Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages
Elevé, dès sa prime jeunesse, en milieu qâdirite, puis éduqué, durant son adolescence, par les premiers propagateurs de la Voie Tidjâniyya, on a vu que Omar b. Sa'îd Tâl du Fouta avait recommencé toute son éducation confrérique au Moyen Orient, et suivi le même cheminement mystique que les grands fondateurs ou rénovateurs des confréries musulmanes les plus connues.
Investi du titre et de la fonction de khalife de la Voie Tidjâniyya pour l'Afrique occidentale subsaharienne, par le khalife de cette voie en Orient arabe, Al-hâjj Omar se retrouva nanti de chaînes spirituelles d'initiation très exceptionnelles. Le futur Mujâhid devint ainsi, en effet, l'héritier spirituel du Prophète Muhammad, puisque le Fondateur de l'Ordre, qu'il allait représenter désormais dans son propre pays, Sayyîdi Ahmad Al-Tidjânî, était le « Sceau des saints », détenteur de l'influx muhammadien, c'est-à-dire de la Lumière de Muhammad. La chaîne d'initiation de Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî remontait, naturellement, au Prophète lui-même, par Fâtima et 'Alî. Toutefois, on a vu que seul le cheikh fondateur doit être considéré comme « l'héritier parfait », al-wârith al-kâmil, ou véritable successeur du Prophète. Au début, tout au moins, Al-hâjj Omar sera simplement le successeur (khalife) du cheikh-fondateur de la Tidjâniyya, pour les contrées de l'Afrique occidentale. Il a écrit, dans « Les lances » (XIII): « Muhammad Al-Ghâlî m'a déclaré que j'étais un successeur, et non un simple initié ». Son investiture est au second degré, alors que celles de Sayyîdî Muhammad Al-Ghâlî et de Sayyîdî Muhammad Al-Hâfiz Al-Shanqîtî avaient été reçues directement du Fondateur. On rappelle ici qu'Al-hâjj Omar, avant été chercher la sienne à la Mekke, se retrouvait mieux placé que son premier maître, 'Abd-al-Karîm du Fouta-Djallon, et même que Mawlûd Fal.
Cependant, Depont et Coppolani 1 rapportent, à juste titre, que les adeptes de la Tidjâniyya croient que le Prophète est apparu au cheikh Ahmad Al-Tidjânî pour lui ordonner d'être son khalife sur terre : il devenait ainsi leur intermédiaire auprès d'Allah. C'est là, croit-on, le point de départ de l'altération de la notion khalifale en Afrique, au sein des confréries.
L'Anonyme de Fès rapporte que le cheikh Omar disait :
« Sachez … que je possède des témoignages — grâces en soient rendues à Allah! — qui prouvent, d'abord, que je suis l'un des khalifes du cheikh Al-Tidjânî — qu'Allah l'ait en Sa complaisance! — ; ensuite, que notre Seigneur, l'Apôtre d'Allah — qu'Allah le bénisse et lui accorde le salut! — a pour moi une affection toute particulière ; enfin, que je suis l'un des héritiers du Prophète — qu'Allah le bénisse et lui accorde le salut! — et l'un de ceux qui ont accès auprès de lui ».
On ne pense pas que l'initiation mekkoise et arabe d'Al-hâjj Omar soit fortuite, ou simplement due à la seule initiative du futur Mujâhid. Les cheikhs d'importance, ceux qui se sentaient à la fois responsables et garants de la sauvegarde et de la propagation de l'Islam, devaient avoir pour premier souci d'éviter que l'Islam ne se « régionalisât » exagérément, et ne perdît l'unité qui en fait la force, en un moment, précisément, où les États arabo-islamiques entraient dans la période finale de leur déclin, avant leur soumission totale aux grandes puissances coloniales d'Occident. C'est en Orient qu'Al-hâjj Omar conçut ou reçut l'idée de sa Mission : purifier, maintenir, et propager l'Islam, par le moyen d'une confrérie neuve et militante, en faisant table-rase du passé, même islamique. Devenu khalife, Al-hâjj Omar se considèrera comme un instrument entre les mains d'Allah pour islamiser l'Afrique occidentale. Ce mystique, devenu guerrier, se vit en effet contraint d'utiliser la violence contre les Animistes, qualifiés d'idolâtres ou d'impies, au nom de l'Islam, par une interprétation restrictive et étroite du Coran ; et contre certains musulmans, qualifiés d'« Hypocrites », au nom de l'orthodoxie … Le penseur se mua en homme d'action, l'homme de religion en combattant de la foi.
Al-hâjj Omar est l'auteur d'une douzaine d'ouvrages en langue arabe, son oeuvre maîtresse étant le « Livre des lances », édité encore aujourd'hui au Caire sous sa forme première de glose marginale de l'ouvrage très célèbre de Sayyîdî 'Alî Al-Harazim, compagnon et confident de Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî, qui transmit la pensée du cheikh-fondateur de la Tidjâniyya, telle que l'aurait conçue ce dernier. « Les Lances » sont donc d'abord un commentaire des Jawâhir alma'ânî, ouvrage exposant les données de la vie et de l'oeuvre doctrinale du Fondateur de la Voie. Mais « Les Lances » font mieux que condenser, coordonner ou développer la doctrine et les enseignements tidjanites : elles les commentent, à l'aide de nombreuses citations d'auteurs mystiques ou d'exégètes ; elles les complètent, à l'aide des expériences vécues d'Al-hâjj Omar, et enfin elles énumèrent des directives pratiques, à l'intention des adeptes de la Voie en Afrique. C'est devenu, peu à peu, la charte de la Voie tidjânite en Afrique subsaharienne (et même ailleurs), connue quelquefois sous le nom de 'Umariyya, ou Voie omarienne. Mais il importe de souligner qu'il n'y a pas, cette fois, de création nouvelle, même secondaire, ni même de « rénovation » : il s'agit d'une transposition-adaptation, pour les besoins de la cause de l'Islam, défendue par Al-hâjj Omar, khalife de la Voie Tidjâniyya.
Sur le plan spirituel, la doctrine tidjanite, telle que l'expose Al-hâjj Omar dans son « Livre des lances », ne fait que reprendre, en effet, la théorie de la prééminence absolue du cheikh sur les disciples, le cheikh étant l'éducateur parfait et le guide nécessaire et obligatoire. Comme jadis le murâbit (marabout), le cheikh est également le « soldat d'Allah ». Toutefois, ce que le cheikh dit ou écrit ne vient qu'après le Coran et la Sunna (Tradition) du Prophète, celui-ci étant « l'Homme parfait », dont la Lumière pré-existait à celle d'Adam.
« Celui qui cherche à connaître Allâh en dehors de la Prière et du Coran, est perdant en ce Monde et dans l'Autre » (« Les lances », XXX).
« Notre Voie est une voie d'amour et de reconnaissance, qui ne cherche pas à percer les secrets du Monde, et encore moins à comparer les mérites des hommes » (ibid, XX).
Le « Livre des lances » contient l'essentiel de la pensée religieuse d'Al-hâjj Omar. Il a écrit cet ouvrage pour mettre les règles de la Voie Tidjâniyya à la portée de ses compatriotes 2, et les faire bénéficier également de son propre savoir et de son expérience. C'est pourquoi les « Lances » sont aujourd'hui le livre par excellence des lettrés tidjânites, du plus modeste marabout au guide le plus élevé. Ce livre fait autorité en Afrique subsaharienne, et même partout ailleurs où se trouvent aujourd'hui des adeptes de la Tidjâniyya.
Le cheikh Omar a traité de l'ascèse, de la retraite, de l'onirisme, du rôle du cheikh, de la conduite des disciples, des prières liturgiques et des litanies jaculatoires ou de remémoration. Il a énuméré, analysé, expliqué les conditions à remplir par le « postulant » (mûrid, d'où vient mouride), pour devenir un véritable tidjânî (ou tijânî, d'ou viennent tidjane et tidiane). Enfin il a également traité d'un grand nombre de questions importantes pouvant intéresser un musulman, et plus spécialement un tidjane.
Ayant été khalwatî, Al-hâjj Omar avait reçu, de la meilleure source qui fût, l'empreinte indélébile du mysticisme confrérique, c'est-à-dire de la Mystique « minimiste ». Il importe beaucoup de ne pas oublier en effet, que la Voie Tidjâniyya est une ramification de la Khalwatiyya (cf. « Livre des lances », XLIV, XLV).
Comme tous les autres cheikhs « minimistes », Il est donc resté dans les limites de l'orthodoxie tracées par les Oulémas, défenseurs légalistes de la Loi et du Dogme de l'Islam éclairés, à partir du texte coranique, à l'aide de la Sunna, par les exégètes autorisés.
Le cheikh Omar admettait et respectait les quatre écoles juridiques de l'Islam orthodoxe 3. Mais, plus que certains autres cheikhs, peutêtre, il acquit et conserva, des pratiques de la Mystique, des habitudes d'obtenir, par ouverture subite de l'esprit (fath) ou inspiration (sorte d'illumination spontanée ou d'intuition divinatrice) l'accès à la connaissance « directe » des choses. Ce n'est que la gnose ou ma'rifa des Mystiques, qui donne accès au sens ésotérique ou implicite des textes sacrés. Le cheikh Omar a cité (ibid, X, 89-90) le cheikh 'Abd-alWahhâb 4 :
« On peut comparer le gnostique et le traditionaliste a deux personnes qui sont dans la position suivante vis-à-vis d'une maison : l'une d'elle est entrée, de jour, dans cette maison et a bien vu, de ses propres yeux, tout ce qu'il y avait dedans. L'autre n'y est jamais entrée : des personnes étrangères lui ont décrit ce que cette maison contenait, et elle s'est fiée à leurs paroles ».
Le gnostique est donc ferme dans ses convictions ; le traditionaliste l'est beaucoup moins (même s'il est entré «de nuit» dans cette maison). On verra, plus loin, que la notion de sainteté permit à Al-hâjj Omar de dépasser le respect (conformiste) qui est normalement dû aux quatre fondateurs des écoles juridiques orthodoxes. Toutefois, ici, il n'est évidemment pas question de percer les mystères d'Allah, puisqu'il s'agit de Mystique « minimiste », laquelle tend seulement à l'imitation du Prophète Muhammad l'interlocuteur privilégié d'Allah. La gnose, pour le cheikh Omar, ne doit pas être recherchée pour obtenir un quelconque « don de voyance » et s'en prévaloir auprès des ignorants. La gnose ne doit servir qu'à mieux comprendre les ordres divins, à conduire les autres à cette connaissance intime, et à s'y conformer scrupuleusement, avec un profond sentiment révérenciel. Le cheikh Omar s'en prit ainsi, par avance, aux mauvais marabouts, à ceux qui sont des charlatans :
« Les adeptes de notre Voie ne se préoccupent pas d'obtenir le don de voyance, ni celui de faire des miracles étonnants. Ce sont là des préoccupations qui conduisent à la dissipation et qui éloignent d'Allah. D'ailleurs, Allah ne donne que très rarement de tels pouvoirs à ceux qu'Il aime… car ils risqueraient de s'y complaire, et de donner au Satan le moyen de les induire en erreur en les corrompant par toutes sortes de vanités. Ils s'égareraient alors, et ils égareraient les autres en les entraînant avec eux ».
Ce qu'il faut, c'est :
« être droit et sincère, rester humble malgré l'acquisition de certaines vertus, se considérer comme toujours imparfait et très loin d'égaler les saints, s'en remettre à Allah, demeurer attentif devant le but à atteindre, shabituer à vivre sans compter sur les autres, ne pas mépriser ceux qui croient en Allah et en Son Apôtre, avoir présente à l'esprit l'idée de la mort. Tout cela contribue à décourager le Démon, l'empêche de nuire à la foi et de retarder le disciple dans son ascension vers la connaissance ».
La voie de l'adoration d'Allah et de la louange du Prophète est fondamentale. On doit la suivre d'une façon sincère et désintéressée, avec un profond sentiment d'humilité, le coeur en paix. A ceux qui en sont capables, Allah accordera soudainement l'illumination nécessaire à la perception intuitive des choses, surtout si le croyant « soumis » (muslim, musulman) se repent et implore son pardon. Il y a aussi, pour parvenir à cette vision des choses, la voie de l'effort, qui met en action l'intelligence et les forces corporelles… mais cette voie est moins bonne, parce que sujette à discussion, que la voie de louange et de paix des mystiques. Le disciple doit préférer Allah à toute autre chose : c'est là le principe et le terme de ses désirs. Il doit se réserver pour Allah, en toute action qu'il entreprenne, son seul but étant de glorifier Allah 5. Le but suprême de tout musulman, et en particulier du « postulant » (mouride) tidjanite, c'est de parvenir à la « connaissance » qui permet de se rapprocher d'Allah, mais seulement par imitation de Son Apôtre. On ne peut y arriver seul : il faut l'aide d'un maître, d'un cheikh « honnête, savant et pieux », ayant, au préalable, reçu l'autorisation authentique de guider ses semblables d'un autre cheikh, qui l'aura lui-même reçue d'un autre, et ainsi de suite, jusqu'au Prophète Muhammad. Cest la « chaîne mystique ». Un tel cheikh doit avoir beaucoup de qualités. Il doit même tendre, de toutes ses forces, à devenir un « héritier parfait » du Prophète Muhammad, le Dernier des prophètes. Un tel homme devra franchir les étapes des initiés, après s'être conformé aux obligations de la Religion, avoir maîtrisé son âme sous la conduite d'un cheikh héritier (du Prophète), et de ce fait agréé par Allah avant d'être reconnu par ses fidèles, et capable, en un mot, de guider les autres sur la voie qui conduit vers Allah. C'est son propre cneikh qui lui aura insufflé la force suffisante et les connaissances nécessaires pour l'accomplissement d'une telle Mission, et qui lui en aura dûment délivré l'autorisation, conformément à l'exemple de ce qu'il fut lui-même pour lui, en son temps.
Tant que le « postulant » n'aura pas atteint ce degré de perfection, il sera considéré comme « imparfait », et aura toujours besoin d'un médecin pour le soigner. Ce médecin, c'est le cheikh, « l'héritier du Prophète »… celui dont l'utilité est universelle, dont la science est certaine, le courage vrai, l'intelligence mûre, les avis respectés de tous. Un tel cheikh possède la science et penétre l'esprit des mystères, ayant acquis toutes ces connaissances avec l'aide d'un autre « cheikh héritier », duquel il détient son autorisation de guider à son tour les autres vers le salut de leurs âmes, en les délivrant du mal. C'est là l'héritage vrai. Il faut suivre un tel homme, en le prenant comme exemple et comme moyen de se rapprocher d'Allah, en assurant le salut de son âme par sa purification. Il faut se soumettre, totalement, à la volonté d'un tel cheikh, « comme un cadavre entre les mains du laveur de morts » 6.
Dans la formation du cheikh, des étapes sont donc nécessaires, et une hiérarchie rigoureuse est établie, contrairement à ce que pense Robert Delavignette, qui affirme que « les Tidjâniyya suppriment les nombreux échelons mystiques que le croyant doit gravir pour être de plein-pied avec son marabout » 7, et que « c'est une confrérie démocratique, dont les membres s'appellent entre eux les amis » (allusion à la prière spéciale des Tidjâniyya ; il s'agit des Ahbâb, simple analogie avec les ashâb du Prophète).
Suret-Canale 8 transmet la même erreur, en projetant, sur les données africano-islamiques, des concepts étrangers et inadéquats :
« Dans les confréries musulmanes jusque là très répandues (au début du XIXe siècle c'était essentiellement la Qâdriyya) 9, subsistent entre le commun des adeptes et le chef religieux de multiples échelons mystiques, franchissables seulement par de rares privilégiés ; en fait ces échelons réservent à une minorité, qui correspond à un petit nombre de familles, le contact direct et complet avec le chef religieux, avec ses bienfaits matériels et mystiques. Ils perpétuent dans l'Islam les privilèges de l'aristocratie tribale.
« La Tidjâniyya brise ces barrières, établit le contact direct entre les simples adeptes et le khalife: elle donne à tous la perspective, par le courage ou la science, d'accéder aux plus hautes destinées. Elle a de ce fait un caractère révolutionnaire et relativement démocratique (à l'intérieur de la confrérie). De là le prodigieux succès d'Al-hâjj Omar, le respect et aussi la crainte qu'il inspire aux pouvoirs établis. Car en un temps où société et religion se confondent, les progrès de la confrérie, le prestige religieux du khalife, préparent la prise du pouvoir militaire et politique » …
Et la comparaison avec Napoléon jaillit, aussitôt, sous la plume de l'auteur…
Or, il se trouve que la vénérable Qâdiriyya était plus libérale et plus démocratique, indubitablement, que la Tidjâniyya ; il se trouve que le disciple tidjanite est l'esclave de son cheikh, et que celui-ci ne peut être qu'infaillible. Al-hâjj Omar a rejeté la Qâdiriyya parce qu'il la jugeait trop tolérante, trop lénifiante aux malheurs des hommes. Il importe de ne pas oublier que la Qâdiriyya est encore, de nos jours, la confrérie des pauvres et des humbles : celle du petit peuple affamé de justice et de sécurité.
Al-hâjj Omar dit encore, en se référant à un certain cheikh Al-Sahrûrî :
Le cheikh est le soldat d'Allah. Il guide les disciples, éclaire les adeptes. Il doit honorer particulièrement Allah, car c'est lui qui éduque le disciple en son intime et en son extérieur. Allah a dit : Suivez ceux qu'Allah a guidés … Ainsi, le cheikh éclairé devient un modèle pour le disciple, en même temps que son imâm 10. Il s'occupe de l'âme de son disciple comme il s'est occupé de la sienne, par ses écrits et par ses conseils. Le disciple doit devenir une partie de son cheikh, comme l'enfant est une partie de son père … le disciple doit savoir que, pour lui, se faire bénir par son cheikh revient à se faire bénir par le Prophète lui-même, puisque le cheikh représente le Prophète.
On trouve même, dans les « Lances » (III) que « le père spirituel, qui est le cheikh, mérite plus d'égards et de respect que le père naturel ».
Le cheikh Omar, citant cette fois Al-Sha'rânî 11, résume cette doctrine :
« Tous les cheiks missionnaires sont les représentants du Prophète. Leur morale et leur amour [pour autrui] les rendent dignes de cet honneur, pour qu'ils puissent, à leur tour, dispenser une éducation parfaite aux disciples, et leur faire sentir qu'ils sont, à l'exemple du Prophète, plus dévoués qu'eux à leur propre bien ».
Quant à ceux « qui prétendent, mensongèrement, avoir une permission spéciale d'Allah pour faire de l'action prosélyte … » ( … )
« ceux-là mourront en infidèles, à moins quils ne se repentent » 12. En ce qui concerne le disciple, on ne sera pas surpris si, en retour, le cheikh exige de lui une obéissance totale, l'attention au moindre signe du maître, et une soumission aveugle à toutes ses directives. En tout cela, le disciple devra mettre, de surcroît, une parfaite sincérité … Ce disciple ne devra s'attacher qu'à un seul cheikh, et l'aimer à l'exclusion de toute autre personne.
Le Cheikh Omar dit encore (Les lances, III) :
« Le disciple qui cherche à se faire valoir avant d'avoir terminé son initiation, ne fera rien de bon », et encore (ibid): « Le disciple doit suivre exclusivement le cheikh qu'il s'est choisi ».
En résumé, le disciple est un esclave soumis entre les mains du cheikh. D'ailleurs, en Afrique subsaharienne, qu'on soit qâdirite, tidjânite ou mouride, on est toujours l'esclave d'un cheikh, c'est-à-dire d'un marabout. Ce n'est que récemment que les jeunes éléments évolués et quelques « réformistes » s'en sont pris à cet état de chose séculaire. Froelich remarque 13 : « Un musulman peut ignorer la vie de Sayyîdî Ahmad, ou les détails du rituel ; s'il est placé sous l'obédience d'un marabout tidjane, il est, lui aussi, un tidjane ». Il s'ensuit, note encore cet auteur 14, que « c'est par tribu, par groupe ethnique, que le wird est diffusé ; la tarîqa 15 fait naître un sentiment presque national : un Ida Ou 'Alî ne peut être que tidjane, ainsi qu'un toucouleur » 16. Mais Froelich est plus difficile à suivre, quand il se borne à reprendre une erreur (trop commode en vérité) des anciens auteurs, d'après laquelle les Tidjanes seraient « parvenus à une conception très démocratique de l'Islam, et très libérale ; la simplicité de leur règle s'adapte à toutes les intelligences, à toutes les conditions, de là son succès »… En effet, le « libéralisme » de la Voie tidjanite est très relatif. Il apparaît bien au Sénégal, par exemple … mais par rapport au Mouridisme, inconditionnel et aveugle, des disciples des successeurs d'Ahmadou Bamba. En réalité, la démocratie et le libéralisme n'ont rien à voir avec l'Islam confrérique, qui n'est, par définition, qu'une mystique mise à la portée des masses, où l'obéissance aveugle et l'adhésion totale ne peuvent, en aucune façon, être recouvertes par les concepts de démocratie et de libéralisme. La règle des Tidjanes n'est pas plus simple que celle des autres confréries : c'est la même, depuis près de mille ans.
Au chapitre XII du «Livre des lances», le cheikh Omar écrit 17 :
« Se faire guider par un cheikh ne constitue pas une obligation légalitaire, entraînant une récompense ou une sanction, suivant qu'elle serait satisfaite ou non. Mais ce n'en est pas moins une obligation logique. Ainsi, l'assoiffé qui ne s'inquiète pas de trouver de l'eau, périra. Logiquement, l'assoiffé doit donc rechercher de l'eau pour survivre. De même, il est logique de penser que les hommes ont été créés pour adorer Allah et retourner à Lui, et tel doit être bien leur but. Or, connaissant les obstacles qu'ils rencontreront en eux-mêmes, dans l'accomplissement de leurs obligations morales et religieuses, sur le chemin qui conduit vers Allah, et sachant qu'ils ne pourront pas échapper au châtiment d'Allah s'ils suivent leurs mauvais penchants et leurs passions, les disciples constateront, logiquement, que dans ces conditions ils doivent se faire guider par un cheikh. Cette obligation est donc naturelle, si elle n'est pas légale ».
Au chapitre III des « Lances » on trouve encore :
«Tout sage, 'âqil, qui désire se débarrasser, tôt ou tard, de ses mauvais penchants, devra rechercher la compagnie d'un cheikh, guide spirituel » 18.
Ces passages sont importants, car ils justifient l'existence et l'utilité des véritables cheikhs, de ceux qui sont soumis à Allah et sincères dans leurs actes ; ils justifient, en même temps, l'infaillibilité de ces cheikhs, aux yeux de la masse des croyants. Il importe, également, de remarquer que les conditions à remplir pour être un véritable cheikh font, théoriquement du moins, de cette catégorie de croyants une élite.
Le cheikh Omar cite aussi (XII) des phrases reprises d'Abû Zayd, et que l'on retrouve chez tous les chefs de confrérie, depuis des siècles :
« Qui n'a pas un cheikh pour guide, aura le Satan pour cheikh » « Le disciple a besoin de son cheikh, comme l'aveugle au bord de la rivière a besoin de son guide ».
A la limite, ajoute-t-il, l'intérêt du disciple réside même davantage dans l'erreur éventuelle de son cheikh, si ce dernier vient à se tromper, que dans son propre jugement, même si c'est lui qui voit juste…
Il résulte, de ce qui précède, des conseils pratiques repris d'Ibn 'Atâ'llâh, et valables pour tous les jeunes musulmans (XVIII) :
Ne demande pas à ton cheikh de penser à toi, c'est plutôt à toi de penser à lui ; de la sorte, plus tu penseras à lui, plus il pensera à toi.
Cet exercice est le premier pas sur la voie de l'initiation.
Cette initiation se fait sous quatre conditions :
Ces extraits du « Livre des lances » suffisent, on le voit, à expliquer l'importance des cheikhs en Afrique, singulièrement en Afrique subsaharienne, qu'on les appelle cheikh (shaykh), tyerno, mallam (mu'allam), modibo (mu'âddibu), alfa (al-faqîh), sérigne, ou marabout (murâbit), etc… C'est tout naturellement au sein des confréries populaires que les cheikhs ont acquis l'importance extraordinaire que l'on sait. Quand le personnage ainsi désigné est un saint homme, conscient de sa mission, et de son rôle de guide, son action peut être bienfaisante, tant que les masses populaires ne sont pas encore capables de se libérer elles-mêmes, ce qui reste bien le but final de l'Islam.
L'homme coranique, en effet, peut, et même doit se retrouver seul devant Allah, sans guide ni intermédiaire. Son seul guide, c'est le Coran ; son seul intermédiaire ou médiateur, c'est l'Apôtre d'Allah. Mais si d'aventure le « marabout » n'est pas ce qu'il doit être, alors on se retrouve, presque immanquablement, en présence d'une caricature de mysticisme et même d'islamisme, avec sa cohorte de charlatans ou de petits pontifes prétentieux et ignares, vivant de la naïveté d'une foule qu'ils exploitent sans vergogne, mais dont la crédulité commande le respect, car cette foule est celle de ceux qui sont désarmés, entre l'angoisse de leur destinée et la pauvreté de leur existence.
L'un des objectifs de la Voie tidjanite étant de parvenir à la gnose (ma'rifa) ou connaissance directe de la Vérité, sinon des mystères divins, il importe de chercher à savoir ce qu'en pense Al-hâjj Omar.
Le Coran a une signification explicite, valable pour la masse des croyants, formant ce que l'on appelle couramment la sharî'a, et ne faisant l'objet que d'explications ou de commentaires strictement légalistes. Mais s'il est vrai, comme le prétendent les shi'ites et comme l'admettent beaucoup de mystiques, qu'il a également une signification implicite menant à l'essentielle Vérité, comment parvenir à cette signification cachée sans se départir du respect de l'orthodoxie ? C'est par le long et difficile processus des différentes phases de la Mystique musulmane. Le mystique, au terme de la purification de son âme et de sa délivrance du mal, reçoit l'illumination nécessaire : il est en état de sainteté. Voici ce qu'en dit Al-hâjj Omar :
« Le saint, qui a reçu l'illumination, connaît la vérité et la justice » … ( … ).
« Comment cela ne lui serait-il pas possible, puisque le Prophète ne le quitte jamais, et qu'il ne cesse pas lui-même de contempler Allah Tout-Puissant ? De ce fait, il connaît la volonté du Prophète et, partant, celle d'Allah en Ses Lois canoniques et autres. Pour cette raison, le saint est un témoin 19 pour les autres » … « il est (donc) plus proche d'Allah que ceux qui n'ont pas reçu l'illumination ».
Il en résulte que le saint authentique, « héritier parfait » du Prophète, ne peut être désavoué par personne. Mieux encore : pour le cheikh Omar, le saint qui a atteint la gnose se trouve même affranchi des Ecoles juridiques de l'Islam : il peut, à son tour, revivifier la Loi, et non plus seulement la foi (X, 88). Le saint devient ainsi un guide pour les autres : « S'en remettre aux gens d'Allah, et croire en leur science et en leurs connaissances, les aimer, c'est la voie de la sainteté » (III).
« Dénigrer les saints, c'est la perdition en ce Monde et dans l'Autre » (III) 20.
La priorité étant ainsi donnée à la connaissance par illumination, il reste à trouver le moyen le plus efficace pour y parvenir. Pour le cheikh Omar, c'est la retraite, la solitude, khalwa, à laquelle il consacre deux chapitres du « Livre des lances » (XLIV et XLV). La pratique de la solitude favorise l'utilisation des différentes méthodes de la Mystique, et en renforce les effets :
Cette retraite joue un rôle considérable dans la doctrine de la Tidjâniyya. Le cheikh-fondateur, Sayyidî Ahmad Al-Tidjânî, et ses plus éminents successeurs, comme Sayyîdî Muhammad Al-Ghâlî, s'y étaient adonnés. Et le cheikh Omar lui-même, au plus fort de ses actions guerrières, « faisait retraite » avant de prendre ses décisions, ou dans l'attente de celles d'Allah. L'empreinte de la Khalwatiyya est évidente. Il est recommandé par le cheikh Omar de se recueillir chaque fois qu'une décision importante doit être prise. La durée de cette retraite est fonction de la décision à prendre. De plus, la retraite, en favorisant la méditation, facilite l'accès à la première «étape» qui conduit à la gnose…
Sur un point, au moins, le cheikh Omar est allé plus loin que la plupart des fondateurs ou des rénovateurs de confrérie.
Aussi ce point est-il sujet à de vives discussions. Il s'agit de l'onirisme. Sujet délicat, car l'onirisme ouvre la porte aux thaumaturges, aux devins, aux «illuminés» qui n'ont plus rien de commun avec les vrais musulmans mystiques recevant l'illumination de la gnose. Mubammad
Pour le cheikh Omar, le saint contemple Allah, et demeure en relation constante avec le Prophète :
« Les saints voient le Prophète à l'état de veille » (III).
Il est bien évident qu'on s'aventure ici dans le domaine des rêves et des visions. Aussi le cheikh Omar prend-il la précaution de citer de nombreux textes : Coran, Sunna, commentaires et écrits de nombreux cheikhs, comme Ahmad Al-Mubârak 22.
C'est au chapitre XXXI du « Livre des lances » que le cheikh Omar traite de l'onirisme. Il cite un verset coranique :
« Les saints d'Allah, qui croient et qui sont pieux, ne risquent rien et ne connaîtront pas la tristesse, car ils recevront des signes (busharâ 23) en ce Monde et dans l'Autre ».
Il cite aussi (XXIX, 192 et suiv.) des hadîth(s), comme celui-ci, rapporté par 'Ays ha 24 :
« La révélation a commencé par se manifester au Prophète sous forme de « visions véridiques » (ru'yâ' salîha), qui lui venaient la nuit. Ces visions le surprenaient comme le lever du jour »…
Le Prophète aurait dit encore :
« Celui qui me voit pendant son sommeil, me verra à l'état de veille. Le Satan ne peut prendre mon aspect »,
et :
« il ne subsistera de la prophétie, après moi, que les signes ».
Questionné sur ce mot de « signes », il aurait répondu :
« C'est la vision pieuse que le croyant reçoit ».
Le cheikh Omar explique alors que le Prophète apparaît, sous son aspect habituel et à l'état de veille, à ceux qui méritent cet honneur : ceux qui s'acquittent parfaitement de leurs devoirs religieux et qui invoquent beaucoup le Prophète dans leurs prières surérogatoires. Ils peuvent lui parler, entendre sa voix. Certains mêmes vont jusqu'à lui serrer la main, tel le cheikh Abû Al-'Abbâs Al-Mursî, qui ne saluait personne de sa main droite, car il la réservait pour serrer celle du Prophète.
On risque fort, ici, de se retrouver dans un véritable « culte du Prophète », condamnable en raison du monothéisme absolu de l'Islam, et aussi parce que le Prophète lui-même avait formellement et fermement défendu qu'on l'adorât, de quelque manière que ce fût … Il ne voulait être qu'un « avertisseur », « un homme comme les autres », et il ajoutait, souvent, qu'il ne pouvait faire de miracle 25.
Cependant, le cheikh Omar prend soin d'ajouter qu'on peut « voir » le Prophète sous deux formes : sous l'aspect qu'il avait en ce Monde, tel que le virent ses Compagnons ; ou sous l'aspect de son « essence » (dhât) sainte, pour les gnostiques, précisément. C'est une lumière qui emplit entièrement le Monde. Le gnostique, lui, voit cette lumière grâce à son intelligence. Cette « essence » peut ainsi être « incarnée » par certains cheikhs, auxquels le Prophète fait cet honneur et donne cette marque d'affection.
Franchissant encore un degré dont la gravité n'échappe à personne, le cheikh Omar cite, au chapitre XXIX du « Livre des lances », les visions qu'il a eues lui-même, soit du Prophète, soit du cheikh Ahmad Al-Tidjânî, apparus tous deux pour lui confirmer sa qualité de khalife…
L'Anonyme de Fès a écrit qu'Al-hâjj Omar avait reçu cinq dons d'Allah :
En un mot, ajoute l'Anonyme, en parlant des témoignages relatifs aux facultés miraculeuses d'Al-hâjj Omar, Allah a révélé au cheikh la connaisance parfaite de ce qu'Il est seul à connaître des sciences de la Loi divine et de la Vérité suprême … Auparavant, l'Anonyme a donné quelques exemples des facultés miraculeuses d'Al-hâjj Omar, qu'il fait parler ainsi 27 :
« En une certaine circonstance, je vis le Prophète (qu'Allah le bénisse et lui accorde le salut!) : Allah, me dit-il, a voulu que tu sois parmi les meilleurs des siens, je veux dire les meilleurs de mon peuple. Le coeur rempli de joie et de bonheur, je m'approchai de lui (qu'Allah le bénisse et lui accorde le salut!) et je lui dis : J'accepte cet éloge et j'en suis heureux, ô Envoyé d'Allah! ».
Puis Al-hâjj Omar raconte qu'un de ses frères avait vu, lui aussi le Prophète, et que ce dernier avait recommandé aux croyants d'obéir aveuglément à Al-hâjj Omar.
Un autre de ses frères vit aussi le Prophète qui parlait à Al-hâjj Omar.
Un autre de ses frères vit le Prophète qui lui disait être prêt à assister Al-hâjj Omar dans tout ce qu'il demanderait.
Un autre encore vit en songe le Prophète, Sayyîdî Muhammad Al-Ghâlî, et Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî, et le Prophète lui dit qu'Al-hâjj Omar était et resterait toujours sous sa protection.
Ce n'est pas par orgueil, ajoute l'Anonyme, qu'Al-hâjj Omar raconte tout cela, mais « pour bien établir [qu'il] était favorisé de la grâce d'Allah ».
Enfin, Al-hâjj Omar rapporte qu'il voyait souvent le cheikh Al-Tidjânî, et que ce dernier le sauva plusieurs fois des entreprises de ceux qui voulaient le tuer. Il dit, par exemple, que « l'imâm, le juste, le saint, l'excellent Muhammad Bello, fils du savant en Allah 'Uthmân Fodiyo », lui révéla que, alors qu'il s'apprêtait à demander à Allah une grâce pour Al-hâjj Omar, une voix lui dit : « le Prophète se charge entièrement des affairs d'Al-hâjj Omar b. Sa'îd ».
Il dit encore : « La mère d'Ahmad Al-Kabîr, que j'avais initiée au tidjanisme, et à laquelle j'avais appris les dhirkr(s) de l'Ordre, souffrait de maux de ventre. Dans sa douleur, elle se mit à crier et à appeler à son secours le cheikh 'Abdal-Qâdir Al-Jîlânî 28, ainsi qu'elle en avait l'habitude avant son initiation au tidjânisme. Aussitôt elle s'endormit, et dans son sommeil elle entendit quelqu'un qui lui disait : « Laisse donc le cheikh 'Abd-al-Qâdir Al-Jîlânî, et invoque le cheikh Ahmad Al-Tidjânî, et alors Allah te guérira »… 29. Ce qui fut fait…
Ce dernier trait relève de la lutte de la Tidjâniyya pour supplanter la Qâdiriyya dans l'esprit du petit peuple.
Que pouvait penser et dire de l'ascétisme un homme d'action de la stature du cheikh Omar, qui se trouva bientôt engagé dans toutes les activités humaines dévolues à un chef temporel, et non pas seulement spirituel ?
L'ascétisme, Zuhd, ou détachement des choses de ce Monde, peut aller jusqu'au désir de réclusion, de pénitence, d'exil sur Terre. Ce fut le cas des grands mystiques « esseulés » des IIe et IIIe siècles de l'Islam. Cela n'est pas compatible avec l'esprit du jihâd.
A propos du détachement total des choses de ce Monde, et de certaines autres pratiques des Soufis, comme la réclusion, le cheikh adopte une attitude modératrice 30, calquée sur celle de ses devanciers, et conciliable avec la nécessité d'une action utile à l'Homme. Et il est ici en parfaite concordance avec les principes de l'Islam, éthique sociale autant que religion métaphysique. Au chapitre V du « Livre des lances », il énonce :
« L'ascétisme ne consiste pas à renoncer au Monde, mais à en vider son coeur. Ce détachement du cœur doit être parfait pour qu'il y ait ascétisme véritable. Cependant, l'ascétisme, considéré comme un dénuement total, pourrait avoir pour cause la pauvreté, la faiblesse, ou une incapacité de travailler. Or le cheikh missionnaire ne doit pas se détacher complètement du monde 31, car celui qui ne subvient pas à ses propres besoins, se fait entretenir par les autres, et ressemble aux femmes : il n'a aucun titre de virilité ».
Il ajoutait :
« Quant à nous, il nous faut nous détacher du monde à la manière des gnostiques, c'est-à-dire enchaîner nos coeurs à Allah seul, et jouir alors de ce qui s'offre à nous en ce monde, en ne rejetant que ce qui est suspect. Nous userons ainsi du monde à la manière du Sage éclairé, qui utilise chaque chose pour ce quelle a été créée. Eloigne donc de toi les paroles qui blâment entièrement le monde. Ce qu'il faut blâmer, c'est l'attachement du cœur au monde, qui éloigne d'Allah, et qui voile les actions qu'il faut accomplir pour le salut final. Il n'est permis à personne de se détacher du monde, comme certains le pensent, tout au moins en ce qui concerne la nourriture, et l'air qu'il faut bien respirer, car celui qui se contraint outre mesure, risque de mourir ».
« Ce dont il faut se défier, c'est de s'attacher au monde par amour du monde. Cette attachement engendre l'isolement, l'avarice, la répulsion à s'acquitter de l'aumône de purification 32. Dautre part, beaucoup de gens se sont trompés en abandonnant tout : ils ont été ensuite obligés de recourir à la mendicité, en public ou en privé ».
L'ascétisme du cheikh Omar sera donc maintenu dans la notion de la jouissance des biens licites, avec le seul détachement de l'âme et du cœur. À la limite, le pauvre qui renonce à ce qu'il ne peut pas avoir, a moins de mérite que le riche qui use des biens de ce monde « sans y attacher d'importance ». Ahmadou Bamba avait déjà repris cette sorte de sophisme, qui n'appartient ni à l'un ni à l'autre, par ailleurs. Heureusement, la conclusion du Cheikh Omar et du Cheikh Bamba est plus constructive : la mendicité est à éviter, et même les cheikhs doivent apprendre un métier, pour ne pas être à la charge de la communauté.
D'ailleurs, pour le cheikh Omar, l'ascète pieux et vertueux (nâsik) ne peut, de lui-même, parvenir à Allah : il lui faut l'intercession des gnostiques, titulaires d'une autorisation spéciale d'initiation, comme on l'a vu (« Les lances », III), des ashâb al-îdhan al-khass.
Ainsi, la leçon morale du cheikh Omar, c'est qu'il faut travailler non seulement pour ne pas être à la charge de la communauté, mais encore pour aider les autres. Même les cheikhs doivent exercer une activité pour subvenir à leurs besoins. Amasser du bien n'est pas un mal, si l'on sait en user, et si l'on en fait profiter les plus pauvres que soi 33.
En ce qui concerne les problèmes de la vie courante, le cheikh Omar ne donne pas d'autres conseils que ceux que l'on trouve chez ses prédécesseurs, et chez Al-Ghazzâlî bien sûr. Depuis Sayyîdî « Abd-al-Qâdir Al-Jîlânî, fondateur de la première confrérie musulmane, les cheikhs se sont fait écho avec une fidélité remarquable. Le cheikh Omar, pas plus que le cheikh Ahmadou Bamba, n'a rien inventé, ou presque rien, de lui-même. Mais l'un et lautre ont eu l'insigne mérite de rénover les enseignements de leurs grands devanciers, pour les mettre à la portée de leurs peuples, dans leur propre sphère d'influence.
Aux savants, le cheikh Omar a redit de faire profiter les autres de leur science, et de remédier à leurs désaccords en recherchant ensemble les causes de leurs différends.
Aux disciples, il a conseillé de suivre les cheikhs authentiques, et il a recommandé l'humilité, tant qu'ils sont seulement sur le chemin du savoir.
Aux saints, il a recommandé de n'aimer et de ne servir qu'Allah, en guidant les gens de leurs communautés.
À tous, il a dit de se méfier de « la hantise de vouloir obtenir des visions » et de s'y fier. Le disciple qui n'a pas de vision est aussi honorable, sinon plus, que celui qui en a.
À ce même disciple, il a rappelé que le père spirituel (le Maître) mérite plus d'égards que le père naturel (XXIII).
À tous encore, il a expliqué les mérites et les avantages de la Prière, de l'oraison liturgique (wird), de la litanie de remémoration (dhikr), et il a rappelé, minutieusement, toutes les obligations de la Voie Tidjâniyya.
Enfin, il a prêché les actes de bienfaisance, gage de la remise par Allah des péchés de l'Homme, et il a indiqué les moyens de faire des retraites fécondes, utiles à l'action qui doit suivre. Il a prêché la patience, en rappelant que chacun doit travailler pour le salut de son âme, et que tout musulman responsable de ses actes (mukallal) doit se repentir, s'il veut éviter la colère divine. Le rachat des péchés est toujours possible…
On a essayé de donner, dans le résumé qui précède, les enseignements que la Omariyya destine aux masses populaires et à la cohorte des disciples. Ces enseignements s'inscrivent ici en complément du bref chapitre déjà consacré à la Voie Tidjaniyya.
Cependant, dans le « Livre des lances », et dans quelques unes de ses autres ceuvres, le cheikh Omar aborde ces sujets d'une façon plus complète et plus profonde, en faisant appel, constamment, à de très nombreuses citations de première ou de seconde main. Il s'en dégage parfois l'impression d'une grande élévation de pensée et d'une puissance de raisonnement dignes de considération. Il importe donc de dire encore quelque chose, sur le fond de la pensée religieuse du cheikh, sans la moindre prétention à l'exhaustion, dans cette vaste question qui touche à toutes les sciences islamiques.
Toutefois, on ne saurait souhaiter mieux faire que de remplacer une seconde analyse du « Livre des lances » par un examen attentif de l'étude publiée, en 1968, par M. le Professeur Yves Marquet. La densité de cette étude résiste aux tentatives de résumé, chacun de ses éléments ayant une importance explicative essentielle. On en donnera donc de nombreuse citations, qui auront l'avantage d'éclairer le problème de fond, posé par Yves Marquet, sur la relation possible du shi'isme avec la Mystique musulmane, dans le cas particulier d'Alhâj Omar.
Yves Marquet remarque, d'abord, que « maints auteurs ont signalé l'influence exercée par la doctrine ismaïlienne sur celle des mystiques de l'Islam », et il cite, entre autres, Massignon, Anawati et Gardet, Corbin et A. Amîn.
D'autre part, Yves Marquet a relevé, dans le « Livre des lances », que cet ouvrage « continue la lignée des oeuvres mystiques musulmanes écrites en Orient aussi bien qu'en Occident », et qu'il s'agit d'une énorme compilation « de citations de plus de cent auteurs arabes de toutes les époques, de toutes les régions et de toutes les tendances », ce qui est d'ailleurs habituel dans ce genre d'ouvrage, encore qu'il s'agisse, cette, fois, et bien souvent, de citations de citations. Les auteurs connus directement d'Al-hâjj Omar sont généralement récents, et ce sont ces auteurs qui lui fournissent lqs citations des penseurs de la grande époque 34 .
« Tel qu'il est, dit Yves Marquet, le Kitâb al-rimâh expose la voie 35 propre à la confrérie Tidjâniyya , mais aussi la doctrine commune à toutes les confréries, et devenue classique. Or les correspondances avec la doctrine shi'ite, et plus particulièrement ismaïlienne, y sont telles, qu'il me semble intéressant d'opérer d'ores et déjà une première confrontation ».
On a résumé (II, 3), à propos de la Tidjâniyya, le chapitre consacré à la hiérarchie des prophètes et des saints, chapitre d'une extrême importance, puisqu'il donne la clef de l'attitude fondamentale d'Al-hâjj Omar.
Parmi les conséquences de la hiérarchie des saints, Yves Marquet a relevé « maints détails [qui] évoquent des éléments de la doctrine shi'ite en général et ismaïlienne en particulier ».
Ibn «Arabî, cité par Al-hâjj Omar, admet qu'Allah ait créé le monde par l'intermédiaire de l'Intellect et de l'Ame universels, et l'on retrouve « le corps du Monde », et ici-bas les quatre éléments et les corps composés.
« Au niveau de l'Intellect sont réunis en Un, dans la lumière mohammedienne, tous les esprits des prophètes et des saints, qui par contre se hiérarchisent au niveau de l'âme universelle appelée, comme les Ikhwân al-safâ 36, la « tablette bien gardée ». N'en est-il pas de même chez ces derniers, pour toutes les formes à créer ?
La lumière mohammedienne n'évoque-t-elle pas, d'autre part, l'Ame parlante humaine universelle (l'Adam céleste)? Nous trouverons, ici aussi, une allusion aux anges sommés de se prosterner devant Adam avant la création du monde matériel. La conception que se fait Ibn 'Arabî de la supériorité de Muhammad sur tous les prophètes, et de ses raisons, paraît aussi très analogue à celle des Ikhwân al-safa. Les considérations sur le problème des 300 traits de caractère que se partaient les saints semblent dériver de celles dont nous trouvons l'expression dans les Ikhwân al-safâ' sur les 46 vertus de l'homme parfait (bien qu'il soit question chez les mystiques aussi des 46 vertus nécessaires au Prophète) ».
La conception du cheminement de l'influx, à travers les différents échelons de la hiérarchie, est analogue à la conception émanatiste des shi'ites, et la hiérarchie tidjanite des prophètes et des saints évoque celle des initiés ismaïliens, dont les membres sont remplacés après décès :
« La hiérarchie, bien connue par ailleurs, des grands savants intercesseurs, qui sont en nombre fixe et remplacés après décès (les quatre 'amûd-s, les sept umanâ'-s, les quarante abdâl-s, les trois cents muqabâ'-s), est manifestement inspirée de la hiérarchie des initiés ismaïliens (les quatre abdâl-s, les quarante, les quatre cents, et les quatre mille). De même le Pôle (qutb) est le grand saint de l'époque pour les uns, et l'imâm de l'époque pour les autres. Les adeptes des confréries sont appelés awliyâ' Allâh, comme les adeptes de la cité spirituelle ismaïlienne ; et aussi, le cas échéant, siddîqîn ou même ikhwân ».
D'autre part, les échelons de prophètes et de saints, conséquence de la hiérarchie des prophètes et des saints dans la Tidjâniyya, « constituent les différentes étapes dans la descente de l'influx ; ces étapes sont appelées « présences ». Il y a donc sept présences issues de l'émanation (mustafida) qu'Al-hâjj Omar expose, d'après d'autres auteurs, semble-t-il :
« Or, remarque Yves Marquet, les sept cercles qui, chez Al-hâjj Omar, symbolisent les sept « présences », me semblent être un écho lointain des sept sphères des planètes ».
Al-hâjj Omar, d'après Al-Tidjânî, partage le temps en « cycle de la sainteté générale » et « cycle de la sainteté particulière », « le prophète Muhammad étant à la charnière ». Cela « est tout à fait parallèle à ce que nous trouvons chez les shi'ites, duodécimains aussi bien qu'ismaïliens : cycle des prophètes, cycle des imâm-s. La figure du sceau des saints évoque celle du qâ'im de la résurrection chez les Ismaïliens, et plus encore le mahdî attendu chez les Duodécimains, à cause du mystère qui l'entoure ; encore que, comme on le verra plus loin, le mahdî attendu et le qâ'im (Muhammad réussuscité, selon les Ikhwân al-safâ') semblent trouver une autre correspondance chez les mystiques, en la personne de Jésus ressuscité à la fin des temps. La supériorité de Muhammad sur les autres prophètes et des prophètes sur les saints est conforme à ce que nous trouvons chez les Ikhwân al-safâ' ».
Yves Marquet rapelle qu'Ibn Taymiyya 37 « accuse Ibn 'Arabî d'avoir donné la supériorité au sceau des saints sur celui des prophètes, et de s'être donné pour le sceau des saints ».
« Sans aller vraiment si loin, Ibn 'Arabî, en établissant un contact direct entre l'essence de Muhammad et le sceau des saints, mettait celui-ci presque au rang des prophètes autres que Muhammad. En introduisant la notion de lumière mohammedienne, il évitait ce qui pouvait être considéré comme un genre d'extrémisme : la fusion directe en Dieu ; mais en adoptant l'émanatisme, et surtout par sa conception du sceau des saints, il frisait l'hétérodoxie ».
Cependant, Al-Tidjânî n'alla pas au delà de la limite tolérable : il ne mit pas le sceau des saints au-dessus du sceau des prophètes.
On pense que cela est dû à l'influence, primordiale chez lui comme chez ses successeurs, de la Khalwatiyya, qui instituait avec force la doctrine mystique « minimiste » de l'Imitation du Prophète, le modèle parfait et la source de tout charisme.
Yves Marquet établit ensuite une comparaison entre la conception tidjanite du saint, et la conception shi'ite de l'imâm :
« Il est évident et bien connu que les mystiques ont transposé la conception shi'ite de l'imâm en l'appliquant au saint. Non seulement le cheikh, être divin (rabbâni), est souvent appelé imâm, mais il est calife de Dieu sur la terre et calife du prophète ; il semble qu'aux yeux des mystiques, les saints soient les véritables califes après les quatre califes rashîd-s.
Bien qu'il explique que le khalîfa est le successeur et remplaçant du cheikh (I, 184), Al-hâjj Omar semble d'ailleurs établir une confusion volontaire entre la fonction de calife et le grade de khalîfa chez les mystiques, faisant ainsi rejaillir sur lui-même la gloire qui s'attache au titre. Les grands saints continuent la lignée des prophètes et, en particulier, ceux avec lesquels Dieu a établi un pacte (Coran, XXXIII, 7) et qui sont pour les Ismaïliens les six grands prophètes (Adam et les cinq législateurs : Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Mahomet). Le saint est donc l'héritier du prophète, ou même le pôle est l'héritier parfait. Il est le hujja 38. Il est l'intermédiaire entre les prophètes et les créatures, donc, entre Dieu et les créatures ; il est chargé de guider les autres hommes, par l'enseignement ou ta'lim, par l'exemple ou propagande : c'est par l'intermédiaire des prophètes et des saints que Dieu déverse sur la masse des hommes « l'influx de sa miséricorde». De plus, chaque cheikh transmet sa « présence » à son successeur. Cela explique qu'il y ait nécessairement en tout temps un pôle (qutb ou ghawth) ayant pour auxiliaires tous les initiés de la hiérarchie ; cela explique aussi la signification de l'isnâd 39 initiatique, et la nécessité pour les cheikhs de délivrer aux initiés une « permission spéciale d'initiation » ; et cela explique de ce fait la nécessité de l'attachement du disciple au cheikh. Tout cela évoque la désignation, par l'imâm ismaïlien, de son successeur, et aussi de ses auxiliaires. Naturellement, le saint est doué d'une science surhumaine (grâce à la révélation ou à l'inspiration 40, on y reviendra) dont il a hérité (c'est justement pour cela qu'il est dit héritier des prophètes), tout comme l'imâin ismaïlien, et comme ses principaux initiés. Leur rôle est de sauvegarder la Loi.
« Tout cela ressort nettement du livre d'Al-hâjj Omar ; mais comme c'est exposé à l'aide de citations de mystiques de tous les temps, il est clair qu'il y a continuité dans la formation de cette doctrine ».
Yves Marquet reprend ensuite une série de ces citations, en relevant ou en identifiant leurs auteurs, sur quelques points qui font plus particulièrement songer à une possible filiation shi'ite du mysticisme confrérique, tel qu'il est pratiqué en Afrique occidentale subsaharienne.
Voici maintenant, pris parmi d'autres, un élément d'importance pour comprendre la position d'Al-hâjj Omar :
« Le Kitâb al-'arâ'is, tout comme les Ikhwân al-safâ', fait appel au verset coranique ou Moïse dit à Aaron : succéde-moi à la tête de mon peuple —, et le commente ainsi : Ce verset montre que les saints ont des khalifes, des nujabâ' et des nuqabâ', qui suivent leur voie (sunna), les prennent pour modèles, et atteignent à leur échelon grâce à leur sincère volonté (XXIX, 8) ; et à propos du même verset, Ibn Hamid dit : Les prophètes et les saints ont eu continuellement des khalifes pour leur succéder après leur mort à la tête de leur communauté et de leurs compagnons. Ils guident les gens de leur lumière (cf. les propagandistes ismaïliens) et préservent ce qui se perd de la Loi (XXIX, 188). Il ajoute que Abû Bakr a joué ce rôle après le Prophète, ce qui, évidemment, sépare ces mystiques du shî'isme ».
Un saint succédant au saint, un prophète au prophète, etc… Allah veille ainsi à ce que « la terre ne se vide pas du hujja d'Allah et de sa protection (amân) » (XXIX, 188). « On a là, note Yves Marquet, un raccourci parfait des notions d'héritage, de hiérarchie, de la nécessité permanente d'un imam qui soit la preuve (hujja) de Dieu ».
Le cheikh Ahmad al-Mubârak (dans le Kitâb al-îbrîz) va plus loin encore : « Le saint est une hujja (une preuve) pour les autres, et eux ne le sont pas pour lui, car le saint est plus près de Dieu (Al-Haqq) » (X, 88).
Al-hâjj Omar doit à 'Alî Harâzirn l'affirmation qu'Allah, « dans Sa science prééternelle et Sa volonté créatrice exécutoire », a fait que le secours (madad) qu'il fait parvenir par l'influx de sa miséricorde arrive en tout temps avec l'élite suprême de ses créatures : prophètes et véridiques » (XIII, 96).
Le cheikh Zarrûq (dans ses Qawâ'id ou Règles) énonce que « le disciple reçoit l'influx du fluide spirituel de son cheikh seul ; et c'est comme s'il le recevait du Prophète; car son cheikh l'a reçu de son cheikh à lui, et ainsi de suite jusqu'au Prophète, et le Prophète lui-même l'a reçu de Dieu » (XLIV, 157). Cela est en accord, note Yves Marquet, « avec ce qui nous a été dit de la hiérarchie, mais éclaire aussi la signification de l'isnâd initatique ». Et « tout cela implique donc une désignation ».
On a mentionné, dans le chapitre de « l'Empreinte » (II, 1) de cet essai, le récit d'Al-hâjj Omar sur son initiation à Médine par Muhammad Al-Ghâlî (XIII, 96), ainsi que les rêves du cheikh, des membres de sa famille ou de ses disciples, qui ont corroboré cette désignation (XXIX, 184 et suiv.).
C'est à Al-Sâbilî (dans Bughyat al-sâlik) qu'Al-hâjj Omar a emprunté la notion du cheikh héritier « enraciné dans la science, dont l'âme est pure, dont les passions sont effacées, qui a reçu les lumières des connaissances et les souffles des mystères, et qui a étudié auprès d'un autre cheikh, lui-même héritier de ces attributs » (XIII, 97). Dans le même chapitre (XIII, 96), Al-hâjj Omar cite le Kitâb al-'arâ'is a propos de la nécessité de suivre exclusivement un tel modèle.
Enfin, le cheikh Omar a repris des Jawâhir « l'obligation pour les saints de se livrer à l'action missionnaire », sous réserve d'en avoir reçu « la permission spéciale » :
« Celui qui l'aura obtenue de Dieu, sa parole cheminera dans les coeurs, les gens répondront à son appel et lui obéiront »… (XVIII, 120).
La science exceptionnelle des cheikhs leur vient de Muhammad et des autres envoyés (X, 90). Elle s'acquiert après purification de l'âme, comme chez tous les mystiques. A cette science acquise auprès d'un cheikh, s'ajoutera éventuellement la révélation (wahy) et l'inspiration (ilhâm) divines.
Nouveau trait ismaïlien : « Selon notre cheikh, dit Al-hâjj Omar (c'est-à-dire Al-Tidjânî), le but de l'exercice du disciple est d'enlever le voile qui recouvre l'esprit, d'origine divine (rabbâni), et de le ramener à la pureté qu'il avait avant d'être uni au corps » (XLV, 161).
On a déjà dit que le « cheikh héritier » qui parvient au plus haut degré de connaissance est dit « héritier parfait ». Il détient « Méritage vrai ». Cette notion d'héritier (d'homme parfait) retient l'attention d'Yves Marquet : « L'on sait que pour les ismaïliens, c'est la forme humaine archétype, l'Ame parlante humaine universelle, l'Adam céleste dont le premier Adam terrestre fut la première manifestation, et dont l'imâm à toutes les époques est une manifestation. Ici c'est essentiellement sur le qutb que la notion est reportée » … « Ainsi le qutb (ou plus souvent le ghawth chez nos auteurs cités par Al-hâjj Omar) joue ici-bas un rôle très analogue à celui de l'Imâm, et les membres de la hiérarchie mystique évoquent ceux de la hiérarchie ismaïlienne. Il y a ceux qui sont presque au niveau du qutb, et, subordonnés à eux, toute une série d'échelons liés entre eux par des relations de maître à disciple, ce qui évoque la notion shî'ite du ta'lim »… « Suivre un tel homme, dit Al-Sabilî (dans Bughyat alsâlik), en le prenant pour modèle, est un moyen d'arriver à Dieu » … Et Yves Marquet conclut :
« La conception ismaïlienne a donc été adoptée, mais transposée et reportée des imâm-s alides sur les khalifes orthodoxes, puis sur les saints » [ … ]
« le cheikh éclairé devient un modèle pour le disciple, en même temps que son imâm. C'est lui qui pousse le disciple à imiter parfaitement le Prophète » (XVIII, 118).
L'attachement du disciple à son cheikh procède donc de la qualité du Prophète d'être le seul intermédiaire valable entre le disciple et Dieu. D'où l'obéissance aveugle requise du disciple, et, en Afrique contemporaine, « la soumission totale des talaba 41 au marabout ». « Mais elle est parallèle au devoir d'obéissance, tel que le conçoivent les Ismaïliens ».
Al-hâjj Omar cite de nombreux auteurs qui insistent sur la nécessité de cette obéissance inconditionnelle (cf. XVIII, 118, 120, 121, 123, notamment). La nécessité de suivre un cheikh initiateur s'impose, dès là qu'il s'agit d'un disciple ordinaire, non spécialement doué, mais elle s'impose également lorsque le disciple doué se trouve devant « l'ouverture mystique ».
Le cheikh est également le médecin des âmes (XVIII, 123 - XLIV, 158 - XII, 94 - XII, 97) parce qu'il possède « la science des coeurs », sur laquelle insistait aussi Ahmadou Bamba.
Al-hâjj Omar (XXXI, 201 et suiv.) cite le Kitâb al-îbrîz, au sujet des visions du Prophète et de ce que l'on peut appeler le « Conseil des Justes », d'après 'Abd-al-'Azîz b. Mas'ûd al-Dabbagh 42. Il s'agit d'un conseil des « pôles », auquel assiste parfois le Prophète. La « Nuit du Destin » 43 cette assistance est renforcée par les autres prophètes, par les Compagnons de Muhammad, les épouses de celui-ci, par Abû Bakr et 'Uthman, par les participants de la Mubâhala 44 … Cette notion du « Conseil des hommes de bien » est fréquente en Afrique subsaharienne (on songe ici, par exemple, au Conseil des 40 de l'État théocratique musulman de la Dîna, au Macina). Pour Yves Marquet, « il est permis de penser qu'il y a, dans les conseils des hommes de bien, malgré la description trop sensualiste qu'en donne le cheikh Al-Dabbâgh, un souvenir abâtardi de la Cité spirituelle que mentionnent les Ikhwân al-safâ' ».
Que conclure de ce qui précède ? Pour Yves Marquet, si la doctrine ismaïlienne « est solide et cohérente », celle d'Ibn 'Arabî « l'est beaucoup moins, et elle s'abâtardit progressivement, à mesure qu'on la retrouve chez des auteurs plus récents » …. ceux-là même dont Al-hâjj Omar semble s'être presque exclusivement nourri, et qu'à son tour il a imités. Cependant, il reste que « les correspondances entre Mystique et Ismaïlisme sont trop évidentes pour être purement fortuites ».
Il reste également à savoir s'il y a filiation, puis influences réciproques, ou développement parallèle à partir de sources communes, ou encore simple influence livresque. L'antériorité des Ismaïliens incite Yves Marquet à pencher pour le première explication. « C'est avec Ibn 'Arabî, promoteur de la tendance moderne de la mystique, que cette influence est la plus sensible ; car toute sa doctrine de la whdat al-wujûd 44 semble directement inspirée de la doctrine ismaïlienne de l'émanatisme ». D'autre part, la mystique des ismaïliens est « basée sur la science et l'action », « à tendance sociale et collective » : or ce sont là deux caractères essentiels du Soufisme confrérique, tel qu'on a pu l'analyser, par exemple, chez Ahmadou Bamba 45, chez Al-hâjj Omar, et tel qu'on peut encore l'observer chez leurs successeurs, en Afrique occidentale subsaharienne, et singulièrement au Sénégal.
Sur le plan pratique, on voit que les bases de la pensée religieuse d'Al-hâjj Omar, purement tidjaniennes ou spécifiquement omariennes, sont nombreuses et variées, et qu'elles ne manquent ni d'ampleur ni de profondeur. Il n'en reste pas moins qu'il se dégage, de l'ensemble, l'impression d'un message retransmis plutôt que délivré. C'est une synthèse et un aboutissement, dont la plus grande originalité se trouve dans le fait qu'elle a pu se faire et se répandre avec une force peu commune. Al-hâjj Omar ne fit sans doute que prendre le relais, et tel est bien, semble-t-il, son rôle de khalife en Afrique occidentale subsaharienne, mais de khalife initié et investi de sa mission en Arabie, comme on va essayer de le montrer au cours des chapitres suivants. La lecture de son oeuvre, et l'étude de sa vie, incitent fortement à penser que le cheikh venu du Fouta fut le transmetteur, le rénovateur et le vulgarisateur de la pensée mystique de ses devanciers, sous une forme confrérique particulièrement bien adaptée pour sa pénétration en Afrique. Cette vaste compilation s'inscrit dans une tradition bien établie chez les écrivains arabo-musulmans, particulièrement en matière de science religieuse.
Dans le texte de l'Anonyme de Fès, on trouve la liste suivante des oeuvres du cheikh Omar :
C'est de cet ensemble d'oeuvres qu'il faudrait, après traduction intégrale, dégager la pensée religieuse et philosophique du cheikh Omar, et en déterminer les tenants et les aboutissants complets.
Notes
1. 1897, p. 416.
2. C'est ce que fit Ahmadou, Bamba, fondateur du « Mouridisme » sénégalais. Cf. La pensée religieuse d'Ahmadou Bamba.
3. Malékite, Hambalite, Chafe'ite, Hanéfite.
4. Al-Sha'rânî (?).
5. On reconnait, jusqu'ici, les principes de la khalwatiyya.
6. Comparaison classique, dans toutes les Mystiques. Al-Junayd et Al-Basrî au IXe siècle, Tustâri au XIe, Al-Ghazzâlî au XIIe, Al-Bistâmî au XVe, Ignace de Loyala au XVIe (perinde ac cadaver), Al-Tidjânî, Al-hâjj Omar et Ahmadou Bamba au XIXe siècle, pour n'en citer que quelques uns, ont repris cette comparaison pour illustrer l'attitude de totale soumission que doit adopter le disciple envers son cheikh.
7. 1947, p. 84.
8. 1961, p. 191.
9. Sic. Il s'agit évidemment de la Qadiriyya.
10. Imâm: celui qui se tient devant les autres ; guide pour la prière ; guide pour une communauté, une confrérie ; de là titre de vénération pour un grand penseur religieux. Chez les Shi'ites, ce titre a une tout autre signification.
11. Sha'rânî (Abû al-Mawâhib 'Abd al-Wahâb), adepte de la Voie Shadhiliyya, avant de fonder sa propre Voie. Mort au Caire en 973 il avait composé des ouvrages traitant de la Mystique musulmane, ainsi que des sciences islamiques (exégèse, théologie) et diverses (grammaire, médecine, traductions).
12. D'après Ibn 'Atâ'llâh.
13. 1962, P. 235.
14. Ibid.
15. Voie.
16. Il doit y avoir là, également, un phénomène de « pression sociale », à base de minétisme et de conformisme. Les chrétiens minoritaires de certains villages du Sénégal commencent à se faire musulmans, non par conviction (au début) mais pour ne pas se sentir différents de la majorité. Cela commence, naturellement, par les hommes.
17. D'après Sayyîdî 'Alî Harâzin, lui-même d'après Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî.
18. Murshid.
19. Une attestation vivante d'Allah.
20. Cependant, l'Imâm Al-Senoussi fut blâmé par les Doctes pour avoir émis la prétention de rouvrir l'ijtihâd ou effort d'interprétation, déclaré clos depuis longtemps.
21. Cf. notamment: Anawati et Gardet, 1961; Arberry, 1952, etc…
22. Auteur du Kitâb al-ibrîz min kalâm Sayyîdî 'Abd al-'Azîz al-Dabbâgh, livre de chevet des Tidianes en Afrique occidentale (Cf. Monteil, 1964, p. 134).
23. Bonne nouvelle, vision authentique.
24. Vulgo : Aïcha, épouse préférée du Prophète, et fille de khalife Abû-Bakr.
25. Le plus grand miracle accompli par Mahomet fut d'avoir été choisi pour la révélation des versets du Coran.
26. Qualité essentielle pour un mystique, chef de confrérie et guide religieux.
27. 1918, pp. 405-431.
28. Fondateur de la première grande confrérie, la Qâdiriyya, encore vivante, après huit siècles, et qui fut toujours le refuge de ceux qui souffrent.
29. 1968, op. cité.
30. Comme le fit également Amadou Bamba.
31. Cf. la théorie de Dardîrî : agir sur le plan social, telle doit être la mission du vrai mystique musulman.
32. Zakât.
33. Cette leçon sociale se retrouve chez Amadou Bamba, mot pour mot.
34. On a fait la même remarque à propos d'Ahmadou Bamba (Cf. « La pensée de … ), lequel dédaignait même d'indiquer ses sources, cependant que la quasitotalite de ses pensées religieuses ou morales consistait en emprunts ou en réminiscences.
35. Les nécessités dactylographiques ont empêché de respecter le système de transcription en vigueur dans la revue « Arabica».
36. Ikhwân al-safa', nom sous lequel les auteurs des fameuses Rasâ'il Ikhwân al-safâ' wa-khillân al-wafâ' cachent leur identité ; mais ces auteurs étendent souvent le terme à tous les initiés ou adeptes de leur doctrine qu'ils appellent aussi, plus simplement, ikhwânu-nâ « nos frères », et awliyâ' Allâh « les amis de Dieu ». La traduction généralement admise par l'usage est « Epitres des Frères de la Pureté » (ou des Frères Sincères et des Amis Loyaux), c'est-à-dire de ceux qu'unit, en la Cité spirituelle, la pureté de leur âme (toutes les barrières corporelles étant tombées) et la loyauté qui en découle, loyauté vis-à-vis les uns des autres, de tous les hommes, même et peut-être surtout de l'imâm vrai ». (Yves Marquet, E.I. nouvelle édition).
37. Né en 1263, mort en 1328, en Syrie. Juriste hanbalite. Consacra sa vie à l'étude du Coran, des hadîth-s, de la jurisprudence, de la théologie dogmatique. Conservateur, il fut contredit par les chafé'ites qui lui interdirent même d'enseigner.
38. Argument, preuve (de Dieu, sur terre).
39. Isnâd : chaîne.
40. Ilhâm : inspiration divine (des saints) ; wahy révélation divine (aux prophètes).
41. Talibé-s.
42. L'actuel Grand Khalife Général des Tidjanes au Sénégal, Sayyîd 'Abd-al-'Azîz Sy, ajouté à son nom celui de : Al-Dabbâgh, en signe d'admiration et d'adhésion au « pôle » 'Abd-al-'Azîz b. Mas'ûd al-Dabbagh, dont il a médité les œuvres.
43. La Laylat al-qadar : « la nuit au cours de laquelle Allah a décidé de révéler le Coran à l'Univers ».
44. Ordalie d'exécration réciproque (jugement d'Allah) proposée par le Prophète Muhammad aux ambassadeurs de la république chrétienne du Najrân (Arabie), et inspirée par le Coran (III, 54). Les chefs chrétiens, ayant renoncé à l'ordalie, négocièrent et signèrent un pacte qui les mettait sous la protection du Prophète de l'Islam. Cf. Louis Gardet, 1958, pp. 30 et suiv.
45. Unité de l'être, ou monisme existentiel, étape au cours de laquelle le mystique perd la notion de sa propre existence. Cf. infra, VIII, 3,
46. Cf. Essai sur Ahmadou Bamba.
47. Cf. ce qui a été dit au sujet de Ahmadou Bamba, autre exemple de cette compilation sans fin.
48. Titre d'une prière surérogatoire particulière à la Voie Tidjâniyya.