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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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Le Mujâhid (Combattant de la Foi)

5. Le combat fratricide

Al-'Alawî, dans sa lettre écrite le 24 shawwâl 1282 (12 mars 1866), raconte que le fondateur de l'Etat du Macina, le cheikh Ahmadou Lobbo, avait écrit au sultan du Maroc 'Abd-al-Rahmân b. Hishâm, qui régna de 1816 à 1859, pour l'inviter à le reconnaître comme suzerain, et qu'il en avait usé de même avec les souverains des quatre points cardinaux. Cette lettre ne parvint jamais à ses destinataires, les messagers maciniens ayant subi quelques avatars en chemin 1.
L'Etat théocratique islamique du Macina, ou Dîna, fondé au début du XIXe siècle sur le Haut-Niger, de Djenné à Tombouctou, était de rite malékite, et suivait la doctrine de la vénérable Voie Qâdiriyya. Son émir était, théoriquement, le suzerain de Tombouctou. En fait, cette grande cité payait bien une redevance annuelle, mais elle était gouvernée par Al-Bakkay Al-Kuntî, des Kuntâ. Ceux-ci étaient originaires de l'Azawad saharien, et, par tradition, ils avaient toujours soutenu Tombouctou, et ils soutinrent également, par la suite, la Dîna, la première pour éviter une main-mise trop complète du Macina sur la cité religieuse, la seconde pour empêcher les ennemis du Macina de triompher de cet Etat islamique, ce qui aurait laissé Tombouctou à leur merci. Al-Bakkay veillait donc à un juste équilibre, afin de maintenir l'influence religieuse de Tombouctou, qui était grande et semblait devoir mettre l'Islam à l'arbri des déviations ou corrosions excessives, toujours possibles en Afrique subsaharienne, où l'absence de la langue arabe et la présence de l'Animisme étaient des facteurs de corruption d'autant plus dangereux que leur influence était insidieuse et continue. Aussi les princes du Macina avaient-ils entretenu, dès le début, d'excellents rapports avec les cheikhs Kuntâ. Ceux-ci aidaient les premiers à se maintenir dans une orthodoxie acceptable, comptetenu cependant de la nécessité, où se trouvaient ces princes, de faire figure de chefs spirituels autant que temporels. De plus, les Kuntâ, dès la réapparition du cheikh Omar en sa nouvelle qualité de khalife (investi de l'extérieur) d'une Voie déjà en cours de pénétration dans ces contrées, avaient, tout naturellement, senti le danger, et resserre avec l'émir du Macina des liens d'assistance mutuelle efficaces, encore que chacun des deux partenaires semble bien avoir prétendu, en l'occurrence, à l'hégémonie sur l'autre, les Maciniens par habitude, et les Kunta de Tombouctou par opportunisme. C'est cette sourde rivalité entre protégés voulant devenir protecteurs, et protecteurs voulant conserver leurs privilèges, qui procurera d'abord au cheikh Omar l'une de ses plus grandes victoires, puis à son neveu Al-Tidjânî l'occasion de le venger, après sa chute, en châtiant Tombouctou de l'aide apportée pour abattre le cheikh, et en empêchant, par la suite, la résurrection du Macina.
Pourtant, avant que n'éclatât au grand jour la guerre de religion qui mit aux prises le cheikh Omar et l'émir du Macina, le cheikh avait eu peur de ce dernier, dont la puissance et la richesse étaient très réelles. Le cheikh Omar alla même jusqu'à offrir une association au Macina, qui la refusa 2.
On se propose de suivre, une fois de plus, en l'accompagnant de quelques commentaires, le poème épique d'Aliou Tyam, qui fournit la trame précise des événements, avant d'exposer, plus longuement, l'opinion des arabomusulmans et des musulmans africains sur cette guerre entre deux factions de musulmans, opinion qui se trouve longuement et minutieusement analysée dans l'ouvrage en langue arabe de Mubammad Al-Hâfiz Al-Tidjâni (du Caire).
Aliou Tyam dit 3 que le Ségou et le Macina se révoltèrent contre les exactions des troupes du cheikh Omar. Il résume là deux séries distinctes d'événements qui sont l'aboutissement de la dernière partie du grand jihâd et de la conquête du Macina.
Le chef du Ségou était un nommé 'Alî b. Manzu, dit 'Alî Waytâl ou Waytâla, du nom de son pays d'origine. 'Alî, effrayé par l'avance du Mujâhid, avait envoyé deux ou trois expéditions hâtivement préparées pour arrêter les combattants de la foi. Mais, malgré sa supériorité numérique, ses richesses, et le soutien des populations, ces tentatives de résistance se soldèrent par un échec. De plus, cette attaque préventive de 'Alî b. Manzu, qui était alors effectivement et vigoureusement soutenu par des contingents maciniens, allait permettre à Al-hâjj Omar d'invoquer le droit de faire la guerre non seulement contre le Ségou (l'agresseur étant 'Alî), mais aussi, ultérieurement, le droit de combattre le Macina, ce pays musulman ayant fait alliance avec des païens pour combattre des musulmans.
Au Ségou, dès les premiers chocs, les troupes du cheikh Omar, commandées par Alfa Omar, remportèrent un certain nombre du succès, notamment à Yamina. La lutte pour le contrôle du Ségou se poursuivit ainsi, se rallumant sans cesse au gré d'incidents multiples, et malgré de nombreuses tentatives de réconciliation et d'entente, plus ou moins sincères, jusqu'au jour où ce fut vraiment la guerre avec le Macina lui-même. On s'accorde généralement pour en situer le véritable début au 19 ou 20 février 1861, après le tir intempestif de Maciniens sur des partisans du cheikh Omar qui se baignaient dans une rivière.
Sur le moment, le cheikh Omar fut surpris par la vigueur de l'attaque, et il subit des pertes très élevées, sans compter celle de son prestige. Le Macina avait encore, à la troisième génération de ses émirs, conservé quelque chose de sa puissance passée. Les troupes du cheikh durent reculer jusqu'à Sansandin.
Mais, aussitôt après, le cheikh des Tidjanes se ressaisit, et prouva que son adversaire était bien loin d'avoir conservé les vertus de son aïeul. Par une manoeuvre de débordement, le cheikh rétablit la situation en sa faveur, et il infligea une défaite aux troupes du Macina et à leurs auxiliaires du Ségou. Le cheikh Omar reprit alors sa marche de Jihâd, vers Kérango (saillant sur la rive droite du Fleuve, en amont de Sansandin), puis vers Sikoro, par Dyambourgou, Sangounné, Bababougou, Tiguintoula, Markadougou, Bagoudiakoro, Dyalakoro, Nérékoro, Banankoro. Il atteignit enfin Sikoro (ou Sikouro), où se trouvait le palais de 'Alî, le chef des Bambara. C'était le 9 ou le 10 mars 1861. La poursuite des débris de l'ennemi alla jusqu'à Nafou et Marela.
Aussitôt le cheikh Omar entreprit d'islamiser les populations, faisant couper les cheveux, interdisant l'alcool et les viandes prohibées, et limitant le nombre des femmes. Le chef du Ségou, 'Alî b. Manzu, se réfugia au Macina.
Il dut y avoir alors, comme il y en eut encore par la suite, une tentative de la part de l'émir du Macina pour avoir la paix. Le cheikh Omar la repoussa sans doute, alléguant que le prince du Macina s'était déjà allié aux mécréants (les Bambara) contre les combattants de la foi.
L'émir du Macina, Ahmadou b. Ahmadou, finit par enjoindre au cheikh Omar de se retirer jusqu'à Nioro. A quoi le cheikh répondit qu'une telle décision ne lui appartenait pas, étant simplement l'instrument de la volonté d'Allah. Le cheikh Omar, en effet, se retranchait derrière les versets coraniques 137 et 138 de la Sourate IV « Les Femmes » :

IV, 137 : « Ceux qui auront cru puis auront été infidèles, puis auront cru puis auront été infidèles, et dont l'infidélité n'aura fait que croître, Allâh ne se trouvera point leur pardonner ni les diriger dans un [droit] chemin » .
IV, 138 : « Fais gracieuse annonce aux hypocrites qu'ils auront un tourment cruel ! »

Par le premier verset, il apparaîtra plus loin que le cheikh Omar visait, d'une part, la corruption de l'Islam pratiqué dans la Dîna, en raison de l'influence des animistes qui jouissaient d'une grande tolérance, et, d'autre part, l'alliance (interdite par le Coran) des musulmans avec les païens, surtout pour combattre d'autres musulmans. Enfin, le cheikh visait également, et nécessairement, les païens eux-mêmes, dont les chefs affectaient, plus ou moins, de s'être convertis à l'Islam, tout en demeurant les chefs de populations en majorité animistes. Le chef du Ségou, par exemple, portait un nom musulman, mais il était aussi le gardien des idoles des clans et tribus qui lui obéissaient.
Le second verset est l'un de ceux qui donnent aux musulmans justification de combattre les hypocrites, c'est à dire les musulmans opportunistes, qui n'hésitent pas à se faire les alliés des paganistes, même contre d'autres musulmans. A l'égard de ces faux frères, on verra le cheikh Omar, khalife de la Tidjâniyya en Afrique occidentale, imiter, très exactement, la conduite du Prophète Muhammad à Médine. Le Coran flétrit en effet avec beaucoup de vigueur les musulmans hypocrites qui s'allient avec des mécréants plutôt quavec leurs frères en religion. Or c'est bien là ce que faisait, aux yeux d'Al-hâjj Omar, Ahmadou du Macina, en s'alliant avec les Bambara du Ségou pour les aider contre ses partisans, qui menaient le « combat pour la foi » . Cependant, l'émir du Macina n'eut aucun mal à lever partout des troupes, et à reconstituer les siennes. Les combats reprirent donc. Mais le cheikh Omar, plus habile chef de guerre, remporta finalement une grande victoire, et tua un grand nombre de Bambara. Pour faire un exemple, il ramena à Ségou soixante captifs auxquels il fit trancher la tête, et il en fit brûler vifs beaucoup d'autres. C'est à dater de ces événements que le Ségou s'islamisa.
La poursuite de l'ennemi conduisit ensuite le cheikh et ses troupes à Toura, Dakourna, Falani, Dougou, Dyibé, Foufanna. Tous ces villages furent détruits.
Le cheikh Omar avait conservé les idoles (statuettes et masques) trouvées lors de la prise de Ségou, en particulier dans la maison fortifiée de 'Alî, afin de pouvoir les exhiber pour prouver que 'Alî ne s'était jamais vraiment converti, et ainsi que l'émir du Macina, Ahmadou b. Ahmadou, avait fait sciemment alliance avec des païens, pour combattre des musulmans. Pourtant, l'émir du Macina et le khalife tidjanite échangèrent des missives portées par des messagers 4. 'Aliou Tyam lui-même fut du nombre de ceux-ci … Mais la guerre fut confirmée, comme par un jugement d'Allah, et le cheikh Omar se remit en marche le 28 Avril, assisté de quatre de ses fils, et de son neveu Al-Tidjânî.
A Diba, point d'eau, eut lieu le rassemblement des troupes, qui allèrent ensuite à Galo, cependant que l'un des fils d'Al-hâjj Omar, Ahmadou (Ahmad) dit « l'Arabe » , né à Sokoto vers 1837, était désigné par son père pour exercer le commandement à Ségou-Sikouro. Après la traversée du fleuve, l'armée arriva à Koningo ; puis ce furent Tourna, Dyoumma, Tamfaradyas et Barnân, avec de très vives escarmouches. Un affrontement général se produisit, dont le résultat fut indécis.
C'est alors, rapporte Aliou Tyam, que l'émir du Macina commit l'erreur d'interrompre son assaut, alors qu'il était le plus fort, et que les troupes du cheikh Omar n'avaient plus de balles pour leurs fusils. L'émir fit établir un barrage d'épineux autour des positions de l'armée du cheikh, et celui-ci put mettre à profit cette pause pour faire couler des balles en fer, et réorganiser ses troupes qui avaient besoin de repos. Puis, dans la nuit du 11 au 12 mai, le khalife relança l'attaque, après avoir exhorté ses partisans. L'émir Ahmadou fut blessé, perdit ses meilleurs cavaliers aventurés au milieu de l'armée adverse … et c'est ainsi que la victoire échut, une fois de plus, au cheikh Omar, dont les colonnes atteignirent Kaka, puis Dio, et enfin Hamdallahi (ou Hamdallaye, pour Hamdu-llâhi), capitale du Macina.
L'émir Ahmadou b. Ahmadou fut pris, ramené à Mopti, et d'abord enfermé. Le pillage du Macina commença aussitôt. Il y eut des captifs très nombreux. Puis l'émir Ahmadou fut mis à mort, et le cheikh Omar fit montrer aux gens les idoles prises sur « Alî le Bambara, allié d'Ahmadou du Macina. Ce fut 'Alî lui-même qui dut nommer les idoles. Fait prisonnier à Tyâyawal, il avait été épargné dans ce but. Il fut ensuite exécuté. C'est le cheikh Omar lui-même qui brisa publiquement les idoles, comme l'avait fait le Prophète Muhammad à la Mekke 5.
Après ces combats, livrés contre les musulmans du Macina, alliés, il est vrai, des païens en voie d'islamisation du Ségou, le cheikh Omar apparut à l'apogée de son pouvoir (juin 1862). De Médine à Tombouctou, de Tengrela au désert, l'autorité suprême émanait de lui, et semblait fermement établie. Cet empire religieux connut alors un peu de paix, avant l'ultime révolte des Peuls. Le Ségou était calme, et le Macina soumis.
Mais le Mujâhid décida, dès le début de l'année 1863, de confier le Macina à son fils Ahmadou « l'Arabe » , déjà investi de l'autorité sur le Ségou, afin de pouvoir reprendre son jihâd, seul objet de sa mission. D'après les paroles du Prophète, en effet, le jihâd ne cessera jamais, jusqu'à la fin des temps. Aliou Tyam l'a bien noté 6 : le khalife Omar ne se débarrassait des soucis politiques et administratifs de l'empire islamique africain que pour se consacrer à la « guerre sainte » .
L'investiture d'Ahmadou b. Omar par le khalife revêtit un caractère solennel, nous dit Tyam. Ahmadou fut fêté, et il est tout à fait remarquable que le chroniqueur de son père lui attribue toutes les qualités de la Mystique musulmane confrérique, c'est-à-dire, ici, maraboutique :

Craindre, avant tout, Allah.
Craindre et imiter Son Apôtre.
Obéir à son cheikh.
Etre indifférent au Monde terrestre.
Choisir l'Autre Monde.
En conséquence: ne pas commettre le péché,
et se garder des entraînements de ce Monde.
Etre savant et juste, scrupuleux, hospitalier.
Avoir une bonne éducation (adab) 7.
Etre brave, etc …

Alors, ajoute Tyam, « le cheikh (Omar) fut le maître, depuis Tombouctou jusqu'à notre Fouta. Même une femme mettrait son pagne et partait : pas un ne lui faisait du tort » . Après avoir fait fortifier Hamdallahi (ou Hamdallaye), le khalife Omar convoqua encore une fois son fils Ahmadou, qui était installé à Ségou avec les meilleures troupes. Il voulait lui transmettre tout son savoir, en faire son véritable successeur, pour qu'il puisse, ultérieurement, maintenir et poursuivre son oeuvre.
Mais une double révolte apparut à Hamdallahi et à Ségou-Sikouro. Le kahlife fut contraint de renvoyer en hâte son fils au Ségou, avec une partie de l'armée, cependant que lui-même demeurait à Hamdallahi, pour faire face à la rébellion, avec le reste de ses troupes. Cette double révolte entraîna la ruine définitive du cheikh Omar et de son empire religieux 8. La division de ses forces « actives » allait, en effet, se révéler fatale pour sa puissance.

Notes
1. Cf. J. Salenc.
2. Mage, 1868, pp. 252 et suiv.
3. Cf. vers 894 et suiv.
4. Cf. Traduction du livre de Muhammad Al-Hâfiz, « Al-hâj Omar Tal du Fouta, sultan de l'Etat tidjanite de l'Afrique occidentale » , par Fernand Dumont.
5. Et avant lui, le Christ au Temple.
6. Cf. vers 1070 et suiv.
7. Le mot adab est difficile à rendre en français. Il signifie aussi bien l'éducation religieuse, la bonne éducation, et la culture « littéraire » , c'est-à-dire les humanités classiques arabo-islamiques anciennes. Il sert aujourd'hui à rendre les mots « Littérature » et « Culture » .
8. Cf. Mage, 1868, p. 267.

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