Paris: Editions du Seuil. 1980. 254 p.
Dans ce pays où, pendant des millénaires, seuls les sages eurent le droit de parler, dans ce pays où la tradition orale a eu la rigueur des écrits les plus sacrés, la parole est devenue sacrée. Dans la mesure où l'Afrique noire a été dépourvue d'un système d'écriture pratique, elle a entretenu le culte de la parole, du « verbe fécondant ».
Aïssata avait dit à son fils : « Apprends à couvrir la nudité matérielle des hommes avant de couvrir par ta parole leur nudité morale. » Les tisserands traditionnels, initiés au symbolisme de leur métier à tisser où chaque pièce a une signification particulière et dont l'ensemble symbolise la « création primordiale », savent tous qu'en faisant naître sous leurs doigts la bande de tissu qui se déroule comme le temps lui-même, ils ne font rien d'autre que reproduire le mystère de la Parole créatrice 1.
L'importance du verbe, le souci de sa valeur, bonne ou mauvaise — nouvelle langue d'Ésope — revêt, chez Tierno Bokar, une importance essentielle :
La parole est un fruit dont l'écorce s'appelle « bavardage », la chair « éloquence » et le noyau « bon sens ».
Dès l'instant où un être est doué du verbe, quel que soit son degré d'évolution il compte dans la classe des grands privilégiés, car le verbe est le don le plus merveilleux que Dieu ait fait à sa créature.
Le verbe est un attribut divin, aussi étemel que Dieu lui-même. C'est par la puissance du verbe que tout a été créé. En donnant à l'homme le verbe, Dieu lui a délégué une part de sa puissance créatrice. C'est par la puissance du verbe que l'homme, lui aussi, crée. Il crée non seulement pour assurer les relations indispensables à son existence matérielle, mais aussi pour assurer le viatique qui ouvre pour lui les portes de la béatitude 2.
Une chose devient ce que le verbe lui dit d'être. Dieu dit : « Sois ! » et la créature répond : « Je suis.»
Nous avons été amenés, dans la première partie de cet ouvrage, à rapporter certaines paroles de Tierno. Il aurait été malaisé, en effet, de se pencher sur sa vie et d'en tenter fl exposé en s'abstenant de mêler des fragments de sa parole aux incidents qui jalonnèrent son existence. La parole du maître est le fait principal de son histoire. Comment apporter, maintenant, une meilleure définition du « message » qui nous a été laissé sinon en donnant la parole à celui qui l'a développé ?
Nous ne dirons jamais assez que le caractère primordial du verbe de Tierno est qu'il a été donné dans l'un des lieux les plus simples du monde, le maitre étant assis sur un sol ingrat que, tour à tour, le soleil cuisait ou la pluie faisait fondre. Tiemo parlait généralement en foulfouldé (peul). Bien qu'il fût bon arabisant — ce qui lui permettait d'étudier le fond des textes —- il ne cessa jamais de prêcher dans les langues du terroir. Outre l'arabe, il connaissait quatre langues africaines ainsi que les connaissances traditionnelles des principales ethnies de la savane.
Il avait horreur de ceux qui s'exprimaient dans une langue autre que la langue du commun. L'une des caractéristiques des « sorciers » étant d'utiliser un langage hermétique, Tierno, par dérision, désignait souvent de ce nom ceux qui, par snobisme intellectuel, affectaient de ne s'exprimer qu'en arabe alors même qu'ils s'adressaient à des gens ignorant cette langue, pensant ainsi mieux les éblouir.
Son message était fait pour être entendu. Le Prophète n'avait-il pas dit : « Parlez aux gens à la mesure de leur entendement » ?
Les récits et les paroles qui vont suivre, je les ai recueillis personnellement de la bouche de Tiemo Bokar auprès de qui j'ai vécu depuis ma plus tendre enfance. Je naquis, comme on dirait en Afrique, « dans ses mains ». Combien de fois, lorsque j'étais tout petit, ne m'a-t-il pas promené sur son dos, dans la cour de mes parents ! Et que d'histoires merveilleuses il me racontait que je ne pouvais encore comprendre! Ma mère m'a souvent rapporté que, bébé assez maussade, mon visage ne s'éclairait que lorsqu'il venait me prendre dans ses bras.
Dès que j'eus atteint l'âge de sept ans, on me confia entièrement à lui afin qu'il prenne en main mon éducation religieuse aussi bien que la formation de mon caractère et de mon comportement social. Je ne le quittai que le jour où, comme tous les fils de chef, je fus « réquisitionné » par les autorités pour être envoyé loin de Bandiagara, à l'école française qui était alors appelée très officiellement « Ecole des otages. » Mais je revenais auprès de lui passer toutes mes périodes de congé.
Il en alla ainsi jusqu'à l'époque où, devenu jeune homme, je fus nommé fonctionnaire et affecté en Haute-Volta. Ne pouvant plus m'enseigner directement, Tiemo me transmettait, par correspondance, les réponses aux questions que je lui posais. Il dictait ses lettres à un ami, Mamadou Sissoko, qui savait écrire le français.
C'est surtout en 1933 que je reçus son enseignement de la façon la plus intensive et la plus approfondie ; jusque-là, en effet, il avait toujours tenu compte de mon âge et de mon degré de compréhension. Cette année-là, la Haute-Volta avait été supprimée en tant que territoire administratif. Ayant été mis en
Notes
1. Cf. mes Aspects de la civilisation africaine, Paris (Présence africaine, 1972) et « Africanisme » in Enciclopedia del Novecento, Rome, Instuto dell'Enciclopedia Italiana, 1976.
2. Allusion à la vertu spirituelle de la récitation des textes sacrés et des noms divins.