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Alioune Traoré
Islam et colonisation en Afrique.
Cheick Hamahoullah, homme de foi et résistant

Paris, Maisonneuve & Larose, 1983, 278 p.


Introduction

La naissance de l'Islam en Arabie au VIIe siècle de l'ère chrétienne fut sans aucun doute l'un des faits majeurs de l'histoire de l'Humanité.
Cet événement de portée universelle devait particulièrement marquer le destin de l'Afrique occidentale.
Moins d'un siècle après les prédications du Prophète Mohammed (570-632), l'Islam apparut aux marches septentrionales des empires soudanais. De nouvelles relations, empreintes du sceau d'un l'Islam commerçant et non conquérant, vont s'instaurer entre le monde maghrébin et l'Afrique sub-saharienne. Les agents de diffusion de la religion musulmane chez les peuples noirs de l'Ouest-africain furent les Berbères, des nomades spécialisés dans le commerce transsaharien, et non les armées arabes. Cependant, faut-il croire, avec Hubert Deschamps, que « dès le VIIe siècle une armée omeyyade d'Afrique du Nord tenta de s'emparer de Ghana et échoua 1 » ?
Quoi qu'il en soit, dès le IXe siècle, les Berbères étaient convertis à l'Islam et, sans être encore les prosélytes de la nouvelle religion 2, ils la firent connaître tout le long des itinéraires transsahariens qui débouchaient vers les grands centres commerciaux du Soudan occidental, le pays de l'or.
Dès lors, on peut affirmer que l'islamisation des Noirs fut l'une des conséquences du commerce transsaharien et non l'inverse. Et on comprend mieux le point de vue du commandant Chapelle, lorsqu'il écrit : « L'Islam a utilisé les courants transsahariens, il ne les a pas créés. Les contacts entre les deux rives du Sahara remontent certainement à une haute antiquité. Lorsque l'Islam a atteint le Sahara, les Berbères avaient atteint les rives sud du désert (…) La présence de nomades à la limite nord du Soudan fut un élément favorable à l'expansion de l'Islam 3. »
C'est par le commerce, surtout à partir du XIe siècle, que l'Islam toucha les empires et royaumes noirs. Les premières conversions furent, semble-t-il, celles des princes et de leur entourage.
D'après al-Bakrî, Wâra Djabé, fils de Rabis , serait l'un des premiers souverains noirs à avoir embrassé la foi nouvelle 4. Un quart de siècle après la mort de ce roi musulman du Tekrour 5, l'Islam était déjà introduit à la cour des Tunka 6 de Ghana : « Les interprètes du roi sont choisis parmi les musulmans ainsi que l'intendant du trésor et la plupart des vizirs 7. » Mais le souverain de Ghana et la majorité de la population de la capitale impériale nous sont présentés par al-Bakrî comme des païens.
Deux siècles plus tard, les progrès de l'Islam étaient incontestables au Soudan nigérien. Les premiers successeurs de Soundiata étaient tous islamisés ou portaient tout au moins des noms musulmans : Khalifa, Aboubacar 1er, Mamadou 1er, Moussa Oulé (1255-1270) aurait même visité les lieux saints de l'Islam. Rendu célèbre par le fastueux pèlerinage qu'il effectua en 1324-1325 à La Mecque 8, Kankan Moussa favorisa l'expansion de l'Islam dans l'empire. A la fin de son long et brillant règne, l'influence de l'Orient musulman était nette au Soudan mandingue. Vers 1352, à propos des Maliens, Ibn Battûta écrivait : « Ils font exactement les prières … Ils ont grand zèle pour apprendre par coeur le sublime Coran 9. »
Au XVIe siècle déjà, Tombouctou était devenue un grand foyer de culture islamique. « Tombouctou fut le grand foyer intellectuel et religieux du Soudan occidental au XVIe siècle. Elle attira des milliers d'étudiants de tous les coins du Soudan et diffusa la science et la culture islamique parmi les Noirs … Elle est fondamentalement caractérisée par la primauté de l'esprit sur toutes choses, l'esprit à la recherche de Dieu et la sagesse humaine 10. »
Cette grande renommée de Tombouctou n'était point usurpée. De célèbres docteurs de l'Islam y dispensaient un enseignement de haut niveau. L'un des savants les plus connus de cette ville que les occidentaux lient au nom de René Caillé, fut sans aucun doute Ahmed Bâbâ. Par sa science et sa rigueur morale, il émerveilla les plus éminents ulémas de la cour royale de Marrakech 11.
Ce célèbre juriste soudanais (malien) est l'auteur de plus de cinquante traités sur le droit mâlikite, la grammaire et tant d'autres sujets savants. Son nom impose encore le respect et l'admiration en Afrique occidentale et au Maroc. Selon l'auteur du Tarikh as-Sûdân, Ahmed Bâbâ était « le jurisconsulte, le savant, le très docte, le joyau de son époque et l'unique de son temps, l'homme remarquable dans toutes les branches de la science 12 ».
Cependant, il ne faut surtout pas se tromper quant au degré d'islamisation de l'ensemble des peuples soudano-sahéliens au XVIe siècle. Ceux-ci, en dehors de quelques rares foyers religieux tels que Tombouctou ou Oualata, étaient restés attachés à l'animisme ancestral.
L'Islam restait encore la religion de l'intelligentsia et des princes. L'invasion des armées marocaines du sultan al-Mansûr porta un coup fatal au développement de l'Islam dans toute la région de Tombouctou 13.
Quoi qu'il en fût, du XIe au XVIe siècles, l'islamisation des Noirs demeura superficielle et limitée aux pays de la savane ouverte.
Dans leur grande majorité, les détenteurs des pouvoirs ouest-africains restaient encore animistes. Au Fouta Toro, une dynastie païenne, celle des Denyankobé, les descendants du chef peul Koly Tenguella, se maintenait au pouvoir depuis deux siècles. Au Fouta Djalon, les Djalonkés affectaient d'ignorer l'Islam. Au Macina, les descendants de Maghan Patina Diallo (mort en 1404) restaient eux aussi réfractaires à la religion musulmane. Quant aux Bambaras de Ségou et du Kaarta, leur intégration à l'Umma 14 n'était pas encore envisagée. Durant tout le XVIIe siècle, l'expansion de l'Islam semblait à jamais arrêtée au Soudan nigérien, lorsque surgirent les Peuls à la manière des Almoravides volant au secours de l'Islam au Maghreb et en Andalousie.
Si le XVIIIe siècle fut le siècle des Lumières en Europe occidentale, il fut en Afrique de l'Ouest celui du renouveau de l'Islam. C'est à la suite des révolutions théocratiques peules du XVIIIe siècle que l'Ouest-africain fut véritablement islamisé. La religion de Mohammed commença à pénétrer en profondeur les masses. Les Peuls commentèrent le Coran dans les langues africaines. Au début du XXe siècle, moins d'un siècle après les guerres saintes proclamées par Ousman Dan Fodio (Sokoto) et El-Hadj Omar Tall (du Kaarta au Macina), l'Islam était devenu le phénomène majeur de l'évolution des peuples de l'Ouest-africain. En effet, l'Islam, qui avait été durant tous les XVIIIe et XIXe siècles un ferment d'intégration politique au Soudan occidental, s'était développé en posant les fondements sur lesquels est basée encore la vie sociale, religieuse et politique.
Au début de la sombre période coloniale, l'Islam se révéla comme un obstacle à la diffusion du christianisme au Sahel. Alors que la religion de Mohammed apparaissait déjà comme une ancienne tradition culturelle menacée, celle du Christ se définissait au niveau de la conscience des musulmans soudano-sahéliens comme la religion du colonisateur européen.
Dès lors, du Sahel à la savane forestière, Jésus ne pouvait freiner la marche irréversible de Mohammed. Religion universaliste, l'Islam s'adaptait mieux que le christianisme aux conditions sociales propres aux peuples du Sahel et de la savane. Dans la propagation et l'enracinement de l'Islam chez ces peuples, le rôle moteur revient aux grandes confréries religieuses. Parmi celles-ci, les plus importantes furent la Qâdiriyya et la Tijâniyya. Comme toutes les confréries du monde musulman, elles se rattachent au soufisme, un mouvement mystique qui, selon Drague 15, prit naissance dans le Moyen-Orient à la fin du VIIIe siècle de l'ère chrétienne en réaction contre le formalisme desséché et vide des docteurs de la religion musulmane 16.
Il serait maladroit et inexact d'assimiler le soufisme à la mystique chrétienne, ou à la méditation hindoue, ou enfin au kalokagathos grec.
Il est certes difficile, en traitant du soufisme dans la langue française, de ne pas emprunter un vocabulaire généralement utilisé par les mystiques chrétiens. Le soufisme nous est apparu comme une des formes de spiritualité et d'affermissement de la foi en Dieu, dans le respect absolu de l'Islam qui a pour vocation et mission de rappeler aux hommes la foi primordiale, celle d'Abraham 17 que Mohammed est venu rétablir. Le soufisme tire pleinement sa source du Verbe d'Allah, le Coran, et permet à l'homme de résister aux tentations terrestres et d'être saisi ou inspiré du souffle divin.
L'une des meilleures définitions du soufisme a été donnée par Ibn Khaldûn dans sa Muqaddima : «Le soufisme, taṣawwuf, est une des formes de connaissance de la Loi religieuse, shari'a, qui ont pris naissance en Islam.
En voici l'origine : la voie suivie par les futurs soufis avait toujours été considérée comme celle de la vérité et de la bonne conduite, tant par les compagnons du Prophète que par leurs disciples immédiats et par leurs successeurs. Elle repose sur la pratique stricte de la piété, de la foi exclusive en Dieu, du renoncement aux vanités du monde, aux plaisirs, aux richesses et aux honneurs que recherche le commun des hommes et dans des moments de retraite, loin du monde, pour se consacrer à la prière. Tout cela était courant parmi les compagnons du Prophète et les premiers musulmans. Ensuite, à partir du IIe siècle 18, le goût pour les biens de ce monde augmenta et l'on se tourna davantage vers les jouissances terrestres. C'est alors que l'on appela « soufis » ceux dont les aspirations allaient au-delà … Les soufis se caractérisaient par l'ascétisme, le renoncement et la piété. Puis ils développèrent un genre de connaissance particulière : les extases. Le novice soufi progresse d'une station à l'autre jusqu'à l'expérience de l'unité divine, tawhîd 19. »
En réhabilitant le soufisme par l'appréciation positive qu'en auraient donnée les compagnons du Prophète, l'auteur des Muqâddima est devenu, dans le monde musulman, une des références essentielles des défenseurs du taṣawwuf. Il est évident qu'Ibn Khaldun nous apparaît comme le chantre d'un soufisme bien pensé, bien vécu et conforme à l'esprit coranique. Pour lui, la finalité du taṣawwuf doit être la pleine conscience vécue du tawhîd. Ce qui exclut bien évidemment certaines pratiques condamnables au regard de l'Islam et dont se seraient rendus coupables de prétendus mouvements soufi minoritaires qui avaient fait de brèves apparitions dans certaines régions du Maghreb et du Moyen-Orient, surtout à partir du XIe siècle. Dans les pays au sud du Sahara, où l'Islam de rite mâlikite est dominant, l'expansion du soufisme n'a pas donné cours, dans l'ensemble, à des déviations notoires. Elle s'est traduite au contraire par la progression de l'Islam en général, et en particulier par l'émergence de grandes confréries religieuses qui se donnèrent comme vocation la formation et l'encadrement des fidèles.
D'ailleurs, le soufisme tel qu'il est pratiqué en Afrique de l'Ouest semble systématiser l'effort personnel dans la recherche du Salut et de l'anéantissement en Dieu. Les soufis prescrivent à leurs adeptes le renoncement aux choses de ce monde, la continence, l'humilité et le respect scrupuleux des principes fondamentaux de la Sunna et du Coran.
En Afrique soudano-sahélienne, la Qâdiriyya et la Tijâniyya ont joué un rôle décisif dans l'islamisation en profondeur des masses. La première a été fondée en Orient par Abd-al-Qâdir al-Jîlânî (1077 -1166), l'homme que tout Bagdad surnommait Muḥyî-d-Dîn, le « vivificateur de la foi ». Selon J.P. André, « il est considéré comme le plus grand saint de l'Islam, celui que ses vertus firent appeler le Sultan des Saints, le Pôle des Pôles, le Soutien de l'Islam, l'Oeuvre de Dieu, le Roi de la terre et de la mer 20 ». Le mausolée d'Abd-al-Qâdir al-Jîlânî reste encore un lieu de pèlerinage à Bagdad où viennent se recueillir de nombreux musulmans de toutes races et de toutes nationalités.
A la fin du XIXe siècle, la Tijâniyya s'imposait déjà comme la première confrérie dans les régions islamisées de l'Ouest-africain alors que la Qâdiriyya, qui n'avait aucun contact avec sa zâwiya-mère 21 de Bagdad, ne faisait plus le poids. Cette dernière confrérie était divisée en branches rivales comme au Shinqît, alors que les « tijânes » du Bilâd as-Sûdân maintenaient des relations de plus en plus étroites avec les zâwiya-mères d'Aïn Madi, de Fès, de Tlemcen et de Temasîn. Face à une Qâdiriyya éloignée géographiquement de ses bases et sclérosée par ses dissensions internes, la Tijâniyya connut un succès rapide et sans précédent au pays des Noirs. Ce succès auprès des masses ouest-africaines s'explique non seulement par la proximité et le rayonnement spirituel de la zâwiya-mère de Fès, la nouveauté d'une doctrine inspirée — dit-on — par le Prophète Mohammed lui-même, le dynamisme et la solidarité des premiers adeptes du Tijânisme mais aussi et surtout par le charisme, l'érudition et l'esprit d'organisation et de méthode des chefs ouest-africains de la confrérie.
Avant l'émergence du mouvement omarien et le jihâd mené par le saint toucouleur à partir de 1853, la Qâdiriyya était de loin la confrérie religieuse la plus répandue en Afrique occidentale. Elle était déjà connue au Touat avant la visite d'Ibn Battûta dans les confins sahariens en 1354 de l'ère chrétienne. Plus tard, la doctrine du grand saint de Bagdad aurait été introduite et enseignée au Sahel soudanais par le célèbre juriste de Tlemcen, Mohammed Abd-al-Karîm al-Maghîlî 22 à la fin du XVe siècle.
Nombre de responsables de la Tijâniyya sont apparus en Afrique noire comme des hommes inspirés, choisis de Dieu, des saints, des apôtres de l'Islam. C'est sans doute les raisons pour lesquelles de nombreuses études ont été consacrées à ces hommes considérés comme des êtres exceptionnels.
El-Hadj Omar Tall (1794-1864) a été présenté par Yves Saint-Martin comme un « prophète musulman », Thierno Bokar Salif de Bandiagara (1875-1940) est décrit par Théodore Monod comme « un homme de Dieu », un « Saint François d'Assise noir ».
Il reste cependant au sein de la Tijâniyya une personnalité prestigieuse et digne de vénération qui n'a pas encore fait l'objet d'une étude sérieuse ou complète. Il s'agit de Cheikh Hamahoullah. C'est devant cet homme que Thierno Bokar lui-même, le « Saint François d'Assise noir », se prosterna en 1938 pour demander un chapelet d'élève. [Et que Tierno Aliou Ɓuuɓa Ndiyan célébra dans une ode dédicacée]. Homme du sang du prophète Mohammed, Hamahoullah était apparu à nombre de ses contemporains non seulement comme un cheikh d'une haute spiritualité et d'une vaste culture, mais aussi et surtout comme un adversaire redoutable du régime colonial français en Afrique occidentale. Mais depuis l'époque coloniale, une certaine conspiration du silence semble entretenue autour du nom de Cheikh Hamahoullah. Au moment où les Africains procèdent à une révision critique de leur histoire, cette conspiration du silence doit prendre fin, car la postérité a le droit de savoir, de connaître la vérité, les faits et surtout les raisons pour lesquelles Hamahoullah s'est retrouvé dans les prisons françaises pour ne plus en sortir vivant. Aussi, la présente étude est-elle consacrée à la vie de Cheikh Hamahoullah, à son action au sein de l'Islam en Afrique occidentale, ainsi qu'à sa résistance au système colonial français.
Le mouvement religieux né de son enseignement fut appelé « hamallisme » par l'administration et considéré comme porteur d'une idéologie de libération. Pour certains, le Cheikh, né en 1882, n'est pas mort ; il est quelque part, ils attendent son retour triomphal. Il est vrai que la légende populaire immortalise les héros. Pour d'autres, prononcer le nom de Cheikh Hamahoullah, c'est prendre le risque d'attiser des antagonismes religieux — comme si les Africains étaient incapables d'assumer leur passé. Pour une minorité de gens, tous les prétextes sont bons pour maintenir dans l'oubli le nom, les souffrances, l'oeuvre et le courage exceptionnel d'un homme qui a lutté toute sa vie pour préserver sa liberté et son identité culturelle qu'il confondait avec celles de l'Islam.
Dans les régions sahéliennes, où l'intrusion coloniale avait gravement perturbé les équilibres socio-économiques, Cheikh Hamahoullah apparut comme l'homme qui portait les espoirs de tous ceux qui récusaient le colonialisme et cherchaient un refuge dans l'Islam.
Le Cheikh était convaincu de la grandeur et de la noblesse de sa mission, celle de redynamiser la Tijâniyya et d'appeler les fidèles à se consacrer davantage à Dieu. Son renoncement aux choses de ce monde, l'état de grâce que les fidèles lui reconnaissaient, sa réserve à l'égard de l'administration coloniale et ses alliés locaux, tendaient à prouver qu'il n'adhérait pas à l'ordre établi.
Des centaines de correspondances officielles ont été échangées entre les gouverneurs de la plupart des colonies françaises d'Afrique occidentale au sujet de l'attitude du marabout à l'égard de la France.
Au hasard des premières lectures des rapports politiques de l'époque (1909-1943), on peut retenir ce qui suit : « Cheikh Hamallah est un agitateur soudanais » (gouverneur général Boisson), ou « Cheikh Hamallah est un marabout dangereux » (Chazal) 23. Quant au gouverneur De Coppet, il parle de « saper la fausse légende d'ascétisme et de sainteté que Cheikh Hamallah a réussi à créer autour de sa personne et dont l'éclat rejaillit sur ses principaux lieutenants ».
Tout cela ne surprend pas quand on sait que ce sont des rapports politiques rédigés par des administrateurs coloniaux.
Quelques années plus tard, dans des études historiques normalement peu suspectes de partialité, le nom de Cheikh Hamahoullah nous est révélé … Dans son ouvrage, L'Islam dans l'A.O.F., publié en 1952, Alphonse Gouilly 26 consacrait une trentaine de pages au hamallisme.
Au cours de cette étude, il notait que le « hamallisme a voulu réformer le tidjanisme comme le mouridisme a voulu rénover le qadirisme ».
Cette définition, qui a été donnée à partir d'informations inexactes, a déjà suscité des réactions 24.
Nous reviendrons plus loin sur cette assertion. Toujours à propos du hamallisme, A. Gouilly écrivait encore (p. 160): « Les hamallistes se réunissent en secret, hommes et femmes, pour chanter les litanies d'Allah et celles de leur Cheikh. Ces réunions se terminent généralement par des débauches sexuelles. On peut cependant voir quelque chose de plus dans ces fêtes galantes : l'orientation du mouvement vers des fins sociales. L'admission des femmes et des Haratines à l'ouerd [wird], les excès mêmes auxquels se livrent les affiliés sont les indices d'une évolution et d'une réaction énergique contre l'impopulaire dot africaine. »
A. Gouilly, qui connaissait bien le dossier administratif du hamallisme était cependant très mal informé de l'aspect social de la question. Ces fameux « hamallistes » dont parle l'auteur de L'Islam dans l'A.O.F. n'ont rien à voir avec les vrais partisans du Chérif de Nioro. Il s'agit des « Ahel Houvra », une minorité d'égarés, violemment combattus par les disciples de Cheikh Hamahoullah et par toutes les confréries reljgieuses de la Mauritanie et du Soudan. Nous reviendrons sur leur cas. Ecrivant dix ans après A. Gouilly, Geneviève Désiré Vuillemin, dans sa Contribution à l'histoire de la Mauritanie, définit le hamallisme comme une « voie dissidente » de la Tijâniyya.
En 1970, Hubert Deschamps ne manque pas de sévérité lorsqu'il exclut les hamallistes de la communauté musulmane en écrivant : « Les hamallistes prient d'ailleurs tournés vers Nioro et non vers La Mecque 25. »
Faut-il rappeler que plus près de nous, en 1974, réfutant des thèses de J. Suret-Canale concernant le caractère des confréries religieuses en Afrique, F. Dumont 26 semble relever une opposition entre le hamallisme et le mouridisme : « C'est méconnaître, pour les détails, que le hamallisme fut une tentative tidjaniste de réformisme, alors que le mouridisme fut et demeure un mouvement d'inspiration tidjaniste pour maintenir la tradition. » Il convient de faire remarquer que le mouridisme est plutôt un mouvement d'inspiration « qâdiriste » et non « tijâniste » comme le prétend F. Dumont. A propos des rameaux sénégalais de la Tijâniyya, cet auteur définit le hamallisme comme « une ramification à tendance puriste, à l'origine tout au moins 27 ».
Il nous paraît nécessaire de préciser que les quatre derniers mots de la phrase cherchent à atténuer prudemment une affirmation qui nous paraît inexacte. Au cours de notre étude, nous verrons que le hamallisme resta fidèle à la pensée de Cheikh Lakhdar et de Cheikh Hamahoullah dont F. Dumont eut le mérite de reconnaître qu'ils étaient sur la « véritable voie » et qu'ils furent d'un grand mysticisme : « Ces deux marabouts étaient très mystiques 28. »
Comme on le constate, presque tous ceux qui ont écrit jusqu'à présent peu ou prou sur le hamallisme n'ont pas toujours saisi la réalité hamalliste. Ils nous ont laissé un visage déformé du mouvement de Cheikh Hamahoullah. A ce sujet rien ne semble plus juste que le point de vue du professeur Vincent Monteil lorsqu'il écrit : « Il est une branche de la voie tijâne sur laquelle on a beaucoup écrit, pas toujours avec discernement. Il s'agit du hamallisme 29. »
Cependant, il n'est pas question de mettre en doute la bonne foi de ces historiens. Ils ont été probablement victimes de leurs sources.
Nous nous attacherons à présenter Cheikh Hamahoullah sous son vrai visage débarrassé du masque que lui modelèrent les correspondances administratives et du voile de merveilleux dont la légende et l'hagiographie africaines le couvrirent.
Pour dégager les raisons objectives de l'émergence du mouvement religieux de Cheikh Hamahoullah, nous étudierons d'abord le cadre géographique du Sahel de Nioro, berceau du hamallisme, ainsi que les conditions socio-économiques de cette région. Il est difficile de comprendre la question hamalliste si on ne connaît pas l'histoire de la Tijâniyya, la personnalité et l'enseignement de son fondateur, et surtout les débuts de la confrérie ainsi que les conditions de son introduction et de son évolution dans les pays au sud du Sahara.
Un chapitre essentiel de ce travail sera consacré à l'ensemble de ces thèmes.
Nous nous intéresserons ensuite à la personnalité de Cheikh Hamahoullah, à sa doctrine, à sa résistance à l'administration coloniale.
Bref, nous le suivrons dans l'itinéraire qui l'a conduit de Nioro à Montluçon. Le dernier thème qui sera abordé avant de conclure traitera du hamallisme après Hamahoullah.

Notes
1. H. Deschamps, L'Afrique précoloniale. Que sais-je ? n° 241, 3e éd. mise à jour, 1976, p. 37.
2. Il faudra attendre le XIe siècle pour que les Berbères soient des défenseurs et propagateurs de l'Islam. Pour plus de détails sur le rôle joué par les Almoravides dans l'islamisation du Soudan occidental, voir P.F. de Moraes Farias, 1967.
3. Cdt Chapelle, 1948, doc. CHEAM n° 1335.
4. Al-Bakri, nouvelle édition, 1965, p. 324.
5. Selon Al-Bakri, Wâra Djabé est mort en 432 de l'hégire (1041).
6. Tunka : chef ou roi (en soninké).
7. Al-Bakri, nouvelle édition, 1965, p. 329
8. Pour les détails sur le pèlerinage de Kankan Moussa aux lieux saints de l'Islam, voir le récit de l'historien arabe Ibn Fadl Allah Al-'Umarî.
9. Ibn Battûta, 4e édition, 1922 (479 p.), Tome IV , p. 421.
10. S.M. Cissoko, 1969, p. 927.
11. Ayant contesté la légitimité de l'occupation marocaine de Tombouctou, Ahmed Bâbâ (1556-1627) fut arrêté vers 1594 et mis aux fers avant d'être déporté au Maroc sur les ordres du sultan saadien al-Mansur (1578-1603).
12. Es-Sa'di, nouvelle édition, 1981, p. 57.
13. Sur les détails à propos de l'invasion marocaine au Soudan, voir G. Pianel, « Les préliminaires de la conquête du Soudan par Mûlây Ahmed al-Mansûr », Hespéris. XL, 1953, pp. 185-198.
14. Umma : communauté musulmane.
15. G. Drague, 1951, p. 279.
16. Ch. A. Julien propose une définition à peu près semblable du soufisme : « Le çoufisme, doctrine des musulmans qui renoncent au monde, née en Orient, par réaction contre la mondanité de l'Islam, sous l'influence du monachisme chrétien et du néo-platonisme, s'était répandue au Maroc sous les Almoravides et les Almohades », dans Histoire de l'Afrique du Nord, 1956, p. 197.
17. A ce sujet, voir le verset 136 de la Sourate II.
18. IIe siècle de l'Hégire, c'est-à-dire VIIIe siècle après J.-C.
19. Ibn Khaldun, Muqaddima, Discours sur l'histoire universelle, traduction de Vincent Monteil, Beyrouth, 1967. Réédition, Paris, Sindbad, 1978, cité par R. Garaudy, 1981, pp. 66-70.
20. J .P. André, 1924, p. 208.
21. Zâwiya : édifice, lieu de prière et d'études, généralement réservé aux membres d'une confrérie.
22. Voir à ce sujet le rapport de J. Beyries, SE 2/67/68 ANM. Al-Maghîlî est également connu, à tort ou à raison, comme « le persécuteur des Juifs du Touat ». Avant sa mort en 1504, il avait rédigé de nombreux livres dont Tâj ad-Dîn qui traite « des obligations des Princes ». Très apprécié par l'Askia Mohammed, al-Maghîlî était régulièrement consulté par le souverain noir sur les questions religieuses. Voir à ce sujet la traduction française de deux manuscrits arabes de l'IFAN, où sont notées les sept questions de l'Askia et les réponses du célèbre savant de Tlemcen. Bulletin de l'IFAN, Tome XXXIV, n° 2, 1972, pp. 237-267 (trad. de E.R. Mbaye).
23. Voir rapport de Chazal, chef de subdivision de Méderdra en 1930. SE/33. A.N.M.
24. A ce propos, voir Paris-Dakar du 14 mars 1960 (mise au point de Cheikh Tahirou Doucouré).
25. H. Deschamps, 5° édition, 1977, p. 97.
26. F. Dumont, 1974, avant-propos, p. X.
27. Id., p. 236.
28. Ibid.
29. Voir V. Monteil, 1980, p. 161.