Paris: Editions du Seuil. 1980. 254 p.
Répondant au voeu de ses amis, Tierno Bokar, à trente trois ans, consentit à conduire l'instruction de jeunes enfants à Bandiagara. Désormais, sa vie cessa de lui appartenir, pour autant qu'il l'ait jamais considérée comme sienne. Tout ce qu'il avait, tout ce qu'il était, il le mit au service de Dieu et de ceux qu'il formait.
La petite concession du quartier haoussa avait souffert, jusqu'alors, de la tristesse inavouée des maisons sans enfants. Soudain tout changea. Les cours s'animèrent. Un souffle de rires et de jeux balaya ce que la ferveur des lieux avait de mélancolique. Tout d'abord, il fallut travailler. On dut ajouter quelques cases, futurs dortoirs pour les disciples étrangers à la ville. Ils furent quinze, vingt et bientôt cinquante. Aux plus beaux de ses jours, la zaouïa compta près de deux cents élèves. La jument, les poulets, les chèvres et les chiens s'effrayèrent un peu. Les femmes de la famille s'inquiétèrent sans doute, mais avec le flot des enfants, la joie pénétra la maison. Elle n'en sortit qu'avec eux.
Très rapidement, le jeune maître mit sur pied un emploi du temps et accorda le rythme de sa vie à celui qu'il fixait à ses élèves. A partir du moment, vite atteint, où il réalisa cet accord, un parfait équilibre s'établit en lui et autour de lui. Pas une fois en trente-trois ans, Tierno ne modifia la règle qu'il s'était imposée. En aucune circonstance, si ce n'est pour la mort de sa mère, il ne rompit l'emploi du temps de la zaouïa.
Le renouvellement perpétuel des gestes et des prières de Tierno était, en lui-même, générateur de paix. Il s'accordait aux rythmes ancestraux. La campagne d'Afrique, vieille terre, vit au rythme de ses saisons. L'inclinaison du soleil règle les activités de ses gens, d'heure en heure et de mois en mois. Tout se renouvelle, depuis des siècles, toujours semblable. Et les paysans ont toujours pensé à la cadence de ce rythme qui était aussi celui de leurs cultes traditionnels.
Le Sage de Bandiagara vivait sa vie, passant de sa natte à la mosquée, de la mosquée à ses amis, mais attaché toujours, où qu'il soit, à la réalité de ces enfants qui lui avaient été confiés et, plus tard, à celle des adultes qui devinrent ses disciples. Tel jour de la semaine, en telle saison, à telle heure, nul n'ignorait où se trouvait Tierno Bokar et ce qu'il faisait.
Vie sévère. Désir de mortification? Non, certes. L'ascétisme est étranger à la pensée profonde de l'Afrique dont la loi est « Vivre ». Être social, l'Africain demande à ses guides spirituels, aux vieillards et aux maîtres, d'être pour lui des modèles et l'ascétisme ne constitue pas une ligne de conduite à suivre aux yeux de gens bouillants de vie, riches de leur perpétuelle jeunesse et de leurs vieux pensers. Une vie limpide comme un cristal, une vie pure comme une prière, tout simplement.
A trois heures du matin, le maître s'éveillait. Assis sur ses talons, seul dans sa case, il priait, bercé par les mille bruits furtifs de la nuit africaine. Il faisait son lazim 1 et s'inclinait trois fois. Puis son esprit s'appliquait aux prières surérogatoires 2 qu'il aimait entre toutes. Enfin, la tête basse, ses doigts jouant sur son chapelet, Tierno priait et méditait jusqu'au moment où il devinait que le jour était proche. Alors il sortait, allait de case en case et secouait non sans gaîté les nattes des portes en criant: « Assalat ! Assalat !» (A la prière ! A la prière !).
L'élève qui couchait dans le vestibule du maître était le premier réveillé. Il sortait et appelait ses condisciples à la prière. Mamadou Amadou Tall, fils d'un frère de Tierno, dirigeait la prière des enfants.
Dans les lueurs de l'aube qui se précisait, Tierno se rendait à la mosquée de la ville. A cette heure, il remplissait les fonctions d'aide-muezzin. La fraîcheur du petit matin portait son appel et sa voix roulait par-dessus les terrasses de Bandiagara. Il est peu de cités, en Islam, qui peuvent se vanter d'avoir eu un appelant plus sincère. Il chantait sa foi brûlante. Il aurait aimé réveiller chacun de ses concitoyens par la main et lui souffler sa conviction au creux de l'oreille. L'appel lancé, il se mêlait, dans la cour de la mosquée, à ceux qui y avaient répondu. Il priait dans la foule des croyants. Nul ne le vit jamais assurer en public la conduite d'une prière. Il se tenait modestement derrière l'Imam 3 ou l'un quelconque de ses remplaçants.
La première prière du jour était suivie de la wazifat, autre oraison de la Tidjaniya, exécutée en commun. Puis, demeuré seul dans la mosquée, Tierno se plongeait à nouveau dans ses méditations. Avant de repartir vers ses élèves qui l'attendaient dans sa zaouïa, Tierno effectuait encore dix rekkat 4 surérogatoires. Sa silhouette était à ce point familière au lieu de prière que, dans la ville, on l'avait surnommé « Papa mosquée ».
Dès son retour à la maison, les enfants prenaient le premier repas de la journée. On attendait toujours le maître pour déjeuner. Plus tard, vêtu d'un simple tantchikin, boubou court et sans manches, Tierno commençait à enseigner. Quelques grands élèves rassemblaient autour d'eux les plus jeunes, par groupes de cinq ou six. Les enfants se répartissaient selon leur degré d'instruction dans les coins de la cour, sous les auvents des vestibules. Tierno s'occupait des aînés. Après la révision du Coran, pratiquée systématiquement tous les matins, on passait aux commentaires, traités sous l'angle du droit ou sous celui de la théologie. Pendant toute la matinée, il n'était question que de Dieu et de ses attributs.
Au moment où le soleil, parvenu au zénith, amorçait sa course descendante, le deuxième repas était servi. C'était l'heure de zohour, la deuxième prière de la journée. Mamadou, son neveu, présidait à cette prière. Mamadou n'avait pas été son élève, mais celui de son vieil ami Alpha Ali. C'est pourtant à ce jeune homme, qu'il n'avait pas formé lui-même, que Tierno confiait la prière et la surveillance des enfants pour la récitation du Livre sacré. Nous ne pouvons pas ne pas voir là un signe supplémentaire de la délicatesse du fils d'Aïssata.
Après la prière de zohour, l'enseignement reprenait jusqu'à la prière de asr (prière de l'après-midi) après laquelle les élèves pouvaient vaquer à leurs occupations cependant que Tierno égrenait son chapelet. A l'approche de l'heure de maghreb (prière du couchant) le maître quittait la maison et rejoignait la mosquée. Il y accomplissait la prière de maghreb et y demeurait jusqu'après l'icha, prière de l'entrée de la nuit, laquelle tombe tôt en Afrique.
Après cette cinquième et dernière prière canonique, le maître sacrifiait aux habitudes sociales. Il le faisait avec joie, car cet homme pieux était, comme la plupart des gens heureux et sains, un être social. Il raccompagnait chez lui son vieil ami Tidjani Amadou Ali Thiam qui était revenu s'installer à Bandiagara après les sept années d'exil passées à Bougouni. Jamais Tierno ne manquait de s'arrêter chez ma mère Kadidja Pâté, qui était la seule à oser lui poser les questions les plus directes, les plus brutales, celles que personne n'osait soulever. Il l'avait pour cela en grande affection. Puis il visitait quelques maisons amies. Il passait chez les Bodiel et quelques autres. Enfin, il rentrait chez lui.
Chaque soir, après un léger repas, Tierno présidait à la veillée. La veillée africaine réserve à ceux qui savent en jouir les joies les plus rares. C'est l'heure où, autour d'un maigre lumignon, la cellule familiale se reconstitue. L'étranger de passage, l'isolé en visite y sont conviés et la conversation roule sur les sujets les plus divers. Jusqu'à l'heure où vient la somnolence, de belles histoires sont évoquées, de merveilleuses légendes s'ébauchent, tirées du néant ou des vieilles croyances. Chez Tierno, on racontait la plus belle histoire du monde, celle de la création et du devenir de l'homme. C'était l'heure où le maître parlait aux siens et faisait leur instruction, en dehors de toute prétention pédagogique. Il parlait de Dieu et rapportait sa Parole en une interminable conversation, fleurie d'images, riche d'exemples tirés de la tradition peule ou d'autres traditions locales qu'il connaissait à fond, inoculant à tous sa tranquille conviction. Tard dans la nuit, chacun rentrait chez soi. Les lumières étaient soufflées. Dans les chambres, le sommeil rendait les hommes au silence, l'obscurité rendait à la nuit les cases, la cour, la zaouïa tout entière. Au matin, vers les trois heures, le maître se levait...
Du mercredi à l'heure du zohour jusqu'au vendredi soir, les élèves bénéficiaient d'un congé qui les rendait au monde. Tierno consacrait ce temps à des conversations avec les sages de Bandiagara, à l'entretien d'amicales relations et à des réflexions personnelles. Dès le début de ce temps de repos, il s'isolait au fond de sa case et, pendant vingt-quatre heures, se consacrait à la prière et à la méditation.
Il voyait toujours venir avec joie l'après-midi du jeudi. C'était le moment où son ami Alpha Ali, maître coranique, pliait sa longue silhouette sur le seuil de la porte basse. Il était généralement suivi par les vieux du village. On s'installait et, pendant des heures, on évoquait les principes soufi. Saada Abdoul Ciré, Tidjani Amadou Ali Thiam, Moussa Noumoussa et Koro Thiam étaient les plus assidus à ces réunions. Tous les participants faisaient ensemble la prière de l'asr (milieu de l'après-midi) chez Tierno Bokar. Le vendredi matin, la séance reprenait dans les mêmes conditions et, jusqu'aux approches de l'heure de zohour (prière du début de l'après-midi), les oulémas de la ville examinaient les commentaires pieux que Tierno, et quelquefois Alpha Ali, soumettait à leur jugement. Ensuite, tous se rendaient à la mosquée pour y effectuer en commun la prière du vendredi 5.
Dans la chaleur de l'après-midi, le maître faisait un vaste tour de ville et visitait les familles de ses élèves. Tournée longue, fatigante. Pourtant, Tierno ne l'omit à aucune époque de sa vie. Il faisait en chemin la prière de l'asr, là où l'heure l'en prenait, seul ou avec des amis. Le maghreb et l'icha le retrouvaient à la mosquée. Revenu enfin chez lui, il passait la soirée en conversations avec les membres de sa famille, assis sur le sol dans l'attitude qui lui était familière, les jambes étendues devant lui, le pied droit reposant sur le pied gauche.
Presque toujours vêtu de blanc, il ne quittait jamais son chapelet, qu'il tenait à la main ou enroulé autour de son poignet. Il lui arrivait même, lorsqu'il écrivait, de le suspendre à ses oreilles.
Chacun de ses gestes était mesuré, relié à sa volonté. Jamais il ne « lâchait le mors » à ses membres. Il était pleinement conscient et maître de son corps. Toute sa personne rayonnait la paix et la joie intérieure. Nous le sentions pleinement relié à lui-même et à Dieu. Chacun savait qu'il suffisait de s'asseoir auprès de lui, lorsqu'on était tout rempli de soucis, pour repartir ensuite apaisé et revigoré. Comme nous le disions alors, « nous laissions nos soucis dans son vestibule ».
Chose étrange, son aspect extérieur était l'objet de changements qui nous stupéfiaient. Certains jours, on croyait voir un vieillard de quatre-vingt dix ans, tout ridé, le visage couleur de cendre. Ses yeux, qu'il avait très grands, devenaient alors rouges et comme avalés dans leurs orbites.
A d'autres moments, son visage était absolument sans rides, sa peau devenait lisse et lumineuse et son teint d'un noir d'ébène, mais d'un ébène si brillant que l'on pouvait presque voir sa propre image se refléter sur son front, surtout dans les heures qui précédaient le coucher du soleil. A partir de la prière de l'asr, son front devenait comme un miroir. Ma'bal, un grand poète mystique peul qui fut appelé « le plus ivre des élèves de Tierno », nous a laissé cette image de lui :
« Un sourire constant qui vous attire,Aux approches de l'hivernage et jusqu'à la fin du temps des récoltes, l'emploi du temps de la zaouïa subissait quelques modifications afin que les élèves puissent consacrer une partie de leur journée aux travaux de la terre. Les leçons se donnaient alors le matin de très bonne heure. Lorsqu'elles étaient jugées suffisantes, les plus jeunes auditeurs partaient aux champs sur les terres du maître, selon la coutume. Tierno restait avec les dewtenkobé, élèves du second degré. Dès que midi s'annonçait, les cours prenaient fin et le maître allait lui-même dans les champs porter leur repas aux élèves.
un front luisant comme un miroir,
mais un miroir marqué du point noir des prosternations 6. »
« Il y a en cela un signe pour ceux qui réfléchissent.»Il revenait à la ville et, sans prendre un instant de repos, gagnait immédiatement le vestibule de sa maison où l'attendaient ses grands élèves. La leçon reprenait. Le moindre fait, le plus banal accident, l'oiseau qui passe, la tige de mil qui éclate dans le feu, tout était occasion d'enseignement pour cet amoureux de la nature et de son Créateur. A ses élèves, il ne cessait de dire: « Faites votre travail, non pour l'espoir du gain, mais pour faire toujours de votre mieux ce que vous avez à faire. »
« Situation de fortune : possède une jument et quelques chèvres.Il n'entendait cependant pas vivre de la seule charité, fût-elle de Samba Hammadi. Pendant les temps morts que leur laissait l'emploi du temps, les élèves réunissaient des bandes de coton. Les rouleaux d'étoffe étaient vendus au marché et le bénéfice en était exclusivement destiné à l'amélioration de l'existence de tous. Les soucis matériels étaient totalement étrangers au maître. Dieu pourvoyant à la croissance des plantes et de toute la création, on pouvait être assuré, disait-il, de ne jamais manquer de rien 7 ...
Ressources : reçoit quelques aumônes et cultive avec ses talibé (élèves).»
« Malgré son âge, cette personne agit comme mon enfant de trois ans. » Sois indulgente ; tu le peux, puisque tu viens de l'être avec ton fils qui t'a pourtant frappée durement. Va, et ainsi tu ne seras plus jamais en colère. Tu vivras heureuse, guérie de ton mal. Les bénédictions qui descendront alors sur toi seront bien supérieures à celles que tu pourrais obtenir de moi : ce seront celles de Dieu et du Prophète lui-même.La parole de Tierno fut sur elle si puissante que, de ce jour, Soutoura considéra tous ceux qui l'offensaient comme des enfants et ne leur opposa plus que douceur et patience. Elle se corrigea si parfaitement que, dans les derniers temps de sa vie, on disait : « Patient comme Soutoura. » Rien ne pouvait plus la fâcher. Lorsqu'elle mourut, elle n'était pas loin d'être considérée comme une sainte.
Celui qui supporte et pardonne une offense, poursuivit-il, est semblable à un grand fromager que les vautours salissent en se reposant sur ses branches. Mais l'aspect répugnant de l'arbre ne dure qu'une partie de l'année. A chaque hivernage, Dieu envoie une série d'averses qui le lavent de la cime à la racine et le revêtent d'une frondaison nouvelle. L'amour que tu as pour ton enfant, essaye de le répandre sur les créatures de Dieu. Car Dieu voit ses créatures comme un père considère ses enfants. Alors tu seras placée au degré supérieur de l'échelle, là où, par amour et par charité, l'âme ne voit et n'évalue l'offense que pour mieux pardonner.
L'Amour. Il n'avait que ce mot sur les lèvres. L'un des êtres les plus hautement spirituels de la Chrétienté se disait l'époux de « Dame Pauvreté ». Tierno, lui, avait épousé « Dame Charité ». Que l'on supprime de son enseignement les mots « Amour » et « Charité » et sa parole s'en trouve décharnée.
Comment pourrait-on s'étonner que l'enseignement de cet homme ait marqué ceux qui l'ont suivi ? Les enfants, les adultes le priaient de les compter parmi les siens; mais l'humilité de son coeur était telle qu'il ne parut jamais se rendre compte de ce succès.
Un jour, un jeune homme de Bandiagara vint le trouver :
Tierno, dit-il, j'ai entendu parler de toi et de ton enseignement. On n'en dit que du bien. Je désire te choisir pour maître.
Frère en Dieu, répondit-il, tout flatté que je sois, il faut que je te dise avant toute chose que je suis un homme sensible aux contingences physiques et morales. Aussi ai-je un conseil à te donner ; il vaudra des mois d'études fructueuses : l'homme ne correspond jamais exactement à sa réputation. Les admirateurs la faussent en exagérant ses mérites et les détracteurs en les sous-estimant. Pour éviter d'agir ainsi, il serait bon pour toi, et pour moi aussi peut-être, que tu m'écoutes pendant des jours et des jours, que tu me contrôles pendant des semaines et des semaines et que tu m'approches pendant des mois et des mois avant de te décider à me choisir, non comme ton maître, mais comme ton moniteur et ton frère 8.
Il n'est personne qui ait approché Tierno qui ne l'ait aimé et qui ne l'aime encore. Son verbe demeure toujours vivant au coeur de tous.
Marcel Cardaire 9 , au cours de son enquête sur les événements se rapportant à la vie de Tierno Bokar, rencontra un jour à Mopti les deux veuves de Tierno, Néné Amadou Ali Thiam, sa première épouse, et Aminata Ibrahim Tall, sa cousine et seconde épouse. Écoutons Marcel Cardaire nous relater cette rencontre :
Les deux femmes avaient été définitivement liées par la mort de leur époux. Elles vivaient accrochées l'une à l'autre, unies par la parole qu'elles avaient recueillie ensemble. Nous avons vu ces femmes sangloter à en perdre le souffle, effondrées sur des nattes, dans la chambre minuscule qu'elles partageaient. Elles évoquèrent pour nous les derniers jours de leur époux. Des sanglots de vieillard, sans larmes, hachaient leur discours 10. Nous ne tardâmes pas, cependant, à constater combien la parole qu'elles avaient reçue et pieusement conservée était une parole d'espoir et une source de paix. Au moment où leur douleur paraissait la plus aiguë, une femme moins âgée entra dans la pièce. Après les salutations d'usage, la nouvelle venue, appelée Kowido, fut informée de ce que nous étions venu chercher en ces lieux. Elle frotta le sable du sol et récita d'une voix ferme le « Pacte primordial 11 ». De sa main droite, elle imprimait dans la poussière les schémas que le maître avait enseignés et qui illustraient son discours. Pendant un instant, les deux vieilles dames suivirent la parole de leur époux sur ces lèvres qui la ressuscitaient. Puis elles fermèrent les yeux. Un sourire flotta sur leurs deux visages. Leur chagrin s'était endormi. Le maître était revenu et, avec lui, la Paix et l'Espoir. Si les prières des anciens disciples de Bandiagara n'avaient suffi à nous décider avant cela, c'est en cette minute que nous serait venue l'audace de nous attacher, nous aussi, à faire revivre cet homme afin que nos compatriotes blancs ou noirs n'en perdent rien 12.Un certain jour de 1927, Aïssata Seydou Hann s'éteignit, septuagénaire, usée par les chagrins de sa jeunesse sacrifiée et par les soins qu'elle consacrait à la vie quotidienne de la zaouïa. Elle partit cependant en pleine connaissance de l'oeuvre de beauté créée par celui qu'elle avait mis au monde. Le ciel lui épargnait d'assister aux souffrances qu'allait endurer son fils. Tierno lui rendit les derniers devoirs, puis s'enferma pendant une semaine, tout à son chagrin. Ses amis étaient désespérés. Kadidja Pâté, ma mère, celle qui toujours sut tout dire à Tierno, força sa porte et s'introduisit jusqu'à lui :
Quand un homme naît ici-bas, je vois ses parents ivres de joie se congratuler et annoncer à grands cris l'événement. Quand un homme meurt à la vie d'ici-bas, je vois ses parents consternés porter sur leurs visages et leurs vêtements le signe d'une désolation épouvantée. Le meilleur enseignement concernant l'inconséquence humaine est ainsi donné à ceux qui ont un esprit pour réfléchir. Notre race humaine désire la vie et fuit la mort. Or, qu'est-ce que naître? C'est entrer dans un champ d'où l'on ne peut sortir que par le chemin de la mort, unique issue, commune aux justes et aux injustes, aux croyants et aux incrédules. Qu'est-ce que mourir ? C'est renaître à la vie éternelle. L'homme qui meurt retourne à l'éternelle source de l'existence permanente. C'est alors que nous devrions nous réjouir.Tierno, tu nous as dit cela et, aujourd'hui, tu nous donnes le mauvais exemple. La ville est inquiète. Depuis la mort de ta mère, nous avons l'impression que tu t'isoles. On dit même que tu vas nous quitter pour te rendre en Orient. Vas-tu vraiment nous abandonner ?
C'est au cours de l'année 1937 que Tierno Bokar rencontra le Chérif Hamallâh à Nioro. Avant de conter en détail cette rencontre, le moment est venu de dire ce qu'était le Hamallisme, comment il était apparu et comment avait pris naissance le faux problème des « onze grains » et des « douze grains », faux problème qui n'en allait pas moins faire lever une tempête de haine et de violence, déclencher les foudres de l'Administration coloniale et, finalement, marquer de son sceau tragique les derniers jours de Tierno.
Origines de la pratique des « onze grains » et des « douze grains »
Pour comprendre les racines du Hamallisme, il nous faut d'abord faire un saut dans le passé, du vivant même du fondateur de l'Ordre, et débrouiller une fois pour toutes cette question des « onze grains » et des « douze grains » puisqu'elle est à l'origine de tous les événements que nous aurons à conter dans cet ouvrage.
Comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, l'oraison Perle de la Perfection avait été reçue par Si Ahmed Tidjani en une vision qu'il avait eue du Prophète, avec injonction de la réciter onze fois, comme cela se pratique toujours dans la maison-mère en Algérie.
A une certaine époque de sa vie, le Cheikh Ahmed Tidjani dut quitter l'Algérie pour se réfugier au Maroc, un différend avec les autorités locales lui ayant rendu la vie impossible sur place. Par-dessus tout, il désirait éviter que des heurts avec ses nombreux disciples ne provoquent des effusions de sang. Protégé par le Sultan du Maroc, il put s'installer à Fès avec toute son école.
Dans la zaouïa de Fès, chaque matin, après la prière de l'aurore, les frères se rassemblaient pour réciter avec le Cheikh la wazifa, ensemble d'oraisons se terminant par la récitation de la Perle de la perfection onze fois. Le Cheikh avait coutume, une fois cette onzième récitation achevée, de donner à tous sa bénédiction.
Un jour, il fut retardé et les élèves entreprirent sans lui la wazifa. Ils avaient déjà terminé la onzième récitation de la Perle de la Perfection lorsque, enfin, le Cheikh put les rejoindre. Spontanément, et pour que le Cheikh puisse leur donner sa bénédiction comme à l'accoutumée, ils en reprirent le texte une douzième fois, après quoi le Cheikh les bénit.
Celui-ci n'ayant formulé aucune observation ni en bien ni en mal à l'égard de cette innovation, les élèves de Fès la conservèrent et c'est ainsi que naquit cette coutume, qui ne figure dans aucun enseignement écrit émanant du Cheikh lui-même mais qui se transmit à travers l'Afrique, en particulier dans la branche omarienne.
La zaouïa-mère de Témacin, informée de cette nouvelle pratique, ne s'était pas élevée contre elle, bien que restant, pour sa part, fidèle à la récitation par onze. Les vieux initiés numérologues de la Tariqa 17 expliquèrent :
Si le Cheikh n'a rien dit, c'est que, d'un point de vue ésotérique, le nombre onze égale le nombre douze 18. En outre, douze étant le nombre du sacrifice, de l'action temporelle, voire de la guerre, il convient à l'état d'exil où se trouve actuellement le Cheikh. Quant au nombre onze, il est le nombre de la pure spiritualité, le nombre de l'ésotérisme et de la communion mystique avec Dieu. Il symbolise l'unité de la créature rejoignant l'Unité du Créateur. Il est encore, entre bien d'autres choses, la valeur du nom divin Houa (Lui), nom de pure transcendance que répètent les soufi à la fin de leurs réunions mystiques 19.Cet état de choses se perpétua pendant près d'un siècle, sans soulever aucun problème.
Le Chérif el Moktar, comme beaucoup de dignitaires de confréries islamiques, dirigeait une école coranique où venaient les jeunes garçons du pays et quelques enfants de familles chérifiennes. L'un de ces derniers était le jeune Cheikh Hamallâh ben Mohammad ben Sidna Omar. Son père avait été commerçant près de Nyamani, sur le Niger. Sa mère était une femme peule du pays wassoulou. Lorsque ses parents étaient venus s'installer à Nioro, ils avaient confié l'éducation et la formation religieuse de l'enfant au Chérif el Moktar.
Celui-ci avait toujours prédit un grand avenir spirituel au jeune garçon. Un jour, le regardant attentivement, il avait dit devant d'autres élèves: « Celui-là, le jour viendra, quand son soleil sera à son zénith, où celui qui ne sera pas sous son ombre sera brûlé par son soleil ! »
A l'époque où se produisit ce premier éclatement entre « onze grains » et « douze grains », le jeune Chérif Hamallâh était âgé de dix-huit ou dix-neuf ans. Un soir, il vint à passer sur une route qui longeait la concession du Cheikh Mohammad Lakhdar alors que celui-ci se reposait à l'ombre de son mur. C'était la première fois que le Cheikh voyait le jeune homme. Quelque chose, à sa vue, le frappa. Il demanda à Sidi Abdallâh, qui était auprès de lui :
Qui est le père de ce fils de noir ? 26
Ce n'est pas un noir, répondit Sidi Abdallâh ; c'est un Chérif, un descendant du Prophète. C'est le Chérif Hamallâh, fils de Sidna Omar.
Pour les Africains, en effet, ce n'est pas la couleur, mais la naissance qui compte. Dès lors qu'un homme est Chérif, fût-il sombre comme l'ébène, on dira de lui qu'il est Chérif donc d'ascendance arabe et non noir.
Cheikh Mohammad Lakhdar garda un moment le silence. Puis il dit :
Son pied est placé très haut par rapport à la terre.
Tous ceux qui étaient présents renchérirent:
Ce n'est pas étonnant. De tout temps, il a émerveillé les gens. Il a même fait des miracles, sans l'avoir recherché et sans en tirer vanité.
Les jours passant, le Chérif el Moktar, constatant que ses élèves ne le rejoignaient pas, se demandait ce qui se passait chez le Cheikh. Il ordonna au jeune Chérif Hamallâh d'aller assister à leur séance et de venir lui rapporter ensuite ce qui s'y serait dit.
C'est ainsi que Chérif Hamallâh se rendit pour la première fois chez le Cheikh Mohammad Lakhdar. Il se plaça tout au fond de la salle et suivit attentivement le cours. Quant celui-ci fut terminé, il revint chez le Chérif el Moktar.
Eh bien! Qu'a-t-on dit de moi ? lui demanda immédiatement ce dernier, persuadé qu'il était l'objet de critiques et de médisances.
Rien du tout, répondit le jeune homme ; ils n'ont même pas prononcé ton nom.
Mais à quoi ont-ils passé leur journée ?
A lire la Djawahira-el-Maani (Perle des Significations) et à la commenter.
Trois jours de suite, le Chérif el Moktar envoya le jeune homme assister aux réunions. Chaque fois, à son retour, il recevait la même réponse :
Ils n'ont pas parlé de toi.
Le troisième jour, furieux, le Chérif el Moktar éclata :
Toi aussi, tu fais partie des traîtres à mon endroit. Ils t'ont gagné à leur cause. Puisqu'il en est ainsi, va les rejoindre et ne reviens plus chez moi !
Le jeune Chérif Hamallâh, pourtant si injustement chassé, ne se rendit pas pour autant chez le Cheikh Mohammad Lakhdar. Vivement contrarié et affligé d'un mal de tête épouvantable, il rentra chez lui. Depuis sa naissance, chaque fois qu'il était profondément contrarié, il était pris de maux de tête si aigus qu'il pouvait s'écrouler sur le sol et rester malade des semaines entières. On avait tenté de le soigner par tous les moyens possibles, mais rien n'y avait fait.
Sa mère Aïssata, le voyant arriver dans cet état, se précipita chez une voisine pour lui emprunter un certain encens dont elle avait coutume de se servir pour faire des fumigations. Sa voisine lui dit :
Tu ferais mieux d'emmener ton fils chez le nouveau marabout, le Cheikh Mohammad Lakhdar. Beaucoup de gens sont déjà allés le trouver pour lui demander des bénédictions.
Dans l'espoir que son fils trouverait enfin la guérison, Aïssata le fit lever et réussit à l'amener chez le Cheikh. Ce dernier reconnut immédiatement le jeune homme que, durant trois jours, il avait observé sans rien dire. Se tournant vers Aïssata, il lui demanda comment le mal était survenu ; mais elle ne put répondre grand-chose. S'adressant alors au jeune Chérif, il le pria de l'accompagner dans sa case personnelle.
Une fois seuls, il lui posa des questions précises sur la nature de son mal, les circonstances qui le déclenchaient et ce qu'il ressentait. Chérif Hamallâh répondit en détail à ses questions. Quand il eut terminé, le Cheikh resta pensif pendant quelques instants. Puis, se penchant vers le sol qui était de sable fin, il nivela de la main l'espace qui était devant lui et y traça un mot écrit en arabe.
C'était un nom secret de Dieu recelant les mystères de la Qutbuya 27 tidjanienne, nom conservé précieusement et secrètement par les grands initiés de l'Ordre. C'était un maître mot, de ceux que l'on prononce seulement de bouche à oreille ou que l'on n'inscrit que sur le sable afin que nulle trace n'en demeure.
A dessein, le Cheikh avait commis une faute en omettant de tracer une certaine lettre du mot.
Puis, relevant la tête, il demanda au jeune homme :
As-tu l'habitude de voir ce mot écrit ou de l'entendre prononcer, soit à l'état de veille, soit pendant ton sommeil ?
Oui, j'ai l'habitude de le voir, répondit le Chérif. Mais dans le mot que tu as écrit, il manque une lettre par rapport à ce que je vois.
Quelle est cette lettre, et où manque-t-elle ? demanda le Cheikh.
Chérif Hamallâh se pencha et traça, sur le sable, la lettre manquante à l'endroit où elle devait figurer.
Immédiatement, le Cheikh rassembla dans ses mains le sable où avait été écrit le nom sacré, l'enferma dans un sachet et donna ce sachet au Chérif.
Tiens, lui dit-il, ceci t'appartient. C'est toi qui es le Qutb-ul-Zaman, le Maître de l'Heure, le Pôle du Temps que j'ai cherché partout. Je te demande de renouveler mon wirdou.
Et, remué par une émotion que nous pouvons comprendre, le vieux maître s'inclina devant le jeune homme, tendant les paumes de ses mains ouvertes en forme de coupe comme on le fait, en Islam, pour recevoir une bénédiction.
Chérif Hamallâh lui renouvela son wirdou. Puis, prenant le sachet contenant le sable précieux chargé des forces du Nom mystérieux, il le rendit au Cheikh :
Je te le confie, lui dit-il. Je suis trop jeune encore pour pouvoir assumer extérieurement la fonction dont Dieu m'a honoré. Aussi, je te demande de garder ce sachet jusqu'à ce que le temps soit venu pour moi de m'en charger.
Le Cheikh Mohammad Lakhdar accepta et, bien que son coeur fût empli de joie, il garda momentanément le silence sur sa grande découverte.
A partir de ce jour, toutefois, les élèves constatèrent de sa part un comportement curieux. Dès que Chérif Hamallâh arrivait, le Cheikh se poussait de côté pour lui faire une place sur le même tapis que lui. Chaque fois que le jeune homme prenait du thé, s'il restait ne fût-ce qu'une goutte dans la tasse, le Cheikh s'en saisissait pour la boire. Or ce sont là, en Afrique comme en tout pays musulman, de très grandes marques d'honneur et de respect.
Observant cette attitude, les élèves se disaient entre eux que le Cheikh éprouvait sans doute une très grande considération pour le Chérif, bien qu'ils n'en connussent pas la raison précise.
Les choses restèrent en l'état pendant un certain temps, le Cheikh ayant renoncé à partir pour le Sénégal.
Un jour, le Cheikh Mohammad Lakhdar se trouvait dans une pièce avec Tierno Sidi (celui-là même qui avait demandé que le wirdou du Chérif el Moktar fût renouvelé en son absence), Hamedine Baro et Kisman Doucouré, tous « grands élèves » qu'il avait déjà nommés moqaddem de l'Ordre comme il en avait le pouvoir 28. Il se tourna vers Tierno Sidi :
Si je te disais de prêter serment d'allégeance à Chérif Hamallâh, lui dit-il, accepterais-tu ?
C'est mon fils! se contenta de répondre Tierno Sidi, ce qui pouvait s'entendre de plusieurs façons.
Le Cheikh n'ajouta rien. Puis, se tournant vers Hamedine Baro :
Et toi, si je te demandais de suivre Chérif Hamallâh, de le reconnaître comme ton maître, accepterais-tu ?
Si tu me demandais de reconnaître un coq comme mon maître, je le reconnaîtrais, répondit ce dernier.
Alors, le Cheikh leur dit :
Je vous demande de reconnaître le Chérif Hamallâh comme Qûtb.
Et il leur raconta sa longue quête, sa découverte, les signes qu'il avait reconnus et, surtout, le signe décisif du Nom secret destiné au Qûtb, tracé sur le sable et correctement corrigé.
C'est en cette occasion qu'il prononça le mot Qûtb en public pour la première fois 29.
Vint le moment où le Chérif el Moktar, de plus en plus mortifié de n'avoir pu convaincre ses anciens élèves de revenir vers lui, décida de passer à l'attaque. Il avait les moyens de le faire, étant à la fois le beau-fils et le marabout personnel de Bodian, le roi bambara du pays. Ses partisans, le clan Kaba de Nioro, puis les membres de la famille de Bodian qui se trouvaient maintenant alliés aux Tall (la famille d'El Hadj Omar), entamèrent une vive campagne contre le Cheikh Mohammad Lakhdar.
L'un des fils d'El Hadj Omar, qui faisait la navette entre Kayes et Dakar pour vendre des animaux, ameuta tous les Tall en leur disant qu'à Nioro un homme osait contredire la « doctrine » d'El Hadj Omar et qu'il avait institué une pratique contraire à celle de leur ancêtre.
Ils firent tant et si bien qu'ils réussirent à saisir l'Administration coloniale française de cette affaire, lui faisant ressortir qu'il y aurait des bagarres et du sang versé si Cheikh Mohammad Lakhdar n'était pas expulsé de Nioro. Soucieuse, comme toujours, d'éviter tout incident, l'Administration ne chercha pas plus loin et décida d'expulser le Cheikh. On fit donc savoir à ce dernier que, n'étant pas originaire de la ville, il devait la quitter et rejoindre son pays.
Le Cheikh fit ses préparatifs de voyage et prit la direction du Sénégal. Au moment où il quittait Nioro, des élèves vinrent le saluer une dernière fois. Il leur dit : « Je suis très étonné que l'on puisse me chasser de ma tombe. En effet, il m'a été révélé que j'aurais ma tombe à Nioro. Et voilà que l'on me commande de ne plus jamais y revenir. Cela m'étonne beaucoup. Mais Dieu seul est savant ! 30 »
L'affaire fit grand bruit. Les commerçants sénégalais qui se trouvaient à Nioro, à Kayes et à Médina-Kayes et qui avaient apprécié les qualités spirituelles et humaines de Cheikh Mohammad Lakhdar écrivirent à certains grands marabouts de Saint-Louis du Sénégal proches du pouvoir administratif central pour témoigner de l'innocence du Cheikh, celui-ci étant, selon eux, bien plutôt un agent de paix qu'un fauteur de troubles. Ils ajoutaient que l'Administration avait certainement été induite en erreur.
Quand le Cheikh arriva à Saint-Louis, il prit contact avec ces grands marabouts qui, à l'époque, étaient El Hadj Malik Sî, Abdoullaye Nias, la famille Bou Kounta et la famille Cheikh Sidia. Ces derniers l'accueillirent avec hospitalité, mais l'observèrent attentivement pour savoir à qui ils avaient affaire, tant sur le plan religieux que sur le plan humain. Le temps passant, ils trouvèrent en lui les qualités mêmes qui leur avaient été décrites par leurs correspondants sénégalais. Leur opinion étant faite, ils intervinrent auprès du gouverneur du Sénégal pour lui demander de rapporter la décision d'expulsion qui avait été prise à l'encontre du Cheikh et de l'autoriser à retourner à Nioro ainsi qu'il le souhaitait.
Ils obtinrent satisfaction. C'est ainsi que le Cheikh Mohammad Lakhdar, après environ un an d'absence, put revenir à Nioro.
Un peu plus de deux ans après son retour, il rendait son dernier soupir dans la ville où, comme il l'avait annoncé, sa tombe l'attendait. Sa disparition allait marquer le point de départ de la carrière religieuse à la fois fulgurante et tragique du Chérif Hamallâh.
Chérif Hamallâh n'est encore qu'une source bouillonnante, mais une source qui, on peut le prévoir, par la force naissante de son courant, la vertu qui de toutes parts s'attache à ses eaux et à la convergence des ruisseaux voisins, va devenir un grand fleuve 32.Ainsi que Tierno Bokar devait me l'expliquer un jour, Chérif Hamallâh avait pris sa chefferie spirituelle au moment même en 1909 où le monde entrait dans un cycle de Mars 33, cycle de troubles, de conflits et de guerres. « Tout saint ou prophète, me dit-il, dont l'avènement coïncide avec le début d'un cycle de mars rencontrera plus de déboires que de jours paisibles, ce qui ne diminue en rien sa valeur spirituelle. Notre grand maître, le Cheikh Ahmed Tidjani, avait recommandé à ses grands élèves : Si vous êtes calomniés, ne calomniez pas. Si vous recevez des coups, ne les rendez pas. Si quelqu'un vous refuse une faveur, vous, accordez-lui en. Chérif Hamallâh, ajouta Tierno, a respecté jusqu'au bout ce commandement. »
Cela se passait en 1917. Bandiagara conserva donc en majorité la pratique des « douze grains » jusqu'en 1937, date du voyage de Tierno Bokar à Nioro.
Comme on le voit, l'origine de ce conflit n'avait rien ni de politique comme le croyait l'Administration française ni de fondamentalement religieux, puisque la pratique incriminée ne touchait ni à l'Islam ni à l'enseignement originel du Cheikh Ahmed Tidjani. Jusqu'à la campagne entreprise par les Toucouleurs après le gain de leur procès contre Tierno Sidi, « douze grains » et « onze grains » coexistaient pacifiquement. Dans les mosquées, après les prières canoniques de l'Islam, chacun récitait tranquillement son wirdou tidjani en égrenant les grains de son chapelet, qu'il y en eût onze ou douze. Personne, à vrai dire, n'y prêtait attention.
Mais, désormais, les lions étaient lâchés. La redoutable machine administrative avait commencé à se mettre en marche. Pour les autorités françaises, les « onze grains » étaient devenus la cible à abattre. Aux yeux de beaucoup, le « Hamallisme », qui en était le mouvement le plus représentatif, devint suspect et fauteur de troubles. Harcelée par de grands marabouts toucouleurs influents, l'Administration en vint à épouser une querelle qui, en fait, ne l'intéressait en rien.
De son côté, Chérif Hamallâh ignorait la stratégie de l'intrigue et vivait dans un monde étranger aux règles extérieures de la diplomatie. A l'égard de l'Administration française, jamais il ne se départit d'une attitude de parfaite dignité, mais de totale indépendance qui pouvait faire penser à du dédain, voire à de l'hostilité. Il ne recherchait aucun honneur, ne se souciait pas d'obtenir des médailles, ne rendait pas visite aux autorités de l'époque, ne faisait sa cour à personne, bref, tenait à rester en dehors de toutes les questions temporelles. Attitude dangereuse, en un temps où l'Administration coloniale n'avait que trop tendance à penser que qui n'était pas avec elle était contre elle. Il n'en fallut pas plus pour que les autorités, inquiètes du succès populaire grandissant du Chérif et poussées par les Toucouleurs, le considérassent comme un dangereux rebelle, fomentant dans le secret de sombres complots et attendant l'heure propice pour déclencher la révolte.
En 1920, Paul Marty pouvait encore écrire :
Vis-à-vis de nous (Administration française), son attitude est correcte, mais réservée. Il ne vient au bureau du Cercle que sur un appel formel. Il semble qu'avec un peu d'habileté on l'apprivoiserait très vite 40.Malheureusement, l'Administration ne voulut pas écouter les conseils de Paul Marty, pourtant mieux informé qu'elle des réalités locales en raison de sa qualité de chargé des Affaires musulmanes bien introduit auprès des marabouts de toutes obédiences. Elle préféra écouter ceux qui agitaient l'épouvantail du désordre et de la révolte, laissant présager les pires ennuis en provenance des Hamallistes. Ainsi va l'histoire.
Tel fut le destin extérieur de Chérif Hamallâh, l'homme « dont les pieds reposaient très haut au-dessus de cette terre ».
Il nous a paru nécessaire de retracer sa vie afin d'éclairer les événements dont sera victime Tierno Bokar, événements qui se déclenchèrent au lendemain de sa rencontre avec Chérif Hamallâh.
Rencontre de Tierno Bokar avec Chérif Hamallâh
C'est en 1937, soit un an environ après le retour du Chérif de la Côte-d'Ivoire, que Tierno Bokar eut l'occasion de se rendre à Nioro, comme il le souhaitait depuis si longtemps.
Cette année-là, Tierno avait été appelé à Bamako pour présider au partage de la succession de son demi-frère aîné, Amadou Salif Tall. Son ami fidèle Tidjani Amadou Ali Thiam l'accompagnait.
A soixante-deux ans, Tierno Bokar se rendait dans une très grande ville pour la première fois, ses précédents déplacements l'ayant mené au plus loin à Ségou et à Mopti. A Bamako, il découvrit les techniques nouvelles ; il connut l'électricité, la voie ferrée ; il vit des avions. Il n'en retira que des satisfactions de curiosité et quelques images qu'il sut incorporer avec bonheur dans ses enseignements ultérieurs.
Une fois la succession heureusement réglée, Tierno m'appela auprès de lui. Il me déclara :
Amadou, il me faut maintenant faire la lumière sur la situation de la Tidjaniya. De Dinguiraye, de Nioro, de Kayes, de Ségou et de Bamako, on me pose sans cesse des questions sur l'orthodoxie des « onze grains » au regard de la Tidjaniya. J'ai toujours répondu que je ne pouvais porter un jugement en cette affaire sans avoir vu personnellement le Chérif Hamallâh, qui est devenu l'un des maîtres les plus populaires de la Voie Tidjani. J'ai donc l'intention de profiter de ce voyage pour me rendre à Nioro.
Fort de mon expérience personnelle de fonctionnaire auprès de l'Administration française, j'estimai de mon devoir de mettre Tierno en garde sur les conséquences qui pourraient en résulter pour lui :
A tort ou à raison, lui dis-je, le Chérif de Nioro a une fâcheuse réputation auprès de l'Administration. Il a été présenté comme un « anti-français » par d'éminentes personnalités religieuses dont la parole ne saurait être mise en doute par l'Administration qui les considère comme ses alliées. Aujourd'hui, le divorce est consommé.
L'intransigeance des Toucouleurs d'un côté, l'enthousiasme des Marka et des Maures de l'autre ont compliqué le problème. Des querelles totalement étrangères aux questions religieuses se sont surimposées à l'affaire. Les « onze grains » sont maintenant aux prises non seulement avec les « douze grains » de même obédience Tidjani, mais encore avec des membres de la confrérie Qadri. Il vaudrait mieux que tu t'abstiennes, ou que tu demandes à voir le Chérif officiellement, avec l'accord des autorités.
Je ne répugne pas à demander quoi que ce soit, tu le sais, me répondit-il. Mais si l'on savait que je vais à Nioro, toutes les parties de ce procès prendraient je ne sais quelles dispositions. Je préfère surprendre tout le monde.
Tu risques de récolter bien des ennuis, Tierno, et des ennuis venant de toutes parts.
Connais-tu un homme de Dieu qui ait vécu et qui soit mort sans ennui ? Trouve-moi plutôt une occasion de partir incognito à Nioro.
J'accédai à sa demande et réussis à organiser son voyage comme il me le demandait.
Laissant à Bamako son ami Tidjani Amadou Ali Thiam, Tierno embarqua dans un méchant camion. Pendant vingt-quatre heures, il cahota sur une piste qui étire sur quatre cent cinquante kilomètres son sillon de sable et de cailloux à travers les épineux. Le camion arriva à Nioro vers onze heures du matin, une heure avant la prière de zohour (prière du milieu du jour).
Le jour même, peu après la prière de l'aurore, Chérif Hamallâh avait appelé son homme de confiance, Amadou Ould Brahim, le plus instruit de ses élèves, et lui avait dit :
Amadou, je recevrai aujourd'hui un étranger. Ce sera ma part dans la succession d'El Hadj Omar. Veillez tous à ce qu'il ne connaisse pas la nostalgie (c'est-à-dire qu'il n'ait pas à regretter sa propre maison).
Aussi, lorsque Tierno se présenta à la zaouïa vers onze heures, Amadou Ould Brahim et d'autres élèves se précipitèrent pour le recevoir. Lorsqu'il eut décliné son nom (Tierno Bokar Salif Tall), Amadou Ould Brahim, reconnaissant un membre de la famille d'El Hadj Omar, fut au comble de l'étonnement :
Cheiknâ (Notre Maitre) nous a annoncé ton arrivée aujourd'hui, s'exclama-t-il.
Immédiatement, Amadou Ould Brahim envoya prévenir Chérif Hamallâh que l'étranger annoncé par lui était arrivé. Chérif Hamallâh n'ayant pas coutume de sortir de sa demeure avant la prière de zohour, on installa Tierno dans une case de la concession. Il fit sa toilette, changea de vêtements puis, ses bagages rangés, vint attendre dans la zaouïa au milieu des élèves.
Peu avant l'heure de la prière de Zohour, le Chérif apparut. Chacun put voir qu'il portait exactement le même vêtement que Tierno : même boubou, même tourtil (léger boubou de dessous), même bonnet. On eût dit qu'ils étaient le reflet l'un de l'autre, Tierno, comme il me le raconta, en resta sans paroles. Chérif Hamallâh se précipita vers lui, lui donna la main et sourit :
Eh bien, dit-il, nous sommes habillés de la même façon.
A ce moment, l'appel à la prière retentit. Chacun se disposa en rangs derrière le tapis de prière du Chérif, qui avait coutume de diriger la prière 43. Un adepte d'origine chérifienne, Moulaye Ismaïl, était placé au premier rang, juste derrière le Chérif. Il céda sa place à Tierno et passa lui-même au second rang, chacun de ceux qui étaient derrière lui se décalant également d'un rang.
Le Chérif vint prendre place. Avant de commencer la prière, il se retourna, vit Tierno derrière lui et, le tirant par un pan de son boubou, le fit venir à sa droite, sur son propre tapis. Moulaye Ismaïl et tous ceux qui s'étaient décalés avancèrent d'un rang et reprirent leur place habituelle.
Il ne s'agissait pas là, de la part du Chérif, d'un simple geste de courtoisie. Il entendait, par ce geste de grande considération spirituelle, imposer Tierno Bokar à ses élèves. Certains d'entre eux, instruits par une dure expérience, voyaient en effet en tout étranger, et particulièrement en un Tall, un agent à la solde des Toucouleurs envoyé pour espionner leur Cheikh. Le patronyme de Tierno le rendait tout spécialement suspect à leurs yeux. En faisant prier l'étranger à sa hauteur, le Chérif le couvrait, en quelque sorte, de son manteau.
Après la prière rituelle, Chérif Hamallâh, comme à son accoutumée, resta trente minutes à prier à voix basse. Puis il donna sa bénédiction à tous et, se tournant vers Tierno Bokar, il lui dit :
J'aurais voulu te loger chez moi, mais tes parents toucouleurs de la ville pourraient s'en froisser et se sentir gênés s'ils voulaient te rendre visite. Tu logeras donc au sein de la concession, mais dans la demeure de Bouyed Ould Cheikh Siby.
Il se tourna vers Moulaye Ismaïl, celui qui avait cédé sa place à Tierno :
Moulaye Ismaïl, tu vas te mettre au service de Tierno Bokar pendant tout son séjour chez nous. Ne considère pas ta qualité de Chérif et sers-le.
Puis, comme il en avait l'habitude, il rentra dans ses appartements pour n'en sortir qu'à la prière de asr (milieu de l'après-midi).
Une fois Tierno installé chez Bouyed Ould Cheikh Siby, Moulaye Ismaïl vint se mettre à son service. Il veillait à la satisfaction de tous ses besoins domestiques, lui faisait son thé et lui tenait compagnie. Apparemment, Tierno et le Chérif ne se voyaient qu'aux heures de prière.
Tierno était là depuis trois jours quand, une nuit, Moulaye Ismaïl fut frappé de dysenterie et obligé de sortir plusieurs fois de la case pour se rendre aux toilettes. Comme dans beaucoup de concessions africaines, celles-ci se trouvaient en plein air, entourées d'un petit muret. Or, à trois heures du matin, par-dessus le petit muret, Moulaye Ismaïl vit Tierno Bokar sortir de sa case et se diriger vers la maison de Chérif Hamallâh. Sa curiosité éveillée, il voulut voir jusqu'où Tierno irait. Au même moment, il vit apparaître, du côté de la maison du Chérif, un rai de lumière provenant de la torche que le Chérif avait coutume de porter sur lui une fois le soir tombé. Le rayon de lumière se rapprocha de Tierno. C'était bien le Chérif. Ils se rejoignirent à mi-chemin et commencèrent à parler à voix basse, tout en cheminant lentement. Moulaye Ismaïl n'entendait pas ce qu'ils se disaient mais, cloué par la surprise, il resta là à les regarder. Il les vit se diriger à pas lents, tout en parlant, vers la porte du Chérif, puis revenir vers lui, repartir et revenir sans cesse. Il en fut ainsi jusqu'à ce que retentît l'appel à la prière du matin, après quoi chacun rentra chez soi.
C'est ainsi que Moulaye Ismaïl découvrit que Tierno Bokar et Chérif Hamallâh se voyaient chaque nuit, à partir de trois heures du matin, quand toute la zaouïa était plongée dans le sommeil. C'est dire que, durant son séjour, Tierno dormit fort peu. Il n'utilisa d'ailleurs jamais le lit que le Chérif avait fait préparer pour lui. Quand le sommeil le prenait, il s'allongeait sur la peau que son hôte lui avait offerte en guise de tapis de prière 44.
Tierno resta quinze jours dans la zaouïa de Nioro. Plus tard, il me dit avoir eu quinze entretiens avec le Chérif, ce qui signifie qu'ils se virent chaque nuit, et dès le début. Au cours de leurs entretiens nocturnes, il put, me dit-il, poser au Chérif toutes les questions qu'il voulut en vue de déterminer sa position. N'oublions pas que, depuis la lettre de Alpha Hassim Tall, il était informé de certains moyens occultes permettant de reconnaître le nouveau Pôle de la Tidjaniya. Toujours est-il que Tierno, qui n'était pas un naïf, fut entièrement convaincu de la validité spirituelle de Chérif Hamallâh, tant sur le plan de la Tidjaniya que sur le plan islamique en général. Aussi lui demanda-t-il de lui renouveler son wirdou dans la formule des « onze grains », ce que le Chérif accepta.
Une grande réunion rassemblant tous les élèves fut organisée à cet effet quelques jours avant le départ de Tierno. Celui-ci s'assit sur ses talons, face au Chérif, les mains croisées sur les genoux, le buste affaissé, le menton sur la poitrine.
Chérif Hamallâh qui était plus jeune que Tierno lui demanda :
Tierno Bokar, de nous deux, lequel est le plus âgé ?
Je suis né avant toi, mais tu es plus âgé que moi 45.
Nous aurions souhaité que la descendance d'El Hadj Omar fût toute à ton image. Mais ce que Dieu fait est bien fait. Tant qu'il existera des descendants d'El Hadj Omar sur cette terre, il y en aura toujours au moins un qui héritera l'amour de son ancêtre pour le Prophète et pour sa descendance.
Après un instant de silence, le Chérif attaqua le vif du sujet :
Bokar Salif, t'est-il arrivé de faire une retraite spirituelle ? T'est-il arrivé, pour lever une hésitation, de faire l'Istikhar 46.
Tierno, qui avait jusque-là gardé la même position, se redressa.
Quelle coïncidence! dit-il. Je savais que ce serait la première question que tu me poserais. Effectivement, j'ai fait une telle retraite, et voici pourquoi.
« Depuis quelque temps, l'obscurité régnait au fond de mon coeur. Je recevais des lettres de mes parents foutanké 47 et même du Chérif El Moktar, me disant qu'il ne fallait pas suivre le chemin de Chérif Hamallâh et que ni eux ni l'Administration ne souhaitaient voir les foules s'engager derrière lui.
« Je lisais ces lettres, dans ma zaouïa, à certains de mes amis. Mais le poids inconnu qui pesait sur ma poitrine s'alourdissait. Mes compatriotes se réjouissaient sans que je connaisse le motif de cette joie. La doctrine Tidjani, que j'interrogeais, restait muette. Les oulémas toucouleurs que je questionnais lançaient l'anathème contre toi et tes partisans. C'est alors que je décidai de faire l'Istikhar pour que Dieu me fasse connaître qui tu étais en réalité.
« Sept jours après que j'eus terminé l'Istikhar, Dieu m'envoya un rêve. Je vis onze hommes qui marchaient dans une forêt au crépuscule et, parmi eux, je reconnus le Chérif El Moktar. Ils étaient tous couverts de bourbouille 48 et souffraient de fortes démangeaisons. Ils allaient titubant dans le sable, déchiraient leurs vêtements et se grattaient jusqu'au sang.
Je me suis joint à eux et, aussitôt, j'ai contracté leur mal. Nous arrivâmes sur une éminence et nous aperçûmes, au-delà, une vaste plaine dans laquelle un étang s'étendait à perte de vue. L'eau de cet étang était blanche comme du lait. Nous allons nous laver et boire, dit l'un d'entre nous.
« Nous pressâmes le pas. Un homme ailé sortit de l'eau. Il étendit les bras et nous dit : Il est interdit d'entrer dans cet étang. Un Chérif est parmi nous. Laisse-nous boire. Je vous connais tous beaucoup mieux que vous-même, répliqua-t-il, mais vous n'entrerez pas dans l'étang avant l'arrivée de son propriétaire.
« Un vent de tornade se leva qui fit monter de l'horizon un nuage scintillant. De ce nuage s'échappait un chant. Nous reconnûmes la formule du dhikr: Lâ ilâha illa'Llâh 49. Figés de crainte, nous regardions venir sur nous cette étrange nuée. Elle arrivait dans le ciel comme un cheval au galop. Lorsqu'elle fut parvenue au zénith elle se désagrégea. Elle était faite d'une foule d'hommes ailés et le mouvement de leurs ailes provoquait le scintillement qui nous avait frappés. Les hommes pénétrèrent dans l'étang et s'évanouirent. D'un seul mouvement, les douze que nous étions se portèrent en avant pour les suivre. Le gardien s'y opposa d'un geste. Une autre rafale de vent nous apporta un second nuage d'hommes ailés qui reproduisirent les gestes des premiers. Puis un troisième. Les nuages étaient toujours plus scintillants et les voix qui chantaient la formule sacrée devenaient, à chaque renouvellement des nuées, toujours plus harmonieuses. Derrière le troisième nuage, un homme à cheval parut. Le cavalier était masqué et il tenait un chapelet dans sa main. A la tête du cheval, El Hadj Omar tenait la bride.
A ces mots, le Chérif interrompit Tierno :
Comment as-tu reconnu El Hadj Omar?
Tierno répondit :
Son nom était inscrit en lettres de feu sur sa poitrine. Le cheval se cabrait dans le vent. El Hadj Omar s'accrochait à la bride. Une rafale retroussa la crinière du cheval et fit glisser le chèche sur le visage du cavalier. J'atteste devant Dieu que le visage qui m'apparut alors, je m'en aperçois aujourd'hui, était le tien.
« Le cavalier dit au gardien : Que veulent ces gens ? Ils veulent boire, répondit-il.
« Le cavalier descendit de cheval et s'avança vers la mare. Un souffle d'une violence inouïe se leva alors, à côté duquel les rafales précédentes n'étaient que brises légères. Les douze furent dispersés dans la poussière. L'homme qui avait ton visage prit de l'eau lactée dans le creux de ses mains et m'en aspergea. Ma soif et mes démangeaisons cessèrent. J'entendis une voix qui dominait celle du vent crier à mes oreilles : Tu boiras et tu te laveras; mais plus tard, pas aujourd'hui...
« Je me suis réveillé, brisé par ce rêve. Depuis, j'ai cessé de lire en public et de copier pour les diffuser ces lettres qui te condamnaient et qui avaient ainsi jeté le trouble en mon âme. Ce rêve date de quatre ans. Il est tellement présent à ma mémoire que j'en arrive à douter qu'il s'agisse d'un rêve.
Mes tourments ne cessèrent pas, cependant, du jour au lendemain. L'importance de la décision que je venais de prendre m'apparut au grand jour. J'avais rompu avec les miens. J'en souffrais si fort que, trois jours après la réponse à mon Istikhara, j'en fis un autre, simple celui-ci ; j'eus le bonheur de voir en rêve El Hadj Omar lui-même, qui me rassura. Le désir de te connaître n'avait fait que grandir en moi depuis quatre ans. La mort de mon frère aîné m'a donné l'occasion d'aller à Bamako et, aujourd'hui, je viens jusqu'à toi.
N'as-tu pas peur de la colère des tiens ? demanda le Chéri à Tierno. Ils en auront le coeur gonflé. Ils te traiteront comme quelqu'un qui a humilié leur famille. Ils te combattront.
« Vois ma main, ajouta-t-il. C'est comme si elle contenait une braise rouge et que la main de toute personne que je rencontre soit remplie de poudre. Il suffit que je lui donne le Tajdid 50 pour que cela explose. N'as-tu pas peur ?
Cela m'est égal, répondit Tierno.
Trois fois, le Chérif lui posa la même question. Trois fois, Tierno répondit: «Cela m'est égal. »
Le Chérif se concentra un moment puis, levant le front et se tournant vers les élèves maures qui remplissaient la salle, il dit :
Je prends Cheikh Ahmed Tidjani et vous tous à témoin. Je donnerai aujourd'hui à Tierno Bokar la clef qui lui permettra d'ouvrir les secrets contenus dans la demeure de Cheikh Tidjani.
Puis, prenant les mains de Tierno Bokar dans les siennes, il procéda au Tajdid :
« Je renouvelle ton wirdou. Je renouvelle ton grade de moqaddem, cette fois-ci dans le rite des onze. Une fois de plus, je déclare que le douze n'est pas une erreur.
« Tout moqaddem que tu as déjà nommé et qui consentira à te suivre dans le rite des onze, s'il te demande le Tajdid, donne-le lui ; je le confirme dans son grade de moqaddem. En revanche, tu ne nommeras pas de nouveaux moqaddem.
Tous les élèves s'approchèrent, prirent à tour de rôle la main de Tierno Bokar et lui demandèrent sa bénédiction.
Moulaye Ismaïl me raconta plus tard que Chérif Hamallâh, parlant un jour de Tierno à ses adeptes, avait dit : « Parmi tous les hommes qu'il m'a été donné de rencontrer, Tierno Bokar est l'un de ceux qui ont pénétré le plus profondément les secrets de la Tidjaniya contenus dans la Djawahira-el-Maani (Perle des Significations) et dans Er-Rimaa (les Lances), le livre d'El Hadj Omar.
Quelques jours avant le départ de Tierno, après la prière de asr, alors que le soleil commençait à perdre de son ardeur, Chérif Hamallâh demanda à tous ses élèves de l'accompagner dans la promenade qu'il avait coutume de faire en dehors de Nioro pour aller prendre l'air. Il se rendit dans les champs d'arachides qui avoisinent la ville et proposa aux élèves de glaner les fruits restés enfouis dans le sol après la récolte.
Quand ils furent parvenus dans un champ, chacun se dispersa pour ramasser les fruits. Le Chérif mettait dans le creux de sa main ceux qu'il trouvait. Quand il en eut une poignée pleine, il la tendit à Tierno :
Tiens ! lui dit-il, voici une bonne provision.
Ce que voyant, dès que les élèves avaient réuni une poignée d'arachides, ils venaient la remettre au Chérif qui la tendait à son tour à Tierno en disant :
Ajoute-la aux autres.
Lorsque le pan du boubou de Tierno fut rempli par plusieurs kilos d'arachides, le Chérif donna le signal du retour. Selon les grands élèves, qui connaissaient la retenue habituelle de leur maître dont les gestes n'étaient jamais dépourvus de signification, le Chérif avait, ce jour-là, fait montre d'une extrême sympathie envers Tierno. Par la suite, Tierno conserva précieusement ces arachides, n'ayant jamais voulu les partager avec qui que ce soit.
La veille du jour fixé pour le départ, le Chérif fit apporter des provisions de route.
Je vais vers le pays où l'on trouve du sucre, dit Tierno. Garde tes provisions.
Je tiens à ce que tu emportes un peu de tout ce que je mange, lui répondit le Chérif.
Les serviteurs apportèrent des couffins pleins de dattes, des quartiers de viande séchée et une outre pleine de beurre de vache. On apporta trois kilos de thé, cinq pains de sucre et aussi des pommes venues de la métropole, que le Chérif appréciait.
Le lendemain, à l'aube, quittant le Chérif qu'il ne devait jamais revoir, Tierno Bokar Salif montait dans un camion qui devait l'amener, au terme de sa première étape, à Koniakari, dans le Kârta de Diombogho. Pour aussi rapide qu'ait été son véhicule, plus rapide encore avait été la nouvelle qui le précédait:
« Un Tall a trahi la cause des douze !»
A peine Tierno avait-il reçu son Tajdid que la nouvelle en avait été connue dans toute la ville. Le chef des Tall de Nioro avait immédiatement télégraphié dans toutes les cités et toutes les régions où se trouvaient des Tall pour leur apprendre que Tierno Bokar venait de trahir la cause d'El Hadj Omar et qu'il convenait de rompre tout lien de famille et toute relation avec lui. A toutes les étapes de la route entre Nioro et Bandiagara, les descendants d'El Hadj Omar attendaient leur cousin. Tierno entrait dans l'épreuve.
A Koniakari où résidait une branche de sa famille, Tierno ne fut pas reçu. Pour qui sait ce qu'est l'hospitalité africaine et quelle obligation sacrée elle représente pour ceux qui la doivent, c'était là une offense on ne peut plus grave.
Les choses auraient pu cependant être pires et basculer vers le drame car les Tall de Koniakari avaient décidé de provoquer Tierno dès son arrivée dans la ville. Ils en informèrent le Chef de canton, Dembasadio Diallo. Heureusement celui-ci, qui avait été initié à la Tidjaniya par Tierno, lui était fort attaché. Ses fonctions ne lui permettaient pas de montrer ouvertement cet attachement, mais il sut désamorcer le complot.
Vos différends entre « onze grains » et « douze grains » ne me regardent pas, dit-il aux Tall. Je suis Chef de canton, je représente l'autorité française dans ce pays et j'enfermerai quiconque essaiera de troubler l'ordre public de quelque manière que ce soit.
Rafraîchis par ce langage, les Tall de Koniakari se tinrent cois. Tierno pu traverser la ville sans encombre et poursuivre sa route.
A Kayes, les Toucouleurs se rendirent en cortège chez leur chef Bassirou Mountaga Tall et l'invitèrent à réagir contre la présence de Tierno. Bassirou, plus sensible aux traditions familiales qu'aux rivalités de l'heure, même affublées de l'épithète « religieuses », refusa de les entendre.
Si j'ai à combattre mon cousin Tierno Bokar, dit-il, je le combattrai personnellement et j'en prendrai seul la décision.
Tierno, soulagé dans une certaine mesure, prit à Kayes le train de Bamako et arriva dans la capitale du Soudan dans les derniers jours de juin 1937.
Dès sa sortie de la gare, il me fit convoquer. Inutile de dire que je l'attendais avec impatience. J'accourus dans la maison où il s'était installé. Après avoir prononcé les salutations d'usage, je le questionnai sans attendre :
Tierno, as-tu vu le Chérif ?
Je l'ai vu, dit-il.
Pendant quelques longues minutes, il m'enveloppa d'un regard intense qui trahissait sa préoccupation. Puis, rompant son silence, il ajouta :
« J'ai vu l'homme. Je l'ai trouvé et je me suis retrouvé en lui. Je l'ai reconnu. Tout ce que j'avais, je l'ai déposé à ses pieds 51. Je lui ai demandé de me donner ce qu'il avait, et il me l'a donné.
« Je n'obligerai ni élève, ni parent, ni ami à me suivre dans cette voie. Mais quant à moi, même si ma peau devait se séparer de ma chair, ma chair de mes nerfs, mes nerfs de mes os et mes os de ma moelle, si ma moelle lâchait Chérif Hamallâh, je lâcherais ma moelle !
Voyant combien sa décision était ferme, je lui demandai :
Depuis que Chérif Hamallâh t'a donné le Tajdid, l'as-tu toi-même donné à quelqu'un?
Non.
Tierno, ajoutai-je, j'ai eu l'honneur de faire partie des quatre premiers petits écoliers de ton école coranique. De nous quatre, je suis le seul survivant. Aujourd'hui, je voudrais être le premier de tes adeptes. Je voudrais être ton tiolel 52.
Il me regarda longuement.
Je te demande de bien réfléchir, me dit-il. Le Chérif m'a dit que sa main contenait une braise et que la main de ceux à qui il donnait le Tajdid contenait de la poudre. Il m'a prévenu du danger. Je lui ai répondu que cela m'était égal. Mais toi, as-tu bien réfléchi ?
Puisque cela t'est égal, cela m'est égal à moi aussi, lui répondis-je. Mon voeu est d'être derrière toi en toutes choses. Même dans le paradis, je voudrais que tu entres avant moi et que je ne fasse que te suivre. Je serai partout avec toi et inconditionnellement avec toi. Aussi je te demande maintenant de me renouveler mon wirdou.
Et je lui tendis mes mains ouvertes, dans l'attitude de celui qui reçoit.
Il procéda au Tajdid, puis énonça la chaîne de transmission :
« Abou Bokar Salif (c'est-à-dire lui-même), Amadou Hama'Ullâh (Chérif Hamallâh), Cheikh Mohammad Lakhdar, Cheikh Tahar, Cheikh Ahmed Tidjani et Seïdnâ Mohammad, le Prophète de Dieu. »Telle est la chaîne que j'ai reçue de lui.
Dans le « registre-journal » du Cercle, le commandant écrivit:
« Ce jour, Tierno Bokar Salif Tall et les membres de sa famille se sont présentés à moi. Le marabout Tierno Bokar reprend les « douze grains » et abandonne la pratique des « onze grains ». Les siens sont venus le chercher. Tout est réglé, l'affaire est close. »Et il envoya un télégramme en ce sens au gouvernement général de Dakar pour l'informer que l'affaire était terminée 56.
Notes
1. lazim : premier ensemble d'oraisons et de récitations propres à la Tidjaniya. Le lazim doit être récité deux fois par jour: à l'aube, avant la prière du matin, puis le soir, après la prière de l'asr. (Cf. p. 231.)
2. Prières supplémentaires, autres que les cinq prières canoniques obligatoires.
3. Imâm (et non «Imân» comme on le voit souvent imprimé par erreur). Littéralement: « celui qui se tient en avant ». On désigne de ce nom celui qui dirige la prière. En milieu shi'îte, le terme est appliqué aux dirigeants ou guides religieux.
4. Une rekkat représente l'unité de base de la prière musulmane: elle est constituée par l'ensemble des mouvements qui vont de la position verticale à la position de prosternation. Chaque prière surérogatoire doit comporter deux rekkat.
5. Seule prière de la semaine à devoir obligatoirement être effectuée en commun.
6. Chez ceux qui font beaucoup de prières avec prosternation, un petit cal finit par se former sur le front.
7. Attitude alors très répandue en Afrique traditionnelle comme en Afrique musulmane.
8. Tierno poussait la délicatesse et l'humilité jusqu'à ne jamais appeler ses élèves que « mon frère » ou « mon ami ».
9. Cf. Avant-propos, p. 8.
10. Le lecteur comprendra sans doute mieux l'excès de ce chagrin quand il connaîtra les conditions qui ont entouré les derniers jours de Tierno Bokar.
11. Que l'on trouvera en troisième partie: « L'enseignement », p. 195.
12. Cf. Tierno Bokar, le Sage de Bandiagara, Paris, Présence africaine, 1957, p. 40.
13. Il s'agit, bien entendu, du jeûne islamique qui consiste à s'abstenir de toute nourriture et de toute boisson du lever au coucher du soleil.
14. Khalife: littéralement «représentant». Nom donné à un dignitaire suprême de l'Ordre, censé «représenter » le Fondateur.
15. L'oraison Perle de la perfection (Djawharatul-kamal) fut révélée par le Prophète Mahomet, en une vision, à Si Ahmed Tidjani un jour de 1781, à Bar-Semghoum, en Algérie, avec injonction de la réciter onze fois, ainsi que cela se pratique toujours dans la maison mère. La récitation par douze fois fut introduite par les grands élèves du Fondateur (cf. p. 233) et reprise, par la suite, par certaines branches de la Tidjaniya, dont la branche omarienne.
L'importance du nombre onze vient de sa signification dans la symbolique numérologique musulmane. Il est le nombre de la spiritualité pure et de l'ésotérisme, car il symbolise l'unité de la créature liée à l'unité du Créateur. Il est la clef de la communion mystique. Ce nombre joue un grand rôle tant dans le symbolisme musulman que dans les traditions africaines. Le nombre douze, qui en est issu, symbolise, lui, l'action dans le monde et le sacrifice. (Cf. p. 58.)
16. On trouvera ces commandements dans la troisième partie du livre: « L'enseignement », p. 233.
17. Tariqa : littéralement « voie». C'est ce nom que l'on traduit par Ordre, congrégation ou confrérie.
18. Le douze est censé être une émanation du onze, pour des raisons arithmosophiques qu'il serait trop long de développer ici.
19. Cf. note 2, p. 53.
20. Pluriel de « cheikh ».
21. Le cheikh Mohammad Lakhdar était élève de Cheikh Tahar, lui-même élève direct de Si Ahmed Tidjani et initié par lui.
22. Les membres d'une Tariqa continuent d'être appelés « élèves » même lorsqu'ils atteignent un âge avancé et sont eux-mêmes très savants. On les appelle alors « grands élèves ».
23. Chaque confrérie (ou tariqa) possède ainsi son propre wirdou qui remonte au saint personnage auquel elle s'origine et, à travers lui, au Prophète. Nous verrons, dans le chapitre consacré aux confréries (p. 241), que ces wird présentent, en fait, très peu de différences, étant essentiellement constitués de prières de salutations sur le Prophète et de dhikr, ou répétitions de certains noms de Dieu.
La récitation des dhikr et des oraisons spécifiques à chaque Tariqa doit, pour porter sa pleine efficacité et être dépourvue de tout risque spirituel, avoir été régulièrement « reçue » au cours de l'initiation à la Tariqa. Chaque « chaîne » émanant des grands maîtres spirituels remontant jusqu'au Prophète lui-même d'une manière ininterrompue, il y a transmission d'une énergie spirituelle particulière, ou baraka, laquelle, à travers le Prophète, remonte jusqu'à Dieu Lui-même. Cette énergie spirituelle est une aide sur le chemin de l'évolution; mais, comme l'a dit un grand maître soufi du Maroc, le Cheikh Tadilî : « L'initiation te donne la clef pour ouvrir la porte du jardin, mais c'est à toi qu'il appartient de faire effort pour cultiver ce jardin. »
24. L'Istikhar est une invocation enseignée par le Prophète et que l'on adresse à Dieu pour lui demander de lever une hésitation, d'éclairer un choix ou un point obscur. Elle est généralement précédée d'un jeûne. Selon la gravité de ce jeûne, on distingue l'Istikhar simple et l'Istikhar double. C'est du second qu'il s'agit ici.
La réponse peut venir plus ou moins rapidement, plus ou moins directement, sous la forme d'un rêve, d'une inspiration ou d'un événement significatif. Parfois même, c'est un tiers qui reçoit la réponse en un rêve où il lui est dit de transmettre le message à l'intéressé.
Les grands initiés et maîtres spirituels reçoivent des réponses rapides et extrêmement précises. En général, ils réservent cette invocation pour des cas très graves et s'abstiennent d'y recourir à leur profit personnel, par « politesse » et pudeur à l'égard de Dieu.
25. Les griots constituent une caste particulière, composée de troubadours, de poètes et de musiciens, mais aussi de généalogistes qui savent chanter les hauts faits des ancêtres d'une famille. Ils vivent des dons que les nobles sont traditionnellement tenus de leur faire et sont souvent attachés à une famille. En tant que « mémoire vivante » de la communauté, leur rôle dans la société africaine est extrêmement important. Mais il arrive que, « maîtres de la parole », leur influence sur ceux qui les écoutent ne soit pas toujours positive, dans la mesure où ils excitent leur orgueil.
26. L'expression, courante dans le langage africain, n'a rien de péjoratif.
27. Qutbuya, substantif dérivé de Qûtb : Pôle. Le terme, qui est intraduisible en français, désigne tout ce qui a trait au Pôle.
28. Dans les tourouq (pluriel de tariqa), un cheikh a le pouvoir de nommer des moqaddem.
29. Cette scène, comme toutes celles qui se sont déroulées à Nioro à l'époque, me fut rapportée par un témoin oculaire : Kisman Doucouré, marabout marka de Nioro qui avait reçu son wirdou des mains de Cheikh Mohammad Lakhdar.
Les détails de ce qui se passa entre le Cheikh et Chérif Hamallâh lors de leur entretien privé me furent confirmés, par ailleurs, par Moulaye Ismaïl (cf p. 90) qui les entendit plus tard de la bouche même du Chérif.
30. Ces renseignements m'ont été transmis par un témoin direct, Gata Bâ, membre de la famille royale de Denianké. Grand commerçant ayant joué un rôle important au Sénégal et au Soudan français, Gata Bâ se retira après l'indépendance à Abidjan.
31. Pluriel de wirdou.
32. Paul Marty, chargé des Affaires musulmanes : Études sur l'Islam et les tribus du Soudan, tome IV, p. 218.
33. Il ne s'agit pas de cycles planétaires astronomiques ou astrologiques, mais de cycles numérologiques liés au symbolisme des planètes.
34. Ce cycle de Mars, notons-le, a connu les deux guerres les plus meurtrières de notre époque, la dernière ayant pris fin en même temps que lui.
35. Tierno Sidi était venu s'installer à Bamako pour ne pas être mêlé au, différend qui opposait son ancien maître, le Chérif el Moktar, à Chérif Hammalâh. Il n'avait donc aucune relation avec Chérif Hamallâh.
36. Sofa: nom donné aux guerriers qui entourent un chef et qui, le plus, souvent, appartiennent à des ethnies étrangères.
37. Somme extrêmement importante pour l'époque.
38. Les Toucouleurs comptent deux grandes familles, les Tall et les Thiam traditionnellement rivales l'une de l'autre.
39. Les deux émissaires étaient Bokar Yaya Dem et Karamogo Babali.
40. Op. cit., p. 218.
41. Cf. note 2, p. 39. Sur les cinq prières quotidiennes de l'Islam, trois sont constituées de quatre rekkat qui peuvent être ramenées à deux en cas de voyage, de danger ou de guerre.
42. Le docteur Charles Pidoux, qui devint plus tard notre ami, était, à cette époque, incarcéré à Evaux pour raisons politiques. Il y connut le Chérif Hamallâh et nous fournit un précieux témoignage sur la fin de la vie du Maitre. C'est grâce à lui que nous avons pu retrouver la tombe du Chérif à Montluçon.
43. Quand la prière musulmane est collective, un homme doit toujours se placer à l'avant pour « diriger » la prière. C'est l'Imam. Les fidèles se disposent derrière lui en rangées horizontales bien régulières, au coude à coude, et le suivent dans ses mouvements.
N'importe qui peut être Imam. Dans les mosquées, un Imam nommé par la communauté exerce en permanence. En général le choix se porte sur un homme réputé pour sa piété.
44. Tous ces détails m'ont été rapportés par Moulaye Ismaïl. (Cf. note 1, p. 70.)
45. Ce qui signifiait : « Dans la Tidjaniya, j'ai débuté avant toi, mais tu es parvenu plus loin que moi. » C'est là une façon de rendre hommage et de reconnaître la supériorité de quelqu'un. Le mérite de la supériorité spirituelle est considéré, en Afrique, comme un âge. On dira, par exemple, d'un jeune homme particulièrement sage: « Ce jeune homme est plus âgé que son père. »
46. Cf. note 1, p. 63.
47. Foutanké : originaire du Fouta, au Sénégal, ce qui est le cas des Toucouleurs.
48. Éruption de petits boutons qui apparaissent sur le corps lors des grandes chaleurs et qui démangent énormément.
49. Il s'agit ici de la récitation psalmodiée de la première partie de la profession de foi islamique, Lâ ilâha illa'Llâh, qui signifie: « Il n'est de dieu que Dieu » ou: « Pas de dieu, si ce n'est Dieu. » Ce Dhikr est une partie essentielle du wirdou de toutes les confréries islamiques en général.
50. Tajdid : renouvellement du wirdou.
51. Sous-entendu: les chaînes de transmission qu'il avait reçues au préalable.
52. Le tiolel est le premier petit poisson que l'on prend après une pêche dont on est rentré bredouille.
53. Sous-entendu : lorsque les temps changent, les conditions exigées changent également, de même que les caractéristiques et les réalisations extérieures. Seuls les principes et valeurs fondamentaux demeurent immuables.
54. Au sens islamique, un bien est pur, ou licite, s'il a été acquis honnêtement non seulement par son actuel détenteur, mais par ceux qui le lui ont transmis. D'où la nécessité de connaître l'origine d'un bien pour savoir s'il est licite.
55. En Afrique, les cousins sont couramment appelés « frères ».
56. Je tiens tous ces détails d'Oumar Sy lui-même, qui est mort à Mopti voilà quelques années.