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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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Le Mujâhid (Combattant de la Foi)

1. Les préparatifs

Après avoir séjourné durant plusieurs années dans sa Zâwiya de Diégounkou, occupé à forger l'âme de ses partisans, à créer ses premiers groupes armés, et à donner aux « postulants » la science religieuse nécessaire pour l'encadrement des masses après leur conversion ou leur ralliement, Al-hâjj Omar jugea que le moment était venu de retourner dans le Fouta Toro d'abord, et dans une large zone de l'Afrique occidentale. Mais, cette fois, il s'agissait d'une tournée de recrutement, et non plus d'un simple voyage d'information. La doctrine du cheikh était achevée, sa stratégie et sa tactique mises au point, cependant que sa première base de départ était déjà prête. Il lui fallait, maintenant, s'assurer de concours et de ralliements locaux, pour une action éventuelle.
Sur ce voyage de propagande, au cours duquel le cheikh Omar allait jeter les premiers jalons de son action missionnaire, on peut citer, de nouveau, Muhammad Al-Hâfîz (du Caire) :

« Dans chaque village qu'il traversait, il prêchait les habitants, et beaucoup de gens de bien lui prêtaient serment d'allégeance. C'est ainsi qu'il reçut, à Toubâ 1, le serment de suivre la Voie et de mener le combat pour la foi, du cheikh Moudou Muhammad Al-Baqâri, qui était un savant de Taqâ, dont les cours étaient suivis par les savants et par les postulants, et qui avait une influence considérable.
« Puis il se dirigea vers le Walo, et il voyagea jusqu'à Halwar, le village de son père, au Fouta Toro. Il écrivit à tous les groupements du Fouta, et leur rappela qu'Allah a promis aux combattants de la foi victoire et récompense, et, mieux encore, Sa complaisance 2. Le premier qui lui prêta le serment de fidélité, parmi les chefs du Fouta, fut Alfa 'Umar (Omar) Tyerno Belli, qui était venu vers lui de son village.
« Al-hâjj Omar entreprit une tournée dans tous les villages, pour inviter les gens à s'en tenir fermement à la loi coranique 3 et au combat 4 contre les païens 5, ennemis des musulmans. Parmi les chefs de Bogoya qui prêtèrent serment, il y avait Alfâ 'Umar (Omar) Tyerno Mollé, qui se mit en route pour le rencontrer dans le village de Horé-Fondé, ainsi que Alfa 'Abbâs, et Tyerno Ahmad, du clan des Diolas, mais qui était l'un des chefs de clan des N'Guénar 6. Tout le monde se mit à le suivre, vague après vague.
« Ensuite il s'en alla, en suivant la piste de Qadjaq, au bord du fleuve 7, jusqu'à ce qu'il parvint au village de Bakel. Les Français s'y étaient établis, et ils voulurent l'empêcher d'y pénétrer 8. Alors Al-hâjj Omar envoya dire au chef français : Si tu as un pays, garde-le, et laisse la terre d'Allah à ceux qui le servent 9.
« Puis il s'en alla vers le Ɓundu, où naquit son fils Muhammad Al-Bashîr 10.
« Ensuite il franchit le fleuve 11 pour s'en aller au Fouta-Djalon, et il arriva à Diégounkou, où il retrouva ses gens sains et saufs ».

Al-Hâjj Omar fut suivi, dans ce voyage, d'une foule de gens ; et presque partout on lui offrit, sincèrement ou par calcul, des cadeaux, des esclaves et des femmes. Il affranchissait alors ces esclaves et en faisait des partisans, qui combattirent ensuite dans ses armées, et qui réduisirent à leur tour en esclavage leurs prisonniers.
Après avoir fait le tour par le Niokolo, il s'en revint finalement au Fouta Djalon par Labé. Mais cette fois, l'Almany du Fouta, très inquiet de l'ascendant grandissant du cheikh sur les chefs locaux et sur les populations, et comprenant enfin quels étaient les projets du cheikh, décida brusquement de lui interdire son territoire, afin de sauvegarder sa propre autorité. Al-hâjj Omar y pénétra cependant, et il retrouva sa zâwiya de Diégounkou en pleine force. Il y séjourna encore durant dix-huit mois, qu'il mit à profit pour galvaniser le moral de ses troupes, instruire de nouvelles recrues, et parfaire son organisation. C'est à Diégounkou que le cheikh avait déjà commencé à entasser des approvisionnements et des équipements (poudre, munitions et fusils provenant des comptoirs de Sierra-Leone, du Rio Numez ou du Rio Pongo), et des chevaux, assez rares en ces régions. Il payait ces fournitures et ces biens avec l'or extrait du Bouré.

Ayant tiré les conclusions de son voyage, il fit accélérer les préparatifs, qui se seront étalés sur une période allant de 1838 à 1848, à Diégounkou puis à Dinguiray. En effet, l'heure de la lutte ouverte approchant, il le pressentait, il jugea que la position de Diégounkou, base de départ et base arrière éventuelle, n'était plus assez sûre, en raison de l'hostilité, maintenant déclarée, des gens de l'Almamy. Aussi décida-t-il d'émigrer, avec ses gens, de Diégounkou vers la frontière du Fouta Djalon et du Dougou, à Dinguiraye. Le besoin de tout ramener à l'imitation du Prophète fit naturellement comparer ce repli à l'Hégire de Muhammad, et Dinguiray devint la Médine du cheikh et de ses compagnons. Muhammad Al-Hâfiz nous dit :

« Il se transporta avec [ses gens] à Dinguiray, et fonda la première mosquée islamique édifiée pour dire la prière dans ces contrées 12.
« Il entreprit d'exhorter les musulmans à s'en tenir fermement à la loi coranique, et se mit à inviter les idolâtres à embrasser l'Islam. Les musulmans affluèrent vers lui, ainsi que des groupes d'idolâtres qui venaient de partout pour se faire musulmans 13. Il édifia des mosquées et construisit des écoles.
« Puis il entreprit de construire une forteresse à cet endroit-là, parce qu'il avait remarqué, en l'occurrence, que les Noirs et certains Toucouleurs et Malinkés avaient changé à son égard ».

Comme on le voit, si les chefs locaux avaient pris conscience du danger représenté pour eux par le cheikh Omar, celui-ci avait également senti naître, dès le début, une tension hostile, suscitée contre lui au sein des populations par ces mêmes chefs. En fait, cette méfiance et cette hostilité ne cesseront jamais, dès qu'Al-hâj Omar opérera hors de son propre pays, à l'exception de ses « compagnons » et de leurs « auxiliaires » , pour qui le lien religieux et le goût de la conquête avaient remplacé les liens de la solidarité ethnique. Al-hâjj Omar fut obligé de prendre des précautions, avant de prendre délibérément l'initiative de l'action et de renoncer plus ou moins à la persuasion.

A Dinguiray, il continua donc de forger l'instrument de son futur effort (jihâd) en faveur de l'Islam. Mahmadou Aliou Tyam dit que le cheikh Omar prêchait et promettait récompenses et châtiments, comme le Prophète, et qu'il donnait des wird-s et des dhikr-s au cours de ses tournées et à ses « talibés ». Muhammad Al-Hâfiz rapporte la description de l'activité du cheikh, d'après la lettre adressée aux « oulémas » du Maroc par le Maure Al-hâjj Abmad b. Al'Abbâs Al-Shanqîtî Al-'Alawî, des Idd Ou 'Alî de l'Adrar, qui fréquenta Al-hâjj Omar Tal du Fouta. Cette lettre constitue la partie « signée » du manuscrit arabe de la zâwiya tidjanite de Fès, qui fut offert au Lieutenant-Colonel Gaden par le muqaddam de la mosquée des Tidjâniyya, Muhammad Al-'Alawî :

« Le très savant et très honorable Abû Al-'Abbâs Sayyîdî Ahmad b. Muhammad b. Al-'Abbâs Al-'Alawi Al-Tidjânî Al-Shanqîtî adressa une épître à l'ensemble de ses frères 14 demeurant au Maroc 15, en particulier au juriste Al-Kansûsî, au vénéré et vertueux Sayyîdî Belqacim Basrî. Il indiqua l'objet de cette épître, où se trouvent relatées quelques unes des étapes de la vie d'Al-hâj Omar (qu'Allah l'ait en Sa complaisance !), en disant :

« Sachez que le cheikh Al-hâjj Omar (qu'Allah l'ait en Sa complaisance !) était un cheikh de science 16, d'enseignement et d'éducation 17; qu'il avait de nombreux disciples avec lesquels il résida dans un désert où personne n'avait séjourné avant eux. Il leur apprenait le contenu explicite et le contenu implicite à la fois 18, il leur apprenait les litanies de remémoration 19 ; il les exhortait matin et soir par des sermons et par de sages propos ; il les nourrissait de pain et de bonté, se chargeait de les vêtir et de pourvoir à leurs dépenses …
Je l'ai entendu dire, une fois, que le moins qui sortait de sa maison, à l'intention de ses hôtes, chaque soir avant cette guerre sainte, était de cinq tables, chaque table étant garnie de nourriture pour cinq convives :
« Quand les âmes sont grandes
Les corps s'épuisent à les suivre ! »

Telle était sa condition, au moment où les païens s'en prirent à lui ».

Notes
1. Rien de commun avec l'actuelle capitale religieuse du Mouridisme sénégalais.
2. C'est-à-dire: son agrément. Il s'agit d'une « complaisance réciproque » de l'âme (purifiée et délivrée) et d'Allah. D'où la formule, en parlant d'un défunt : Qu'Allah l'agrée en Sa complaisance.
3. Sharî'a.
4. Jihâd, qui n'est pas forcément un combat par les armes, mais un « effort ». Le jihâd suprême, c'est celui de la purification de l'âme.
5. Kâfir (pluriel: kuffâr): païen, impie. Désigne ici, tout aussi bien, les Animistes, qui sont effectivement, aux yeux des musulmans, des kâfir-s bi-(A)llâh.
6. Rive gauche du Sénégal, en amont de Kaédi.
7. Sénégal.
8. Cet accueil contraste avec celui qui fut réservé au cheikh Omar lors de sa première tournée (le retour). Sans doute les intentions réelles du cheikh commençaient-elles à être mieux connues (pan-islamisme agressif) et ne plaisaient-elles plus à l'Administration coloniale.
9. Apocryphe ou non, cette phrase est à rapprocher des termes de la lettre adressée par le Cheikh Omar aux habitants de N'Dâr (Saint-Louis).
10. Africanisé en Bassirou.
11. Mot-à-mot : la mer.
12. Après son Emigration (Hégire) de la Mekke à Médine, c'est dans cette ville que le Prophète Muhammad, dès son arrivée, fit édifier la première mosquée, de très modeste apparence : abri de poutres et de branches, comme on en voit encore en Afrique subsaharienne, et comme on en voyait surtout il y a quelques dizaines d'années. Il est probable que, pour ce qui concerne le Fouta-Djalon, de semblables « mosquées » existèrent bien avant l'arrivée d'Al-hâjj Omar.
13. La similitude d'action entre le Prophète Muhammad et Al-hâj Omar se poursuit. Les premiers combattants (en arabe Mujâhidûn) porteront le même nom en Afrique subsaharienne, et les « auxiliaires » (Al-ânsaru) deviendront :lansaraa, lansaru.
14. En religion.
15. Maghrib.
16. 'ilm.
17. L'auteur veut peut-être dire ainsi qu'Al-hâjj Omar se suffit à lui-même. Le cheikh Zarrûq (Cf. Yves Marquet, 1968, p. 30) donne en effet « la hiérarchie des cheikhs en indiquant ceux qui peuvent se passer de maître : le shaykh al-ta'lim (cheikh d'enseignement au sens shi'ite du terme) peut se contenter de livres ; le shaykh al-tarbiya (cheikh d'éducation) doit fréquenter un homme sage, bon conseiller, versé dans les connaissances religieuse ; le shaykh al-tarqiya (cheikh de promotion, que Puech traduit à juste titre, cheikh chargé d'initiation) n'a besoin, lui, que de se faire bénir de manière parfaite et suivie (XII, 94 et suiv.) ».
18. La zâhir (sens apparent, dont se contente les littéralistes) et le bâtin (sens caché, que les mystiques et plus encore les ismaîliens cherchent à atteindre). Le premier convient au commun des mortels, le second n'est accessible qu'aux initiés, avec l'aide d'un cheikh (cf. ci-dessus). 19. dhikr.

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