Bruno A. Chavane
Villages de l'ancien Tekrour.
Recherches archéologiques dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal.
Paris. Karthala. 1985. 188 p.
Introduction
L'enjeu de la recherche archéologique dans la vallée du Sénégal
Toute archéologie commence par l'observation du sol. La première étape est le repérage des vestiges de surface : anciens habitats, monuments funéraires, foyers ou fourneaux…
A l'inverse des autres régions du Sahel occidental, les sites de la moyenne vallée du fleuve Sénégal étaient peu prospectés jusqu'à une date récente. Il est vrai qu'on n'y trouve que des traces d'anciens villages. Ce type de vestige, sans structure apparente, est évidemment beaucoup moins attrayant que les grands monuments funéraires, cercles mégalithiques ou tumulus, par ailleurs très nombreux dans l'espace sénégambien.
La conduite des fouilles sur un ancien village reste soumise au hasard car l'implantation des sondages n'est pas prédéterminée par la morphologie d'un monument.
La masse considérable des vestiges recueillis — des milliers de tessons de poterie, une multitude de déchets alimentaires, des fragments difficilement identifiables de l'activité métallurgique — exige ici une organisation rigoureuse dans un contexte géoclimatique difficile, une méthodologie appropriée de traitement des données, et de nombreuses analyses de laboratoires spécialisés, généralement lointains.
Les résultats alors obtenus sur la connaissance d'une culture disparue sont évidemment à la mesure des efforts engagés, mais ils sont aussi naturellement plus instructifs que la simple mise au jour, parfois spectaculaire, de squelettes inhumés.
Le choix des archéologues illustre le thème de la facilité : sur une cinquantaine de sites fouillés au Sénégal, plus des quatre cinquièmes sont des vestiges des zones de monuments funéraires. Résultat : les cultures protohistoriques sont encore largement ignorées. Cette période, dite « âge des métaux», est cependant essentielle : l'homme, délaissant l'usage de la pierre, acquiert alors une suprématie définitive sur son environnement en maîtrisant la fusion et la transformation des métaux. Ces technologies nouvelles ont considérablement élargi la gamme et la puissance de ses outils, mais aussi de ses armes, modifiant ainsi l'équilibre des groupes en présence. Elles fournissent de nouveaux matériaux à son besoin d'expression esthétique : l'art des parures se diversifie et s'affine. Mais, plus encore, elles ont modelé une autre organisation sociale où la division du travail et la nécessité des échanges ont favorisé l'émergence de grandes solidarités dans des structures préfigurant les empires soudano-sahéliens.
La première exploration archéologique dans la vallée du Sénégal a été conduite par Bonnel de Mézière, le découvreur de Koumbi Saleh, capitale du Ghana, le plus ancien des grands empires sahéliens. Bonnel de Mézière prospecta en 1916 l'île à Morphil, sorte de delta intérieur formé par le Sénégal et un de ses bras secondaires, le Doué. Il recherchait l'ancienne capitale du Tekrour qu'il estimait, selon les dires des traditions, être située à proximité de l'actuel village de Kaskas. Il entreprit une fouille sommaire d'une butte, vestige d'un ancien village, dont il décrit, pour la première fois, l'apparence : une faible ondulation de terrain, dénudée et « jonchée d'innombrables fragments de poteries ». Ses recherches n'eurent pas d'autre suite.
Beaucoup plus tard, en 1945, un administrateur, Robin, découvre l'important site de Diaffowali, à trois kilomètres à l'est de Dagana, et recueille à son sujet les opinions des populations actuelles. Selon ces sources, il s'agissait d'un ancien village peuplé de Serer, de Socé et de Peuls : « Les premiers, dégoûtés par les raids et les pillages des Almoravides 1, avaient alors émigré vers le sud. »
Un archéologue, Vitart, repère en 1954 une quarantaine de sites d'anciens villages sur les rives mauritaniennes et sénégalaises. Il rapporte également que ces sites sont considérés par les Toucouleur comme étant d'anciens habitats serer. Il récolte et conserve un abondant matériel : tessons de poterie, poids de filet en terre cuite, fusaïoles, tuyères de ventilation de bas-fourneaux métallurgiques…
Un historien, Bessac, parcourt à plusieurs reprises la vallée du fleuve et prospecte particulièrement la zone de Guédé où il localise plusieurs sites. Il décrit sommairement en 1964 le matériel recueilli.
Enfin, l'inventaire systématique des sites du fleuve fut entrepris sur les rives sénégalaises par deux ethnologues, Martin et Becker. Ils publièrent en 1974 les résultats de ce patient recensement réalisé grâce aux informations des populations : 246 sites d'anciens villages ont été localisés, du lac de Guiers jusqu'au sud de Kannel, le long des rives du Sénégal et de son réseau de marigots. Martin et Becker attribuent, avec prudence, ces habitats aux Sérère et mettent en évidence l'extraordinaire quantité de vestiges de l'activité métallurgique, qui jonchent la plupart des sites reconnus.
En 1982, l'Institut mauritanien de recherche scientifique annonçait avoir identifié de son côté 125 sites analogues sur la rive droite du fleuve et sur les basses vallées du Gorgol et de l'oued Garfa, affluents endoréiques du Sénégal. Les archéologues de Mauritanie considèrent cependant que la plupart de ces sites sont des ateliers de forgerons sans habitat permanent.
Ces inventaires sont essentiels : ils constituent les premiers éléments quantifiés de la « civilisation métallurgique » du Fouta, nom donné à la moyenne vallée du Sénégal. Ils ne sont cependant ni complets, ni rigoureux. A chaque investigation approfondie, nous avons découvert de nouveaux sites. En outre, les époques sont confondues : anciens villages protohistoriques mais parfois aussi habitats récemment abandonnés. Par exemple, le site de Thyelon Malla, à douze kilomètres en amont de Kaskas, a été déserté au XIXe siècle à la suite de conflits entre Maures et Toucouleur.
Pour y voir clair, il faudrait classer tous les sites reconnus selon les caractéristiques culturelles des vestiges apparents en surface, ce qui supposerait l'existence d'une typologie des différentes civilisations qui ont cohabité ou se sont succédé dans la région depuis la fin du Néolithique. Cette analyse n'est pas encore faite et nous ne savons donc pas identifier les « signatures » des groupes et des périodes : tel décor de poterie succédant à tel autre; tel témoin-directeur : pipes en terre cuite, perles de verroterie, fusaïoles, objets en cuivre, etc. Pour y parvenir, il faut des fouilles, des classements, des analyses.
Cependant, dans l'état actuel des recensements déjà effectués, il apparaît, par le nombre et les dimensions des habitats anciens ou présumés anciens, que la moyenne vallée du Sénégal a connu un important peuplement villageois à l'âge des métaux.
Les traditions orales de plusieurs ethnies aujourd'hui dispersées dans l'espace sénégambien (Sarakholé, Toucouleur, Peul, Wolof, Lébou, Serer) confirment l'attrait ancien de ce fleuve généreux et gardent le souvenir d'une implantation plus ou moins durable dans la vallée du Sénégal.
Il existe aussi quelques sources écrites mais elles fournissent peu d'informations car tardives et imprécises. Elles sont, en outre, l'œuvre d'étrangers souvent ni géographes, ni histoiriens avertis. Les récits sont souvent contradictoires, parfois insolites, voire même fantaisistes. Ainsi, Abu Hamed el Gharnati écrit en 1162 : « Dans le pays des Sudan, il y a un peuple qui n'a pas de tête, ils ont les yeux sur les épaules et la bouche sur la poitrine... »
En revanche, d'autres auteurs, en arabe, comme le chroniqueur el-Bekri avec son ouvrage Al Masalik Wa I-Mamalik, achevé en 1058, ou encore comme le voyageur el-Idrissi qui visita le Soudan en 1154, constituent des sources sérieuses et utilisables par l'historien.
Ces documents sont cependant trop rares pour permettre de reconstituer l'histoire des peuplements et des cultures du Fouta. Le mot même de Tekrour est appliqué dans les textes arabes, tantôt à un souverain, tantôt à une ville, tantôt à un État dont les auteurs font varier la localisation depuis Podor jusqu'à Gao 2.
A quel moment la découverte et la diffusion de la métallurgie ont-elles fixé les populations dans ces habitats villageois ? En l'absence de preuve archéologique, on en est réduit aux hypothèses par analogie. Le plus ancien vestige connu de la métallurgie au Sahel occidental provient des mines de cuivre mauritaniennes situées à environ quatre cent cinquante kilomètres au nord de la vallée du Sénégal. Il serait curieux que la métallurgie, attestée de façon incontestable à Akjoujt au Ve siècle avant J.C. pour le cuivre, n'ait pas atteint peu après les rives du Sénégal.
L'enjeu des recherches archéologiques au Fouta, de l'âge des métaux prolongé jusqu'au XVe siècle où les informations de toutes provenances abondent, est irremplaçable. La vallée du fleuve est une zone convoitée : les influences culturelles s'y succèdent et se superposent. Les groupes humains, brassés par ces vastes mouvements, ont disparu ou se sont fondus les uns aux autres, en laissant les témoins culturels de leur technologie et de leur art.
C'est à l'archéologie que revient la difficile tâche de dénouer l'écheveau et de reconstituer l'histoire des civilisations. C'est par des recherches patientes que seront découverts, élément par élément, l'origine et le développement de l'étonnante métallurgie du Fouta, ses techniques et ses œuvres.
Notes
1. Milieu du XIe siècle de notre ère.
2. Ce n'est que beaucoup plus tard, au XVe siècle, que le Tekrour apparaît précisément dans les écrits portugais : c'est le pays « Tuchusor » de Ca Da Mosto, le « royaume Tucevol » de Duarte Pacheco Pereira. Les auteurs portugais le situent à l'est du Djolof et sur le « rio Çanagua » (fleuve Sénégal).