Il se rappela un propos (hadith) du Prophète, cité par Sheyku Amadu et par Elhadj Umar dans des circonstances appropriées, et dans lequel le Prophète recommandait à chaque fidèle de ne point quitter ce bas monde sans avoir, au moins une fois dans sa vie, violé la Loi (sharia) au nom de la pitié. Burayma sentit son cœur s'attendrir :
— O Kadija, dit-il, je sais à quoi je m'expose au cas où l'un de mes gardes me trahirait par méchanceté. Mais tant pis ! je ne veux pas être moins brave qu'une femme. Viens, je vais te conduire auprès de ton mari. Et que Charles de la Bretèche, s'il l'apprend, fasse s'écrouler le plafond du ciel sur le plancher de la terre !
— Sois tranquille, lui dit Kadija. La voûte du ciel demeurera à sa place, le commandant ne saura rien et tes gardes resteront muets. Donne-moi seulement leurs noms.
Burayma indiqua à Kadija les noms des dix hommes qui étaient de garde avec lui. Il alla prendre les clés de la prison, puis s'adressa à ses hommes :
— Kadija Paate est venue nous demander, au nom de Dieu et de la solidarité entre gens de Bandiagara, de la laisser communiquer avec son mari pour quelques minutes. J'ai accepté parce que nous n'avons pas le choix : ou bien il nous faut arrêter cette femme, ce que je répugne à faire, ou bien nous devons lui montrer son mari. Tous, nous sommes originaires de Bandiagara, et il n'est pas pensable que nous puissions arrêter Kadija Paate. Si nous le faisions, nous et nos femmes ne pèserions plus le poids d'une mouche dans l'estime de nos concitoyens. On nous désignerait du doigt, ou du coin de l'œil, comme des êtres abominables vendus aux Blancs.
— Brigadier-chef, s'écrièrent les gardes, nous sommes derrière toi ! Ce que tu feras, c'est nous qui l'aurons fait !
Burayma et Kadija se dirigèrent vers l'entrée de la prison. Burayma ouvrit la porte de l'entrée principale, qui donnait sur la première cour. Ils la traversèrent en silence. Puis il ouvrit une porte qui donnait sur la seconde cour. Il y pénétra, suivi de Kadija, et se dirigea vers une porte épaisse située en contrebas. Il l'ouvrit. Elle donnait sur un couloir où se trouvait la porte même de la cellule, épaisse comme une phalange. Burayma l'ouvrit également. La cellule, étroite comme une tombe, était si obscure que l'on n'y distinguait rien. Burayma appela :
— Tijani Caam !… Tijani Caam !…
— Qui m'appelle? Que me veut-on ?… fit la voix affaiblie de Tijani.
— Je suis le brigadier-chef Burayma Sumare. Sors, je t'apporte des nouvelles.
Kadija se tenait sur le côté. Après quelques instants qui lui parurent interminables, la silhouette courbée de Tijani apparut. Sale, couvert de sueur, il ne portait sur lui qu'un pantalon dont les jambes étaient remontées jusqu'aux cuisses en raison de la cl ialeur étouffante qui régnait dans le cachot. Le plafond était si bas qu'il ne lui permettait pas de se redresser totalement : il ne pouvait que se tenir assis, accroupi ou couché. Un petit soupirail, placé à l'extrémité d'un conduit, laissait filtrer un peu d'air mais aucune lumière ne passait. On lui permettait de sortir trente minutes chaque jour, mais seulement après dix heures du soir, de sorte qu'il ne voyait jamais la lumière vivifiante du soleil.
— Quelqu'un de ta famille demande à te parler, dit Burayma Sumare.
— Ce ne peut être que Kadija ! s'exclama Tijani.
— Oui Naaba ! s'écria Kadija.
Et sortant du recoin où elle se tenait, elle se jeta dans les bras sans force de son mari.
— Comment savais-tu que c'était moi ?
— O Pullo 23 ! Je me suis toujours dit, du fond de ce cachot : « Si jamais quelqu'un réussit à venir me voir dans cette tombe, ce sera Kadija. » Mon intuition ne m'a pas trompé, Dieu merci !
Burayma, discret, s'éloigna.
— Naaba, dit Kadija, ta mère se meurt d'angoisse. Chaque jour, elle verse des larmes à en emplir une calebasse. Ce qui coule de ses narines n'est plus un liquide visqueux, mais du sang rouge vif. Pour elle tu es mort dans des conditions horribles et cette idée la hante au point qu'elle pense mettre fin à ses jours. je lui ai demandé de continuer à vivre et de me donner un délai de trente-trois jours pour découvrir ce que tu étais devenu. Il me reste encore quatre jours, et Dieu merci, je te vois fatigué et affaibli, certes, mais vivant. Maintenant, il faut me dire quelque chose et me donner uii signe à l'intention de ta mère pour la convaincre que w es bien de ce monde et. que ce message vient bien de toi.
— Quand tu seras en face de ma mère, répondit Tijani, dis-lui ceci : « Mère, j'ai vu Tijani. » Puis, contrairement à l'usage, tu la fixeras dans les yeux. Elle en fera tout autant. Alors tu saisiras sa main droite et, tout en repliant successivement ses quatre doigts à partir du l'index, tu lui diras ceci : « Un, Tijani te salue. Deux, il est vivant. Trois, il n'est pas malade. Quatre, loue Dieu et remercie-le. » Elle saura que cela vient de moi. Puis tu sortiras ma bague que voici et, contrairement à l'usage pullo, tu la lui enfileras au majeur.
Enfin tu lui diras avec un sourire cette phrase, qui fait partie de la devise de Bandiagara : “Biriibaara hantineeje, (Les légers nuages moutonnent au-dessus des fromagers géants).”
Quand l'heure fut venue de se séparer, Kadija dit à son mari :
— Maintenant que je connais le chemin de ta caverne, aucun fauve ne saurait m'empêcher d'y venir, et j'y reviendrai souvent, s'il plaît à Dieu.
Elle remercia Burayma Sumare, puis rejoignit Ɓeydari qui l'attendait sous le tamarinier. Ils regagnèrent sans encombre le quartier de Deende Boodi juste avant que n'apparaissent les premières lueurs de l'aube. La voix du muezzin appelant à la première prière du jour s'éleva, trouant le silence qui étreignait encore la ville endormie.
Jamais les mots que chantait le muezzin n'avaient mieux revêtu leur vrai sens pour Kadija qu'en ce matin-là : “Allâhu akbar !… Allâhu akbar!…” (Dieu est le plus grand ! Dieu est le plus grand 24 !) Pour Kadija, oui, Dieu était vraiment le plus grand. Tout au long de cette nuit, elle s'était réellement sentie comme portée par une puissance qui, pour elle, avait tout facilité et ouvert toutes les portes. Mais, elle le comprenait aussi, cette puissance et cette grandeur échappaient à toute description et à toute définition. C'était comme une présence totale, souveraine, qui enveloppait et portait toute chose.

Elle n'éprouvait nul besoin de récupérer ses forces. Rassasiée de sommeil sans avoir dormi, détendue sans s'être reposée, elle attendait avec impatience l'apparition des premiers rayons du soleil levant. Elle voulait profiter de ce moment particulièrement heureux et calme pour aller déverser sur le cœur de sa belle-mère le plus doux des baumes.
Quand enfin l'astre bienfaisant s'éleva au-dessus de l'horizon, répandant sur le monde la lumière et la vie, Kadija se rendit dans la concession de son époux. La vieille Yaye Jawara se tenait dans la cour, sous le hangar en tiges de mil qui abritait le devant de sa case. Assise sur une peau de mouton à laine, drapée de vêtements blancs, le visage tourné vers l'est dans la direction de La Mecque, elle égrenait son chapelet. Les premiers poulets réveillés cherchaient du bec, autour des mortiers, des graines de mil perdues dans la poussière. L'arrivée de Kadija troubla la volaille. Le gros coq, chef de la basse-cour, jeta des cris d'alarme en battant fortement des ailes. Tout son petit monde se précipita sur le perchoir du poulailler et s'y jucha en attendant de connaître la nature du danger signalé. Ce remue-ménage volatile tira Yaye Jawara de son recueillement. Tournant la tête pour voir ce qui se passait elle découvrit Kadija, tout habillée de blanc, debout devant l'entrée du hangar. Son émotion fût si forte qu'un instant elle en resta paralysée. Mais elle réussit à se dominer et à prononcer la formule rituelle de bienvenue :
— Bissimillâhi Kadija ! Bienvenue au nom de Dieu 25 ! As-tu passé la nuit en paix ? Viens t'asseoir auprès de moi ma fille. — Bon matin, mère. Oui, Dieu voulant, j'ai passé la nuit en paix. Et je viens te rendre compte du résultat des recherches que j'ai menées pour savoir où les Blancs avaient caché ton fils, mon époux.
La vieille femme laissa retomber sa tête sur sa poitrine.
— Quelle que soit la nouvelle que tu m'apportes, ditelle, sache, ô Kadija, que je n'oublierai jamais ton dévouement et ton amour pour mon fils et pour moi. Quand je t'ai vue sortir de cette maison, décidée à tout pour retrouver ton mari, ton courage mâle m'a dopée. J'ai retrouvé les forces qui jadis, au cours des batailles, me permettaient d'affronter les plus grands dangers avec une insouciance qui me venait de je ne sais quel ciel. C'est pour te dire que maintenant je suis prête à accepter le sort que Dieu aura voulu pour mon fils et pour moi.
Et elle se tut.
— Mère, dit Kadija, j'ai vu Tijani…
Yaye Jawara redressa sa tête couronnée de cheveux blancs épais comme du coton cardé. Kadija en profita pour la fixer droit dans les yeux. Puis elle saisit sa main droite et replia chacun de ses doigts en prononçant la formule que lui avait indiquée Tijani : “Un, Tijani te salue. Deux, il est vivant. Trois, il n'est pas malade. Quatre, loue Dieu et remercie-Le.”
Yaye, dont les mains tremblaient, put néanmoins maîtriser sa langue, car elle voyait que Kadija n'avait pas fini. Celle-ci avait commencé à défaire un nœud à l'extrémité de son grand boubou. Elle en sortit la bague de Tijani, la passa au troisième doigt de la vieille femme, puis prononça les mots : “Biriibaara hantineeje.” Poussant un cri, Yaye Jawara se jeta dans les bras de sa belle-fille. Et là, elle pleura de joie autant que, un mois auparavant, elle avait pleuré de chagrin.
Après un moment, par prudence, les deux femmes se reprirent, car il importait que les autres membres de la famille ignorent tout de cette nouvelle, de peur que, par excès de joie, ils n'aillent trahir Kadija et ceux qui l'avaient aidée.
Le cœur en fête, Kadija rentra chez elle. Elle prit son petit déjeuner avec un appétit qui étonna Batoma, l'ancienne “captive fille” d'Anta Njoɓdi, qui vivait maintenant auprès d'elle. Dans les jours qui suivirent, Kadija s'arrangea pour donner discrètement aux femmes des gardes qui étaient de faction avec Burayma Sumare des bijoux en or, des boules d'ambre et des coraux de grand prix. Elle réussit également à bien disposer en sa faveur les cinquante gardes de cercle qui composaient le peloton de police de Bandiagara. Désormais, les portes de la prison lui étaient ouvertes chaque nuit, depuis la sonnerie du clairon de vingt et une heures jusqu'au premier appel du muezzin pour la prière de l'aube.
Non seulement Kadija visitait son mari chaque nuit, mais elle amenait avec elle Ali Jeli, le griot guitariste en titre de Tijani. Il va sans dire que les gardes avaient pris sur eux de transférer Tijani dans une cellule plus vaste et plus confortable — pour autant que le confort puisse exister en prison. Tijani ne réintégrait sa cellule-tombeau qu'en cas de visite du commandant de cercle, de son adjoint ou du fonctionnaire colonial qui gérait la prison.

Le procès

Un matin, on entendit résonner, dans les rues de Bandiagara, le petit tam-tam d'aisselle de Jeli Bâba, le griot “crieur public”. Tout en frappant de son instrument, il criait en pular, en bambara et en dogon : “Ohé, habitants de Bandiagara ! Hommes, femmes, enfants, nobles, castés et captifs ! Le commandant vous salue par ma bouche. je ne suis qu'un annonceur, un crieur public ; force est donc pour moi de dire ce qu'on m'a chargé de proclamer. Ohé, gens de Bandiagara ! Que personne ne m'en tienne rigueur, mais le commandant m'a chargé de vous annoncer que dans sept jours, aujourd'hui exclu, une audience du grand tribunal se tiendra dans la grande salle des palabres pour juger Tijani Caam, le cadi Cerno Kunta Sisee, le Samo Tombo Tuguri et d'autres inculpés dont les noms ne méritent pas d'être mentionnés, je ne les mentionnerai donc pas.
Le commandant m'a chargé de vous dire que l'audience sera publique. Tout le monde pourra y assister. Toutefois, le commandant met en garde ceux qui seraient tentés de profiter de l'occasion pour délivrer Tijani Caam par la force. A ceux-là il annonce, toujours par ma bouche, que cent vingt tirailleurs et trois officiers « blancs-blancs » seront prêts à les recevoir à coups de fusil, des fusils qui ne se chargent pas par la bouche de leur canon mais par leur cul, des fusils sans vergogne qui pètent de la poudre et vomissent des balles en cuivre rouge et qui ne ratent jamais leur cible. A bon entendeur salut !…”
Cette annonce, répétée dans tous les quartiers durant trois jours, amena à Bandiagara une foule considérable de gens des environs.
Kadija Paate et les deux frères de Tijani Caam multiplièrent les démarches auprès des marabouts et des notables de Bandiagara. De son côté, le roi Agibu Taal déclara au commandant qu'il s'opposait à ce que son fils Tijani Agibu Taal fût cité au tribunal comme témoin à charge. Charles de la Bretèche, qui avait reçu des instructions formelles du gouverneur lui enjoignant de ménager l'ancien roi et même de fermer les yeux sur certains de ses agissements qui pourraient être répréhensibles du point de vue de la loi, se trouvait ainsi démuni de l'argument capital qui lui aurait permis, en poussant Tijani Agibu Taal dans ses derniers retranchements, de situer les responsabilités dans l'affaire de Luta. Le roi expédia d'ailleurs son fils très loin de Bandiagara, mettant ainsi le commandant devant le fait accompli : le jour de l'audience, le fils du roi ne se trouvant ni à Bandiagara ni dans les environs ne pourrait être entendu…
Enfin, ce fut le jour du procès. Selon l'usage colonial, le tribunal, en tant que tribunal du deuxième degré, était présidé par le commandant lui-même — le tribunal du premier degré étant présidé par l'adjoint du commandant. Il était assisté de plusieurs assesseurs indigènes, tous originaires de Bandiagara, et de son interprète Baabilen Ture, qui répétait à haute voix toutes les paroles prononcées de part et d'autre.
Tijani Caam et ses codétenus comparurent enchaînés à l'audience. On appela Tijani Caam à la barre. Selon la formule consacrée, le commandant, en tant que président du tribunal, lui demanda, par le truchement de l'interprète :
— Quels sont tes nom, prénom, profession et domicile ?
Abdallah, un ami de Tijani qui assistait à l'audience, ne put contenir son indignation. Il s'exclama en pular d'une voix forte :
— Vraiment, il est étonnant de voir comment Dieu, qui a tant donné aux Blancs en fait de science pour la fabrication de machines ou autres objets matériels, a par ailleurs affecté leur esprit d'une certaine imbécillité ! N'est-ce pas une preuve de bêtise de la part du commandant que de demander à Tijani Caam ses nom, prénom, profession et domicile ? Qui ne connaît le fils d'Amadu Ali Caam dans ce pays ?
A son tour Tijani, offensé par la question, s'écria :
— Le commandant m'a-t-il tellement oublié qu'il ne se rappelle même plus mon nom et mon titre ?… Eh bien, je suis Tijani, fils d'Amadu Ali Caam, chef de la province de Luta, arrêté pour avoir vengé son frère et ses hommes assassinés à Toyni alors qu'ils prélevaient l'impôt pour le compte de la France.
Sans paraître attacher d'importance à la déclaration de Tijani, qui avait été traduite par l'interprète, le commandant, imperturbable, continua :
— Accusé ! Lève la main droite et jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité !
Là, c'en était trop ! Comme piqué par un dard, Tijani se dressa et secoua furieusement ses chaînes. Il tenta de lever sa main pour pointer son index vers le commandant afin de souligner ce qu'il allait dire, mais ne pouvant pas y parvenir, il se pencha par-dessus la barre et cria d'une voix tremblante d'indignation :
— Comment peut-on supposer à l'avance que je ne dirai pas la vérité, alors que je n'ai même pas encore ouvert la bouche pour exposer les faits ? La vérité, je ne la pratique pas pour plaire à un homme, fût-il roi ou toubab 26 (européen). Je la pratique parce qu'Allâh, par la bouche de son envoyé Mohammad, a commandé de toujours dire la vérité. Mais puisqu'on insinue que je pourrais ne pas la dire, et qu'on veut me faire jurer pour être sûr que je ne mentirai pas, je refuse de jurer. Et à partir de maintenant, personne n'entendra plus de ma bouche ni mensonge ni vérité. Que l'on fasse de moi ce que l'on voudra. je ne parlerai plus.
Ayant dit, il se rassit et se figea comme une boule de karité solidifiée. jusqu'à la fin de son procès, il n'ouvrit plus la bouche, refusant de répondre à toutes les questions. Son frère Abdul Caam demanda au tribunal l'autorisation de répondre à la place de son aîné.
Le procès dura quinze jours. L'absence du fils du roi Agibu Taal intrigua tout le monde, particulièrement les tirailleurs, les gardes de cercle et surtout les goumiers toucouleurs de Bandiagara que le jeune homme avait conduits jusqu'à Luta et qui avaient pu mener librement leur action répressive avant l'arrivée du commandant sans qu'il tente même de les en empêcher, comme il aurait dû normalement le faire s'il avait été porteur d'instructions contraires. Malheureusement l'absence de ce témoin essentiel, jointe aux aveux publics que Tijani avait faits à Luta et à son refus de se défendre, enlevèrent au commandant Charles de la Bretèche tout moyen de venir en aide à son protégé en faisant la lumière sur les événements. Il ne restait que les faits qui furent jugés sans nuance. Du moins parvint-il à sauver la tête de Tijani en parlant seulement d'“exactions” et de “rapts de personnes”.
Tijani Caam et Cerno Kunta Sisee furent condamnés chacun à trois années de prison, dont une de réclusion totale (c'est-à-dire au cachot, sans visites et sans sorties) ainsi qu'à une interdiction de séjour dont la durée fut alors tenue secrète. Nous ne devions la connaître que beaucoup plus tard, ainsi que les raisons politiques qui la motivaient.
Tombo Tuguri, accusé de meurtre, fut condamné à une très longue détention.
Tous les biens de Tijani qui avaient été confisqués — richesses, animaux, cheptel — furent vendus aux enchères. Seule fut épargnée la concession qu'il avait héritée de ses parents à Bandiagara et où sa mère, ses épouses et ses proches purent continuer à vivre.
Le roi Agibu Taal racheta tout le bétail de Tijani et se préparait à acheter également tout le lot de chevaux, dans l'espoir d'acquérir parmi eux les célèbres coursiers Nimsaali et Kowel-Birgi qu'il convoitait depuis si longtemps. Le commandant Charles de la Bretèche, très instruit de la psychologie toucouleure, savait que le roi ferait tout pour posséder les deux étalons dont la victoire avait jadis envenimé le différend Taal-Caam, et que, s'il y parvenait, il se flatterait d'avoir eu le dernier mot en cette affaire, ce qui pouvait déclencher une violente réaction de la part des Caam. Dans le souci d'éviter une recrudescence du conflit, le commandant, sans prévenir le roi, fit acheter les deux chevaux par le capitaine de l'escadron de spahis. Puis il les fit envoyer discrètement sur Koulikoro où était fixé l'escadron.
Quand l'ensemble des chevaux fût amené pour la vente aux enchères, le roi Agibu constata l'absence des deux coursiers. Ne pouvant se contenir, il demanda au commandant où ils se trouvaient. Ce dernier l'informa qu'on les avait envoyés à Koulikoro pour le capitaine des spahis. Pour toute réponse, Agibu cita le proverbe “le tam-tam a raison de la guitare…” — ou, en d'autres termes : “La raison du plus fort prime toujours celle des plus faibles…”

 

Notes
16. Cf. Vie et enseignement de Tierno Bokar.
17. Expression de menace pour annoncer la mort de quelqu'un.
18. Pratique magico-religieuse consistant à laver un nourrisson (ou un adulte) avec la décoction de certaines plantes, accompagnée ou non de fumigations et de paroles consacrées.
19. Littéralement : ton “tiinde”, c'est-à-dire “le destin attaché à ton front”. On dit que quelqu'un a un bon ou un mauvais tiinde.
20. Le nombre 33 est un symbole majeur aussi bien en Islam que dans les traditions africaines, de même que dans les traditions occidentales et orientales.
21. Naaba: roi, en langue mossi, parlée dans la province de Luta. Surnom familier donné à Tidjani par sa famille et ses amis.
22. Mariage colonial: de nombreux officiers et administrateurs coloniaux vivaient sur place avec des jeunes femmes indigènes qui étaient soit réquisitionnées d'office, soit épousées à travers la parodie du “mariage colonial coutumier”, lequel s'éteignait de lui-même après le départ du “mari”. Les enfants nés de ces unions étaient rarement reconnus (il y eut cependant quelques exceptions d'autant plus méritoires). Une fois le père rentré en France, les enfants étaient placés d'office par l'administration dans des “orphelinats de métis” pour y faire leurs études.
23. Pullo: au sens de “noble”. Autre surnom familier de Kadidja, adopté par Tidjani.
24. Akbar étant le superlatif de kabir (grand), la traduction exacte est Allâh est le plus grand, au sens de “au-delà de tout”. Quoi que l'homme puisse concevoir ou imaginer, Dieu est toujours au-delà. La formule exprime aussi l'idée de toute-puissance.
25. Bissimillâhi : forme africaine de la formule Bismillâh (Au nom de Dieu) qui figure en tête de chaque sourate du Coran. En Afrique, cette formule est utilisée comme salutation de bienvenue.
26. Tubab (docteur en arabe, sing. tubib). Le mot est utilisé en Afrique pour désigner les Européens, au singulier comme au pluriel.

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