Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages
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La période du grand jihâd (1852-1860) était-elle déjà, politiquement, un échec? Qu'y avait-il, sur le plan des affaires temporelles, derrière la « longue marche » ?
Mage 1 a écrit qu'après l'affaire de Médine, le cheikh Omar aurait dit à ses partisans démoralisés :
« Vous l'avez voulu ; vous êtes allés attaquer les Blancs, et les voilà qui vous chassent. Cependant, je n'avais pas affaire à eux. Je n'ai affaire qu'aux Bambara et aux Noirs impies » …
On a vu qu'à la suite de l'échec de Médine, le cheikh s'en était revenu vers le Bambouk, autant pour mettre du champ entre lui et les troupes du gouverneur français, que pour se ravitailler (et sans doute aussi recruter des troupes fraîches), et en profiter pour prendre et piller Koundian.
Le Fouta lui-même, où le cheikh avait puisé fréquemment de quoi renouveler ses troupes et repeupler des villages abandonnés au Karta, après une campagne qui avait fait problablement des dizaines de milliers de tués et bien plus encore de morts d'inanition (femmes et enfants surtout), devenait de plus en plus réticent, et n'était pas loin de la révolte. Le Mujâhid n'osait pas trop le malmener, ses lieutenants étant presque tous issus de cette contrée, peuplée de Toucouleurs. Il se contenta donc d'y brûler, à titre d'exemple, quelques villages, dont celui de N'Dioum, puis il dut repartir à cause de la nouvelle révolte du Karta.
En ce qui concernait les Européens, le cheikh déclara finalement, après un nouvel échec essuyé dans l'attaque d'un navire sur le fleuve, qu'il ne tenterait plus rien contre eux, à moins d'être lui-même attaqué. Faidherbe écrivit 2 : « Quoiqu'en guerre avec les populations qui subissaient l'influence d'Al-hâjj Omar et obéissaient à ses ordres, nous n'avions pas encore eu affaire personnellement à lui » … ce qui, par ailleurs, mettait le prestige du cheikh à l'abri des défaites subies par ses partisans. Il a fallu attendre 1857 pour que le khalife, qui venait de subir un premier assaut des Maciniens, s'approchât des lignes françaises du Fleuve, qui jalonnaient le passage le plus facile pour les armées engagées dans le jihâd. Il ne voulait s'en prendre qu'aux païens, aux Bambara-s. Et c'est contre ceux-ci que s'exerça la plus grande violence. Aussi bien, la guerre, les marches et les contre-marches, ne cessèrent pratiquement pas, jusqu'au jour où ce qui était encore un jihâd contre le Paganisme se transforma en guerre entre deux groupes de musulmans: les partisans du khalife Al-hâjj Omar, d'une part, les Maciniens et leurs alliés les Kunta de Tombouctou, d'autre part. Entre ces deux groupes, les animistes furent à la fois le sujet de discorde et l'objet de la lutte entre frères musulmans.
Cependant, il importe beaucoup de remarquer, avec Delafosse, qu'en fin de compte « Al-hâjj Omar, sauf sur les rives du Sénégal, ne fut aucunement gêné, dans la constitution de son empire, par l'action européenne, et n'eut affaire qu'à des peuplades indigènes dont la plupart n'étaient aucunement organisées, ou à des Etats, également indigènes, qui étaient arrivés à l'époque de la décadence et du dénuement … » 3.
Le pouvoir temporel du « sultân » avait d'autres causes de faiblesse. Après Médine, on a vu que les Peuls du Boundou et les Foutanke-s eux-mêmes répugnaient désormais à se joindre aux armées du khalife, et le firent sentir de plus en plus nettement (avril 1859). Les Maures, à leur tour, s'étaient mis à le harceler, à Médine et vers Nioro, et tout le Karta se souleva une fois de plus, obligeant le cheikh à remonter le Sénégal avec tout ce qu'il avait pu rassembler: environ quarante mille personnes, avec lesquelles il ne put rien tenter sérieusement lorsqu'il passa près de Matam et de Bakel, se contentant de s'installer à trois ou quatre lieues des Français, à Guémou du Guidimata.
Dès lors, les marches et les contre-marches du khalife se ressemblèrent toutes: on prenait un village, ou bien on le trouvait abandonne; on s'y installait, de toute manière, pour y récupérer des forces. Si le village était encore peuplé, on tuait généralement les hommes, et l'on réduisait les femmes et les enfants en esclavage.
On n'est donc pas surpris d'apprendre, par Aliou Tyam 4, qu'à son retour à Nioro le cheikh Omar fit une retraite de quarante-sept jours, afin de réfléchir.
Et le 12 septembre 1859, sa décision prise, il fit ses adieux à Nioro, et se dirigea vers l'Est, en récitant le dhirk d'Allah 5. Il passa par Nomo, Yéréra, Tourngoummé, Méné-Méné, Goumbankou et Bagou-Woïni.
Le 6 novembre 1859, de retour à Goumbankou, il se dirigea vers Kourout (Kourouté), Dyalabana, Simballo. Là, il se prépara à affronter ses ex-partisans, les Karouka et les Diawara, jadis ralliés par la force, et redevenus, depuis, les alliés des Bambara. C'est ainsi qu'il atteignit Markouya 6 le 20 novembre 1859. Grâce à deux obusiers perdus par les Français 7, cette capitale du Bélédougou fut prise, et il s'ensuivit un « énorme massacre » : les cadavres furent abandonnés aux bêtes sauvages. Le chef de Markouya, Katibi, fut décapité avec ses hommes (« alors, pas un ne toussait » ) 8, et les partisans du cheikh Omar « tuèrent les hommes, et les femmes furent attachées avec des cordes qui ne se desserreront pas » 9. Un autre chef, Karounka, s'enfuit, mais fut rattrapé quelques mois après et décapité lui aussi.
Il y a lieu de faire une remarque extrêment importante. En délégant son autorité (à la fois temporelle et spirituelle, y compris une part de son charisme), en tant que grand chef religieux, à son fils aîné, il établissait solidement l'autorité de ce dernier, cependant que lui-même n'apparaissait pas comme un sultan. Il faisait seulement la « guerre sainte » , convertissant ou détruisant les idolâtres, établissant, en des lieux appropriés des régions soumises au jihâd, des sortes de points d'appui tenant lieu de ribât 10. Il ne faisait lui-même que passer, et repasser en cas de besoin. C'était donc aux chefs locaux, investis par lui, comme son fils, de stabiliser les résultats de la conquête religieuse, et de transformer celle-ci en administration : en un mot, de s'installer dans un « royaume » , toutes choses que le cheikh Omar ne voulut jamais faire, et qui, d'ailleurs, lui avaient été déconseillées par Muhammad Al-Ghâlî. Ce qu'il détenait, cependant, c'était l'autorité supreme, en sa qualité de khalife de la Voie Tidjâniyya, qu'il avait instituée comme seule voie pour l'Islam en Afrique occidentale.
Cette organisation, indéfinie et contraignante à la fois, d'une sorte de saint empire islamique, ne put jamais s'installer dans une paix totale, ni surtout durable. Mais un hadîth ne fait-il pas dire au Prophète Muhammad que les hommes s'en prendraient toujours à son oeuvre, jusqu'à la fin des temps ?
Aussi les raids de jihâd se poursuivirent-ils presque sans interruption. Ce furent Sékoubala (Ségubala) et les marais de Marikounna (Markoua). Les villages, comme à l'accoutumée, furent pillés, les habitants exterminés, et les troupeaux enlevés. Le 19 Avril 1860, eut lieu le pillage du village de Danfa (dans le Kanyagà) dont le chef, Dombi, eut le cou tranché, ainsi que tous ses gens, cependant que de « nombreuses femmes furent attachées solidement » . Puis ce fut le tour de Soubougou, N'Gano, Dyoni (où le chef bambara Badyi fut tué et son armée dispersée). Le cheikh Omar accomplit encore un miracle: il fit pleuvoir opportunément.
Le 25 mai 1860, il arriva au village de Nyémina, sur la rivière Dyaliba, où l'armée put enfin boire et se baigner. C'est là que le chef Karounka fut rattrapé et décapité, le 31 mai 1859. Mais ceci se passait en pays du Ségou. Or ce pays était considéré, par l'émir du Macina, comme une zone d'influence de son autorité … Nonobstant, le cheikh Omar prétendit y lever des contingents, car les préparatifs contre « le Paganisme qui ne se convertira pas » 11 ne se relâchèrent jamais. Le 5 septembre 1860, le cheikh attaignit Waytala, à quarante-sept kilomètres au Nord-Ouest de Ségou-Sikouro, la capitale du Ségou, et réduisit ce centre par la force. La prise de Waytala ne se fit pas sans de grandes difficultés et de grosses pertes pour les partisans du cheikh Omar. Il fallut plusieurs jours pour en venir à bout. La destruction de la ville fut consommée le 9 septembre 1860, et il y eut un grand massacre de Bambara. Ensuite Dyabal fut détruit, et son emplacement transformé en désert, après que les filles y eurent été enlevées. Tamana (trouvé abandonné) et Mongoula furent rasés de la même façon. Le cheikh Omar accomplit un nouveau miracle. Cette fois il arrêta la pluie.
Grâce aux « boucs du Gouverneur » il put aussi anéantir les partisans du chef Bonota en même temps que celui-ci.
Le cheikh Omar séjourna durant plus d'un mois sur le site de Waytala, d'où il repartit le 13 octobre, vers Sarkala, Sansani (ou Sansanding, en aval de Ségou-Sikouro). Mais les gens du Ségou, exaspérés par les exactions des troupes du cheikh, demandèrent et obtinrent l'intervention massive des Maciniens.
Désormais, le jihâd contre le Paganisme céda le pas à une lutte fratricide entre Musulmans, dont l'enjeu n'était pas le même, suivant que l'on était avec le Macina ou avec le cheikh Omar.
Pour ce dernier, il s'agissait toujours d'étendre, de défendre ou de purifier la religion de l'Islam, en accusant, en l'occurrence, les Musulmans du Macina d'hypocrisie religieuse et de connivence avec le Paganisme destructeur de l'Islam. Pour l'émir du Macina, il s'agissait surtout de défendre une zone de mouvance et d'influence, avec laquelle le Macina avait des liens ethniques, presques nationaux, et dont l'islamisation était en cours, poursuivie certes lentement et avec des compromissions plus ou moins importantes avec les animistes.
Cette véritable guerre de religion dura plus de trois ans, et provoqua la dislocation et la chute de l'empire islamique tidjanite d'Afrique occidentale, qui cessa aussitôt d'exister en tant que réalité temporelle, sans que, pour autant, l'islamisation s'interrompît : mais celle-ci fut poursuivie et parachevée par les seules vertus et par les seules forces du mysticisme confrérique.
Les chroniqueurs « indigènes » ont noté que l'empire islamique du « sultan de l'Etat tidjanite de l'Afrique occidentale » connut la paix, après la conquête du Macina. Ce fut une période extrêmement brève.
Notes
1. 1868, p. 248.
2. 1889, p. 180.
3. 1912. p. 342.
4. Cf. vers 748 et suiv.
5. Litanie jaculatoire composée du seul nom de Allâh.
6. Encore orthographié Mercouïa, Merkoya, Mikouya, Marikouya, etc.
7. Il s'agit de deux obusiers perdus par le Capitaine Cornu, Commandant le poste de Bakel, dans le village de N'Dyoum (Ferlo du Bhoundou), et surnommés, par les partisans du cheikh Omar, « les boucs du Gouverneur » . Ils avaient été remis au cheikh à Boulé-Bané, au moins de Mai 1858.
8. Cf. Tyan, vers n° 773.
9. Cf. vers 774.
10. Camps fortifiés, pour la défense et l'extension des terres d'Islam, et dont les occupants s'adonnaient, en principe, aux exercices pieux et aux exercices militaires, en même temps qu'au prosélytisme. Les occupants : murâbitûn (sing. Murâbit) d'où : marabout, d'où encore : Almoravides.
11. Tyam, vers n° 835.
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