webPulaaku
Culture & Religion


Amadou-Hampaté Bâ
Vie et enseignement de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.

Paris: Editions du Seuil. 1980. 254 p.


Previous Home next

Le maître

La zaouïa de Bandiagara

Répondant au voeu de ses amis, Tierno Bokar, à trente trois ans, consentit à conduire l'instruction de jeunes enfants à Bandiagara. Désormais, sa vie cessa de lui appartenir, pour autant qu'il l'ait jamais considérée comme sienne. Tout ce qu'il avait, tout ce qu'il était, il le mit au service de Dieu et de ceux qu'il formait.
La petite concession du quartier haoussa avait souffert, jusqu'alors, de la tristesse inavouée des maisons sans enfants. Soudain tout changea. Les cours s'animèrent. Un souffle de rires et de jeux balaya ce que la ferveur des lieux avait de mélancolique. Tout d'abord, il fallut travailler. On dut ajouter quelques cases, futurs dortoirs pour les disciples étrangers à la ville. Ils furent quinze, vingt et bientôt cinquante. Aux plus beaux de ses jours, la zaouïa compta près de deux cents élèves. La jument, les poulets, les chèvres et les chiens s'effrayèrent un peu. Les femmes de la famille s'inquiétèrent sans doute, mais avec le flot des enfants, la joie pénétra la maison. Elle n'en sortit qu'avec eux.
Très rapidement, le jeune maître mit sur pied un emploi du temps et accorda le rythme de sa vie à celui qu'il fixait à ses élèves. A partir du moment, vite atteint, où il réalisa cet accord, un parfait équilibre s'établit en lui et autour de lui. Pas une fois en trente-trois ans, Tierno ne modifia la règle qu'il s'était imposée. En aucune circonstance, si ce n'est pour la mort de sa mère, il ne rompit l'emploi du temps de la zaouïa.
Le renouvellement perpétuel des gestes et des prières de Tierno était, en lui-même, générateur de paix. Il s'accordait aux rythmes ancestraux. La campagne d'Afrique, vieille terre, vit au rythme de ses saisons. L'inclinaison du soleil règle les activités de ses gens, d'heure en heure et de mois en mois. Tout se renouvelle, depuis des siècles, toujours semblable. Et les paysans ont toujours pensé à la cadence de ce rythme qui était aussi celui de leurs cultes traditionnels.
Le Sage de Bandiagara vivait sa vie, passant de sa natte à la mosquée, de la mosquée à ses amis, mais attaché toujours, où qu'il soit, à la réalité de ces enfants qui lui avaient été confiés et, plus tard, à celle des adultes qui devinrent ses disciples. Tel jour de la semaine, en telle saison, à telle heure, nul n'ignorait où se trouvait Tierno Bokar et ce qu'il faisait.

Vie sévère. Désir de mortification? Non, certes. L'ascétisme est étranger à la pensée profonde de l'Afrique dont la loi est « Vivre ». Être social, l'Africain demande à ses guides spirituels, aux vieillards et aux maîtres, d'être pour lui des modèles et l'ascétisme ne constitue pas une ligne de conduite à suivre aux yeux de gens bouillants de vie, riches de leur perpétuelle jeunesse et de leurs vieux pensers. Une vie limpide comme un cristal, une vie pure comme une prière, tout simplement.

A trois heures du matin, le maître s'éveillait. Assis sur ses talons, seul dans sa case, il priait, bercé par les mille bruits furtifs de la nuit africaine. Il faisait son lazim 1 et s'inclinait trois fois. Puis son esprit s'appliquait aux prières surérogatoires 2 qu'il aimait entre toutes. Enfin, la tête basse, ses doigts jouant sur son chapelet, Tierno priait et méditait jusqu'au moment où il devinait que le jour était proche. Alors il sortait, allait de case en case et secouait non sans gaîté les nattes des portes en criant: « Assalat ! Assalat !» (A la prière ! A la prière !).
L'élève qui couchait dans le vestibule du maître était le premier réveillé. Il sortait et appelait ses condisciples à la prière. Mamadou Amadou Tall, fils d'un frère de Tierno, dirigeait la prière des enfants.
Dans les lueurs de l'aube qui se précisait, Tierno se rendait à la mosquée de la ville. A cette heure, il remplissait les fonctions d'aide-muezzin. La fraîcheur du petit matin portait son appel et sa voix roulait par-dessus les terrasses de Bandiagara. Il est peu de cités, en Islam, qui peuvent se vanter d'avoir eu un appelant plus sincère. Il chantait sa foi brûlante. Il aurait aimé réveiller chacun de ses concitoyens par la main et lui souffler sa conviction au creux de l'oreille. L'appel lancé, il se mêlait, dans la cour de la mosquée, à ceux qui y avaient répondu. Il priait dans la foule des croyants. Nul ne le vit jamais assurer en public la conduite d'une prière. Il se tenait modestement derrière l'Imam 3 ou l'un quelconque de ses remplaçants.
La première prière du jour était suivie de la wazifat, autre oraison de la Tidjaniya, exécutée en commun. Puis, demeuré seul dans la mosquée, Tierno se plongeait à nouveau dans ses méditations. Avant de repartir vers ses élèves qui l'attendaient dans sa zaouïa, Tierno effectuait encore dix rekkat 4 surérogatoires. Sa silhouette était à ce point familière au lieu de prière que, dans la ville, on l'avait surnommé « Papa mosquée ». Dès son retour à la maison, les enfants prenaient le premier repas de la journée. On attendait toujours le maître pour déjeuner. Plus tard, vêtu d'un simple tantchikin, boubou court et sans manches, Tierno commençait à enseigner. Quelques grands élèves rassemblaient autour d'eux les plus jeunes, par groupes de cinq ou six. Les enfants se répartissaient selon leur degré d'instruction dans les coins de la cour, sous les auvents des vestibules. Tierno s'occupait des aînés. Après la révision du Coran, pratiquée systématiquement tous les matins, on passait aux commentaires, traités sous l'angle du droit ou sous celui de la théologie. Pendant toute la matinée, il n'était question que de Dieu et de ses attributs.
Au moment où le soleil, parvenu au zénith, amorçait sa course descendante, le deuxième repas était servi. C'était l'heure de zohour, la deuxième prière de la journée. Mamadou, son neveu, présidait à cette prière. Mamadou n'avait pas été son élève, mais celui de son vieil ami Alpha Ali. C'est pourtant à ce jeune homme, qu'il n'avait pas formé lui-même, que Tierno confiait la prière et la surveillance des enfants pour la récitation du Livre sacré. Nous ne pouvons pas ne pas voir là un signe supplémentaire de la délicatesse du fils d'Aïssata.
Après la prière de zohour, l'enseignement reprenait jusqu'à la prière de asr (prière de l'après-midi) après laquelle les élèves pouvaient vaquer à leurs occupations cependant que Tierno égrenait son chapelet. A l'approche de l'heure de maghreb (prière du couchant) le maître quittait la maison et rejoignait la mosquée. Il y accomplissait la prière de maghreb et y demeurait jusqu'après l'icha, prière de l'entrée de la nuit, laquelle tombe tôt en Afrique.
Après cette cinquième et dernière prière canonique, le maître sacrifiait aux habitudes sociales. Il le faisait avec joie, car cet homme pieux était, comme la plupart des gens heureux et sains, un être social. Il raccompagnait chez lui son vieil ami Tidjani Amadou Ali Thiam qui était revenu s'installer à Bandiagara après les sept années d'exil passées à Bougouni. Jamais Tierno ne manquait de s'arrêter chez ma mère Kadidja Pâté, qui était la seule à oser lui poser les questions les plus directes, les plus brutales, celles que personne n'osait soulever. Il l'avait pour cela en grande affection. Puis il visitait quelques maisons amies. Il passait chez les Bodiel et quelques autres. Enfin, il rentrait chez lui.
Chaque soir, après un léger repas, Tierno présidait à la veillée. La veillée africaine réserve à ceux qui savent en jouir les joies les plus rares. C'est l'heure où, autour d'un maigre lumignon, la cellule familiale se reconstitue. L'étranger de passage, l'isolé en visite y sont conviés et la conversation roule sur les sujets les plus divers. Jusqu'à l'heure où vient la somnolence, de belles histoires sont évoquées, de merveilleuses légendes s'ébauchent, tirées du néant ou des vieilles croyances. Chez Tierno, on racontait la plus belle histoire du monde, celle de la création et du devenir de l'homme. C'était l'heure où le maître parlait aux siens et faisait leur instruction, en dehors de toute prétention pédagogique. Il parlait de Dieu et rapportait sa Parole en une interminable conversation, fleurie d'images, riche d'exemples tirés de la tradition peule ou d'autres traditions locales qu'il connaissait à fond, inoculant à tous sa tranquille conviction. Tard dans la nuit, chacun rentrait chez soi. Les lumières étaient soufflées. Dans les chambres, le sommeil rendait les hommes au silence, l'obscurité rendait à la nuit les cases, la cour, la zaouïa tout entière. Au matin, vers les trois heures, le maître se levait...
Du mercredi à l'heure du zohour jusqu'au vendredi soir, les élèves bénéficiaient d'un congé qui les rendait au monde. Tierno consacrait ce temps à des conversations avec les sages de Bandiagara, à l'entretien d'amicales relations et à des réflexions personnelles. Dès le début de ce temps de repos, il s'isolait au fond de sa case et, pendant vingt-quatre heures, se consacrait à la prière et à la méditation.
Il voyait toujours venir avec joie l'après-midi du jeudi. C'était le moment où son ami Alpha Ali, maître coranique, pliait sa longue silhouette sur le seuil de la porte basse. Il était généralement suivi par les vieux du village. On s'installait et, pendant des heures, on évoquait les principes soufi. Saada Abdoul Ciré, Tidjani Amadou Ali Thiam, Moussa Noumoussa et Koro Thiam étaient les plus assidus à ces réunions. Tous les participants faisaient ensemble la prière de l'asr (milieu de l'après-midi) chez Tierno Bokar. Le vendredi matin, la séance reprenait dans les mêmes conditions et, jusqu'aux approches de l'heure de zohour (prière du début de l'après-midi), les oulémas de la ville examinaient les commentaires pieux que Tierno, et quelquefois Alpha Ali, soumettait à leur jugement. Ensuite, tous se rendaient à la mosquée pour y effectuer en commun la prière du vendredi 5.
Dans la chaleur de l'après-midi, le maître faisait un vaste tour de ville et visitait les familles de ses élèves. Tournée longue, fatigante. Pourtant, Tierno ne l'omit à aucune époque de sa vie. Il faisait en chemin la prière de l'asr, là où l'heure l'en prenait, seul ou avec des amis. Le maghreb et l'icha le retrouvaient à la mosquée. Revenu enfin chez lui, il passait la soirée en conversations avec les membres de sa famille, assis sur le sol dans l'attitude qui lui était familière, les jambes étendues devant lui, le pied droit reposant sur le pied gauche.
Presque toujours vêtu de blanc, il ne quittait jamais son chapelet, qu'il tenait à la main ou enroulé autour de son poignet. Il lui arrivait même, lorsqu'il écrivait, de le suspendre à ses oreilles.
Chacun de ses gestes était mesuré, relié à sa volonté. Jamais il ne « lâchait le mors » à ses membres. Il était pleinement conscient et maître de son corps. Toute sa personne rayonnait la paix et la joie intérieure. Nous le sentions pleinement relié à lui-même et à Dieu. Chacun savait qu'il suffisait de s'asseoir auprès de lui, lorsqu'on était tout rempli de soucis, pour repartir ensuite apaisé et revigoré. Comme nous le disions alors, « nous laissions nos soucis dans son vestibule ». Chose étrange, son aspect extérieur était l'objet de changements qui nous stupéfiaient. Certains jours, on croyait voir un vieillard de quatre-vingt dix ans, tout ridé, le visage couleur de cendre. Ses yeux, qu'il avait très grands, devenaient alors rouges et comme avalés dans leurs orbites.
A d'autres moments, son visage était absolument sans rides, sa peau devenait lisse et lumineuse et son teint d'un noir d'ébène, mais d'un ébène si brillant que l'on pouvait presque voir sa propre image se refléter sur son front, surtout dans les heures qui précédaient le coucher du soleil. A partir de la prière de l'asr, son front devenait comme un miroir. Ma'bal, un grand poète mystique peul qui fut appelé « le plus ivre des élèves de Tierno », nous a laissé cette image de lui :

« Un sourire constant qui vous attire,
un front luisant comme un miroir,
mais un miroir marqué du point noir des prosternations 6. »
Aux approches de l'hivernage et jusqu'à la fin du temps des récoltes, l'emploi du temps de la zaouïa subissait quelques modifications afin que les élèves puissent consacrer une partie de leur journée aux travaux de la terre. Les leçons se donnaient alors le matin de très bonne heure. Lorsqu'elles étaient jugées suffisantes, les plus jeunes auditeurs partaient aux champs sur les terres du maître, selon la coutume. Tierno restait avec les dewtenkobé, élèves du second degré. Dès que midi s'annonçait, les cours prenaient fin et le maître allait lui-même dans les champs porter leur repas aux élèves.
Bâton en main, suivi de quelques enfants et, le plus souvent, de son chien, coiffé du petit chapeau conique des Peuls, il peinait sur la piste, déjeunait avec les jeunes travailleurs, allait de l'un à l'autre et saisissait lui-même la houe. Au moment des récoltes, il prenait une large part aux réjouissances collectives. Cet homme ne connut que très rarement la tristesse et la contemplation de la nature lui a toujours procuré les plus délicates de ses joies.
Les récoltes s'annonçaient belles cette année-là et Tierno admirait avec tous la lourdeur des épis de mil. L'un des élèves lui demanda : — Tierno, ne trouves-tu pas que les Français, qui plantent et entretiennent des fleurs qui ne portent pas de fruits, agissent comme de grands enfants et perdent leur temps en des jeux inutiles et coûteux ?
— Frère en Dieu, répondit-il, je ne partage pas du tout ton avis. Celui qui cultive des fleurs adore Dieu, car ces délicates parties du végétal, parées de couleurs éclatantes, ne s'ouvrent que pour saluer Dieu dont elles sont des outils pour I'oeuvre de reproduction. La symbolique des fleurs n'est pas de notre race, mais ne blasphémons pas à propos d'elle. Si, au moment où les plantes fleurissent, il t'arrive de faire une promenade en brousse, examine les abeilles. Tu sauras que chaque fleur est un sentier mystique. Avant de fabriquer le miel dont Dieu lui-même a dit qu'il était un remède, l'abeille se pose sur chaque fleur qui a sa tête au soleil pour lui demander sa contribution. Et comme Dieu l'a dit à la fin du 76e verset de la sourate XVI :
« Il y a en cela un signe pour ceux qui réfléchissent.»
Il revenait à la ville et, sans prendre un instant de repos, gagnait immédiatement le vestibule de sa maison où l'attendaient ses grands élèves. La leçon reprenait. Le moindre fait, le plus banal accident, l'oiseau qui passe, la tige de mil qui éclate dans le feu, tout était occasion d'enseignement pour cet amoureux de la nature et de son Créateur. A ses élèves, il ne cessait de dire: « Faites votre travail, non pour l'espoir du gain, mais pour faire toujours de votre mieux ce que vous avez à faire. »
Il n'était pas toujours aisé d'assurer la vie matérielle de la zaouïa. Tierno devait prévoir la nourriture, le logement et l'entretien de deux cents personnes. Pourtant, il n'exigea jamais le moindre sou des parents de ses élèves. Il lui aurait paru scandaleux que des parents soient obligés de payer pour faire donner à leurs enfants les indispensables éléments d'une vie religieuse et spirituelle. Il avait une profonde horreur du « marabout-quêteur ». Le fait de dispenser un enseignement régulier ne justifiait pas, à ses yeux, le droit d'exiger un paiement. Les parents apportaient quelques offrandes, toujours plus légères qu'il n'aurait fallu. Cahin-caha, les champs prospéraient, ils donnaient approximativement de quoi vivre à chacun. Samba Hammadi Bâ, le plus vieux des élèves, celui que l'on appelait le second fils d'Aïssata, s'était fait commerçant. Il ne gardait guère de bénéfices pour son usage personnel et entretenait la zaouïa, persuadé qu'il ne faisait là qu'une partie de son devoir.
L'identité administrative de Tierno Bokar était alors ainsi définie:
« Situation de fortune : possède une jument et quelques chèvres.
Ressources : reçoit quelques aumônes et cultive avec ses talibé (élèves).»
Il n'entendait cependant pas vivre de la seule charité, fût-elle de Samba Hammadi. Pendant les temps morts que leur laissait l'emploi du temps, les élèves réunissaient des bandes de coton. Les rouleaux d'étoffe étaient vendus au marché et le bénéfice en était exclusivement destiné à l'amélioration de l'existence de tous. Les soucis matériels étaient totalement étrangers au maître. Dieu pourvoyant à la croissance des plantes et de toute la création, on pouvait être assuré, disait-il, de ne jamais manquer de rien 7 ...
Les femmes de la maison participaient intimement à la vie de la zaouïa. Elles assumaient une partie de ses responsabilités matérielles. On imagine sans peine avec quelle joie la vieille Aïssata présidait à la préparation d'une nourriture destinée aux élèves que son fils abreuvait de sa prodigieuse parole. Pendant vingt ans, on put la voir circuler de la cuisine à la resserre, soignant les uns et les autres. Aux heures de loisir elle méditait, le plus souvent seule, parfois en compagnie de son fils.
Tout au long de sa vie, Tierno Bokar manifesta à sa mère l'amour le plus touchant. Deux fois par mois, à l'aurore du vendredi, on le voyait quitter la maison une charge sur l'épaule. Ce jour-là, le maître n'allait pas à la mosquée pour la prière du matin. Quel était donc l'événement grave qui pouvait le distraire de sa pieuse habitude? Rien autre que son respect filial. Deux fois par mois, en effet, Tierno se dirigeait vers l'est du cimetière, descendait sur les bords du Yamé et y lavait le linge de la bonne Aïssata dont il estimait qu'elle avait assez peiné pour lui.
La sollicitude maternelle d'Aïssata ne s'était atténuée en rien lorsque la barbe était venue au menton de Tierno, et pas davantage lorsque la barbe blanchit. Elle se tenait constamment assise à ses côtés dans toutes les circonstances de sa vie de maître enseignant. Pendant vingt ans, toutes les promotions d'élèves qui se succédèrent dans la petite concession du fils de Salif, tous les sages de la ville qui s'y pressèrent virent la vieille femme recueillir avec le même intérêt la parole du prêcheur. Accroupie, elle écoutait sans mot dire ; mais si un auditeur distrait ou un élève turbulent faisait dévier la conversation sur un sujet profane, Aïssata savait, d'un mot, ramener le groupe à Dieu.
Elle aimait se mêler à la vie des enfants et leur rappelait la prière traditionnelle dans laquelle son coeur de femme regroupait les croyants de tous les cieux et de toutes les époques: « Dieu, prends-nous en pitié, nous, nos procréateurs et tous ceux qui nous ont précédés dans la foi... »
Elle assistait aux repas mais elle ne fut jamais servie autrement que par son fils.
Tierno n'était pas uniquement le maître des enfants et des adolescents qu'on lui avait confiés. La ville entière recherchait ses conseils. Il était devenu celui que Bandiagara consultait et suivait en toute occasion. Il visitait les uns et recevait les autres. Tous recueillaient sa parole avec respect, avec reconnaissance.
Du moindre geste, de la moindre remarque, il savait tirer l'enseignement du jour, pour lui-même aussi bien que pour ceux qui avaient la chance d'être là.
Un jour, la brave Soutoura, femme du quartier, s'en vint trouver Tierno. Elle lui dit :
— Tierno, je suis très coléreuse. Le moindre geste m'affecte durement. Je voudrais recevoir une bénédiction de toi, ou une prière qui me rendrait douce, affable, patiente.
Elle n'avait pas fini de parler que son fils, un bambin de trois ans qui l'attendait dans la cour, entra, s'arma d'une planchette et lui en appliqua un coup violent entre les deux épaules. Elle regarda le bébé, sourit et l'attirant contre elle, dit en le tapotant affectueusement :
— Oh! Le vilain garçon qui maltraite sa mère! ...
— Pourquoi ne t'emportes-tu pas contre ton fils, toi qui te dis si coléreuse ? lui demanda Tierno.
— Mais, Tierno, répondit-elle, mon fils n'est qu'un enfant ; il ne sait pas ce qu'il fait ; on ne se fâche pas avec un enfant de cet âge.
— Ma bonne Soutoura, lui dit Tierno, va, retourne chez toi. Et lorsque quelqu'un t'irritera, pense à cette planchette et dis-toi :
« Malgré son âge, cette personne agit comme mon enfant de trois ans. » Sois indulgente ; tu le peux, puisque tu viens de l'être avec ton fils qui t'a pourtant frappée durement. Va, et ainsi tu ne seras plus jamais en colère. Tu vivras heureuse, guérie de ton mal. Les bénédictions qui descendront alors sur toi seront bien supérieures à celles que tu pourrais obtenir de moi : ce seront celles de Dieu et du Prophète lui-même.
Celui qui supporte et pardonne une offense, poursuivit-il, est semblable à un grand fromager que les vautours salissent en se reposant sur ses branches. Mais l'aspect répugnant de l'arbre ne dure qu'une partie de l'année. A chaque hivernage, Dieu envoie une série d'averses qui le lavent de la cime à la racine et le revêtent d'une frondaison nouvelle. L'amour que tu as pour ton enfant, essaye de le répandre sur les créatures de Dieu. Car Dieu voit ses créatures comme un père considère ses enfants. Alors tu seras placée au degré supérieur de l'échelle, là où, par amour et par charité, l'âme ne voit et n'évalue l'offense que pour mieux pardonner.
La parole de Tierno fut sur elle si puissante que, de ce jour, Soutoura considéra tous ceux qui l'offensaient comme des enfants et ne leur opposa plus que douceur et patience. Elle se corrigea si parfaitement que, dans les derniers temps de sa vie, on disait : « Patient comme Soutoura. » Rien ne pouvait plus la fâcher. Lorsqu'elle mourut, elle n'était pas loin d'être considérée comme une sainte.
Comme un chasseur, Tierno était à l'affût des manifestations naturelles de l'Amour. Aucune ne lui échappait et il faisait sa nourriture habituelle des beaux gestes qu'il observait, comme d'autres se repaissent des médiocrités ou des remugles de la vie. Il raconta à ses élèves sa conversation avec Aya, la nièce de sa femme, une petite fille de cinq ans, six ans peut-être. Écoutons-le plutôt :
— La petite Aya s'amuse avec une étrange collection d'objets: une poupée de cire qu'elle appelle sa fille, un petit morceau de bois emmailloté qu'elle nomme son garçon. Elle traite ces objets avec la plus grande sollicitude. Elle leur prodigue des soins qui n'ont rien à envier à ceux dont une mère entoure sa progéniture. A tout visiteur, elle présente sa “fille” ou son “garçon” et lui demande de les aimer comme elle-même.
Un jour, la voyant particulièrement absorbée dans un coin de la chambre, je l'appelai. Elle tendit vers moi sa petite main, paume ouverte et doigts écartés, comme pour me fermer la bouche.
— Qu'y a-t-il, lui dis-je?
— Pas de bruit. Mes enfants dorment.
— Ce ne sont pas tes enfants et ils ne dorment pas.
— Pour toi peut-être, me dit-elle en boudant, mais pour moi, tout bois qu'ils soient, je les aime comme mes enfants. Je regrette tout juste de n'avoir pas de mamelles, comme maman, pour les leur faire téter.
Elle réfléchit un instant, puis ajouta :
— Mais à défaut de mamelles, j'ai ma langue et ma salive. Je vais m'en servir en attendant que mes seins poussent. Alors elle saisit sa poupée de cire, l'appliqua contre ses lèvres et dit :
— Suce, je suis ta mère. Je t'aime. Suce, tu me feras plaisir. Suce, suce... et ne Mon âme fut profondément troublée, continua Tierno, par ce geste de pur amour. Je m'écriai alors: “Amour ! C'est là une de tes manifestations qui s'offre à ma vue pour me convaincre de ta puissance. Qui peut, sinon toi, faire vivre du bois ou de la cire, tout comme une vraie progéniture ?”

L'Amour. Il n'avait que ce mot sur les lèvres. L'un des êtres les plus hautement spirituels de la Chrétienté se disait l'époux de « Dame Pauvreté ». Tierno, lui, avait épousé « Dame Charité ». Que l'on supprime de son enseignement les mots « Amour » et « Charité » et sa parole s'en trouve décharnée.
Comment pourrait-on s'étonner que l'enseignement de cet homme ait marqué ceux qui l'ont suivi ? Les enfants, les adultes le priaient de les compter parmi les siens; mais l'humilité de son coeur était telle qu'il ne parut jamais se rendre compte de ce succès.
Un jour, un jeune homme de Bandiagara vint le trouver :
— Tierno, dit-il, j'ai entendu parler de toi et de ton enseignement. On n'en dit que du bien. Je désire te choisir pour maître.
— Frère en Dieu, répondit-il, tout flatté que je sois, il faut que je te dise avant toute chose que je suis un homme sensible aux contingences physiques et morales. Aussi ai-je un conseil à te donner ; il vaudra des mois d'études fructueuses : l'homme ne correspond jamais exactement à sa réputation. Les admirateurs la faussent en exagérant ses mérites et les détracteurs en les sous-estimant. Pour éviter d'agir ainsi, il serait bon pour toi, et pour moi aussi peut-être, que tu m'écoutes pendant des jours et des jours, que tu me contrôles pendant des semaines et des semaines et que tu m'approches pendant des mois et des mois avant de te décider à me choisir, non comme ton maître, mais comme ton moniteur et ton frère 8.
Il n'est personne qui ait approché Tierno qui ne l'ait aimé et qui ne l'aime encore. Son verbe demeure toujours vivant au coeur de tous.
Marcel Cardaire 9 , au cours de son enquête sur les événements se rapportant à la vie de Tierno Bokar, rencontra un jour à Mopti les deux veuves de Tierno, Néné Amadou Ali Thiam, sa première épouse, et Aminata Ibrahim Tall, sa cousine et seconde épouse. Écoutons Marcel Cardaire nous relater cette rencontre :

Les deux femmes avaient été définitivement liées par la mort de leur époux. Elles vivaient accrochées l'une à l'autre, unies par la parole qu'elles avaient recueillie ensemble. Nous avons vu ces femmes sangloter à en perdre le souffle, effondrées sur des nattes, dans la chambre minuscule qu'elles partageaient. Elles évoquèrent pour nous les derniers jours de leur époux. Des sanglots de vieillard, sans larmes, hachaient leur discours 10. Nous ne tardâmes pas, cependant, à constater combien la parole qu'elles avaient reçue et pieusement conservée était une parole d'espoir et une source de paix. Au moment où leur douleur paraissait la plus aiguë, une femme moins âgée entra dans la pièce. Après les salutations d'usage, la nouvelle venue, appelée Kowido, fut informée de ce que nous étions venu chercher en ces lieux. Elle frotta le sable du sol et récita d'une voix ferme le « Pacte primordial 11 ». De sa main droite, elle imprimait dans la poussière les schémas que le maître avait enseignés et qui illustraient son discours. Pendant un instant, les deux vieilles dames suivirent la parole de leur époux sur ces lèvres qui la ressuscitaient. Puis elles fermèrent les yeux. Un sourire flotta sur leurs deux visages. Leur chagrin s'était endormi. Le maître était revenu et, avec lui, la Paix et l'Espoir. Si les prières des anciens disciples de Bandiagara n'avaient suffi à nous décider avant cela, c'est en cette minute que nous serait venue l'audace de nous attacher, nous aussi, à faire revivre cet homme afin que nos compatriotes blancs ou noirs n'en perdent rien 12.
Un certain jour de 1927, Aïssata Seydou Hann s'éteignit, septuagénaire, usée par les chagrins de sa jeunesse sacrifiée et par les soins qu'elle consacrait à la vie quotidienne de la zaouïa. Elle partit cependant en pleine connaissance de l'oeuvre de beauté créée par celui qu'elle avait mis au monde. Le ciel lui épargnait d'assister aux souffrances qu'allait endurer son fils. Tierno lui rendit les derniers devoirs, puis s'enferma pendant une semaine, tout à son chagrin. Ses amis étaient désespérés. Kadidja Pâté, ma mère, celle qui toujours sut tout dire à Tierno, força sa porte et s'introduisit jusqu'à lui :
— Tierno, lui dit-elle, permets-moi de te rappeler ce que tu nous as enseigné. Tu as dit un jour:
“Quand un homme naît ici-bas, je vois ses parents ivres de joie se congratuler et annoncer à grands cris l'événement. Quand un homme meurt à la vie d'ici-bas, je vois ses parents consternés porter sur leurs visages et leurs vêtements le signe d'une désolation épouvantée. Le meilleur enseignement concernant l'inconséquence humaine est ainsi donné à ceux qui ont un esprit pour réfléchir. Notre race humaine désire la vie et fuit la mort. Or, qu'est-ce que naître? C'est entrer dans un champ d'où l'on ne peut sortir que par le chemin de la mort, unique issue, commune aux justes et aux injustes, aux croyants et aux incrédules. Qu'est-ce que mourir ? C'est renaître à la vie éternelle. L'homme qui meurt retourne à l'éternelle source de l'existence permanente. C'est alors que nous devrions nous réjouir.”
Tierno, tu nous as dit cela et, aujourd'hui, tu nous donnes le mauvais exemple. La ville est inquiète. Depuis la mort de ta mère, nous avons l'impression que tu t'isoles. On dit même que tu vas nous quitter pour te rendre en Orient. Vas-tu vraiment nous abandonner ?
Tierno baissa le front. Puis, relevant la tête et jetant sur Kadidja un regard soudain éclairci, il la remercia de son intervention :
— Ton audace, Kadidja, m'a sorti des griffes de Satan. Mais, vois-tu, j'ai tellement médité sur ces questions qu'il me semble avoir éprouvé moi-même l'obscurité de la tombe et la morsure des vers. J'ai appréhendé tout cela pour ma mère et, aussi, l'appréciation divine de nos oeuvres. Mais Dieu aura pitié d'elle, comme elle a eu pitié de moi lorsque j'étais tout petit.
C'est cette profonde réflexion qui m'a fait demeurer en retraite, et non le désir de vous quitter.
Dès le lendemain, la zaouïa reprenait son activité normale. Tierno demanda à tous ses amis — adolescents, adultes, vieillards, hommes et femmes — de venir chez lui. Lorsqu'ils furent tous rassemblés, il leur dit :
— Mes amis, on me prête l'intention de quitter Bandiagara et d'aller chercher refuge aux Lieux saints. Il n'en est rien. Les lieux-dits saints de l'Arabie ne sont pas les seuls où l'on puisse adorer Dieu. On peut l'adorer ici, dans ma concession, dans mon antichambre, dans le bureau du Commandant de Cercle, au marché de Bandiagara et jusque dans la carie de la dent d'un cochon. La pureté tient à l'homme et non au lieu. La pureté ou l'impureté de l'homme n'ont rien à voir avec la pureté ou l'impureté du lieu. Je resterai à Bandiagara et qui peut dire si je ne me coucherai pas, moi aussi, sous ce même arbrisseau qui abrite la tombe de ma mère, de ma tante et de mes deux petits filleuls ?
Tierno resta et les esprits s'apaisèrent. La voix du Sage de Bandiagara devait se faire entendre pendant treize ans encore. Les dix premières années de cette époque furent calmes. La zaouïa prospérait mais, alentour, l'orage s'accumulait. Tierno Bokar, au seuil de la vieillesse, allait retrouver l'insécurité. Il allait connaître la haine, la calomnie et la trahison sans jamais rien perdre de sa sérénité. Avant d'aller s'allonger sous l'arbrisseau, sous le cailloutis que le destin lui avait en effet désigné comme lieu de repos, il lui restait à montrer qu'il savait accueillir les épreuves comme il savait accueillir les faveurs du ciel. Avec la même gratitude. En remerciant Dieu comme si ces épreuves étaient autant de bénédictions.
Quelque temps après la mort de sa mère, Tierno reçut une lettre qui devait jouer un rôle capital dans l'orientation ultérieure de sa vie spirituelle. Cette lettre émanait de Alpha Hassim Tall (frère du roi de Bandiagara) qui s'était retiré au Hedjaz, en Arabie. Alpha Hassim Tall lui rapportait par le menu les persécutions que le jeune régime wahhabite faisait subir aux tenants des confréries. Ces « puritains de l'Islam » s'attaquaient violemment à toutes les manifestations ou survivances du soufisme en Arabie.
Alpha Hassim Tall, inquiet peut-être au sujet de l'avenir de la Tidjaniya, entretenait longuement Tierno de ce problème et lui transmettait quelques secrets connus des seuls grands initiés de l'Ordre. Il lui disait, notamment, qu'avait été annoncée la manifestation prochaine, au sein de la Tidjaniya, d'un maître spirituel (Qûtb, ou Pôle), dont la mission serait de revivifier la Tidjaniya. Des détails extrêmement précis étaient donnés sur les signes distinctifs qui permettraient de reconnaître cet homme prédestiné. Il était également indiqué que son origine familiale serait indifférente, ce qui impliquait qu'il pouvait surgir dans n'importe quel milieu.
Enfin, Alpha Hassim Tall précisait à son correspondant les prières spéciales à dire, les mortifications à s'imposer qui l'aideraient à reconnaître, sans risque d'erreur, le flambeau lorsqu'il apparaîtrait. Parmi ces mortifications figurait un jeûne de trois ans 13 interrompu seulement à l'occasion des jours où le jeûne est canoniquement interdit. Tierno Bokar, il me le dit plus tard, observa à la lettre toutes ces recommandations.
Cela se passait aux environs des années trente. Or, à cette époque, un mouvement religieux propre à la confrérie Tidjani secouait les communautés musulmanes des zones soudaniennes et sahéliennes. Un adepte Tidjani de la ville de Nioro, Cheik Hamallâh — que l'on appelait « Chérif Hamallâh » parce qu'il était descendant du Prophète par son père — avait été élevé à la dignité de Khalife 14 (Grand Maître) de l'Ordre. Il avait reçu pour mission, disait-on, de faire retourner la Tidjaniya à sa source et de la faire revenir, entre autres, à la pratique originelle de la wazifat consistant à réciter l'oraison Perle de la perfection (Djawharatul-kamal) onze fois et non douze comme l'usage s'en était peu à peu institué 15.
Le « Hamallisme » (ainsi nommé par l'Administration française de l'époque) allait s'étendre des rives du Sénégal au Gobir et des portes du Sahara au coeur de la forêt. Les hommes religieux échangeaient des lettres, se posaient des questions. Les Tall, descendants ou parents d'El Hadj Omar, avaient appris de ce dernier à réciter la Perle de la perfection douze fois. Ils prirent donc une position de farouches opposants envers ceux que l'on appela, en raison du nombre de grains de leur chapelet, les « onze grains ».
Tall par sa naissance et grand par son rayonnement, Tierno Bokar fut invité à mêler sa voix au choeur des malédictions. Mais il était inconcevable, pour un homme comme Tierno, de porter un jugement de valeur sans avoir entendu l'incriminé et sans disposer d'éléments de comparaison. Il ne prit donc pas position et, secrètement, attendit l'occasion de se rendre à Nioro pour juger par lui-même. Cette occasion lui sera donnée en 1937. Nous raconterons plus loin comment Tierno rencontra le Chérif Hamallâh, comment il le reconnut pour celui qui lui avait été annoncé par Alpha Hassim Tall et comment ce choix fut la cause de toutes ses épreuves.
C'est en 1937 que la vie de Tierno Bokar entra dans sa phase finale. Le maître s'engagea alors dans ce que l'on pourrait appeler la voie de la mystique active, qui fut également pour lui la voie de la souffrance.
A soixante-deux ans, Tierno était rompu à tous les exercices de l'esprit. Il avait arpenté les sentiers mystiques qui lui avaient été révélés, ne s'égarant jamais dans leurs dédales. Il avait en lui-même la solide assurance de sa foi orthodoxe, fil d'Ariane infaillible. Les variations les plus audacieuses sur le thème de Dieu et de son unicité lui étaient familières. Il gardait la tête froide là où d'autres auraient rencontré le vertige. Expert dans la science symbolique des nombres, il les maniait avec une maîtrise qui n'avait de comparable que celle de ses doigts lorsqu'ils couraient sur le chapelet. Il était dans la pleine connaissance de lui-même et s'efforçait d'évoluer sur des plans toujours plus élevés.
Il recherchait souvent la difficulté, pour savoir s'il possédait lui-même la patience et l'endurance qu'il enseignait aux autres. Il dit un jour: « Je demande à Dieu qu'au moment de ma mort j'aie plus d'ennemis, à qui je n'aurai rien fait, que d'amis. » Parole terrible lorsque l'on songe à la solitude de ses derniers jours. Il l'avait donc voulu dans son coeur. Il considérait que sa vie, jusqu'alors, ne lui avait pas apporté une épreuve capable de lui révéler le degré de sa propre résistance, de sa capacité suprême d'abandon à la volonté de Dieu (tawakkul). Dans cette optique, bien des soufi, il est vrai, ont demandé à Dieu le martyre...
Il connaissait toutefois les limites humaines et, conscient de la responsabilité qu'il avait endossée en devenant maître d'hommes, il n'invitait pas ses disciples à imiter sa propre attitude vis-à-vis de la souffrance, ayant pris la mesure de chacun.
Depuis des années, Tierno Bokar s'attristait de voir s'amenuiser constamment la part de l'Esprit dans la pratique des rites confraternels de l'Ordre. Ce dont il se plaignait surtout, c'était de voir que la pratique des commandements spirituels de la Tidjaniya n'était plus respectée 16. Bien des adeptes semblaient s'attacher davantage à l'argent qu'à la connaissance spirituelle ou au perfectionnement moral. Certains s'imaginaient naïvement qu'ils mériteraient de Dieu en donnant de l'argent plutôt qu'en perfectionnant leur conduite. Pour être bon élève ou bon disciple, croyaient-ils, il suffisait de faire des dons à un cheikh et de recevoir sa « bénédiction ». Inutile de dire combien Tierno était opposé à de telles pratiques.
Partout, la ferveur s'était relâchée, comme refroidie. La pratique était tombée dans un certain formalisme. Les adeptes se sentaient davantage liés en tant que Toucouleurs qu'en tant que frères de l'Ordre. L'esprit de clan se confondait avec l'esprit confraternel et l'emportait souvent sur lui. Bref, il manquait à la communauté tidjanienne dans son ensemble un souffle d'authentique vie spirituelle.
On sait que la Tidjaniya, confrérie née en Algérie dans les plus pures traditions du soufisme, avait pénétré le monde noir selon trois voies: l'une qui venait directement du nord, descendant de l'Algérie vers le Soudan et Tombouctou; l'autre qui venait de l'ouest, par le fleuve Sénégal; la troisième, enfin, qui venait de l'est par l'entremise d'El Hadj Omar qui l'avait ramenée de La Mekke.
El Hadj Omar était déjà Tidjani avant de partir pour La Mekke mais, au cours de son pèlerinage, il avait été initié et formé par le Cheikh Mohammad el Ghali, lui-même élève direct de Si Ahmed Tidjani. Avant de revenir en Afrique, El Hadj Omar avait été élevé à la dignité de Khalife de l'Ordre, avec mission spéciale de répandre la Tidjaniya.
Or, à l'époque où se situe maintenant notre récit, nous sommes bien obligés d'admettre que la branche omarienne de la Tidjaniya semblait avoir perdu la plupart des caractères spirituels qu'elle avait puisés, directement ou indirectement, dans les zaouïas de Fès, de Témacin ou d'Aïn Mahdi, en Algérie, où se trouve la maison mère. Au temps de la décadence de l'empire toucouleur, la confrérie semblait avoir oublié la tolérance et l'élévation de pensée qui avaient été la marque dominante de l'enseignement de Si Ahmed Tidjani, le fondateur.
Souffrant de cet état de choses, Tierno Bokar était, par ailleurs, tourmenté par l'éclosion du Hamallisme. Depuis des années, de toutes parts, on l'interrogeait. Les Tall le pressaient de prendre parti contre le réformateur de la Tidjaniya qui osait recommander de réciter onze fois la Perle de la perfection, contrairement à l'usage transmis par El Hadj Omar. Mais Tierno, nous l'avons vu, se refusait à accuser sans preuve. Au cours des longues conversations qu'il avait avec Dieu, son âme scrupuleuse demandait à être éclairée sur la vérité.
Le sens aigu qu'il avait de la chose religieuse lui permettait de sentir intuitivement l'orthodoxie d'une doctrine. Or, lorsqu'il put enfin se rendre à Nioro et y entendre directement Chérif Hamallâh, il ne trouva rien de répréhensible dans ses propos. Tout au contraire, son enseignement le séduisit par l'accent qui y était mis sur la tolérance et la soumission à Dieu, par sa tendance à se placer sur un plan purement spirituel et non temporel, par la référence qui y était faite à la plus haute Raison de l'homme. Les exercices pieux que recommandait le nouveau « Pôle » de la Tidjaniya n'avaient d'autre but que de faire accéder les initiés aux plus hauts niveaux de leur être et de les aider à s'y maintenir. Bref, dans la doctrine prêchée par le Chérif, Tierno Bokar reconnut l'enseignement originel du Cheikh Ahmed Tidjani, fondateur de l'Ordre, conforme à la fois à l'esprit et à la lettre de l'Islam. Dès qu'il entendit le Chérif, Tierno en retira un immense soulagement. Il sut avoir trouvé la vérité qui lui avait été annoncée dans la lettre de Alpha Hassim Tall et fut persuadé que la voix du Chérif allait irriguer et féconder la Tidjaniya qui, désormais, vivrait d'une vie nouvelle, à la fois plus intense et plus pure.

C'est au cours de l'année 1937 que Tierno Bokar rencontra le Chérif Hamallâh à Nioro. Avant de conter en détail cette rencontre, le moment est venu de dire ce qu'était le Hamallisme, comment il était apparu et comment avait pris naissance le faux problème des « onze grains » et des « douze grains », faux problème qui n'en allait pas moins faire lever une tempête de haine et de violence, déclencher les foudres de l'Administration coloniale et, finalement, marquer de son sceau tragique les derniers jours de Tierno.

Origines de la pratique des « onze grains » et des « douze grains »

Pour comprendre les racines du Hamallisme, il nous faut d'abord faire un saut dans le passé, du vivant même du fondateur de l'Ordre, et débrouiller une fois pour toutes cette question des « onze grains » et des « douze grains » puisqu'elle est à l'origine de tous les événements que nous aurons à conter dans cet ouvrage.
Comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, l'oraison Perle de la Perfection avait été reçue par Si Ahmed Tidjani en une vision qu'il avait eue du Prophète, avec injonction de la réciter onze fois, comme cela se pratique toujours dans la maison-mère en Algérie.
A une certaine époque de sa vie, le Cheikh Ahmed Tidjani dut quitter l'Algérie pour se réfugier au Maroc, un différend avec les autorités locales lui ayant rendu la vie impossible sur place. Par-dessus tout, il désirait éviter que des heurts avec ses nombreux disciples ne provoquent des effusions de sang. Protégé par le Sultan du Maroc, il put s'installer à Fès avec toute son école.
Dans la zaouïa de Fès, chaque matin, après la prière de l'aurore, les frères se rassemblaient pour réciter avec le Cheikh la wazifa, ensemble d'oraisons se terminant par la récitation de la Perle de la perfection onze fois. Le Cheikh avait coutume, une fois cette onzième récitation achevée, de donner à tous sa bénédiction.
Un jour, il fut retardé et les élèves entreprirent sans lui la wazifa. Ils avaient déjà terminé la onzième récitation de la Perle de la Perfection lorsque, enfin, le Cheikh put les rejoindre. Spontanément, et pour que le Cheikh puisse leur donner sa bénédiction comme à l'accoutumée, ils en reprirent le texte une douzième fois, après quoi le Cheikh les bénit.
Celui-ci n'ayant formulé aucune observation ni en bien ni en mal à l'égard de cette innovation, les élèves de Fès la conservèrent et c'est ainsi que naquit cette coutume, qui ne figure dans aucun enseignement écrit émanant du Cheikh lui-même mais qui se transmit à travers l'Afrique, en particulier dans la branche omarienne.
La zaouïa-mère de Témacin, informée de cette nouvelle pratique, ne s'était pas élevée contre elle, bien que restant, pour sa part, fidèle à la récitation par onze. Les vieux initiés numérologues de la Tariqa 17 expliquèrent :

Si le Cheikh n'a rien dit, c'est que, d'un point de vue ésotérique, le nombre onze égale le nombre douze 18. En outre, douze étant le nombre du sacrifice, de l'action temporelle, voire de la guerre, il convient à l'état d'exil où se trouve actuellement le Cheikh. Quant au nombre onze, il est le nombre de la pure spiritualité, le nombre de l'ésotérisme et de la communion mystique avec Dieu. Il symbolise l'unité de la créature rejoignant l'Unité du Créateur. Il est encore, entre bien d'autres choses, la valeur du nom divin Houa (Lui), nom de pure transcendance que répètent les soufi à la fin de leurs réunions mystiques 19.
Cet état de choses se perpétua pendant près d'un siècle, sans soulever aucun problème.
En 1893, les maisons-mères de la Tidjaniya en Algérie reçurent la nouvelle de la prise de Bandiagara par les Français. Il semblait que c'en était bien fini de l'Empire toucouleur du Macina. L'élan de la Tidjaniya en Afrique noire paraissait brisé. On apprit bientôt qu'Amadou Chékou, Commandeur des croyants (Lamido Dioulbé) qui avait succédé à son père El Hadj Omar dans sa fonction spirituelle, avait quitté le pays, chassé par l'avance française, et que l'on avait perdu sa trace. La Tidjaniya n'avait donc plus de Khalife.
Les Chioukh 20 des maisons mères s'inquiétèrent. Le conseil des zaouïas d'Aïn-Mahdi et de Témacin se réunit. Les Chioukh savaient, par une connaissance ésotérique propre à leur Ordre, qu'un grand maître, un Qûtb (Pôle) devait se manifester (C'était ce que Alpha Hassim Tall avait annoncé à Tierno Bokar), mais ils ignoraient où.
A l'issue de leur réunion, ils décidèrent d'envoyer le Cheikh Mohammad Lakhdar 21 dans les différents territoires d'Afrique au sud du Sahara, avec une double mission : La Tidianiya n'ayant plus désormais à prendre part à aucun commandement temporel, à aucune action extérieure, elle se devait de revenir au nombre symbolisant la pure contemplation et les seules valeurs spirituelles. Cette mutation devait, bien entendu, s'accomplir autant dans le fond que dans la forme.
Cheikh Mohammad Lakhdar prit la route pour accomplir sa double mission, sans se douter que son périple durerait des années et qu'il finirait par le conduire à Nioro où, après avoir désespéré de rencontrer celui qu'il cherchait, il le trouverait enfin.
Il commença par se rendre en Égypte. De là, il gagna le Soudan anglo-égyptien, puis l'Afrique noire, visitant toutes les régions où la Tidjaniya comptait des zaouïas. Mais nulle part il ne décelait les signes annoncés.
Il parcourut le Tchad, le Nigeria, le Niger et, enfin, arriva au Soudan français (Mali). Il traversa Bandiagara puis, longeant le Niger, continua sur Mopti et Ségou avant d'arriver à Bamako. Finalement, il apprit que la ville de Nioro était devenue, après l'abandon de Dinguiraye, le centre des activités d'El Hadj Omar. Autre caractéristique frappante, c'était à partir de Nioro qu'El Hadj Omar avait perdu le contrôle de son armée et que le caractère jusque-là purement religieux de sa conquête lui avait échappé. Le Cheikh apprit encore l'histoire de cette ville dont le nom exact, nour, signifie Lumière en arabe coranique. Une trajectoire de lumière semblait s'être arrêtée là. Il se pouvait qu'une autre y prît naissance. Mû par un pressentiment, il décida de s'y rendre, espérant y trouver ce qu'il cherchait.
A son arrivée à Nioro, le Cheikh Mohammad Lakhdar trouva une communauté Tidjani importante, comptant de « grands élèves » 22 extrêmement pieux et savants, cultivés en arabe, versés dans les sciences religieuses et mystiques. La Tariqa avait à sa tête le Chérif Mohammad el Moktar qui, ayant été initié par la zaouïa de Fès, récitait la Perle de la Perfection douze fois. Au moment de l'arrivée du Cheikh Mohammad Lakhdar, le Chérif el Moktar était en voyage.
Les adeptes Tidjani de la ville reçurent le Cheikh Mohammad Lakhdar avec chaleur et se pressèrent à ses causeries. Celui-ci commença à leur expliquer pourquoi il était nécessaire de revenir à la récitation originelle de la Perle de la Perfection onze fois. La Tidjaniya se trouvant désormais, de par la volonté même de Dieu, déchargée de ses responsabilités temporelles qui passaient entre les mains des Français, il appartenait aux adeptes de revenir à la formule numérale qui correspondait à une vocation de pure spiritualité et qui en véhiculait les vertus. D'ailleurs, cette manière de réciter n'avait-elle pas été révélée à Cheikh Ahmed Tidjani par le Prophète de Dieu lui-même ? Le Cheikh ne l'avait-il pas précisée dans son grand livre Djawahira-el-Maani (Perle des significations) et le grand El Hadj Omar lui-même n'avait-il pas commenté ce passage dans son propre ouvrage Er-Rimaa ?
Troublés, les Tidjani de Nioro lui demandèrent des explications supplémentaires. — C'est en lisant le livre du Cheikh, la Djawahira-el-Maani, que vous comprendrez », leur répondit-il.
Or, l'étude approfondie de ce livre pourtant fondamental pour la confrérie avait été, jusqu'alors, quelque peu négligée. A part quelques grands élèves, on ne le lisait presque pas. Aussi les frères demandèrent-ils au Cheikh Mohammad Lakhdar d'ouvrir un cours où ce livre serait lu et commenté pour eux. Le Cheikh accepta.
Chaque jour, toutes affaires cessantes, les Tidjani de Nioro, grands marabouts ou simples adeptes, venaient l'écouter. Au bout d'un certain temps, ils furent si convaincus qu'ils demandèrent au Cheikh Mohammad Lakhdar de « renouveler leur wirdou. Le wirdou, ou wird, représente l'ensemble des oraisons (lazim et wazifa) que l'on « reçoit » au moment de son initiation à l'Ordre, de même que l'initiateur (le moqaddem) les a reçues de son propre initiateur, et ainsi de suite jusqu'au Maître fondateur 23. Or c'est une coutume, dans les confréries musulmanes, lorsque l'on rencontre un initié de haut grade ou mieux placé dans la «chaîne» de transmission, que de lui demander le renouvellement de son wirdou, comme une sorte de confirmation.
Le Cheikh Mohammad Lakhdar accepta. La plupart des marabouts de Nioro renouvelèrent donc leur wirdou entre ses mains mais, cette fois-ci, avec une wazifa comprenant onze récitations de la Perle de la Perfection. Désormais, leur chapelet comportait une marque de séparation non plus après le douzième grain, mais après le onzième.
Lorsque la cérémonie fut terminée, le doyen des élèves, qui était jusqu'alors resté à l'écart, s'approcha. Il s'appelait Tierno Sidi. Par déférence envers son maître le Chérif el Moktar qui était toujours absent, il ne voulait pas recevoir le renouvellement de son wirdou avant lui. Aussi demanda-t-il au Cheikh Mohammad Lakhdar de renouveler d'abord le wirdou du Chérif el Moktar.
— Ne vaudrait-il pas mieux, suggéra le Cheikh, attendre qu'il revienne ?
— Avant son départ, répondit Tierno Sidi, il m'a habilité à agir pour lui comme pour moi en toutes choses. Ce que tu feras, m'a-t-il dit, je l'approuverai.
Le Cheikh Mohammad Lakhdar réfléchit. Puis il s'adressa à toute l'assemblée des frères :
— Si vous me demandez tous de renouveler le wirdou du Chérif, leur dit-il, je le ferai. Raisonnablement, votre maître ne devrait pas s'élever contre une chose qui découle de l'enseignement direct du Cheikh Ahmed Tidjani et de l'ordre même du Prophète de Dieu. Je crains fort, cependant, que le Chérif el Moktar ne commence par accepter, puis n'en vienne à refuser, ce qui risquerait de gâter beaucoup de choses. (Prédiction qui se révélera exacte, comme on le verra.)
Les frères insistèrent tellement que le Cheikh finit par accepter. Il commença à rédiger les fetwa (sorte de décret officiel établissant l'affiliation de quelqu'un à la Tariqa) et établit en premier celle qui concernait le Chérif el Moktar.
A partir de ce jour, sa maison ne désemplit plus. Elle était devenue comme une sorte de zaouïa où l'on venait à la fois pour prier et pour étudier.
Sur ces entrefaites, le Chérif el Moktar revint à Nioro.
Informé des événements, il accepta le renouvellement de son wirdou au bénéfice de la formule « onze ». Des réunions avaient toujours lieu chez le Cheikh Mohammad Lakhdar pour recevoir son enseignement, mais les frères revinrent désormais chez le Chérif pour y accomplir leur prière et réciter avec lui leur wirdou. Le Cheikh Mohammad Lakhdar trouvait cela tout à fait normal, le Chérif el Moktar étant à la fois cheikh de l'Ordre et doyen de la communauté de Nioro. Une mission lui avait été confiée : réinstaurer la formule des onze récitations de la Perle de la Perfection, et cette mission était accomplie. Il n'ambitionnait rien d'autre.
Mais il était une autre mission qui, elle, restait inaccomplie : la recherche, et la découverte, du « Pôle » prédestiné. Découragé, le Cheikh Muhammad Lakhdar se prépara à quitter Nioro pour continuer son voyage vers Saint-Louis-du-Sénégal. Mais il ne voulait pas quitter Nioro sans laisser un cadeau, et autant que possible un cadeau spirituel, à ceux qui l'avaient si bien accueilli et suivi. Aussi proposa-t-il que chacun des frères choisisse, parmi les oraisons, formules ou dhikr propres à la Tidjaniya, une formule particulière qu'il lui transmettrait rituellement au nom de sa chaîne de transmission propre, avec toute la baraka qui lui était attachée. Cette transmission fut considérée comme un don d'une grande valeur spirituelle et mystique, la chaîne du Cheikh Mohammad Lakhdar étant particulièrement directe puisqu'il avait été initié par l'un des grands disciples du Cheikh Ahmed Tidjani lui-même.
La cérémonie commença. Chacun choisit la formule de son choix et la reçut du Cheikh avec l'indication des modalités particulières de récitation qui lui étaient attachées.
Puis vint le tour du Chérif el Moktar. Celui-ci, sur la liste, choisit de nombreuses formules. Le Cheikh les lui accorda. Puis il demanda que lui en soit expliqué le secret ésotérique. Le Cheikh accéda à toutes ses demandes. Après cela, le Chérif désigna encore une nouvelle formule. Cette fois-ci, au lieu de la lui accorder, le Cheikh la raya sur la liste.
— Je regrette, lui dit-il; je ne puis donner cette formule car elle ne m'appartient pas. Elle appartient au prédestiné que je cherche et qui, seul, sera habilité à la réciter. Cependant, pour être éclairé par Dieu, je vais faire l'Istikhar 24. Si, en réponse, on me dit de te la donner, alors je te la donnerai. Mais je ne puis, de moi-même, décider de te la transmettre. Si je le faisais sans autorisation spéciale et sans que tu en sois le réel destinataire, cela te ferait plus de mal que de bien.
Cette dernière remarque déplut énormément au Chérif el Moktar. Elle venait s'ajouter au fait que ses élèves, en raison des grandes connaissances du Cheikh Mohammad Lakhdar, avaient gardé l'habitude de se rendre chez ce dernier pour entendre son enseignement avant de venir chez lui pour accomplir la prière.
Bien que blessé, le Chérif se retira sans rien dire. Le soir, à son domicile, au cours du repas qui rassemblait autour de lui ses griots habituels 25 et quelques élèves, il déclara :
— Aujourd'hui, le nouveau marabout m'a dit qu'il possédait un nom de Dieu tel que, si je le prononçais, cela me ferait plus de mal que de bien.
Les griots, qui avaient l'habitude de le flatter, s'exclamèrent :
— Vraiment, Chérif, tu l'as bien mérité, car jamais nous n'aurions pensé que tu allais prêter serment d'allégeance à un autre marabout sur cette terre, encore moins à un homme qui est arrivé un beau jour à l'improviste !
Continuant sur ce thème où, comme tout griot qui se respecte, ils étaient experts, ils influencèrent si bien le Chérif qu'à la fin celui-ci, gagné par leur éloquente indignation, alla quérir tous les papiers qui lui avaient été donnés par le Cheikh Mohammad Lakhdar, y compris la fetwa renouvelant son wirdou, et les fit renvoyer séance tenante au Cheikh avec le message suivant : « Je te rends les onze grains, je reprends mes douze grains. » La prédiction du Cheikh se réalisait.
Et c'est ainsi, pour une simple blessure d'amour-propre, étrangère, à vrai dire, à tout sentiment réellement religieux, que débuta l'opposition ouverte entre « douze grains » et « onze grains ».
Le lendemain, le Chérif el Moktar réunit tous ses élèves et leur fit part de sa décision de revenir aux « douze grains » et de se séparer du Cheikh. Mais aucun des grands élèves, c'est-à-dire les plus anciens et les plus instruits, ne voulut se rallier à son attitude. Finalement, ils rejoignirent le Cheikh Mohammad Lakhdar. Devant cette défection à laquelle il ne s'attendait pas, le Chérif el Moktar fut cruellement blessé. Aigri, il se sentit trahi par tout le monde.
C'est alors que, dans notre histoire, apparaît Chérif Hamallâh.

Le Chérif el Moktar, comme beaucoup de dignitaires de confréries islamiques, dirigeait une école coranique où venaient les jeunes garçons du pays et quelques enfants de familles chérifiennes. L'un de ces derniers était le jeune Cheikh Hamallâh ben Mohammad ben Sidna Omar. Son père avait été commerçant près de Nyamani, sur le Niger. Sa mère était une femme peule du pays wassoulou. Lorsque ses parents étaient venus s'installer à Nioro, ils avaient confié l'éducation et la formation religieuse de l'enfant au Chérif el Moktar.
Celui-ci avait toujours prédit un grand avenir spirituel au jeune garçon. Un jour, le regardant attentivement, il avait dit devant d'autres élèves: « Celui-là, le jour viendra, quand son soleil sera à son zénith, où celui qui ne sera pas sous son ombre sera brûlé par son soleil ! »
A l'époque où se produisit ce premier éclatement entre « onze grains » et « douze grains », le jeune Chérif Hamallâh était âgé de dix-huit ou dix-neuf ans. Un soir, il vint à passer sur une route qui longeait la concession du Cheikh Mohammad Lakhdar alors que celui-ci se reposait à l'ombre de son mur. C'était la première fois que le Cheikh voyait le jeune homme. Quelque chose, à sa vue, le frappa. Il demanda à Sidi Abdallâh, qui était auprès de lui :
— Qui est le père de ce fils de noir ? 26
— Ce n'est pas un noir, répondit Sidi Abdallâh ; c'est un Chérif, un descendant du Prophète. C'est le Chérif Hamallâh, fils de Sidna Omar.
Pour les Africains, en effet, ce n'est pas la couleur, mais la naissance qui compte. Dès lors qu'un homme est Chérif, fût-il sombre comme l'ébène, on dira de lui qu'il est Chérif — donc d'ascendance arabe — et non noir.
Cheikh Mohammad Lakhdar garda un moment le silence. Puis il dit :
— Son pied est placé très haut par rapport à la terre.
Tous ceux qui étaient présents renchérirent: — Ce n'est pas étonnant. De tout temps, il a émerveillé les gens. Il a même fait des miracles, sans l'avoir recherché et sans en tirer vanité.
Les jours passant, le Chérif el Moktar, constatant que ses élèves ne le rejoignaient pas, se demandait ce qui se passait chez le Cheikh. Il ordonna au jeune Chérif Hamallâh d'aller assister à leur séance et de venir lui rapporter ensuite ce qui s'y serait dit.
C'est ainsi que Chérif Hamallâh se rendit pour la première fois chez le Cheikh Mohammad Lakhdar. Il se plaça tout au fond de la salle et suivit attentivement le cours. Quant celui-ci fut terminé, il revint chez le Chérif el Moktar.
— Eh bien! Qu'a-t-on dit de moi ? lui demanda immédiatement ce dernier, persuadé qu'il était l'objet de critiques et de médisances.
— Rien du tout, répondit le jeune homme ; ils n'ont même pas prononcé ton nom.
— Mais à quoi ont-ils passé leur journée ?
— A lire la Djawahira-el-Maani (Perle des Significations) et à la commenter.
Trois jours de suite, le Chérif el Moktar envoya le jeune homme assister aux réunions. Chaque fois, à son retour, il recevait la même réponse :
— Ils n'ont pas parlé de toi.
Le troisième jour, furieux, le Chérif el Moktar éclata :
— Toi aussi, tu fais partie des traîtres à mon endroit. Ils t'ont gagné à leur cause. Puisqu'il en est ainsi, va les rejoindre et ne reviens plus chez moi !
Le jeune Chérif Hamallâh, pourtant si injustement chassé, ne se rendit pas pour autant chez le Cheikh Mohammad Lakhdar. Vivement contrarié et affligé d'un mal de tête épouvantable, il rentra chez lui. Depuis sa naissance, chaque fois qu'il était profondément contrarié, il était pris de maux de tête si aigus qu'il pouvait s'écrouler sur le sol et rester malade des semaines entières. On avait tenté de le soigner par tous les moyens possibles, mais rien n'y avait fait.
Sa mère Aïssata, le voyant arriver dans cet état, se précipita chez une voisine pour lui emprunter un certain encens dont elle avait coutume de se servir pour faire des fumigations. Sa voisine lui dit :
— Tu ferais mieux d'emmener ton fils chez le nouveau marabout, le Cheikh Mohammad Lakhdar. Beaucoup de gens sont déjà allés le trouver pour lui demander des bénédictions.
Dans l'espoir que son fils trouverait enfin la guérison, Aïssata le fit lever et réussit à l'amener chez le Cheikh. Ce dernier reconnut immédiatement le jeune homme que, durant trois jours, il avait observé sans rien dire. Se tournant vers Aïssata, il lui demanda comment le mal était survenu ; mais elle ne put répondre grand-chose. S'adressant alors au jeune Chérif, il le pria de l'accompagner dans sa case personnelle.
Une fois seuls, il lui posa des questions précises sur la nature de son mal, les circonstances qui le déclenchaient et ce qu'il ressentait. Chérif Hamallâh répondit en détail à ses questions. Quand il eut terminé, le Cheikh resta pensif pendant quelques instants. Puis, se penchant vers le sol qui était de sable fin, il nivela de la main l'espace qui était devant lui et y traça un mot écrit en arabe.
C'était un nom secret de Dieu recelant les mystères de la Qutbuya 27 tidjanienne, nom conservé précieusement et secrètement par les grands initiés de l'Ordre. C'était un maître mot, de ceux que l'on prononce seulement de bouche à oreille ou que l'on n'inscrit que sur le sable afin que nulle trace n'en demeure.
A dessein, le Cheikh avait commis une faute en omettant de tracer une certaine lettre du mot.
Puis, relevant la tête, il demanda au jeune homme :
— As-tu l'habitude de voir ce mot écrit ou de l'entendre prononcer, soit à l'état de veille, soit pendant ton sommeil ?
— Oui, j'ai l'habitude de le voir, répondit le Chérif. Mais dans le mot que tu as écrit, il manque une lettre par rapport à ce que je vois.
— Quelle est cette lettre, et où manque-t-elle ? demanda le Cheikh.
Chérif Hamallâh se pencha et traça, sur le sable, la lettre manquante à l'endroit où elle devait figurer. Immédiatement, le Cheikh rassembla dans ses mains le sable où avait été écrit le nom sacré, l'enferma dans un sachet et donna ce sachet au Chérif.
— Tiens, lui dit-il, ceci t'appartient. C'est toi qui es le Qutb-ul-Zaman, le Maître de l'Heure, le Pôle du Temps que j'ai cherché partout. Je te demande de renouveler mon wirdou. Et, remué par une émotion que nous pouvons comprendre, le vieux maître s'inclina devant le jeune homme, tendant les paumes de ses mains ouvertes en forme de coupe comme on le fait, en Islam, pour recevoir une bénédiction. Chérif Hamallâh lui renouvela son wirdou. Puis, prenant le sachet contenant le sable précieux chargé des forces du Nom mystérieux, il le rendit au Cheikh :
— Je te le confie, lui dit-il. Je suis trop jeune encore pour pouvoir assumer extérieurement la fonction dont Dieu m'a honoré. Aussi, je te demande de garder ce sachet jusqu'à ce que le temps soit venu pour moi de m'en charger.
Le Cheikh Mohammad Lakhdar accepta et, bien que son coeur fût empli de joie, il garda momentanément le silence sur sa grande découverte.
A partir de ce jour, toutefois, les élèves constatèrent de sa part un comportement curieux. Dès que Chérif Hamallâh arrivait, le Cheikh se poussait de côté pour lui faire une place sur le même tapis que lui. Chaque fois que le jeune homme prenait du thé, s'il restait ne fût-ce qu'une goutte dans la tasse, le Cheikh s'en saisissait pour la boire. Or ce sont là, en Afrique comme en tout pays musulman, de très grandes marques d'honneur et de respect.
Observant cette attitude, les élèves se disaient entre eux que le Cheikh éprouvait sans doute une très grande considération pour le Chérif, bien qu'ils n'en connussent pas la raison précise.
Les choses restèrent en l'état pendant un certain temps, le Cheikh ayant renoncé à partir pour le Sénégal.
Un jour, le Cheikh Mohammad Lakhdar se trouvait dans une pièce avec Tierno Sidi (celui-là même qui avait demandé que le wirdou du Chérif el Moktar fût renouvelé en son absence), Hamedine Baro et Kisman Doucouré, tous « grands élèves » qu'il avait déjà nommés moqaddem de l'Ordre comme il en avait le pouvoir 28. Il se tourna vers Tierno Sidi :
— Si je te disais de prêter serment d'allégeance à Chérif Hamallâh, lui dit-il, accepterais-tu ?
— C'est mon fils! se contenta de répondre Tierno Sidi, ce qui pouvait s'entendre de plusieurs façons.
Le Cheikh n'ajouta rien. Puis, se tournant vers Hamedine Baro :
— Et toi, si je te demandais de suivre Chérif Hamallâh, de le reconnaître comme ton maître, accepterais-tu ?
— Si tu me demandais de reconnaître un coq comme mon maître, je le reconnaîtrais, répondit ce dernier.
Alors, le Cheikh leur dit :
— Je vous demande de reconnaître le Chérif Hamallâh comme Qûtb.
Et il leur raconta sa longue quête, sa découverte, les signes qu'il avait reconnus et, surtout, le signe décisif du Nom secret destiné au Qûtb, tracé sur le sable et correctement corrigé.
C'est en cette occasion qu'il prononça le mot Qûtb en public pour la première fois 29.
Vint le moment où le Chérif el Moktar, de plus en plus mortifié de n'avoir pu convaincre ses anciens élèves de revenir vers lui, décida de passer à l'attaque. Il avait les moyens de le faire, étant à la fois le beau-fils et le marabout personnel de Bodian, le roi bambara du pays. Ses partisans, le clan Kaba de Nioro, puis les membres de la famille de Bodian qui se trouvaient maintenant alliés aux Tall (la famille d'El Hadj Omar), entamèrent une vive campagne contre le Cheikh Mohammad Lakhdar.
L'un des fils d'El Hadj Omar, qui faisait la navette entre Kayes et Dakar pour vendre des animaux, ameuta tous les Tall en leur disant qu'à Nioro un homme osait contredire la « doctrine » d'El Hadj Omar et qu'il avait institué une pratique contraire à celle de leur ancêtre.
Ils firent tant et si bien qu'ils réussirent à saisir l'Administration coloniale française de cette affaire, lui faisant ressortir qu'il y aurait des bagarres et du sang versé si Cheikh Mohammad Lakhdar n'était pas expulsé de Nioro. Soucieuse, comme toujours, d'éviter tout incident, l'Administration ne chercha pas plus loin et décida d'expulser le Cheikh. On fit donc savoir à ce dernier que, n'étant pas originaire de la ville, il devait la quitter et rejoindre son pays.
Le Cheikh fit ses préparatifs de voyage et prit la direction du Sénégal. Au moment où il quittait Nioro, des élèves vinrent le saluer une dernière fois. Il leur dit : « Je suis très étonné que l'on puisse me chasser de ma tombe. En effet, il m'a été révélé que j'aurais ma tombe à Nioro. Et voilà que l'on me commande de ne plus jamais y revenir. Cela m'étonne beaucoup. Mais Dieu seul est savant ! 30 »
L'affaire fit grand bruit. Les commerçants sénégalais qui se trouvaient à Nioro, à Kayes et à Médina-Kayes et qui avaient apprécié les qualités spirituelles et humaines de Cheikh Mohammad Lakhdar écrivirent à certains grands marabouts de Saint-Louis du Sénégal proches du pouvoir administratif central pour témoigner de l'innocence du Cheikh, celui-ci étant, selon eux, bien plutôt un agent de paix qu'un fauteur de troubles. Ils ajoutaient que l'Administration avait certainement été induite en erreur.
Quand le Cheikh arriva à Saint-Louis, il prit contact avec ces grands marabouts qui, à l'époque, étaient El Hadj Malik Sî, Abdoullaye Nias, la famille Bou Kounta et la famille Cheikh Sidia. Ces derniers l'accueillirent avec hospitalité, mais l'observèrent attentivement pour savoir à qui ils avaient affaire, tant sur le plan religieux que sur le plan humain. Le temps passant, ils trouvèrent en lui les qualités mêmes qui leur avaient été décrites par leurs correspondants sénégalais. Leur opinion étant faite, ils intervinrent auprès du gouverneur du Sénégal pour lui demander de rapporter la décision d'expulsion qui avait été prise à l'encontre du Cheikh et de l'autoriser à retourner à Nioro ainsi qu'il le souhaitait.
Ils obtinrent satisfaction. C'est ainsi que le Cheikh Mohammad Lakhdar, après environ un an d'absence, put revenir à Nioro.
Un peu plus de deux ans après son retour, il rendait son dernier soupir dans la ville où, comme il l'avait annoncé, sa tombe l'attendait. Sa disparition allait marquer le point de départ de la carrière religieuse à la fois fulgurante et tragique du Chérif Hamallâh.

Destin de Chérif Hamallâh

La vie
Le jour des funérailles du Cheikh Mohammad Lakhdar, une grande foule accompagna sa dépouille. Tous ses élèves étaient là, parmi lesquels Chérif Hamallâh. Au retour de l'enterrement, la tradition aurait voulu que le cortège revînt au domicile du défunt. Par un mouvement irraisonné, la foule se dirigea spontanément vers le domicile de Chérif Hamallâh et se regroupa autour de lui. Tel fut, un jour de 1909, le début de sa carrière religieuse extérieure.
A partir de ce jour, Chérif Hamallâh assuma ses fonctions de Khalife de l'Ordre d'une façon publique et active, ayant été reconnu es qualités par le plus grand nombre des frères. Il remplit pleinement ses fonctions de maître, donna les aourad 31, prêcha, commenta les livres saints, guida les élèves, répandit sur tous sa bonté et son rayonnement spirituel, bref accomplit ce que l'on attendait de lui. Sa maison devint une véritable zaouïa et ne désemplit plus, jusqu'au jour où il devait être arrêté pour la première fois.
Les croyants venaient à lui en foule non seulement de Nioro mais des villes voisines et même des pays environnants. C'était une véritable marée humaine. Cette affluence contribua à mettre en ébullition non seulement la famille Tall et ses alliés, mais également l'Administration coloniale, toujours inquiète, par nature, devant les grands rassemblements d'hommes.
En 1920, l'écrivain Paul Marty, fonctionnaire de l'Administration coloniale, écrivait :
Chérif Hamallâh n'est encore qu'une source bouillonnante, mais une source qui, on peut le prévoir, par la force naissante de son courant, la vertu qui de toutes parts s'attache à ses eaux et à la convergence des ruisseaux voisins, va devenir un grand fleuve 32.
Ainsi que Tierno Bokar devait me l'expliquer un jour, Chérif Hamallâh avait pris sa chefferie spirituelle au moment même — en 1909 — où le monde entrait dans un cycle de Mars 33, cycle de troubles, de conflits et de guerres. « Tout saint ou prophète, me dit-il, dont l'avènement coïncide avec le début d'un cycle de mars rencontrera plus de déboires que de jours paisibles, ce qui ne diminue en rien sa valeur spirituelle. Notre grand maître, le Cheikh Ahmed Tidjani, avait recommandé à ses grands élèves : “Si vous êtes calomniés, ne calomniez pas. Si vous recevez des coups, ne les rendez pas. Si quelqu'un vous refuse une faveur, vous, accordez-lui en.” Chérif Hamallâh, ajouta Tierno, a respecté jusqu'au bout ce commandement. »
Le cycle de Mars, qui avait commencé en 1909, devait se terminer en 1945 34. A cette date, depuis deux ans à peine, Chérif Hamallâh reposera dans le cimetière de Montluçon, mort des suites de sa déportation. Comment la situation avait-elle pu s'aggraver, au fil des années, jusqu'à en arriver à ce point extrême ?
Lorsque Chérif Hamallâh apparut sur le devant de la scène religieuse, le conflit entre « douze grains et « onze grains » — conflit d'origine purement humaine et non religieuse — existait déjà. Il ne fit qu'en hériter. La flambée d'enthousiasme dont il fut l'objet et le succès qu'il rencontra ne pouvaient que contribuer à attiser le feu qui couvait chez tous les tenants des « douze grains ».
Les choses en restèrent cependant là jusqu'à ce qu'une affaire tout à fait banale, dite « affaire de la théière », affaire purement humaine et où le Chérif n'avait aucune part, vienne mettre le feu aux poudres et donner un caractère ouvert et irréversible au conflit. Un interprète nommé Mamadou Salim avait fait exécuter, par un artisan, une théière en argent dont il avait confié la garde à sa femme, une descendante d'El Hadj Omar. Cet interprète avait pour maître Tierno Sidi, celui-là même qui, à Nioro, avait été initié aux « onze grains » par Cheikh Mohammad Lakhdar 35. Un jour, désirant honorer son maître par un cadeau, il lui fit don de sa théière. Quelque temps plus tard, le malheur voulut qu'il fût arrêté par les autorités françaises et emprisonné. Il mourut au cours de sa détention, laissant sa famille sans ressources.
Sa femme se souvint alors qu'un jour elle l'avait vu remettre la théière d'argent à un commissionnaire de Tierno Sidi. Elle fit demander à ce dernier de lui rendre la théière afin de pouvoir la vendre. Tierno Sidi lui fit répondre que, malheureusement, la théière ne lui avait pas été prêtée, mais donnée, et qu'à ce titre il l'avait à son tour donnée à un tiers : le chef maure de Tichitt. Toutefois, ajoutait-il, si ce dernier avait encore la théière en sa possession, il ne refuserait certainement pas de la rendre à une descendante d'El Hadj Omar si elle le lui demandait.
La femme ne voulut rien entendre. Elle cria qu'on lui avait volé sa théière et porta l'affaire devant son frère Karamogo Tall qui, à l'époque, était le seul descendant d'El Hadj Omar en vue à Bamako. C'était un boutiquier, illettré aussi bien en français qu'en arabe. Fort embarrassé, il convoqua tous les anciens Sofas 36 d'El Hadj Omar ainsi que les captifs et les griots qui se réclamaient de son obédience. Une fois réunis, il leur exposa l'affaire. Ses auditeurs qui, pour la plupart, étaient devenus boys ou cuisiniers chez les Français installés dans la ville décidèrent de convoquer tous les Toucouleurs présents à Bamako.
Or, il se trouvait que parmi tous les Toucouleurs de Bamako, deux seulement appartenaient à une famille noble et lettrée : Bokar Diafara et mon père adoptif Tidjani Amadou Ali Thiam, le fidèle ami de Tierno Bokar.
Quand tout le monde fut réuni et que Karamogo Tall eut exposé les griefs de sa soeur à l'endroit de Tierno Sidi, mon père Tidjani Amadou Ali prit la parole.
— Tierno Sidi est aujourd'hui la personnalité la plus marquante de Fouta, dit-il, aussi bien par ses connaissances que par sa piété. De plus, c'est un grand moqaddem. Ses liens avec la famille d'El Hadj Omar sont puissants. Aussi sied-il mal que, pour une théière, nous entrions en conflit avec lui. Je propose que chaque Toucouleur présent à Bamako, noble ou serviteur, verse une cotisation afin de réunir une somme de trois cents francs 37 qui sera remise à la soeur de Karamogo Tall, en dédommagement de sa théière.
Lorsqu'on transmit cette proposition à la soeur de Karamogo Tall, elle s'écria que c'était une injustice, une manoeuvre bien digne d'un Thiam 38, et elle exigea qu'on lui rende sa théière en argent, celle-là même que son mari avait fait fondre et façonner, et pas une autre!
Aussitôt, les Toucouleurs tinrent une nouvelle réunion et envoyèrent deux émissaires chez Tierno Sidi pour le convoquer et lui demander de venir leur fournir des explications. Une telle demande, dans le cadre des traditions africaines fondées sur le respect des hiérarchies, était totalement déplacée. Aussi Tierno Sidi répondit-il aux émissaires 39 :
— En raison de mon âge, de ma qualité et de mon grade dans la Tariqa, c'est à moi qu'il appartient d'appeler une assemblée de Toucouleurs, et non à elle de me convoquer. Toutefois, si une convocation m'est adressée personnellement par le petit-fils d'El Hadj Omar Tall (Karamogo Tall), je suis prêt à lui répondre par respect pour son grand-père.
Malheureusement, les émissaires avaient été mal choisis. L'un était connu pour sa réputation de « faiseur d'histoires », l'autre pour son opposition à Tierno Sidi. C'est donc tout à fait d'accord qu'à leur retour ils transmirent à l'assemblée des Toucouleurs une réponse résumée à leur façon :
— Nous avons fait la commission à Tierno Sidi, dirent-ils, mais il nous a fait savoir qu'il n'avait pas à répondre à une assemblée d'incirconcis ! — autant dire, en langage clair : à une assemblée de petits gamins sans importance.
Des cris d'indignation fusèrent de toutes parts. S'estimant insultés, les Toucouleurs se dressèrent contre Tierno Sidi comme un seul homme — sauf mon père Tidjani — et décidèrent d'organiser une campagne à leur manière en vue de le perdre. Travaillant, pour la plupart, chez des membres de l'Administration coloniale, ils étaient bien placés pour agir. Chacun reçut pour mission de « monter » son patron contre Tierno Sidi en traçant de ce dernier le plus noir des portraits. Au bout de quelque temps, ce travail de sape fit son oeuvre. De plusieurs sources, le commandant du Cercle de Bamako commença à entendre parler d'un marabout « onze grains », incarnation même de la malhonnêteté et de tous les défauts possibles. Lorsqu'il estima que les esprits avaient été suffisamment préparés, Karamogo Tall, au nom de la communauté toucouleure de Bamako, porta plainte en justice contre Tierno Sidi pour « détournement d'une théière d'argent ayant appartenu à une veuve ». Le commandant de Cercle, indisposé contre Tierno Sidi par son entourage, le convoqua en ses bureaux. Sans même vouloir entendre ses explications, il envoya l'affaire devant le tribunal indigène. Mais Karamogo Tall et ses amis avaient déjà circonvenu l'assesseur du tribunal, lui promettant de réaliser son rêve (devenir Imam de la mosquée de Bamako) s'il les aidait à gagner leur procès.
Le procès eut lieu. Tierno Sidi le perdit et fut condamné à rendre la théière dans un délai d'un mois, faute de quoi il serait incarcéré. Heureusement pour lui, il put récupérer la théière auprès du chef maure de Tichitt et la remettre au commandant de Cercle dans les délais fixés.
L'affaire paraissait donc close, du moins pour Tierno Sidi. En fait, elle allait marquer le commencement d'une guerre sans merci contre tous les « onze grains », quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent.
Enivrés par leur succès facile contre un homme de l'envergure de Tierno Sidi et découvrant la force que représentait leur union, les Toucouleurs tinrent une nouvelle assemblée où ils décidèrent de porter le conflit sur un autre plan. Karamogo Tall les harangua :
— Tierno Sidi et sa famille sont traîtres à El Hadj Omar puisqu'ils ont choisi la formule des onze récitations, déclara-t-il. Il nous faut maintenant les amener à reprendre la formule des douze ; sinon, il y aura rupture totale entre notre clan et leurs partisans. Aucun boutiquier ni marchand toucouleur ne leur vendra plus rien. Ils seront tenus par tous en quarantaine !
Mon père Tidjani Amadou Ali Thiam — de qui je tiens tous les détails de cette affaire — était présent à cette réunion. Une nouvelle fois, il s'efforça de faire entendre le langage du bon sens, mais en vain :
— Oserais-tu, toi Karamogo Tall, et tous ceux qui sont présents ici, attaquer Tierno Sidi sur le plan religieux ? Si une contestation d'ordre religieux doit être soutenue avec Tierno Sidi, c'est à d'autres de le faire, et certainement pas à vous qui ne connaissez rien !
En effet, sur les cinq cents personnes présentes, toutes étaient illettrées, sauf Tidjani Amadou Ali lui-même. Furieux de ces paroles, les Toucouleurs écartèrent mon père de leur assemblée.
Après leur réunion, les Toucouleurs firent rédiger et écrire des lettres qu'ils envoyèrent un peu partout, dans tous les pays — Sénégal, Guinée, etc. — où se trouvaient des membres de leur clan, pour leur annoncer qu'ils avaient triomphé d'un ennemi d'El Hadj Omar et leur demander de boycotter les « onze grains » partout où ils les trouveraient.
L'une de ces lettres arriva à Bandiagara. Le chef de canton, qui était un Toucouleur, réunit le comité de Bandiagara, présidé par Tierno Bokar. Alpha Ali, le maître coranique, vieil ami de Tierno Bokar, était également présent. Il avait déjà été initié aux «onze grains » mais n'en avait jamais parlé à personne.
On lut la lettre, après quoi l'on demanda son avis à Tierno Bokar. Celui-ci déclara :
— Personnellement, je ne prendrai position ni pour, ni contre les « onze grains» avant d'avoir rencontré le promoteur de cette pratique et de savoir sur quoi elle repose. En attendant d'en savoir davantage, je conseille que nous en restions tous à la tradition des « douze grains ».

Cela se passait en 1917. Bandiagara conserva donc en majorité la pratique des « douze grains » jusqu'en 1937, date du voyage de Tierno Bokar à Nioro.
Comme on le voit, l'origine de ce conflit n'avait rien ni de politique — comme le croyait l'Administration française — ni de fondamentalement religieux, puisque la pratique incriminée ne touchait ni à l'Islam ni à l'enseignement originel du Cheikh Ahmed Tidjani. Jusqu'à la campagne entreprise par les Toucouleurs après le gain de leur procès contre Tierno Sidi, « douze grains » et « onze grains » coexistaient pacifiquement. Dans les mosquées, après les prières canoniques de l'Islam, chacun récitait tranquillement son wirdou tidjani en égrenant les grains de son chapelet, qu'il y en eût onze ou douze. Personne, à vrai dire, n'y prêtait attention.
Mais, désormais, les lions étaient lâchés. La redoutable machine administrative avait commencé à se mettre en marche. Pour les autorités françaises, les « onze grains » étaient devenus la cible à abattre. Aux yeux de beaucoup, le « Hamallisme », qui en était le mouvement le plus représentatif, devint suspect et fauteur de troubles. Harcelée par de grands marabouts toucouleurs influents, l'Administration en vint à épouser une querelle qui, en fait, ne l'intéressait en rien.
De son côté, Chérif Hamallâh ignorait la stratégie de l'intrigue et vivait dans un monde étranger aux règles extérieures de la diplomatie. A l'égard de l'Administration française, jamais il ne se départit d'une attitude de parfaite dignité, mais de totale indépendance qui pouvait faire penser à du dédain, voire à de l'hostilité. Il ne recherchait aucun honneur, ne se souciait pas d'obtenir des médailles, ne rendait pas visite aux autorités de l'époque, ne faisait sa cour à personne, bref, tenait à rester en dehors de toutes les questions temporelles. Attitude dangereuse, en un temps où l'Administration coloniale n'avait que trop tendance à penser que qui n'était pas avec elle était contre elle. Il n'en fallut pas plus pour que les autorités, inquiètes du succès populaire grandissant du Chérif et poussées par les Toucouleurs, le considérassent comme un dangereux rebelle, fomentant dans le secret de sombres complots et attendant l'heure propice pour déclencher la révolte.
En 1920, Paul Marty pouvait encore écrire :

Vis-à-vis de nous (Administration française), son attitude est correcte, mais réservée. Il ne vient au bureau du Cercle que sur un appel formel. Il semble qu'avec un peu d'habileté on l'apprivoiserait très vite 40.
Malheureusement, l'Administration ne voulut pas écouter les conseils de Paul Marty, pourtant mieux informé qu'elle des réalités locales en raison de sa qualité de chargé des Affaires musulmanes bien introduit auprès des marabouts de toutes obédiences. Elle préféra écouter ceux qui agitaient l'épouvantail du désordre et de la révolte, laissant présager les pires ennuis en provenance des Hamallistes. Ainsi va l'histoire.
Dès lors, la situation ne cessa de s'aggraver. On faisait endosser au Chérif la responsabilité du moindre incident et l'on en prenait prétexte pour persécuter ses élèves. Ce fut le début des arrestations et des déportations en masse.
Une rixe anodine survenue à Nioro en 1923 motiva la convocation de Chérif Hamallâh à Bamako, à six cents kilomètres de son domicile. Le gouverneur, monté contre lui par son entourage, le reçut d'une façon grossière :
— On dit que tu prétends parler directement avec Dieu. Demande-lui donc, si tu le peux, de me casser la tête avec le toit de mon palais.... s'esclaffa-t-il.
Par l'intermédiaire de l'interprète, le Chérif fit la réponse suivante :
— Interprète, dis au gouverneur de mieux ouvrir sa bouche (littéralement, en bambara : «de faire de meilleurs voeux»). Je n'ai pas à m'adresser à Dieu pour demander sa vie ou sa mort. Je sais seulement que lorsque Dieu met un homme à la tête ne serait-ce que de cinq personnes, c'est qu'il a de la considération pour lui ; à plus forte raison quand il le place à la tête d'un pays aussi grand que le Soudan. Or, quand Dieu a de la considération pour un homme, il exauce ses voeux. Il aurait donc mieux valu, pour le gouverneur, demander à Dieu de vivre longtemps afin de bien bénéficier de la fonction qu'il occupe. Vivre est certainement meilleur que mourir car ici, au moins, il est assuré d'avoir une place excellente, tandis qu'il ignore s'il en sera de même dans la vie future.
On comprendra aisément que, pour un gouverneur tout puissant, exclusivement habitué à entendre : « Oui, Monsieur le Gouverneur... », « A vos ordres, Monsieur le Gouverneur... » , de telles paroles étaient inadmissibles. Au comble de la colère et de l'indignation, il décréta immédiatement la déportation du Chérif. On ne permit même pas à celui-ci de retourner à Nioro voir sa famille. On lui passa les menottes et, séance tenante, il fut conduit sur Saint-Louis-du-Sénégal où il fut placé en résidence surveillée.
En 1924, des incidents survinrent à Kiffa (actuelle Mauritanie). Bien que le Chérif se trouvât à cette époque en résidence à Saint-Louis, on l'en rendit personnellement responsable. On en prit prétexte pour le retirer de Saint-Louis où son influence commençait à rayonner sur la population et à entraîner de nombreuses conversions et on le transféra à Muderdra, en Mauritanie.
En 1930, alors qu'il se trouvait toujours à Muderdra, des bagarres éclatèrent à Kaedi (Sénégal) entre des membres de l'ethnie marka. Le promoteur de ces incidents était parfaitement connu. Mais c'était un Hamalliste. Aussi en imputa-t-on la faute à Chérif Hamallâh qui, de Muderdra, fut déporté en Côte-d'Ivoire, à Adjopé, dans une zone particulièrement humide. Sans doute n'ignorait-on pas que la meilleure façon de tuer un Maure, habitué à vivre sous une tente, au grand air, était de le faire vivre dans une maison humide....
Dès lors, l'accès de la Côte-d'Ivoire fut interdit à tous les Maures afin que nul ne puisse prendre contact avec le Chérif. C'est pourquoi jusqu'en 1936, date du retour du Chérif au Soudan, les Maures furent constamment expulsés de Côte-d'Ivoire.
Pendant toute cette période, la vie devint intenable pour les Hamallistes. Toute difficulté rencontrée par l'Administration où que ce soit leur était imputée. Si quelqu'un refusait de payer ses impôts, on l'accusait de hamallisme. Pour se venger d'un ennemi, il suffisait de le dénoncer comme « dangereux hamalliste » et il était embarqué sans autre explication. Les fidèles de Chérif Hamallâh, notamment tous ses principaux moqaddem, furent déportés et dispersés aux quatre coins de l'Afrique occidentale et équatoriale française. Mais par un curieux retournement du sort, ces mesures allaient à l'encontre du résultat recherché. Partout, en effet, où les exilés s'installaient, ils prenaient racine et fondaient des zaouïas qui connurent, par la suite, un grand essor. De chaque anneau que l'on séparait de sa chaîne sortait une chaîne nouvelle. Ainsi l'activité des ennemis de Chérif Hamallâh, qui éperonnaient une Administration mal éclairée sur ces problèmes spirituels, paraissait-elle vouée à un échec perpétuel.
En 1936, grâce à l'avènement du Front populaire, tous les détenus politiques furent libérés par décision du gouvernement français. Chérif Hamallâh put enfin quitter la Côte-d'Ivoire et rentrer à Nioro.
Mais ses ennemis étaient toujours là et ils n'avaient pas désarmé. Les grands marabouts toucouleurs, voyant l'Administration nouvelle se désintéresser du Chérif, craignirent que les prérogatives dont ils jouissaient ne passent à ce dernier dont l'audience populaire ne cessait de croître. Aussi décidèrent-ils une nouvelle fois de lui nuire et cherchèrent-ils un prétexte sur lequel s'appuyer. Ils ne tardèrent pas à le trouver.
Chérif Hamallâh, à son retour, avait déclaré à ses élèves qui lui faisaient fête : « Ce ne sera pas pour très longtemps. Je me considère comme encore en voyage. » En raison de l'insécurité permanente dans laquelle il se trouvait, il avait abrégé la durée de ses prières canoniques, les ramenant de quatre rekkat à deux rekkat 41 ainsi que le permet la loi islamique pour les cas de voyage, de danger ou de guerre. Il n'avait conseillé à personne de l'imiter, ce qui n'empêcha pas certains de ses élèves — particulièrement ceux qui appartenaient à l'ethnie marka et qui étaient perpétuellement en voyage pour leur commerce — de suivre son exemple.
Dès qu'ils apprirent la chose, les antagonistes de Chérif Hamallâh coururent prévenir les autorités françaises que Chérif Hamallâh préparait la « guerre sainte » puisqu'il priait par deux rekkat au lieu de quatre. Ils oubliaient simplement de préciser que cette pratique, effectivement valable en temps de guerre, était également valable pour les simples voyages et l'état d'insécurité.
Le Chérif fut convoqué. Là encore, l'entretien fut mémorable, le Chérif ayant demandé au commandant combien la France avait prescrit de rekkat, pour savoir s'il avait enfreint à ses ordres. Heureusement, le Chérif fut renvoyé chez lui sans suites fâcheuses.
L'attention de la nouvelle administration coloniale issue du Front populaire n'en avait pas moins été attirée sur Chérif Hamallâh dont le dossier prit un caractère politique. On ne lâchait pas en vain, à l'époque, les mots fatidiques de « guerre sainte » ! De ce jour, la surveillance redoubla envers les Hamallistes qui, désormais, furent considérés comme « anti-Français ». Les vexations à leur encontre se multiplièrent. Certains d'entre eux commencèrent à s'énerver. Cet état de persécution latente se poursuivit sans que, pour autant, l'Administration française prit une décision nette à l'encontre du Chérif. Déçus, les ennemis de ce dernier cherchèrent un nouveau moyen de lui créer des difficultés dont, autant que possible, il ne pourrait se sortir. Ils le trouvèrent en organisant une provocation cruelle qui devait aboutir aux incidents fatals d'Assaba. C'était en 1940.
Une famille maraboutique de Nioro (les Kaba Diakité), opposée à Chérif Hamallâh, chercha à provoquer un incident. Il se trouvait que les Kaba Diakité étaient les hôtes (logeurs) traditionnels d'une tribu maure ennemie du clan de Chérif Hamallâh. Cette opposition ancestrale s'était encore accentuée du fait que les tribus apparentées au Chérif avaient, avec lui, embrassé la Tidjaniya alors que les autres tribus relevaient de la Qadriya. Comme toujours, la religion servait de prétexte à un conflit d'origine purement humaine, en l'occurrence une rivalité tribale.
Les Kaba Diakité demandèrent à leurs hôtes de provoquer leurs adversaires ancestraux, ce qui n'était pas pour leur déplaire. Ils n'y allèrent pas de main morte. Un jour où leur tribu s'était déplacée, ils croisèrent une caravane que conduisait le fils aîné de Chérif Hamallâh. Immédiatement, ils se jetèrent sur la caravane, s'emparèrent du jeune homme et se mirent à l'insulter :
« Toi et toute ta famille êtes de faux Chérifs. Mais nous allons en avoir le coeur net. Le feu de Dieu ne devrait pas brûler un chérif, n'est-ce pas ? Eh bien ! Nous allons te soumettre à son épreuve. » Et ils maintinrent le jeune homme debout, nu-pieds, sur le sable brûlant qui venait de servir à préparer un méchoui.
Avant d'être saisi par ses ennemis, le fils de Chérif Hamallâh avait interdit à ses compagnons d'intervenir pour le défendre. Ils étaient en effet moins nombreux que leurs assaillants et il craignait que l'affrontement ne se termine par un massacre. Ils ne bougèrent donc pas, rongeant leur frein. Après le supplice, ils recueillirent le jeune homme dont la plante des pieds avait été très gravement brûlée et le transportèrent à Nioro où son état nécessita une hospitalisation. Une enquête fut ouverte.
Craignant peut-être des troubles ou de nouvelles provocations, Chérif Hamallâh interdit à tous ses partisans, même aux membres de sa famille, de rendre visite à son fils à l'hôpital, leur conseillant d'attendre que l'Administration fasse son travail et que justice soit rendue, les coupables étant connus. La zaouïa resta donc totalement en dehors de cette affaire.
Ce mutisme inquiéta l'Administration, qui se demanda si quelque chose ne se préparait pas. Pour tâter le terrain, le commandant convoqua Chérif Hamallâh. Il lui demanda ce qu'il pensait de cette affaire et ce qu'il convenait de faire. A cette question inattendue, le Chérif répondit à sa manière coutumière, toujours aussi directe et dépourvue de toute diplomatie : « De qui, lui demanda-t-il, relève donc la justice? Certainement pas de moi. Je ne suis d'ailleurs pas personnellement la victime. La victime est majeure, et connue. C'est à elle qu'il convient de poser la question. Puisque c'est à vous de rendre la justice, que vous avez vu la victime et également vu les bourreaux qui sont arrêtés, je ne vois pas pourquoi vous me demandez ce qu'il convient de faire. »
Les responsables de l'incident avaient en effet été arrêtés, puis assignés à résidence à Nioro dans un campement où ils vivaient comme à leur ordinaire et où on leur apportait tout ce dont ils avaient besoin. Deux mois plus tard, ils furent purement et simplement relâchés.
Heureux de s'en être tirés aussi facilement, ils composèrent alors un poème au titre évocateur : « Autour de la rôtisserie », poème qu'ils firent diffuser dans toute la Mauritanie par des chanteurs accompagnés de tambours. Or, la tribu maure à laquelle appartenait l'épouse du Chérif, mère du jeune supplicié, était une tribu guerrière. Il existe en effet, en Mauritanie, trois catégories de tribus : Ces rudes guerriers, fouettés dans leur orgueil, avaient en vain attendu une réaction de la part de Chérif Hamallâh. Excédés, ils étaient venus le trouver pour lui demander ce qu'il fallait faire. « Laissez à Dieu le soin de rendre la justice », s'était-il contenté de leur répondre.
Sur le moment, ils acceptèrent de temporiser et les choses auraient pu en rester là si leurs adversaires, ne voyant rien venir, n'avaient renchéri en composant un nouveau chant encore plus insultant que le précédent, adressé à tous les Maures non Tidjani et intitulé : « Venez à la rescousse, il n'en résultera rien », c'est-à-dire « vous ne risquez absolument rien ». Ce nouveau chant fut, lui aussi, diffusé à travers tout le pays.
Cette fois, c'en était trop pour les oncles du jeune homme, particulièrement visés à travers le poème. « Si Chérif Hamallâh accepte de se laisser traîner dans la boue, dirent-ils, nous, nous montrerons à nos adversaires que, de tout temps, nous avons été leurs vainqueurs. » Cela dit, ils réunirent une troupe de guerriers et partirent en campagne contre la tribu qui avait attaqué leur neveu. La provocation portait ses fruits.
Ils trouvèrent ceux qu'ils cherchaient au lieu-dit Assaba, un site de dunes mortes. Hélas ! Ivres de fureur, ils massacrèrent tous leurs ennemis sur place. Il n'y eut presque pas de rescapés.
Ayant le sentiment d'avoir vengé leur neveu, ils se calmèrent aussitôt et lorsque sept gardes civils accompagnés d'un médecin vinrent pour les arrêter, ils n'opposèrent aucune résistance alors qu'ils auraient pu n'en faire qu'une bouchée, ce qui montre bien que leur action était purement privée et n'avait rien à voir avec la « révolte anti-française» dont on les accusa.
La réaction de l'Administration fut sévère. Nous étions, rappelons-le, en 1940, à un moment où la France était déchirée entre vichystes et gaullistes. Etre accusé d'hostilité envers la France revenait à être accusé de complicité envers l'ennemi en l'occurrence les gaullistes.
L'Administration, sensibilisée par les événements d'Europe, poussée à bout par les ennemis du Chérif qui présentaient celui-ci comme un dangereux rebelle, ne pouvait imaginer que la réserve de cet homme venait avant tout de son détachement à l'égard des événements purement temporels, lui qui n'avait même pas voulu réagir devant le supplice imposé à son fils et qui s'efforçait d'appliquer en tout l'enseignement du Cheikh Ahmed Tidjani : « Si vous recevez des coups, ne les rendez pas. » Faute de comprendre, on supposait le pire.
Une fois encore, on le considéra comme personnellement responsable des événements d'Assaba. Ne trouvant, et pour cause, aucune preuve de sa participation aux événements, il ne fut pas possible de le déférer devant le tribunal, mais on lui appliqua une formule administrative qui donnait au gouverneur le droit de déporter qui il voulait, sur décision personnelle. Un matin, très tôt, un groupe de gardes vint le chercher. Vêtu d'un léger boubou de coton, il s'avança au-devant d'eux. Là encore, il s'interdit de réagir. Alors qu'un seul mot de lui aurait pu dresser des milliers d'hommes pour le défendre, il ne voulut même pas rentrer dans sa maison pour y chercher des vêtements, de peur de réveiller sa famille et que les cris des femmes ne provoquent une émeute. Il suivit donc les gardes pour ne jamais revenir. Les rares témoins de cette scène rapportèrent que ses seules paroles furent celles que l'on prononce au pèlerinage et devant la mort : « Rabbi labaïka ! Rabbi labaïka ! Seigneur, me voici ! Seigneur, me voici ! »
Il fut d'abord emmené à Gorée, au Sénégal, puis à Casseigne, en Algérie, ensuite à Vals-les-Bains, en Ardèche, avant d'être transféré à Évaux. Il y contracta une maladie de poitrine et fut transporté à l'hôpital de Montluçon où il mourut en janvier 1943 42. Il repose à Montluçon, au Cimetière de l'Est où sa tombe connaît un afflux de plus en plus grand de pèlerins africains.

Tel fut le destin extérieur de Chérif Hamallâh, l'homme « dont les pieds reposaient très haut au-dessus de cette terre ».
Il nous a paru nécessaire de retracer sa vie afin d'éclairer les événements dont sera victime Tierno Bokar, événements qui se déclenchèrent au lendemain de sa rencontre avec Chérif Hamallâh.

Rencontre de Tierno Bokar avec Chérif Hamallâh

C'est en 1937, soit un an environ après le retour du Chérif de la Côte-d'Ivoire, que Tierno Bokar eut l'occasion de se rendre à Nioro, comme il le souhaitait depuis si longtemps.
Cette année-là, Tierno avait été appelé à Bamako pour présider au partage de la succession de son demi-frère aîné, Amadou Salif Tall. Son ami fidèle Tidjani Amadou Ali Thiam l'accompagnait.
A soixante-deux ans, Tierno Bokar se rendait dans une très grande ville pour la première fois, ses précédents déplacements l'ayant mené au plus loin à Ségou et à Mopti. A Bamako, il découvrit les techniques nouvelles ; il connut l'électricité, la voie ferrée ; il vit des avions. Il n'en retira que des satisfactions de curiosité et quelques images qu'il sut incorporer avec bonheur dans ses enseignements ultérieurs.
Une fois la succession heureusement réglée, Tierno m'appela auprès de lui. Il me déclara :
— Amadou, il me faut maintenant faire la lumière sur la situation de la Tidjaniya. De Dinguiraye, de Nioro, de Kayes, de Ségou et de Bamako, on me pose sans cesse des questions sur l'orthodoxie des « onze grains » au regard de la Tidjaniya. J'ai toujours répondu que je ne pouvais porter un jugement en cette affaire sans avoir vu personnellement le Chérif Hamallâh, qui est devenu l'un des maîtres les plus populaires de la Voie Tidjani. J'ai donc l'intention de profiter de ce voyage pour me rendre à Nioro.
Fort de mon expérience personnelle de fonctionnaire auprès de l'Administration française, j'estimai de mon devoir de mettre Tierno en garde sur les conséquences qui pourraient en résulter pour lui :
— A tort ou à raison, lui dis-je, le Chérif de Nioro a une fâcheuse réputation auprès de l'Administration. Il a été présenté comme un « anti-français » par d'éminentes personnalités religieuses dont la parole ne saurait être mise en doute par l'Administration qui les considère comme ses alliées. Aujourd'hui, le divorce est consommé.
L'intransigeance des Toucouleurs d'un côté, l'enthousiasme des Marka et des Maures de l'autre ont compliqué le problème. Des querelles totalement étrangères aux questions religieuses se sont surimposées à l'affaire. Les « onze grains » sont maintenant aux prises non seulement avec les « douze grains » de même obédience Tidjani, mais encore avec des membres de la confrérie Qadri. Il vaudrait mieux que tu t'abstiennes, ou que tu demandes à voir le Chérif officiellement, avec l'accord des autorités.
— Je ne répugne pas à demander quoi que ce soit, tu le sais, me répondit-il. Mais si l'on savait que je vais à Nioro, toutes les parties de ce procès prendraient je ne sais quelles dispositions. Je préfère surprendre tout le monde.
— Tu risques de récolter bien des ennuis, Tierno, et des ennuis venant de toutes parts.
— Connais-tu un homme de Dieu qui ait vécu et qui soit mort sans ennui ? Trouve-moi plutôt une occasion de partir incognito à Nioro.
J'accédai à sa demande et réussis à organiser son voyage comme il me le demandait.
Laissant à Bamako son ami Tidjani Amadou Ali Thiam, Tierno embarqua dans un méchant camion. Pendant vingt-quatre heures, il cahota sur une piste qui étire sur quatre cent cinquante kilomètres son sillon de sable et de cailloux à travers les épineux. Le camion arriva à Nioro vers onze heures du matin, une heure avant la prière de zohour (prière du milieu du jour).
Le jour même, peu après la prière de l'aurore, Chérif Hamallâh avait appelé son homme de confiance, Amadou Ould Brahim, le plus instruit de ses élèves, et lui avait dit :
— Amadou, je recevrai aujourd'hui un étranger. Ce sera ma part dans la succession d'El Hadj Omar. Veillez tous à ce qu'il ne connaisse pas la nostalgie (c'est-à-dire qu'il n'ait pas à regretter sa propre maison).
Aussi, lorsque Tierno se présenta à la zaouïa vers onze heures, Amadou Ould Brahim et d'autres élèves se précipitèrent pour le recevoir. Lorsqu'il eut décliné son nom (Tierno Bokar Salif Tall), Amadou Ould Brahim, reconnaissant un membre de la famille d'El Hadj Omar, fut au comble de l'étonnement :
— Cheiknâ (Notre Maitre) nous a annoncé ton arrivée aujourd'hui, s'exclama-t-il.
Immédiatement, Amadou Ould Brahim envoya prévenir Chérif Hamallâh que l'étranger annoncé par lui était arrivé. Chérif Hamallâh n'ayant pas coutume de sortir de sa demeure avant la prière de zohour, on installa Tierno dans une case de la concession. Il fit sa toilette, changea de vêtements puis, ses bagages rangés, vint attendre dans la zaouïa au milieu des élèves.
Peu avant l'heure de la prière de Zohour, le Chérif apparut. Chacun put voir qu'il portait exactement le même vêtement que Tierno : même boubou, même tourtil (léger boubou de dessous), même bonnet. On eût dit qu'ils étaient le reflet l'un de l'autre, Tierno, comme il me le raconta, en resta sans paroles. Chérif Hamallâh se précipita vers lui, lui donna la main et sourit :
— Eh bien, dit-il, nous sommes habillés de la même façon.
A ce moment, l'appel à la prière retentit. Chacun se disposa en rangs derrière le tapis de prière du Chérif, qui avait coutume de diriger la prière 43. Un adepte d'origine chérifienne, Moulaye Ismaïl, était placé au premier rang, juste derrière le Chérif. Il céda sa place à Tierno et passa lui-même au second rang, chacun de ceux qui étaient derrière lui se décalant également d'un rang.
Le Chérif vint prendre place. Avant de commencer la prière, il se retourna, vit Tierno derrière lui et, le tirant par un pan de son boubou, le fit venir à sa droite, sur son propre tapis. Moulaye Ismaïl et tous ceux qui s'étaient décalés avancèrent d'un rang et reprirent leur place habituelle.
Il ne s'agissait pas là, de la part du Chérif, d'un simple geste de courtoisie. Il entendait, par ce geste de grande considération spirituelle, imposer Tierno Bokar à ses élèves. Certains d'entre eux, instruits par une dure expérience, voyaient en effet en tout étranger, et particulièrement en un Tall, un agent à la solde des Toucouleurs envoyé pour espionner leur Cheikh. Le patronyme de Tierno le rendait tout spécialement suspect à leurs yeux. En faisant prier l'étranger à sa hauteur, le Chérif le couvrait, en quelque sorte, de son manteau.
Après la prière rituelle, Chérif Hamallâh, comme à son accoutumée, resta trente minutes à prier à voix basse. Puis il donna sa bénédiction à tous et, se tournant vers Tierno Bokar, il lui dit :
— J'aurais voulu te loger chez moi, mais tes parents toucouleurs de la ville pourraient s'en froisser et se sentir gênés s'ils voulaient te rendre visite. Tu logeras donc au sein de la concession, mais dans la demeure de Bouyed Ould Cheikh Siby.
Il se tourna vers Moulaye Ismaïl, celui qui avait cédé sa place à Tierno :
— Moulaye Ismaïl, tu vas te mettre au service de Tierno Bokar pendant tout son séjour chez nous. Ne considère pas ta qualité de Chérif et sers-le.
Puis, comme il en avait l'habitude, il rentra dans ses appartements pour n'en sortir qu'à la prière de asr (milieu de l'après-midi).
Une fois Tierno installé chez Bouyed Ould Cheikh Siby, Moulaye Ismaïl vint se mettre à son service. Il veillait à la satisfaction de tous ses besoins domestiques, lui faisait son thé et lui tenait compagnie. Apparemment, Tierno et le Chérif ne se voyaient qu'aux heures de prière.
Tierno était là depuis trois jours quand, une nuit, Moulaye Ismaïl fut frappé de dysenterie et obligé de sortir plusieurs fois de la case pour se rendre aux toilettes. Comme dans beaucoup de concessions africaines, celles-ci se trouvaient en plein air, entourées d'un petit muret. Or, à trois heures du matin, par-dessus le petit muret, Moulaye Ismaïl vit Tierno Bokar sortir de sa case et se diriger vers la maison de Chérif Hamallâh. Sa curiosité éveillée, il voulut voir jusqu'où Tierno irait. Au même moment, il vit apparaître, du côté de la maison du Chérif, un rai de lumière provenant de la torche que le Chérif avait coutume de porter sur lui une fois le soir tombé. Le rayon de lumière se rapprocha de Tierno. C'était bien le Chérif. Ils se rejoignirent à mi-chemin et commencèrent à parler à voix basse, tout en cheminant lentement. Moulaye Ismaïl n'entendait pas ce qu'ils se disaient mais, cloué par la surprise, il resta là à les regarder. Il les vit se diriger à pas lents, tout en parlant, vers la porte du Chérif, puis revenir vers lui, repartir et revenir sans cesse. Il en fut ainsi jusqu'à ce que retentît l'appel à la prière du matin, après quoi chacun rentra chez soi.
C'est ainsi que Moulaye Ismaïl découvrit que Tierno Bokar et Chérif Hamallâh se voyaient chaque nuit, à partir de trois heures du matin, quand toute la zaouïa était plongée dans le sommeil. C'est dire que, durant son séjour, Tierno dormit fort peu. Il n'utilisa d'ailleurs jamais le lit que le Chérif avait fait préparer pour lui. Quand le sommeil le prenait, il s'allongeait sur la peau que son hôte lui avait offerte en guise de tapis de prière 44.
Tierno resta quinze jours dans la zaouïa de Nioro. Plus tard, il me dit avoir eu quinze entretiens avec le Chérif, ce qui signifie qu'ils se virent chaque nuit, et dès le début. Au cours de leurs entretiens nocturnes, il put, me dit-il, poser au Chérif toutes les questions qu'il voulut en vue de déterminer sa position. N'oublions pas que, depuis la lettre de Alpha Hassim Tall, il était informé de certains moyens occultes permettant de reconnaître le nouveau Pôle de la Tidjaniya. Toujours est-il que Tierno, qui n'était pas un naïf, fut entièrement convaincu de la validité spirituelle de Chérif Hamallâh, tant sur le plan de la Tidjaniya que sur le plan islamique en général. Aussi lui demanda-t-il de lui renouveler son wirdou dans la formule des « onze grains », ce que le Chérif accepta.
Une grande réunion rassemblant tous les élèves fut organisée à cet effet quelques jours avant le départ de Tierno. Celui-ci s'assit sur ses talons, face au Chérif, les mains croisées sur les genoux, le buste affaissé, le menton sur la poitrine.
Chérif Hamallâh — qui était plus jeune que Tierno — lui demanda :
— Tierno Bokar, de nous deux, lequel est le plus âgé ?
— Je suis né avant toi, mais tu es plus âgé que moi 45.
— Nous aurions souhaité que la descendance d'El Hadj Omar fût toute à ton image. Mais ce que Dieu fait est bien fait. Tant qu'il existera des descendants d'El Hadj Omar sur cette terre, il y en aura toujours au moins un qui héritera l'amour de son ancêtre pour le Prophète et pour sa descendance.
Après un instant de silence, le Chérif attaqua le vif du sujet :
— Bokar Salif, t'est-il arrivé de faire une retraite spirituelle ? T'est-il arrivé, pour lever une hésitation, de faire l'Istikhar 46. Tierno, qui avait jusque-là gardé la même position, se redressa.
— Quelle coïncidence! dit-il. Je savais que ce serait la première question que tu me poserais. Effectivement, j'ai fait une telle retraite, et voici pourquoi.
« Depuis quelque temps, l'obscurité régnait au fond de mon coeur. Je recevais des lettres de mes parents foutanké 47 et même du Chérif El Moktar, me disant qu'il ne fallait pas suivre le chemin de Chérif Hamallâh et que ni eux ni l'Administration ne souhaitaient voir les foules s'engager derrière lui.
« Je lisais ces lettres, dans ma zaouïa, à certains de mes amis. Mais le poids inconnu qui pesait sur ma poitrine s'alourdissait. Mes compatriotes se réjouissaient sans que je connaisse le motif de cette joie. La doctrine Tidjani, que j'interrogeais, restait muette. Les oulémas toucouleurs que je questionnais lançaient l'anathème contre toi et tes partisans. C'est alors que je décidai de faire l'Istikhar pour que Dieu me fasse connaître qui tu étais en réalité.
« Sept jours après que j'eus terminé l'Istikhar, Dieu m'envoya un rêve. Je vis onze hommes qui marchaient dans une forêt au crépuscule et, parmi eux, je reconnus le Chérif El Moktar. Ils étaient tous couverts de bourbouille 48 et souffraient de fortes démangeaisons. Ils allaient titubant dans le sable, déchiraient leurs vêtements et se grattaient jusqu'au sang.
Je me suis joint à eux et, aussitôt, j'ai contracté leur mal. Nous arrivâmes sur une éminence et nous aperçûmes, au-delà, une vaste plaine dans laquelle un étang s'étendait à perte de vue. L'eau de cet étang était blanche comme du lait. “Nous allons nous laver et boire”, dit l'un d'entre nous.
« Nous pressâmes le pas. Un homme ailé sortit de l'eau. Il étendit les bras et nous dit : “Il est interdit d'entrer dans cet étang. — Un Chérif est parmi nous. Laisse-nous boire. — Je vous connais tous beaucoup mieux que vous-même, répliqua-t-il, mais vous n'entrerez pas dans l'étang avant l'arrivée de son propriétaire.” « Un vent de tornade se leva qui fit monter de l'horizon un nuage scintillant. De ce nuage s'échappait un chant. Nous reconnûmes la formule du dhikr: Lâ ilâha illa'Llâh 49. — Figés de crainte, nous regardions venir sur nous cette étrange nuée. Elle arrivait dans le ciel comme un cheval au galop. Lorsqu'elle fut parvenue au zénith elle se désagrégea. Elle était faite d'une foule d'hommes ailés et le mouvement de leurs ailes provoquait le scintillement qui nous avait frappés. Les hommes pénétrèrent dans l'étang et s'évanouirent. D'un seul mouvement, les douze que nous étions se portèrent en avant pour les suivre. Le gardien s'y opposa d'un geste. Une autre rafale de vent nous apporta un second nuage d'hommes ailés qui reproduisirent les gestes des premiers. Puis un troisième. Les nuages étaient toujours plus scintillants et les voix qui chantaient la formule sacrée devenaient, à chaque renouvellement des nuées, toujours plus harmonieuses. Derrière le troisième nuage, un homme à cheval parut. Le cavalier était masqué et il tenait un chapelet dans sa main. A la tête du cheval, El Hadj Omar tenait la bride.
A ces mots, le Chérif interrompit Tierno :
— Comment as-tu reconnu El Hadj Omar?
Tierno répondit :
— Son nom était inscrit en lettres de feu sur sa poitrine. Le cheval se cabrait dans le vent. El Hadj Omar s'accrochait à la bride. Une rafale retroussa la crinière du cheval et fit glisser le chèche sur le visage du cavalier. J'atteste devant Dieu que le visage qui m'apparut alors, je m'en aperçois aujourd'hui, était le tien.
« Le cavalier dit au gardien : “Que veulent ces gens ? — Ils veulent boire”, répondit-il.
« Le cavalier descendit de cheval et s'avança vers la mare. Un souffle d'une violence inouïe se leva alors, à côté duquel les rafales précédentes n'étaient que brises légères. Les douze furent dispersés dans la poussière. L'homme qui avait ton visage prit de l'eau lactée dans le creux de ses mains et m'en aspergea. Ma soif et mes démangeaisons cessèrent. J'entendis une voix qui dominait celle du vent crier à mes oreilles : “Tu boiras et tu te laveras; mais plus tard, pas aujourd'hui...”
« Je me suis réveillé, brisé par ce rêve. Depuis, j'ai cessé de lire en public et de copier pour les diffuser ces lettres qui te condamnaient et qui avaient ainsi jeté le trouble en mon âme. Ce rêve date de quatre ans. Il est tellement présent à ma mémoire que j'en arrive à douter qu'il s'agisse d'un rêve.
Mes tourments ne cessèrent pas, cependant, du jour au lendemain. L'importance de la décision que je venais de prendre m'apparut au grand jour. J'avais rompu avec les miens. J'en souffrais si fort que, trois jours après la réponse à mon Istikhara, j'en fis un autre, simple celui-ci ; j'eus le bonheur de voir en rêve El Hadj Omar lui-même, qui me rassura. Le désir de te connaître n'avait fait que grandir en moi depuis quatre ans. La mort de mon frère aîné m'a donné l'occasion d'aller à Bamako et, aujourd'hui, je viens jusqu'à toi.
— N'as-tu pas peur de la colère des tiens ? demanda le Chéri à Tierno. Ils en auront le coeur gonflé. Ils te traiteront comme quelqu'un qui a humilié leur famille. Ils te combattront.
« Vois ma main, ajouta-t-il. C'est comme si elle contenait une braise rouge et que la main de toute personne que je rencontre soit remplie de poudre. Il suffit que je lui donne le Tajdid 50 pour que cela explose. N'as-tu pas peur ?
— Cela m'est égal, répondit Tierno.
Trois fois, le Chérif lui posa la même question. Trois fois, Tierno répondit: «Cela m'est égal. »
Le Chérif se concentra un moment puis, levant le front et se tournant vers les élèves maures qui remplissaient la salle, il dit :
— Je prends Cheikh Ahmed Tidjani et vous tous à témoin. Je donnerai aujourd'hui à Tierno Bokar la clef qui lui permettra d'ouvrir les secrets contenus dans la demeure de Cheikh Tidjani.
Puis, prenant les mains de Tierno Bokar dans les siennes, il procéda au Tajdid :
« Je renouvelle ton wirdou. Je renouvelle ton grade de moqaddem, cette fois-ci dans le rite des “onze”. Une fois de plus, je déclare que le “douze” n'est pas une erreur.
« Tout moqaddem que tu as déjà nommé et qui consentira à te suivre dans le rite des “onze”, s'il te demande le Tajdid, donne-le lui ; je le confirme dans son grade de moqaddem. En revanche, tu ne nommeras pas de nouveaux moqaddem.
Tous les élèves s'approchèrent, prirent à tour de rôle la main de Tierno Bokar et lui demandèrent sa bénédiction.
Moulaye Ismaïl me raconta plus tard que Chérif Hamallâh, parlant un jour de Tierno à ses adeptes, avait dit : « Parmi tous les hommes qu'il m'a été donné de rencontrer, Tierno Bokar est l'un de ceux qui ont pénétré le plus profondément les secrets de la Tidjaniya contenus dans la Djawahira-el-Maani (Perle des Significations) et dans Er-Rimaa (les Lances), le livre d'El Hadj Omar.
Quelques jours avant le départ de Tierno, après la prière de asr, alors que le soleil commençait à perdre de son ardeur, Chérif Hamallâh demanda à tous ses élèves de l'accompagner dans la promenade qu'il avait coutume de faire en dehors de Nioro pour aller prendre l'air. Il se rendit dans les champs d'arachides qui avoisinent la ville et proposa aux élèves de glaner les fruits restés enfouis dans le sol après la récolte.
Quand ils furent parvenus dans un champ, chacun se dispersa pour ramasser les fruits. Le Chérif mettait dans le creux de sa main ceux qu'il trouvait. Quand il en eut une poignée pleine, il la tendit à Tierno :
— Tiens ! lui dit-il, voici une bonne provision.
Ce que voyant, dès que les élèves avaient réuni une poignée d'arachides, ils venaient la remettre au Chérif qui la tendait à son tour à Tierno en disant :
— Ajoute-la aux autres.
Lorsque le pan du boubou de Tierno fut rempli par plusieurs kilos d'arachides, le Chérif donna le signal du retour. Selon les grands élèves, qui connaissaient la retenue habituelle de leur maître dont les gestes n'étaient jamais dépourvus de signification, le Chérif avait, ce jour-là, fait montre d'une extrême sympathie envers Tierno. Par la suite, Tierno conserva précieusement ces arachides, n'ayant jamais voulu les partager avec qui que ce soit.
La veille du jour fixé pour le départ, le Chérif fit apporter des provisions de route.
— Je vais vers le pays où l'on trouve du sucre, dit Tierno. Garde tes provisions.
— Je tiens à ce que tu emportes un peu de tout ce que je mange, lui répondit le Chérif.
Les serviteurs apportèrent des couffins pleins de dattes, des quartiers de viande séchée et une outre pleine de beurre de vache. On apporta trois kilos de thé, cinq pains de sucre et aussi des pommes venues de la métropole, que le Chérif appréciait.
Le lendemain, à l'aube, quittant le Chérif qu'il ne devait jamais revoir, Tierno Bokar Salif montait dans un camion qui devait l'amener, au terme de sa première étape, à Koniakari, dans le Kârta de Diombogho. Pour aussi rapide qu'ait été son véhicule, plus rapide encore avait été la nouvelle qui le précédait:
« Un Tall a trahi la cause des “douze” !»

Début des persécutions

A peine Tierno avait-il reçu son Tajdid que la nouvelle en avait été connue dans toute la ville. Le chef des Tall de Nioro avait immédiatement télégraphié dans toutes les cités et toutes les régions où se trouvaient des Tall pour leur apprendre que Tierno Bokar venait de trahir la cause d'El Hadj Omar et qu'il convenait de rompre tout lien de famille et toute relation avec lui. A toutes les étapes de la route entre Nioro et Bandiagara, les descendants d'El Hadj Omar attendaient leur cousin. Tierno entrait dans l'épreuve.
A Koniakari où résidait une branche de sa famille, Tierno ne fut pas reçu. Pour qui sait ce qu'est l'hospitalité africaine et quelle obligation sacrée elle représente pour ceux qui la doivent, c'était là une offense on ne peut plus grave.
Les choses auraient pu cependant être pires et basculer vers le drame car les Tall de Koniakari avaient décidé de provoquer Tierno dès son arrivée dans la ville. Ils en informèrent le Chef de canton, Dembasadio Diallo. Heureusement celui-ci, qui avait été initié à la Tidjaniya par Tierno, lui était fort attaché. Ses fonctions ne lui permettaient pas de montrer ouvertement cet attachement, mais il sut désamorcer le complot.
— Vos différends entre « onze grains » et « douze grains » ne me regardent pas, dit-il aux Tall. Je suis Chef de canton, je représente l'autorité française dans ce pays et j'enfermerai quiconque essaiera de troubler l'ordre public de quelque manière que ce soit.
Rafraîchis par ce langage, les Tall de Koniakari se tinrent cois. Tierno pu traverser la ville sans encombre et poursuivre sa route.
A Kayes, les Toucouleurs se rendirent en cortège chez leur chef Bassirou Mountaga Tall et l'invitèrent à réagir contre la présence de Tierno. Bassirou, plus sensible aux traditions familiales qu'aux rivalités de l'heure, même affublées de l'épithète « religieuses », refusa de les entendre.
— Si j'ai à combattre mon cousin Tierno Bokar, dit-il, je le combattrai personnellement et j'en prendrai seul la décision.
Tierno, soulagé dans une certaine mesure, prit à Kayes le train de Bamako et arriva dans la capitale du Soudan dans les derniers jours de juin 1937.
Dès sa sortie de la gare, il me fit convoquer. Inutile de dire que je l'attendais avec impatience. J'accourus dans la maison où il s'était installé. Après avoir prononcé les salutations d'usage, je le questionnai sans attendre :
— Tierno, as-tu vu le Chérif ?
— Je l'ai vu, dit-il.
Pendant quelques longues minutes, il m'enveloppa d'un regard intense qui trahissait sa préoccupation. Puis, rompant son silence, il ajouta :
« J'ai vu l'homme. Je l'ai trouvé et je me suis retrouvé en lui. Je l'ai reconnu. Tout ce que j'avais, je l'ai déposé à ses pieds 51. Je lui ai demandé de me donner ce qu'il avait, et il me l'a donné.
« Je n'obligerai ni élève, ni parent, ni ami à me suivre dans cette voie. Mais quant à moi, même si ma peau devait se séparer de ma chair, ma chair de mes nerfs, mes nerfs de mes os et mes os de ma moelle, si ma moelle lâchait Chérif Hamallâh, je lâcherais ma moelle !
Voyant combien sa décision était ferme, je lui demandai :
— Depuis que Chérif Hamallâh t'a donné le Tajdid, l'as-tu toi-même donné à quelqu'un? — Non.
— Tierno, ajoutai-je, j'ai eu l'honneur de faire partie des quatre premiers petits écoliers de ton école coranique. De nous quatre, je suis le seul survivant. Aujourd'hui, je voudrais être le premier de tes adeptes. Je voudrais être ton tiolel 52.
Il me regarda longuement.
— Je te demande de bien réfléchir, me dit-il. Le Chérif m'a dit que sa main contenait une braise et que la main de ceux à qui il donnait le Tajdid contenait de la poudre. Il m'a prévenu du danger. Je lui ai répondu que cela m'était égal. Mais toi, as-tu bien réfléchi ?
— Puisque cela t'est égal, cela m'est égal à moi aussi, lui répondis-je. Mon voeu est d'être derrière toi en toutes choses. Même dans le paradis, je voudrais que tu entres avant moi et que je ne fasse que te suivre. Je serai partout avec toi et inconditionnellement avec toi. Aussi je te demande maintenant de me renouveler mon wirdou.
Et je lui tendis mes mains ouvertes, dans l'attitude de celui qui reçoit.
Il procéda au Tajdid, puis énonça la chaîne de transmission :

« Abou Bokar Salif (c'est-à-dire lui-même), Amadou Hama'Ullâh (Chérif Hamallâh), Cheikh Mohammad Lakhdar, Cheikh Tahar, Cheikh Ahmed Tidjani et Seïdnâ Mohammad, le Prophète de Dieu. »
Telle est la chaîne que j'ai reçue de lui.
Puis il me bénit.
Je ne pouvais m'empêcher, cependant, de m'inquiéter pour lui et je lui fis part de cette inquiétude :
— Tierno, te rends-tu compte que tu viens toi-même de jeter la braise dans la poudrière ? Ta famille ne te le pardonnera pas. On te créera les pires difficultés, on salira ta réputation.
— Je te croyais plus mûr, me dit-il. Aurais-je perdu mon temps à te préparer? “Mon” honneur, “ma” famille, “ma” poule, “mon” cheval, “mon” ... “mon” ... et toujours non. Vois-tu, Amadou, l'écume ne se forme à la surface des eaux que lorsque les vagues s'élèvent hautes, se cognent durement entre elles et vont finalement heurter le rivage.
« De même, tant que des formules analogues à “Donne-moi”, “Tu ne m'as pas donné”, “Tu ne dois pas avoir ça”, “Il a eu”, “Je voudrais être”, etc. s'agiteront dans notre coeur comme des vagues en furie ou des moutons effarouchés, il s'élèvera, pour obscurcir nos yeux et boucher nos oreilles, de gros nuages sombres, chargés d'éclairs et de tonnerre. Ces nuages, porteurs de calamité, terniront pour nous le ciel et l'horizon. Et nous ne discernerons plus l'aspect serein du firmament semé d'étoiles, ni les pelouses d'herbe fine sur le flanc des collines qui dévalent vers les régions où Dieu est adoré pour lui-même.
— S'il en est ainsi, tout est bien, dis-je.
Et je lui demandai l'autorisation de me rendre à Dakar car, à ma connaissance, la source de toutes les difficultés des « onze grains » se trouvait en cette ville, en la personne de certains grands marabouts toucouleurs qui avaient l'oreille du gouvernement général. L'idée me vint, au moment même, de réaliser dans cette ville une conférence publique sur l'Islam et sur la Tidianiya de manière à mettre au clair une fois pour toutes cette affaire. Je me proposai d'y aborder une étude approfondie des rites de la Tidjaniya et de leur signification, les adeptes se contentant, le plus souvent, d'une adhésion superficielle ou insuffisamment éclairée. J'espérais, naïvement peut-être, que cela contribuerait à dissiper les malentendus. Quoi qu'il en soit, je ne parlai pas à Tierno de cette idée qui m'avait traversé.
— Je vais faire l'Istikhar à propos de ton voyage, me dit-il. Je te demande d'attendre, pour décider quoi que ce soit, que j'aie reçu un éclaircissement.
Trois jours après, il me dit qu'il avait reçu une réponse favorable et que je pouvais partir. J'étais prêt. Je pris le train le soir même.
Il vint m'accompagner à la gare. Je le revois encore, tout de blanc vêtu comme à son accoutumée, portant un simple tourtil de dessous, sans coiffure. Il tenait à la main un long bâton de bambou. Dans la gare, il me donna sa dernière bénédiction et nous nous séparâmes. Je vis s'éloigner son visage au front si brillant. Je partais plein d'enthousiasme, la tête emplie d'idées et nourrissant l'espoir de pouvoir arranger les choses. Je ne savais pas que je ne le reverrais jamais.
Lors de mon séjour à Dakar, je pus réaliser, sous l'égide d'une association qui venait de se constituer sous le nom de « Fraternité musulmane », ma première conférence publique sur l'Islam et la Tidjaniya. Cette conférence connut un grand succès. Hélas, ce succès ne fit qu'exaspérer davantage les grands marabouts Tall qui étaient déjà acharnés à la perte de Tierno.
De son côté, Tierno avait repris le chemin de Bandiagara. Tidjani Amadou Ali Thiam, son fidèle ami, l'accompagnait à nouveau. La première grande ville où ils s'arrêtèrent fut Ségou, la vieille cité au bord du fleuve où Tierno avait passé les années de sa jeunesse.
Dans cette ville se trouvait Mountaga, petit-fils d'El Hadj Omar, fils d'Amadou Chékou le Lamido Dioulbé qui avait quitté le pays devant la conquête française. Les Tall, prévenus de l'arrivée de Tierno, savaient que, conformément à la coutume, la première chose qu'il ferait serait de venir saluer Mountaga en tant que chef de la maison Tall à Ségou. Ils organisèrent donc, chez ce dernier, une grande réunion pour l'accueillir à leur façon. Les griots eux-mêmes étaient là. Dans toute l'assistance, il n'y avait pas un seul lettré, pas un seul homme qualifié pour une discussion d'ordre religieux.
Comme prévu, Tierno Bokar, accompagné de Tidjani Amadou Ali, se présenta chez Mountaga dès son arrivée dans la ville. Lorsqu'il entra dans la salle, le silence se fit. Il prononça les salutations d'usage, auxquelles il fut répondu du bout de lèvres. D'emblée, Mountaga, en tant que chef des Tall, le questionna :
— Il nous est revenu que tu as demandé le Tajdid à Chéri Hamallâh et que tu l'as reconnu pour le Maître général l'Ordre Tidjani. Est-ce vrai ?
— Oui.
— Chérif Hamallâh vaut-il davantage qu'El Hadj Omar, ou bien le vaut-il seulement ?
— A quel point de vue ?
— Au point de vue de la connaissance, de la sainteté, et à tous les points de vue.
— Ta question est mal posée, dit Tierno, car en aucune façon un saint mort ne saurait être comparé à un saint vivant dans le temps du vivant 53. Il est dit qu'un saint vivant prime toujours un saint mort, mais le saint vivant doit respect et considération au saint mort et doit l'imiter dans les réalisations propres à son temps.
Ce fut un brouhaha indescriptible. On entendait fuser de tous côtés les cris des courtisans : « Renégat ! ... Tu as abandonné ta famille ... Tu as rabaissé El Hadj Omar... Tu es contre El Hadj Omar! ... »
Mountaga, bien qu'illettré, était un homme très pieux et, par ailleurs, raisonnable et mesuré. Il imposa silence à l'assemblée. Puis, se tournant vers Tidjani Amadou Ali Thiam, il lui dit :
— A mon sens, si quelqu'un, ici, a droit à la parole, c'est toi. Or tu es là et tu ne dis rien. Que penses-tu de l'action de Tierno Bokar ?
— Je pense, répondit mon père, que si Tierno Bokar avait ramené de son voyage une caisse pleine d'or, tous ceux qui, en ce moment, sont en train de le condamner sans avoir aucune connaissance des questions dont il s'agit, par simple imitation, se seraient partagé son or sans lui en demander l'origine et sans se soucier de sa pureté 54. Or, quand il s'agit de religion, Tierno Bokar est juge, et non inculpé. Vous vous indignez que Tierno Bokar récite son chapelet avec onze grains au lieu de douze, mais vous-mêmes, pour la plupart, vous ne priez pas plus à onze grains qu'à douze et vous ne vous inquiétez pas de voir aujourd'hui vos enfants fréquenter davantage le cabaret que la mosquée. C'est cela qui, pour vous, est acceptable !
Sur ces mots, il se tut.
Pour l'assistance, composée uniquement de Tall, c'était là non un langage de bon sens, mais une simple réaction de Thiam. Les Thiam n'étaient-ils pas la famille traditionnellement rivale des Tall ? N'étaient-ils pas connus pour ne jamais tenir de propos flatteurs ? Quoi qu'il en soit, ces paroles déplurent beaucoup à Mountaga qui s'en blessa.
— Puisque je connais maintenant, dit-il, la position de Tierno Bokar et la tienne, Tidjani Amadou Ali, séparons-nous.
Désormais, il n'y aura plus rien de commun entre vous et nous !
Tierno et son ami se retirèrent. Le lendemain, ils quittaient la ville et prenaient la direction de Mopti, dernière grande étape avant Bandiagara.
A Mopti, la nouvelle du ralliement de Tierno Bokar à Chérif Hamallâh était déjà connue des autorités françaises. Informé par les grands marabouts Tall, le gouvernement général de Dakar avait fait parvenir au commandant de Mopti des instructions précises : il lui fallait veiller à ce que le retour de Tierno Bokar ne troublât pas l'ordre public. A la moindre menace de troubles, il fallait le déporter et le placer en résidence surveillée loin des territoires de la boucle du Niger.
Le « grand interprète » du commandant de Mopti était alors Oumar Sy, lequel était fort attaché à Tierno, qui était son marabout. Comme tout grand interprète, il était dans les secrets des dieux et des commandants. Il eut donc vent de l'affaire bien avant l'arrivée de Tierno. Dans son désir de le protéger contre le coup monté que l'on préparait contre lui, il entreprit une manoeuvre astucieuse.
Dès qu'Oumar Sy apprit que Tierno avait quitté l'étape de Ségou, il se rendit incognito à Bandiagara, la nuit même, dans la voiture d'un ami. Il demanda une entrevue à Tidjani Aguibou Tall, fils de l'ancien roi de Bandiagara, qui était alors Chef du canton de Bandiagara et Chef du clan Tall de la ville.
— Tidjani Aguibou, lui dit-il, ton cousin Tierno Bokar va arriver à Mopti demain, sans doute dans la soirée.
D'après ce que j'ai appris, il risque d'être déporté en raison du Tajdid qu'il a reçu de Chérif Hamallâh et l'on compte se servir de toi contre ton cousin. Je suis donc venu te demander de ne pas te laisser manoeuvrer. Dans cette affaire, je serai avec toi. Si tu acceptes mon assistance, je puis me charger, par exemple, d'informer le commandant que tu as décidé de venir chercher ton cousin, que tu as toute influence sur lui du fait de ta position familiale et que tu donnes ta parole au commandant qu'il n'y aura aucun trouble. J'ajouterai que c'est là une affaire de famille dans laquelle l'Administration n'a pas à intervenir et que tu comptes régler cette affaire toi-même. Nous dirons que ceux de Dakar, de Nioro, de Kayes et de Ségou ne connaissent pas vraiment Tierno Bokar, n'ayant jamais vécu avec lui, alors que toi tu le connais, ayant toujours été auprès de lui et lui ayant même donné l'un de tes fils comme élève. Si tu viens, fais-toi accompagner par quelques notables. Mais attention ! Lorsque tu te trouveras en présence de Tierno Bokar, dis seulement que tu viens le chercher et rien d'autre. Que ni toi, ni ceux qui t'accompagneront ne parlent de religion devant Tierno pour ne pas provoquer une réaction de sa part ou une parole imprudente.
Tidjani Aguibou Tall, qui aimait bien Tierno, donna son accord. Oumar Sy revint à Mopti la nuit même, les deux villes n'étant distantes que de soixante-dix kilomètres. Le lendemain matin, comme chaque jour, il se rendit au bureau du commandant. Le soir, Tierno Bokar arrivait à Mopti où il passa la nuit, ne devant rencontrer le commandant que le matin suivant.
Au début de cette seconde nuit mouvementée, Oumar Sy vint trouver Tierno pour le prévenir qu'un complot avait été monté contre lui :
— On veut te faire passer pour un agitateur, prêt à faire parler la poudre dans la montagne, lui dit-il. Ne te prête pas à ce jeu. Écoute mes conseils pour éviter que l'on ne déclenche sans toi une bagarre qui porterait ton nom. Ton cousin Tidjani Aguibou Tall va venir au-devant de toi. Tu connais sa droiture. Je te demande de le suivre au nom de la tradition familiale. Dès lors qu'il s'agit de tradition familiale, aucune question de religion ne se pose.
— En effet, répondit Tierno, dès lors que nous nous situons dans ce seul cadre, je me considère comme un serviteur de Tidjani Aguibou Tall. Il peut faire de moi ce qu'il veut, cela n'a effectivement rien à voir avec la religion.
Oumar Sy poussa un soupir de soulagement. Assuré maintenant que Tierno Bokar ne refuserait pas de suivre Tidjani Aguibou Tall, il fit savoir à ce dernier qu'il aurait à se présenter chez le commandant le lendemain matin. Après ces deux nuits bien remplies, il rentra enfin chez lui prendre un peu de repos.
Le lendemain matin, il se rendit très tôt au Cercle afin d'être sûr de pouvoir parler au commandant avant l'arrivée de Tierno. A peine le commandant était-il installé à son bureau qu'il attaqua le sujet :
— Mon commandant, je crois que les craintes du gouvernement général de Dakar ne sont pas fondées et que les renseignements qui ont été donnés sur Tierno Bokar sont inexacts. En fait, nous n'aurons aucune histoire. A cette époque, les grands interprètes jouissaient généralement de toute la confiance des commandants de Cercle qui tenaient grand compte de leurs avis. Le commandant de Mopti, qui s'appelait Levavasseur, se sentit plus à l'aise après cette déclaration. Comme tout commandant qui se respecte, son seul souci était d'éviter que son Cercle ne fût troublé par la moindre complication.
De son côté, Tidjani Aguibou Tall, qu'accompagnaient Alpha Ali le vieil ami de Tierno, Sada Wane et Mamadou Ibrahima Ali ses cousins directs, plus quelques notables, était arrivé à Mopti tôt dans la matinée. Il s'était rendu directement dans la maison où logeait Tierno.
— J'ai appris, lui dit-il, que tu es revenu. Je suis venu au-devant de toi pour te ramener à Bandiagara. Je désire qu'après ta visite au commandant de Cercle nous quittions immédiatement la ville. Je ne veux pas que tu séjournes ici ne serait-ce qu'une heure de plus.
Tierno ayant donné son accord, ils partirent tous ensemble pour la Résidence. Dès leur arrivée, on fit entrer Tierno dans le bureau du commandant. Celui-ci lui posa, en français, la question suivante :
— Tierno Bokar, es-tu prêt à retourner à la pratique dont tu es l'un des grands chefs (c'est-à-dire les « douze grains ») et que tout soit dit, oui ou non ?
Le grand interprète Oumar Sy se tourna vers Tierno comme pour s'apprêter à lui traduire les propos du commandant mais réalisant toutes les fâcheuses conséquences que pourrait entraîner une réponse sincère de Tierno, il prit sur lui d'inventer une phrase anodine, l'essentiel étant que Tierno puisse répondre « oui » en hochant la tête d'une façon bien visible. Il lui « traduisit » donc la phrase suivante :
— Tidjani Aguibou Tall, le Chef de Bandiagara, accompagné de notables, est venu au-devant de toi pour que tu partes avec lui à Bandiagara. Es-tu prêt à le suivre ?
Tierno répondit « oui » d'un grand geste de la tête que le commandant put voir de ses yeux.
L'interprète se retourna alors vers ce dernier :
« Tierno Bokar va suivre son frère, qui est tout à la fois son chef et son aîné. Il ne peut aller contre les ordres que lui donne son frère. Celui-ci lui demandant de réintégrer la famille, c'est ce qu'il va faire.
Dans l'esprit du commandant Levavasseur, cela signifiait que Tierno rompait avec les « onze grains » et réintégrait sa famille en reprenant les « douze grains ». Pour lui, tout était donc réglé.
Une difficulté restait à régler pour Oumar Sy. Dans le même bureau se tenait en effet un commis africain qui, parlant le français, avait tout entendu et tout compris. Toujours plein d'astuce, Oumar Sy se tourna vers lui :
« C'est là une question purement familiale, lui dit-il. Et nous ne devons pas, en tant qu'africains, aider à la détérioration d'une famille ; sinon nous en serions les complices. Je voudrais que tu échanges quelques mots avec Tidjani, puis que tu dises au commandant: “Tidjani Aguibou Tall m'a confirmé lui-même que Tierno Bokar est d'accord avec lui ”.
Le commis — de connivence avec l'interprète, comme tous les commis — s'entretint brièvement avec Tidjani, puis dit au commandant :
— Mon commandant, Tidjani Aguibou Tall, il est venu chercher son frère 55 et son frère il accepte de le suivre en tout. Comme ça, pas d'histoires !
Oumar Sy avait trouvé un témoin.
C'est ainsi que le commandant Levavasseur, à l'insu de Tierno, fut induit en erreur par une astuce de son grand interprète. Ce dernier, dont la seule intention était d'éviter que son Maître ne fût déporté, ne pouvait prévoir que cette erreur se révélerait, beaucoup plus tard, très lourde de conséquences pour Tierno Bokar.

Dans le « registre-journal » du Cercle, le commandant écrivit:

« Ce jour, Tierno Bokar Salif Tall et les membres de sa famille se sont présentés à moi. Le marabout Tierno Bokar reprend les « douze grains » et abandonne la pratique des « onze grains ». Les siens sont venus le chercher. Tout est réglé, l'affaire est close. »
Et il envoya un télégramme en ce sens au gouvernement général de Dakar pour l'informer que l'affaire était terminée 56.
Les grands marabouts toucouleurs de Dakar apprirent l'événement par leurs amis du gouvernement général. Connaissant la fermeté de caractère de Tierno, ils doutèrent de la réalité de son reniement. Voulant en avoir le coeur net, ils actionnèrent leurs partisans à Bandiagara afin de vérifier si, effectivement, Tierno Bokar était revenu à la pratique des « douze grains ». Bien entendu, on constata que Tierno continuait à réciter tranquillement son chapelet à « onze grains » dans la mosquée, avec la bénédiction du Chef de canton, son cousin Tidjani Aguibou Tall.
Ne pouvant attaquer ce dernier de front, les marabouts firent porter leur offensive sur un autre plan. Ils imaginèrent de brouiller Tierno Bokar avec Chérif Hamallâh en envoyant à ce dernier des lettres injurieuses signées « Tierno Bokar ». Quand ces lettres arrivèrent à la zaouïa de Nioro, certains élèves, méfiants par principe à l'égard de tout ce qui était Tall, mordirent à l'hameçon et essayèrent d'indisposer le Chérif contre Tierno. Mais le maître avait éventé le piège.
— Non, leur dit-il, l'homme que j'ai vu ne trahira jamais la parole donnée. D'ailleurs, ces lettres ne sont pas de son écriture, que je connais. Or, s'il avait à m'écrire, il le ferait de sa main. Ne vous laissez donc pas induire en erreur par des gens qui ne cherchent que ce résultat.
Devant ce nouvel échec, les marabouts se décidèrent à aller trouver Tidjani Aguibou Tall, le Chef de Bandiagara.
— Tierno Bokar t'a induit en erreur, lui dirent-ils. Il n'a pas cessé sa pratique des « onze grains ». Nous devons agir contre lui, ainsi que tous nos parents nous l'ont prescrit.
La réponse de Tidjani Aguibou fut sans équivoque :
— Les Tall qui me poussent à sévir contre Tierno Bokar, dit-il, l'ont eu entre leurs mains avant qu'il ne rentre à Bandiagara. Pourquoi n'ont-ils pas agi eux-mêmes et ne l'ont-ils pas supprimé chez eux ? Tant que je vivrai, en tout cas, personne ne touchera ici à Tierno Bokar. Il est mieux placé que nous tous pour savoir ce qui est valable ou non en matière de religion.
L'affaire en resta là. Tierno avait repris ses habitudes d'antan, ses cours à la zaouïa et ses prières à la mosquée. Lorsqu'il récitait sa wazifa, il égrenait les onze grains de son chapelet et tout le monde fermait les yeux. Il vivait là, sans le savoir, ses derniers jours de bonheur et de paix, bien loin des mesquineries des hommes.

Notes
1. lazim : premier ensemble d'oraisons et de récitations propres à la Tidjaniya. Le lazim doit être récité deux fois par jour: à l'aube, avant la prière du matin, puis le soir, après la prière de l'asr. (Cf. p. 231.)
2. Prières supplémentaires, autres que les cinq prières canoniques obligatoires.
3. Imâm (et non «Imân» comme on le voit souvent imprimé par erreur). Littéralement: « celui qui se tient en avant ». On désigne de ce nom celui qui dirige la prière. En milieu shi'îte, le terme est appliqué aux dirigeants ou guides religieux.
4. Une rekkat représente l'unité de base de la prière musulmane: elle est constituée par l'ensemble des mouvements qui vont de la position verticale à la position de prosternation. Chaque prière surérogatoire doit comporter deux rekkat.
5. Seule prière de la semaine à devoir obligatoirement être effectuée en commun.
6. Chez ceux qui font beaucoup de prières avec prosternation, un petit cal finit par se former sur le front.
7. Attitude alors très répandue en Afrique traditionnelle comme en Afrique musulmane.
8. Tierno poussait la délicatesse et l'humilité jusqu'à ne jamais appeler ses élèves que « mon frère » ou « mon ami ».
9. Cf. Avant-propos, p. 8.
10. Le lecteur comprendra sans doute mieux l'excès de ce chagrin quand il connaîtra les conditions qui ont entouré les derniers jours de Tierno Bokar.
11. Que l'on trouvera en troisième partie: « L'enseignement », p. 195.
12. Cf. Tierno Bokar, le Sage de Bandiagara, Paris, Présence africaine, 1957, p. 40.
13. Il s'agit, bien entendu, du jeûne islamique qui consiste à s'abstenir de toute nourriture et de toute boisson du lever au coucher du soleil.
14. Khalife: littéralement «représentant». Nom donné à un dignitaire suprême de l'Ordre, censé «représenter » le Fondateur.
15. L'oraison Perle de la perfection (Djawharatul-kamal) fut révélée par le Prophète Mahomet, en une vision, à Si Ahmed Tidjani un jour de 1781, à Bar-Semghoum, en Algérie, avec injonction de la réciter onze fois, ainsi que cela se pratique toujours dans la maison mère. La récitation par douze fois fut introduite par les grands élèves du Fondateur (cf. p. 233) et reprise, par la suite, par certaines branches de la Tidjaniya, dont la branche omarienne.
L'importance du nombre onze vient de sa signification dans la symbolique numérologique musulmane. Il est le nombre de la spiritualité pure et de l'ésotérisme, car il symbolise l'unité de la créature liée à l'unité du Créateur. Il est la clef de la communion mystique. Ce nombre joue un grand rôle tant dans le symbolisme musulman que dans les traditions africaines. Le nombre douze, qui en est issu, symbolise, lui, l'action dans le monde et le sacrifice. (Cf. p. 58.)
16. On trouvera ces commandements dans la troisième partie du livre: « L'enseignement », p. 233.
17. Tariqa : littéralement « voie». C'est ce nom que l'on traduit par Ordre, congrégation ou confrérie.
18. Le douze est censé être une émanation du onze, pour des raisons arithmosophiques qu'il serait trop long de développer ici.
19. Cf. note 2, p. 53.
20. Pluriel de « cheikh ».
21. Le cheikh Mohammad Lakhdar était élève de Cheikh Tahar, lui-même élève direct de Si Ahmed Tidjani et initié par lui.
22. Les membres d'une Tariqa continuent d'être appelés « élèves » même lorsqu'ils atteignent un âge avancé et sont eux-mêmes très savants. On les appelle alors « grands élèves ».
23. Chaque confrérie (ou tariqa) possède ainsi son propre wirdou qui remonte au saint personnage auquel elle s'origine et, à travers lui, au Prophète. Nous verrons, dans le chapitre consacré aux confréries (p. 241), que ces wird présentent, en fait, très peu de différences, étant essentiellement constitués de prières de salutations sur le Prophète et de dhikr, ou répétitions de certains noms de Dieu.
La récitation des dhikr et des oraisons spécifiques à chaque Tariqa doit, pour porter sa pleine efficacité et être dépourvue de tout risque spirituel, avoir été régulièrement « reçue » au cours de l'initiation à la Tariqa. Chaque « chaîne » émanant des grands maîtres spirituels remontant jusqu'au Prophète lui-même d'une manière ininterrompue, il y a transmission d'une énergie spirituelle particulière, ou baraka, laquelle, à travers le Prophète, remonte jusqu'à Dieu Lui-même. Cette énergie spirituelle est une aide sur le chemin de l'évolution; mais, comme l'a dit un grand maître soufi du Maroc, le Cheikh Tadilî : « L'initiation te donne la clef pour ouvrir la porte du jardin, mais c'est à toi qu'il appartient de faire effort pour cultiver ce jardin. »
24. L'Istikhar est une invocation enseignée par le Prophète et que l'on adresse à Dieu pour lui demander de lever une hésitation, d'éclairer un choix ou un point obscur. Elle est généralement précédée d'un jeûne. Selon la gravité de ce jeûne, on distingue l'Istikhar simple et l'Istikhar double. C'est du second qu'il s'agit ici.
La réponse peut venir plus ou moins rapidement, plus ou moins directement, sous la forme d'un rêve, d'une inspiration ou d'un événement significatif. Parfois même, c'est un tiers qui reçoit la réponse en un rêve où il lui est dit de transmettre le message à l'intéressé.
Les grands initiés et maîtres spirituels reçoivent des réponses rapides et extrêmement précises. En général, ils réservent cette invocation pour des cas très graves et s'abstiennent d'y recourir à leur profit personnel, par « politesse » et pudeur à l'égard de Dieu.
25. Les griots constituent une caste particulière, composée de troubadours, de poètes et de musiciens, mais aussi de généalogistes qui savent chanter les hauts faits des ancêtres d'une famille. Ils vivent des dons que les nobles sont traditionnellement tenus de leur faire et sont souvent attachés à une famille. En tant que « mémoire vivante » de la communauté, leur rôle dans la société africaine est extrêmement important. Mais il arrive que, « maîtres de la parole », leur influence sur ceux qui les écoutent ne soit pas toujours positive, dans la mesure où ils excitent leur orgueil.
26. L'expression, courante dans le langage africain, n'a rien de péjoratif.
27. Qutbuya, substantif dérivé de Qûtb : Pôle. Le terme, qui est intraduisible en français, désigne tout ce qui a trait au Pôle.
28. Dans les tourouq (pluriel de tariqa), un cheikh a le pouvoir de nommer des moqaddem.
29. Cette scène, comme toutes celles qui se sont déroulées à Nioro à l'époque, me fut rapportée par un témoin oculaire : Kisman Doucouré, marabout marka de Nioro qui avait reçu son wirdou des mains de Cheikh Mohammad Lakhdar.
Les détails de ce qui se passa entre le Cheikh et Chérif Hamallâh lors de leur entretien privé me furent confirmés, par ailleurs, par Moulaye Ismaïl (cf p. 90) qui les entendit plus tard de la bouche même du Chérif.
30. Ces renseignements m'ont été transmis par un témoin direct, Gata Bâ, membre de la famille royale de Denianké. Grand commerçant ayant joué un rôle important au Sénégal et au Soudan français, Gata Bâ se retira après l'indépendance à Abidjan.
31. Pluriel de wirdou.
32. Paul Marty, chargé des Affaires musulmanes : Études sur l'Islam et les tribus du Soudan, tome IV, p. 218.
33. Il ne s'agit pas de cycles planétaires astronomiques ou astrologiques, mais de cycles numérologiques liés au symbolisme des planètes.
34. Ce cycle de Mars, notons-le, a connu les deux guerres les plus meurtrières de notre époque, la dernière ayant pris fin en même temps que lui.
35. Tierno Sidi était venu s'installer à Bamako pour ne pas être mêlé au, différend qui opposait son ancien maître, le Chérif el Moktar, à Chérif Hammalâh. Il n'avait donc aucune relation avec Chérif Hamallâh.
36. Sofa: nom donné aux guerriers qui entourent un chef et qui, le plus, souvent, appartiennent à des ethnies étrangères.
37. Somme extrêmement importante pour l'époque. 38. Les Toucouleurs comptent deux grandes familles, les Tall et les Thiam traditionnellement rivales l'une de l'autre.
39. Les deux émissaires étaient Bokar Yaya Dem et Karamogo Babali.
40. Op. cit., p. 218.
41. Cf. note 2, p. 39. Sur les cinq prières quotidiennes de l'Islam, trois sont constituées de quatre rekkat qui peuvent être ramenées à deux en cas de voyage, de danger ou de guerre.
42. Le docteur Charles Pidoux, qui devint plus tard notre ami, était, à cette époque, incarcéré à Evaux pour raisons politiques. Il y connut le Chérif Hamallâh et nous fournit un précieux témoignage sur la fin de la vie du Maitre. C'est grâce à lui que nous avons pu retrouver la tombe du Chérif à Montluçon.
43. Quand la prière musulmane est collective, un homme doit toujours se placer à l'avant pour « diriger » la prière. C'est l'Imam. Les fidèles se disposent derrière lui en rangées horizontales bien régulières, au coude à coude, et le suivent dans ses mouvements.
N'importe qui peut être Imam. Dans les mosquées, un Imam nommé par la communauté exerce en permanence. En général le choix se porte sur un homme réputé pour sa piété.
44. Tous ces détails m'ont été rapportés par Moulaye Ismaïl. (Cf. note 1, p. 70.)
45. Ce qui signifiait : « Dans la Tidjaniya, j'ai débuté avant toi, mais tu es parvenu plus loin que moi. » C'est là une façon de rendre hommage et de reconnaître la supériorité de quelqu'un. Le mérite de la supériorité spirituelle est considéré, en Afrique, comme un âge. On dira, par exemple, d'un jeune homme particulièrement sage: « Ce jeune homme est plus âgé que son père. »
46. Cf. note 1, p. 63.
47. Foutanké : originaire du Fouta, au Sénégal, ce qui est le cas des Toucouleurs.
48. Éruption de petits boutons qui apparaissent sur le corps lors des grandes chaleurs et qui démangent énormément.
49. Il s'agit ici de la récitation psalmodiée de la première partie de la profession de foi islamique, Lâ ilâha illa'Llâh, qui signifie: « Il n'est de dieu que Dieu » ou: « Pas de dieu, si ce n'est Dieu. » Ce Dhikr est une partie essentielle du wirdou de toutes les confréries islamiques en général.
50. Tajdid : renouvellement du wirdou.
51. Sous-entendu: les chaînes de transmission qu'il avait reçues au préalable.
52. Le tiolel est le premier petit poisson que l'on prend après une pêche dont on est rentré bredouille.
53. Sous-entendu : lorsque les temps changent, les conditions exigées changent également, de même que les caractéristiques et les réalisations extérieures. Seuls les principes et valeurs fondamentaux demeurent immuables.
54. Au sens islamique, un bien est pur, ou licite, s'il a été acquis honnêtement non seulement par son actuel détenteur, mais par ceux qui le lui ont transmis. D'où la nécessité de connaître l'origine d'un bien pour savoir s'il est licite.
55. En Afrique, les cousins sont couramment appelés « frères ».
56. Je tiens tous ces détails d'Oumar Sy lui-même, qui est mort à Mopti voilà quelques années.