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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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La Querelle Juridique

2. Les arguments juridiques

Tout ce qui précède représente à peine le tiers de la querelle juridique tendant à justifier l'action du khalife tidjanite Al-hâjj Omar. Mais c'est également l'essentiel. Le reste sera, le plus souvent, du byzantinisme, sur des considérations mineures, et telle considération, développée tout au long d'un chapitre, pourrait être résumée en deux courtes phrases. On s'y attardera cependant quelque peu, car cela représente bien l'état d'esprit général des élites musulmanes traditionnelles. Le passé religieux est maintenu très vivant en Afrique subsaharienne. Muhammad Al-Hâfiz Al-Tidjânî donne, dans la deuxième partie de son ouvrage, une « réponse d'Al-Hâj Omar b. Sa'îd du Fouta à toutes les lettres de l'émir Ahmadou, et [une] démonstration de ce qui se trouve [dans ces lettres] en fait de prétentions de nulle valeur ». L'auteur précise que ce texte lui a été « adressé par le très-savant et très vertueux cheikh Sa'îd Nûrû Tal (Seydou Nourou Tall), petit-fils de Sayyîdî Al-hâjj Omar du Fouta (qu'Allah l'ait en Sa complaisance!) ». Dès le début, Al-hâjj Omar rappelle l'origine de sa mission :

« Allah nous a fait surgir ainsi pour détruire les Etats des orgueilleux criminels 1, et Il nous a rendu victorieux. [ … ]. Nous écrivîmes [alors] des lettres où nous annoncions, à tous les musulmans de notre connaissance, ce que Allah avait fait arriver à leurs ennemis les polythéistes […] Seule l'armée de cet Ahmadou b. Ahmadou nous inquiéta ».

Puis, Al-hâjj Omar écrit comment il accepta de recevoir, avec des égards particuliers, les envoyés d'Ahmadou du Macina, et comment ceux-ci, au retour de leur ambassade, prirent contact avec les païens déjà battus par les troupes d'Al-hâjj Omar, et avec d'autres, pour le trahir et pour comploter contre lui. A en croire le cheikh Omar, les païens, qui n'avaient pas encore subi le choc de ses troupes, se montrèrent tout d'abord très irrités, en apprenant que l'émir du Macina avait prétendu, dans ses premières lettres, que tous les païens Bambara se trouvaient sous son obédience. Ce n'est que lorsqu'ils se sentirent trop faibles pour résister aux troupes du Mujâhid, qu'ils acceptèrent, et même sollicitèrent, l'alliance et la protection de l'emir du Macina. C'est ce qui aurait alors permis à l'émir de prétendre que « les païens étaient revenus. vers Allah par le repentir, et s'étaient rangés sous l'autorité d'Ahmadou b. Ahmadou ». Il s'agissait, notamment, des gens de Bâghuna, dont Al-hâjj Omar dit :

« Allah sait que les gens de Bâghuna étaient alors divisés en trois groupes : un groupe de païens adorant des idoles et des divinités autres que Allah, et c'était le plus nombreux; un groupe de guerriers « hypocrites » qui estimaient licites les choses prohibées, mêlant les actes de paganisme à ceux de l'Islam, et il était également nombreux; enfin un groupe de musulmans, fort peu nombreux, sous [la domination] des deux premiers groupes ».

Il est intéressant de relever, au passage, qu'Al-hâjj Omar reconnaît, implicitement, l'islamisation très avancée de Bâghuna, même s'il qualifie de musulmans « hypocrites » la plupart d'entre eux, c'est-à-dire ceux qui le combattent et qui font preuve de tolérance à l'égard des animistes.
Le cheikh ajoute :

« Ahmadou b. Ahmadou prétendait que si nous ne renoncions pas au combat pour la foi contre ces païens, il ne pourrait y avoir, entre nous et lui, que la guerre. Quelle impudence de langage ! et quelle prétention! c'est au point qu'il prétendait que le pays du Karta était également à lui, et que ce pays était sous son autorité, avec mauvaise foi et entêtement! Nous nous sommes opposé à son impudence, et les preuves de sa duplicité nous sont apparues ».

Al-hâjj Omar insiste encore sur le fait que, même après quelques violents combats livrés par ses troupes contre celles de l'émir, il envoya plusieurs fois à celui-ci des messages pour l'inviter au dialogue avec lui. Mais l'émir ne voulut rien entendre, et la guerre suivit son cours. Al-hâjj Omar se pose ainsi, constamment, en musulman attaqué qui se défend. Il propose de s'en référer, pour cela, à « l'Abrégé » de Sayyîdî Khalîl 2, à propos de « l'attaque et la défense ».
Le cheikh Omar revient sur la seconde lettre que lui avait adressée l'émir du Macina. On relève, au début de sa réponse, le passage significatif suivant :

« Louange à Allah, qui nous a accordé la possibilité de combattre Ses ennemis, les païens, sans avoir à combattre Ses alliés, les croyants, et qui nous a informé que nous n'avions pas terminé, et que nous ne terminerions pas, de combattre les païens criminels, en nous évitant ainsi de combattre Ses adorateurs, les croyants ».

Deux choses retiennent l'attention : d'une part, Al-hâjj Omar considère que son combat est sans fin, car il y aura toujours, comme le rapportait son panégyriste Aliou Tyam, « des païens qui ne se convertiront jamais » (ceux que, dans le Coran, Allah égare), d'autre part, cette lettre repousse encore l'idée du combat entre musulmans, bien que celui-ci fût alors déjà nettement engagé. Mais cette déclaration d'intention vise, de toute évidence, l'émir du Macina. En effet, Al-hâjj Omar ajoute : « S'il plaît à Allah, en Sa sainte grâce, nous ne prendrons pas pour allié un païen, en allant jusqu'à combattre un musulman; à plus forte raison ne demanderons-nous pas à Allah de nous pardonner de venir en aide à l'emblème du pouvoir temporel contre celui de la Loi divine et de la Sunna, et à plus forte raison n'aiderons-nous pas l'emblème du polythéisme contre celui de l'Islam, parce que nous n'avons pas d'autres alliés que ceux que notre Seigneur a énumérés et nous a désignés. Il a dit :

Votre Allié, c'est Allâh, c'est Son Apôtre, et ce sont ceux qui croient, ceux qui accomplissent la Prière et qui donnent lAumone, ce sont ceux qui s'inclinent 3 ; ceux qui prennent pour alliés Allâh, Son Apôtre et ceux qui croient…, car la Faction dAllah forme les vainqueurs 4.
« Nous ne serons rien, s'il plaît à Allah, et nous ne dirons rien d'autre, que ce que fut et dit le pieux adorateur, le prophète d'Allâh et son apôtre, Shu'ayb 5, que le salut soit sur lui ! ainsi qu'Allâh l'a rapporté à son sujet : Je ne veux que réformer autant que je puis.
Mon recours n'est qu'en Allâh, sur Lui je m'appuie, et vers Lui je reviens repentant » 6.

Dans ce passage, Al-hâjj Omar fait beaucoup plus que reprocher à l'émir du Macina l'aide apportée aux païens du Ségou et du Karta, et l'alliance de fait avec ceux-ci. Il pose le principe de base de sa propre action : n'avoir pas à demander à Allâh Son pardon pour venir en aide à l'emblème du pouvoir temporel contre celui de la Loi divine et de la Sunna. Al-hâjj Omar a toujours été l'ennemi du pouvoir temporel, même exercé par un musulman. Il sait, en effet, que « ce n'est pas impunément que l'on exerce le pouvoir » : la religon en subit toujours les atteintes, et la foi en subit elle-même plus ou moins les conséquences. Enfin, il est significatif que le cheikh Omar, khalife et imitateur du Prophète Muhammad, ait également pour modèle le prophète Shu'a b (Choaïb), qui « ne voulait que réformer » , « autant qu'il le pouvait ». Ici, Al-hâjj Omar se pose en réformateur des musulmans qui s'étaient laissé envahir par les résurgences animistes ou gagner par l'alliance avec les païens, alliance explicable par les liens du sang (ethnies communes ou très proches) ou les intérêts économiques, sociaux et politiques (assistance mutuelle pour défendre les terres, le genre de vie, l'organisation communautaire traditionnelle). Cet Islam de compromis, cet Islam tolérant, à la pénétration extrêmement lente, et peut-être excessivement souple, sera combattu par le khalife tidjanite avec presque autant de violence que le Paganisme. On voit là que tout sentiment national est inconnu d'Al-hâjj Omar. Il est, avant tout, et même exclusivement, un « combattant de la foi » , pour qui les liens de la religion priment tous les autres. Plus et mieux qu'un sultân, il est un Commandeur des Croyants, un Imâm, un Héritier du Prophète Muhammad, pour tout dire en un mot, et en reprenant l'un des points essentiels de la Omariyya. C'est au nom de l'unité de tous les musulmans que le khalife de la Tidjâniyya pour l'Afrique occidentale invite l'émir musulman du Macina à se joindre à lui.
Mais celui-ci refusa, et lorsqu'il vit les païens trop faibles pour soutenir le choc des troupes du Mujâhid, il vint naturellement à leur secours. Dès lors, il devint peu à peu leur allié, leur ami, et leur protecteur, bien que son père, Ahmadou b. al-shaykh, et son grand'père, le cheikh Ahmadou, fussent morts en combattant ces mêmes païens, et que durant cette lutte de quarante-cinq ans les païens ne se fussent pas tous convertis, pour la raison, sans doute, qu'on ne le leur avait pas demandé.
Al-hâjj Omar s'en tient, à propos du Paganisme, à la lettre de la Loi divine :

« Ô vous qui croyez !, combattez ceux des infidèles qui sont dans votre voisinage ! Qu'ils trouvent en vous de la dureté ! ». 7

Que les Maciniens se joignent donc à son jihâd, ou du moins qu'ils s'abstiennent de soutenir les païens, et tout sera bien. Sinon, Al-hâjj Omar décline d'avance toute responsabilité dans ce qui pourra survenir …
A cette offre de concorde et de coopération, l'émir aurait répondu par une lettre dilatoire, écrite alors même qu'il préparait de nouvelles troupes contre Al-hâjj Omar. Aussi ce dernier s'abstint-il d'y donner suite. D'ailleurs, la fusion des troupes de l'émir avec celles des polythéistes fut bientôt un fait accompli. Cependant, l'émir adressa encore une lettre au cheikh, et cette fois il en est donné de larges extraits :

… « Lorsque cette lettre te parviendra, choisis pour toi-même entre ces deux possibilités : ou te placer sous notre obédience, comme cela est obligatoire pour toi, ou bien t'en aller hors de ce pays et te diriger vers d'autres territoires, où tu pourras combattre les ennemis d'Allah. Faute de quoi, il n'y aura plus, entre nous et toi, que le combat prescrit par l'Apôtre d'Allah (P.S.) » , etc …

On voit que l'émir adopte la même attitude que le cheikh Omar. Il ne cédera pas. De plus, il conseille sans ambages au cheikh de s'en aller ailleurs, sous peine d'une guerre à outrance. C'est une véritable mise en demeure.
Le cheikh dit n'avoir pas répondu à cette lettre, parce qu'elle n'apportait rien de nouveau, et surtout parce que le « fait de se mettre sous son obédience était une chose hors de propos » , et que « le fait de se désintéresser des polythéistes était, en l'occurrence, totalement interdit à cause de son caractère illicite 8 : il n'en était pas question. Quant au combat qu'il promettait, il se serait produit ces jours-là, sans aucun doute, que cette lettre fût arrivée ou non, à cause de la fusion de son armée avec celle des polythéistes, ce qui n'est pas permis ».
Allah soutenait le cheikh Omar : les armées de 'Alî b. Manzu furent défaites, son territoire et sa capitale occupés, ses idoles saisies et exposées aux yeux de tous, pour preuve de la duplicité de l'émir du Macina, qui avait prétendu que le Chef du Ségou et ses partisans s'étaient convertis à l'Islam. Tel est le résumé des événements, et telles en sont les explications, d'après Al-hâjj Omar. Cet exposé, brièvement renouvelé, des faits essentiels, ne sert qu'à introduire un chapitre « exposant le caractère vain ou fallacieux des lettres d'Ahmadou Ahmadou ».
Ces lettres sont au nombre de cinq. La première parvint au cheikh Omar à Nioro, la seconde à Sâbisiri, et les trois autres à Sansandin. On ne nous donne pas le texte de ces lettres, mais le cheikh y répond, semble-t-il, phrase par phrase, pour l'essentiel, et il est ainsi possible de s'en faire une idée. On va s'engager, peu à peu, dans des analyses minutieuses d'arguments qui pourraient sembler de peu d'importance, mais il convient de se rappeler que l'on doit ici se reporter résolument dans le passé : un passé non pas centenaire, mais bien millénaire !
On connaît déjà la première et la seconde lettre, et l'on sait que la seconde était conforme à la première, hormis l'injonction faite à Al-hâjj Omar d'avoir à quitter la « zone de mouvance » des Maciniens.
D'emblée, le Mujâhid attaque le début de cette seconde lettre : l'émir du Macina se targue d'être dans la Voie Droite, et de compter au nombre des défenseurs de l'Islam et de sa Loi … or, n'est-ce pas là un trait de vanité insensée, expressément défendue aux croyants sincères ? et l'indice d'une âme trop passionnée pour être « libre de tout, sauf de son Créateur » , comme le veulent les authentiques mystiques ? D'autant que cette lettre fut rédigée après l'attaque de l'émir Ahmadou contre Al-hâjj Omar.
Cependant, l'émir pensait être ainsi préservé « des opinions erronées, des désirs fallacieux qui font trébucher, et des vaines prétentions ». Mais, remarque Al-haj Omar, aider militairement les polythéistes contre les musulmans, proclamer licite de combattre contre ces derniers, constitue bien des erreurs ! et des erreurs qui mettent la foi en péril. Enfin, « l'aide au Paganisme, sous prétexte d'exercice du pouvoir ou d'extension de celui-ci, ou sous prétexte d'agrandissement de l'Etat, compte parmi les désirs fallacieux qui font trébucher celui qui nourrit en soi de telles opinions, en tout temps et en tout lieu ! et la prétention d'être dans la droiture et le mérite, au moyen du mensonge que 'Alî b. Manzu et ses pWiens se seraient repentis, et que Bâghuna se trouverait sous son autorité, ainsi que le Karta, est au nombre des prétentions vaines et inconsistantes ! ».
On notera, dans la citation ci-dessus, que les mobiles politiques d'Ahmadou Ahmadou n'avaient pas échappé au cheikh Omar. Mais on sait que ce dernier les subordonnait totalement aux mobiles religieux. L'émir agissait en homme de gouvernement et en chef d'Etat, voire en guide national, alors que le cheikh entendait n'être qu'un « soldat d'Allah » , un défenseur de la foi, un imâm tidjanite, sans se soucier du poids des affaires temporelles qui pouvait, au contraire, infléchir la conduite de l'émir du Macina ou du Chef de l'Etat de Ségou-Sikouro, ou de n'importe lequel des sultans et des rois qu'il avait abattus au cours de son jihâd : il lui fallait, d'abord, créer une communauté musulmane, une umma, nombreuse et étendue, aux dépens du Paganisme, à l'exemple du Prophète Muhammad, et ensuite, peut-être, l'organiser en une Nation islamique, où les liens de la religion auraient bientôt effacé et remplacé les liens du clan ou même de l'ethnie.
Le prophète Muhammad, et ses successeurs qui étendirent le domaine de l'Islam comme l'on sait, n'avaient pas agi différemment.
Al-hâjj Omar poursuit: quand l'émir Ahmadou invite les gens à suivre « sa voie droite » , il exprime un désir né à la fois de son ignorance et de sa vanité, et c'est un argument qui se retourne contre lui, « puisqu'il permet que l'on verse le sang des musulmans, tout en invitant à épargner celui des ploythéistes ».
Suivent alors un certain nombre de versets du Coran, cités par l'émir pour garantir ses affirmations, et que le cheikh retourne contre lui. L'émir travestit la vérité, il ne peut donc invoquer le verset :

« Ne tenez point secrète la Vérité, alors que vous savez » , etc 9.
Quel travestissement de la vérité est plus grand « que de faire de musulmans des païens qu'il faut combattre, et de transformer des païens en musulmans quil faut aider et assister contre des musulmans ! Il n'y a pas de fausseté connue, ni de dépravation qualifiable plus grande, que de venir en aide aux polythéistes et de les assister contre un ennemi pris parmi les musulmans! ».

Ici s'engage la première véritable discussion juridique. Le cheikh Omar cite d'autres exégètes, tels que Al-Jalâl Al-Suyûti, commentateur de Al-Jalâl Al-Mahallî, et d'Al-Baydawî, l'auteur de « La lampe qui éclaire » , sur le point de savoir s'il convient, ou non, de prendre parti pour les croyants et de rompre avec les païens, sous peine de susciter ou non — une rébellion sur Terre contre la Loi divine, et une grave turpitude en soi. La réponse est, bien sûr, qu'il faut rompre avec les païens et prendre parti pour les croyants: les musulmans doivent se rapprocher les uns des autres, se prêter aide et assistance, et rompre toutes les relations avec les mécréants, sous peine d'affaiblir la foi et de renforcer le Paganisme, ce qui constituerait une grave atteinte à la religion d'Allâh.
Plus intéressante est la réponse du cheikh Omar à la citation, par Ahmadou Ahmadou, du verset suivant : « Ô vous qui croyez !, obéissez à l'Apôtre et à ceux d'entre vous détenant l'autorité ! » 10, que l'émir du Macina invoquait pour exiger que le cheikh lui obéît : n'était-il pas, en effet, le « détenteur de l'autorité » , dans les contrées où le cheikh faisait inrruption ? Et le cheikh fait remarquer que la citation de l'émir ne peut signifier que deux choses : ou bien l'obéissance est due à l'émir, en sa qualité de sultân (et c'est bien là le sens de la lettre d'Ahmadou), ou bien le différend qui sépare l'émir du cheikh doit être soumis à Allah et à Son Apôtre. En ce qui concerne le premier cas, il n'en serait rien, selon Al-hâjj Omar, car l'émir, dans son ignorance, n'a pas compris le sens exact du verset qu'il cite. Ce verset ne vise qu'un péché capital : celui de ma'siyya, ou désobéissance à un ordre d'Allah, sur lequel il faut consulter les ouléma-s, ou faire appel à leur jugement. Ainsi, les « détenteurs de l'autorité » sont les ouléma-s, car il s'agit là d'une question religieuse légalitaire; et par extension, ce sont aussi les saints et les khalifes, que l'on consulte tout naturellement, et dont les connaissances sont très supérieures, puisqu'elles émanent même d'Allah. « Il n'échappera pas à l'observateur perspicace, ajoute Al-hâjj Omar, que cela est loin des propos d'Ahmadou b. Ahmadou ! ».
En ce qui concerne le second cas, écrit le cheikh, « le verset ne pourrait être cité que si nous avions un différend avec lui sur une question, la contestation portant sur un point contraire à l'esprit de la Loi divine. Or il n'y avait eu auparavant aucune querelle entre nous, jusquà ce qu'il eût fait surgir le litige que l'on sait. Par la suite, nous n'avions pas eu de dispute avec lui, à propos de ses actes, jusqu'à ce qu'il nous eût attaqué le premier. Allah rejeta son armée loin de nous, puis nous nous éloignâmes vers l'Ouest. Ensuite, il nous combattit une seconde fois à Sansandin, alors nous nous écartâmes de lui, vers l'Ouest, après qu'Allah eut mis en fuite son Armée, loin de nous. Puis il nous combattit une troisième fois, à Ségou-Sikouro, mais nous nous tînmes hors de ses traces, et nous nous mîmes hors de portée de ses ruses et de ses lettres infâmes. Jusquà ce jour, nous n'avons pas répondu à une seule d'entre elles. Aucune querelle n'a surgi de notre fait, ni par parole, ni par action, ni au début ni à la fin ».
Comme on le voit, Al-hâjj Omar pousse peu à peu l'émir du Macina dans les mailles de son filet, tissé d'arguments juridiques: puisqu'il n'y a pas eu contestation sur un point de droit relevant de la Loi divine, il n'y a pas lieu de citer le verset évoqué par l'émir. Notons qu'à la date où Al-hâjj Omar aurait écrit ce qui précède, il n'avait pas encore répondu à l'émir. Mais ensuite ? Il est certain que non seulement il lui a répondu, mais qu'il a également essayé de le convaincre de se rallier.
Enfin, l'émir ayant encore cité, après le verset précédent, un autre verset très connu : « Si deux partis de Croyants se combattent, rétablissez entre eux la concorde! Si l'un d'eux persiste en sa rébellion contre l'autre, combattez [le parti] qui est rebelle jusqu'à ce qu'il s'incline devant l'ordre d'Allah … » 11, Al-hâjj Omar ajoute : « Il n'y a pas de doute que c'est un argument qui se retourne contre lui, car c'est lui l'attaquant, l'oppresseur, soit qu'il ait eu besoin de liciter son combat contre nous par ce verset, pour pouvoir nous attaquer (mais cela ne dissimule pas ce qu'il y a en lui d'ignorance infatuée), soit qu'il y ait autre chose! Ce verset est hors de propos … » Pire encore, citer un verset ou un hadîth hors de son contexte est une véritable falsification, à peine excusable par l'ignorance.
L'émir du Macina et Al-hâjj Omar semblent donc s'être renvoyé de nombreuses citations pour s'accuser mutuellement ou se justifier personnellement. On ne dispose ici que du plaidoyer « pro domo » du cheikh Omar, et des citations qu'il a bien voulu faire de quelques lettres de l'émir Ahmadou. C'est, de toute évidence, insuffisant, pour être juge entre eux, ce qui n'est d'ailleurs pas l'objet de cet essai. Il semble, cependant, que l'émir du Macina ait été avantagé par les faits (ce n'est évidemment pas lui qui ambitionnait d'être l'unificateur de l'Afrique occidentale au nom de la religion), et désavantagé par une science juridique islamique assez sommaire, même compte tenu de ce que son adversaire ne cite probablement pas ce qui aurait pu être inscrit à son avantage. Au contraire, le cheikh Omar est maître dans l'art de la démonstration « à la manière des ouléma-s » : il s'est instruit à bonne école, en Afrique jusqu'à trente trois ans, et il s'est initié ensuite à toutes les finesses de cet art à Médine et au Caire. Ses connaissances sont donc incomparablement supérieures à celles de son adversaire. On verra, plus loin, que celui-ci se contente, en fait, de signer les missives rédigées par son « cheikh particulier » , c'est-à-dire par son secrétaire.
Cela n'empêche pas l'émir Ahmadou d'être parfois plein de finesse et de mordant, dans ses citations de hadîth. On en a retenu ici quelques unes : « La rébellion est un feu qui s'élève, Allah a maudit ceux qui l'allument » ; « les musulmans de bon conseil ayant demandé : la rébellion contre qui, ô Apôtre d'Allah? — Il répondit : [la rébellion] contre Allah, contre Son Apôtre, contre les imam-s des musulmans et contre leurs peuples ».
« Quiconque vient à vous et vous ordonne, à tous, de lui obéir … et s'il prétend vous séparer de la société, décapitez-le, quel qu'il soit ! ».
Ces hadîth-s visent Al-hâjj Omar. N'a-t-il pas attaqué l'émir du Macina, imâm de son peuple? et les Maciniens euxmêmes, en attaquant les habitants relevant juridiquement de la Dîna ? et n'a-t-il pas demandé aux Bambara et aux Maciniens de ne plus obéir à l'émir Ahmadou? Mais Al-hâj Omar réplique : « La rébellion qui est ainsi interdite n'est autre que celle qui survient entre des groupes de musulmans, et [Ahmadou b. Ahmadou] est lui-même le premier à l'avoir allumée ! Aussi avions-nous demandé qu'elle fût étouffée et éteinte, mais en vain. La première chose qui se produisit alors, entre nous et lui, ce fut son attaque contre nous, à ce moment là. Il décréta licite de nous combattre avec acharnement, et il choisit les polythéistes, comme ceux-ci le choisirent lui-même, pour appui et soutien ».
Tout le fond du problème est, et restera là : pour le cheikh, c'est l'émir qui a attaqué le premier, en allant au secours des païens, auxquels le cheikh livrait le combat pour la foi que tout musulman doit approuver et, le cas échéant, soutenir, même au prix de ses amitiés et de ses intérêts. Bien plus encore : en prenant les païens pour alliés, l'émir Ahmadou a gravement manqué aux ordres d'Allâh clairement exprimés dans le Coran et la Sunna, et non moins clairement expliqués par les exégètes. Toute autre considération que religieuse est absente de l'esprit d'Al-Hâjj Omar, à ce moment-là du moins, et dans sa querelle avec l'émir du Macina.
Pour l'émir, au contraire, le cheikh est l'agresseur.
L'émir dirige un pays, le Macina, entièrement musulman ; ce pays a pour voisins les musulmans de Tombouctou, avec lesquels les relations sont bonnes, si bonnes même que leur chef, Al-Bakkay Al-Kuntî, reconnaît tacitement une sorte de suzeraineté temporelle à l'émir du Macina ; ce pays, enfin, a également pour voisins des Bambara païens, mais dont les chefs et les notables se sont convertis, entraînant doucement les populations dans cette voie. En attaquant les Bambara, païens en voie d'islamisation, le Cheikh Omar ne porte pas seulement atteinte aux intérêts temporels (« nationaux » ) du Macina, il porte également atteinte au prestige et à l'honneur des Maciniens et de leur émir, en tant que musulmans ayant exercé, et exerçant encore, pour leur propre compte, une action de prosélytisme islamique et de protectorat économique et politique sur leurs vassaux païens.
Ici la rivalité passe du plan temporel sur le plan religieux, par la volonté du cheikh Omar. On se trouve au cœur de cette guerre de religion entre musulmans, où il faut bien qu'il y ait des agresseurs et des victimes. L'arsenal juridique est alors utilisé dans les deux camps. Jusque là, le cheikh Omar s'en est tenu aux actes, aux événements : l'émir, en venant au secours des païens, a, le premier, attaqué les partisans musulmans du Mujâhid tidjanite. Désormais, le Mujâhid va consacrer toutes les ressources de son savoir à la discussion au fond du problème : le caractère illicite d'une alliance de musulmans avec des non-musulmans, contre des musulmans.
Dans ce nouvel aspect de la querelle juridique, l'émir n'a pas manqué de faire rappeler au cheikh que son père et son grand-père étaient deux cheikhs vénérés et respectés, et que lui-même n'avait pas démérité, s'étant toujours maintenu sur la voie tracée par ses aïeuls, tous les deux « agréés par Allah en Sa complaisance » , en particulier dans le soutien apporté à Sa religion. Mais, répond Al-hâjj Omar, c'est là se parer de ce que l'on ne possède pas : Ahmadou Ahmadou s'est montré indigne de succéder à ses aïeuls, et il a désobéi à leurs enseignements et contrevenu à leur exemple. A ce sujet, le cheikh Omar cite une longue lettre que le cheikh Ahmad Al-Bakkay Al-Kuntî, de Tombouctou, aurait écrite à « son ami » et « son disciple » Ahmadou Ahmadou du Macina. Voici des extraits de cette lettre, avec les commentaires que l'on croit devoir en faire, le cas échéant :

« Votre prétention d'être doué d'une compréhension intuitive [des choses] de votre religion 12 tant que vous resterez sur la voie de votre cheikh, n'est ni valable ni véridique, si votre religion est l'Islam. Comment auriez-vous une vue intérieure de la religion d'Allah, alors que vous suivez la tradition 13 de quelqu'un qui n'est pas un prophète ? » 14.

Al-Bakkay ajoute, durement :

« Aussi vous dissuadons-nous des deux choses que voici : de votre science des mystères 15 et de votre information à ce sujet. Votre action de nier que vous êtes dans l'erreur est en elle-même une erreur, comme aussi le fait de dire que vous vous en tenez fermement à la Tradition est en lui-même une impertinence. Tout cela est mensonger, tout cela est erroné ! Il n'appartient pas à un homme d'établir une « tradition » , s'il n'est pas un prophète, ni d'y prétendre, ni de l'appliquer. Avant vous, personne n'y avait prétendu parmi les Arabes blancs, ni parmi les Etrangers blancs, ni, à plus forte raison, parmi les Noirs 16. Il appartenait uniquement au Prophète (P.S.) de dire cela ( … ), et encore ne l'a-t-il pas exprimé tant qu'Allâh ne lui a pas dit de le faire ( … ), tant qu'Il ne l'a pas informé de Son mystère et de Son commandement. Alors nous nous sommes appliqués à cela avec assiduité, et Allâh (qu'Il soit exalté!) a dit : ce que l'Apôtre vous apporte, acceptez-le ; et ce qu'il vous interdit, abstenez-vous-en. Quiconque obéit à l'Apôtre, obéit à Allâh ( … ). Mais cela n'appartenait pas à un autre que lui, que ce soit parmi les Blancs ou parmi les Noirs. Ni Abû-Bakr 17, ni 'Umar 18 n'ont dit pareille chose, pas plus qu'Al-Junayd 19, ni Abû Yazîd Al-Bistâmî 20, ni aucun autre. Alors comment un Peul ignorant la revendiquerait-il au nom d'un Peul de sa famille 21, et comment serait-il écouté attentivement et suivi raisonnablement par les Croyants ? Celui qui parlerait ainsi ne dirait pas la vérité, et celui qui l'écouterait n'aurait pas raison! ( … ) Je ne vous convie pas à suivre la tradition de mes aïeuls, qui sont mes cheikhs 22, alors ne m'invitez pas à suivre celle des vôtres, qui sont vos cheikhs ! … Je ne suis pas de ceux qui vantent leurs père et mère au point que l'on puisse le leur reprocher ! ( … ) De plus, la Tradition du Prophète est connue, et non ignorée. On reconnait celui qui la respecte à ses actes, non à ses paroles, et celui qui ne s'y conforme pas se distingue par ses actes, non par ses paroles. Enfin, celui qui est dans l'erreur ne s'en vante pas ! Et je ne dirai rien au sujet de vos deux cheikhs, ni ne les mentionnerai en mal ou en bien ; mais je témoigne que vous n'avez pas suivi leur exemple, pour autant qu'ils ont été respectueux de la Tradition, car le fait de prendre le dixième des biens des musulmans, de mélanger leur impôt avec celui des païens 23, d'effrayer injustement l'innocent, d'expulser le musulman de sa maison et de l'égorger pour le voler, tout cela est contraire à la Tradition, au point de ressembler à de l'hérésie. Si vous prétendez que cela est conforme à la Tradition, alors c'est que vous êtes un impie ; si vous l'ignorez, alors c'est que j'ai raison de vous accuser d'ignorance ; et si c'est ce que vous vous proposez [néanmoins de faire], alors j'ai raison de vous accuser d'oppression. Aussi, je le jure par vos deux cheikhs, et dussiez-vous me couper la langue et me chasser de chez moi, vous ne respectez pas la Tradition du Prophète ! ».

Ces extraits de la lettre d'Al-Bakkay à Ahmadou Ahmadou méritent commentaire. Ils révèlent, en effet, un certain nombre de données intéressantes sur le personnage de l'émir du Macina.
Que l'émir ne soit pas un grand 'âlim, un docte en science religieuse, ni un mystique, cela semble très probable, si l'on en juge par les extraits de ses lettres, donnés par Al-hâjj Omar. Mais, à en croire Al-Bakkay, il y a plus grave que cela : la science religieuse est remplacée, chez Ahmadou, par l'imitation … de ses aïeuls, qui avaient été ses « cheikhs » , c'est-à-dire ses maîtres et ses guides. On peut supposer qu'Ahamadou du Macina, peu doué et peut-être paresseux, ait été un élève médiocre et, partant, un imitateur plus médiocre encore de ses deux modèles. Enfin, il y a également erreur et faute à s'appuyer sur une autre Tradition, Sunna, que celle du Prophète Muhammad. D'où les sarcasmes d'Al-Bakkay conseillant à l'émir de ne pas trop se fier à sa science infuse.
On notera, en passant, la curieuse comparaison d'Al-Bakkay : jamais personne ne s'est avisé d'établir une autre Sunna que celle de l'Apôtre d'Allah, ni parmi les « Arabes blancs » , ni parmi les « Etrangers blancs » , « ni, à plus forte raison 24, parmi les Noirs » …
Les Kunta, originaires de Mauritanie, se rangent évidemment parmi les « blancs ».
Ainsi, ce passage d'Al-Bakkay, relevé par Al-hâjj Omar, transmis par Al-Hâfiz, rend un son bien connu chez les Arabes : celui d'une supériorité culturelle et religieuse, le Coran ayant été révélé à un Arabe « blanc » , en « langue claire » , la langue arabe …
Al-Bakkay pousse encore plus loin son dédain :

« alors comment un Peul ignorant la revendiquerait-elle 25 au nom d'un autre Peul de sa famille » …

Plus loin, en soulignant que l'on reconnaît celui qui se conforme à la Tradition authentique du Prophète à ses actes et non à ses paroles, Al-Bakkay accuse clairement Ahmadou d'agir, au moins partiellement, en dehors de la voie tracée par les enseignements du Coran et de la Sunna. La même restriction s'applique aux deux prédécesseurs de l'émir Ahmadou, puisque Al-Bakkay accuse ce dernier de n'avoir pas suivi leur exemple « pour autant qu'ils ont été respectueux de la Tradition » …
Et, de fait, les accusations d'Al-Bakkay contre ces deux cheikhs et contre leur successeur Ahmadou sont très précises : ils ont prélevé le dixième des biens des musulmans (de Tombouctou, sans doute), alors qu'on ne doit le faire qu'à l'encontre des mécréants vaincus ; ils ont prélevé la zakât sur ces musulmans, comme ils ont prélevé un impôt équivalent chez les païens, en mêlant indifféremment les deux, alors que la zakât est un impôt spécifiquement islamique, à signification et à destination bien déterminées ; enfin, les troupes d'Ahmadou du Macina se sont livrées aux exactions coutumières envers les musulmans, de Tombouctou et d'ailleurs, aussi bien qu'envers les Bambara païens …
En conclusion, Al-Bakkay accuse formellement l'émir du Macina de n'avoir pas respecté la Sunna.
Que peut-on dire encore de cette citation ? en admettant, bien sûr, qu'elle soit authentique, ce qui semble d'ailleurs très possible. Sans doute, que l'émir Ahmadou, comme beaucoup de chefs islamisés ou de marabouts, possédait une culture arabo-islamique assez faible, et que sa science religieuse, insuffisante, était probablement assortie de tolérance à l'égard de certains traits d'animisme qui marquaient les Maciniens et plus encore les nouveaux convertis du Ségou et du Karta. Aux yeux d'un puriste comme Al-Bakkay, ou d'un militant réformiste et prosélyte comme Al-hâjj Omar, il est certain que l'émir avait piètre figure. D'où les remontrances du premier, qui honorait cependant l'émir de son amitié et en avait besoin pour se défendre des entreprises envahissantes d'Al-hâjj Omar, et le mépris de celui-ci pour un guide musulman qui représentait les deux obstacles à l'accomplissement de sa mission : un Islam impur, à réformer, et un Paganisme tenace, à extirper.
On signale également que, dans cette lettre, Al-Bakkay fait l'éloge de l'Imâm Muhammad Bello, ami et allié d'Al-hâjj Omar, et fils d'Ousmane ('Uthmân) b. Fodiyo, l'auteur du grand jihâd peul de 1804, l'un des modèles du Mujâhid.
Le cheikh Omar commente lui-même le texte de la lettre d'Al-Bakkay à Ahmadou, en se plaçant sur un plan plus juridique. Il part d'une observation morale : « Certes, la plupart des gens ignorants choisissent leurs pères et leurs cheikhs pour autorités, en matière de Loi coranique, et ils les suivent ainsi dans ce qui est licite comme dans ce qui est illicite, jusqu'à ce qu'ils en arrivent au dernier degré du conformisme, lequel mène au paganisme. C'est de là qu'est issue l'accusation d'infidélité lancée par Allâh aux Juifs, quand Il a dit : Ils ont pris leurs docteurs et leurs moines pour « Seigneurs » à l'exclusion d'Allâh 26. Il est dit dans « la lampe qui éclaire » , à propos de ce verset : parce qu'ils les ont suivis dans la licitation de ce qu'Allâh avait prohibé, et dans l'interdiction de ce qu'Allâh avait autorisé » …
Une phrase intéressante d'Al-hâjj Omar : « … 'Adiyyi [b. Hâtim] 27 a dit : certains ignorants exagèrent dans la vénération de leur cheikh 28, au point que la nature 29 de ce dernier le pousse à revendiquer l'inhabitation [divine] 30 et l'Union [de son âme avec Allâh].
Al-Râjî 31 a dit :

Et alors un tel cheikh, s'il recherche ce bas-monde et se tient éloigné de la religion, leur dit que les choses vont bien comme ils le disent et le désirent ». Et, plus loin : « On trouve dans Al-Fadil 32 (qu'Allâh l'agrée en Sa complaisance !) : Je ne me soucie pas à obéir à une créature qui est en rébellion avec son Créateur, ou de prier dans une autre direction que la Qibla » 33.

Voilà donc l'émir Ahmadou b. Ahmadou dépouillé de toutes les prérogatives et capacités de « cheikh » ou guide religieux musulman de son peuple, et réduit au rang de « roi » ou de « sultan » , comme tous les autres chefs que le Mujâhid a renversés dans son jihâd …
Inversement, on note que l'émir Ahmadou, de son côté, accusa le cheikh Omar de « creuser un puits pour y faire tomber son frère en religion » , de « dégainer le sabre de l'oppression » , et d'avoir « innové et inventé en matière de religion » , toutes choses jugées insultantes par le cheikh et soigneusement renvoyées à leur auteur, à grand renfort de réfutations, qu'il s'agisse des versets coraniques ou des hadîth-s. Pour le cheikh Omar, les lettres de l'émir Ahmadou sont de la quintessence d'ignorance :

« Parmi les choses étonnantes Il y a que tu ne comprends pas Et que tu ne comprends pas Que tu ne comprends pas ».

Avant de reprendre la discussion juridico-religieuse, Al-hâjj Omar revient encore sur le cas de Sansandin et de Bâghuna, villes sur lesquelles l'émir Ahmadou prétendait exercer à la fois un droit de suzeraineté et une influence islamique. Al-hâjj Omar affirme qu'il n'en est rien, puisque l'autorité de l'émir ne s'exerçait pas effectivement sur ces deux importants centres de population, d'une part, et puisque, d'autre part, lui-même y avait découvert en entrant de nombreuses traces d'animisme, que ni Ahmadou b. Ahmadou dans sa lutte contre 'Alî b. Manzu, ni le père d'Ahmadou en luttant contre Bello b. Manzu (frère de 'Alî) n'avaient réussi à effacer. Comment, dans ces conditions, l'émir peut-il s'affirmer le suzerain de deux villes qui ne subissaient pas ses lois, celles de l'Islam ? et qui subissaient, au contraire, celles du Polythéisme ? Enfin, comment soutenir que l'on puisse faire coexister l'autorité de l'Islam et celle du Paganisme, en même temps et sur la même ville? Al-hâjj Omar conclut, parlant de Sansandin: « Notre entrée [dans la ville] était inéluctable, en raison de la prétention de cet Ahmadou b. Ahmadou, et parce que les habitants appartiennent au Ségou du fait de leur paganisme absolu, ou du mélange qu'ils font des pratiques polythéistes et des pratiques islamiques. Il est évident qu'il faut combattre ceux qui sont dans une telle situation, car ce sont des polythéistes, sans aucun doute possible ( … ). On trouve, dans la « Réponse à lAskya » 34 et dans « Le flambeau qui éclaire les âmes, ou les principes du salut » 35, tous deux d'Al-Maghîlî 36, en réponse aux gens qui invitaient à suivre l'Islam et qui glorifiaient cependant certains lieux, certains arbres et certaines pierres en leur immolant des victimes et en leur faisant des offrandes, ou en implorant leur aide par l'intermédiaire de devins, ou de sorciers, on trouve : « quiconque se met dans cette situation est un païen, sans doute possible … ».
… « Le cheikh 'Uthmân b. Fodiyo a dit, dans Le flambeau des Frères 37, au quatrième chapitre, à propos de l'autorité exercée par les populations qui récitent l'Attestation de foi [musulmane] et agissent comme des musulmans, mais en mêlant à ces actes les agissements du Paganisme : mener contre ces gens-là le combat pour la foi est une obligation pour tout le monde, car ce sont tous des païens, parce que l'Islam mêlé au Polythéisme n'est pas respectable ».
Le même raisonnement est appliqué à Bâghuna. Ses habitants comprenaient, d'après Al-hâjj Omar, trois catégories : des Bambaras païens et polythéistes, négateurs d'Allâh ; des pillards, s'attaquant aussi bien aux païens qu'aux musulmans, et qui récitaient la profession de foi islamique, alors qu'ils négligeaient la religion, enfin des tribus musulmanes, faibles et prisonnières des deux premières catégories. Les plus forts étaient évidemment les gens de la première et de la deuxième catégorie, et ceux-là mêmes qui, du fait de leur puissance, exerçaient l'autorité sur le pays. Il s'ensuit qu'on devait les combattre pour défendre l'Islam : « C'est bien ainsi que nous avons trouvé ce pays, et il est évident que l'obligation nous était faite, et non à un autre, de livrer à ses habitants le combat pour la foi ».
Al-hâjj Omar cite alors versets, hadîth-s et commentaires prescrivant de combattre les païens jusqu'à la disparition du Paganisme. Mais on sait que, pour le Mujâhid, celui-ci ne finira jamais, un hadîth faisant dire au Prophète : « Le combat pour la foi se déroulera au sein de ma Communauté jusqu'à ce que sonne l'Heure » , c'est-à-dire jusqu'à la fin des Temps.
Quant aux brigands, païens ou croyants, il est évident qu'ils doivent être éliminés. Il est même plus urgent de les combattre que de combattre les païens, car ils portent préjudice aux vrais croyants, comme l'expliquent un grand nombre de commentateurs. L'émir du Macina ayant invoqué un verset disant qu'il fallait combattre les païens jusquà ce que ceux-ci récitent la profession de foi islamique, mais qu'il fallait ensuite non seulement les respecter, mais encore protéger leurs biens, Al-hâjj Omar s'inscrit en faux contre cette interprétation simpliste: Il faut comprendre, disent les Doctes, « Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de rébellion [contre Allâh] » , et que « toute religion soit à Allâh » , c'est-à-dire jusqu'à ce que les habitants soient tous réellement devenus musulmans, et que leurs pratiques cultuelles soient devenues exemptes de toute symbiose avec les croyances et les rites du Paganisme : tel n'était pas le cas, pas plus à Sansandin qu'à Bâghuna ou à Ségou-Sikouro.
Pour en terminer avec cet aspect, encore très personnel, de sa querelle juridique avec Ahmadou du Macina, Al-hâj Omar revient sur la mise en demeure réitérée dans la cinquième lettre de l'émir, où celui-ci disait :

« Lorsque ma lettre te parviendra, choisis pour toi-même l'une des deux possibilités suivantes : ou bien te placer sous notre autorité, comme cela est obligatoire pour toi, parce qu'il n'est pas permis qu'il y ait, au même moment et dans le même pays [et régions limitrophes], plusieurs chefs à la fois ( … ), ou bien tu t'en iras de ce pays ( … ). Cela vaudra mieux pour toi que de susciter la discorde ( … ). Si tu choisis de persister dans ta volonté de ratiociner, nous nous conformerons, en ce qui te concerne, à la parole du Prophète (P.S.), qui est de tuer les gens qui te ressemblent, par le hadîth suivant : Celui que vous verrez se séparer de la Communauté ou diviser la Communauté de Muhammad (P.S.), quel qu'il soit, tuez-le donc! - Et certes, si nous te tuons, ce ne sera pas par passion, mais uniquement pour obéir aux ordres de notre Prophète ».

Al-hâjj Omar réplique en citant encore Al-Bakkay :

« Pour ce qui est de prétendre qu'il est obligatoire, pour nous, de nous placer sous son autorité, il suffît, pour lui répondre, de citer ce que lui écrivit le cheikh Ahmad Al-Bakkay, auquel il avait demandé la même chose. Al-Bakkay lui a répondu: Je ne te prêterai pas le serment d'allégeance, parce que tu n'appartiens pas à la Communauté de Muhammad (P.S.). Non ! par Allâh, non ! Je n'acepte pas, moi, de subir, ou de laisser ceux qui sont avec moi subir l'autorité de notre seigneur le chérif 'Abd-al-Rahmân 38, ni celle du sultan turc 'Abd-al-Majîd 39 : alors comment pourrais-je subir celle du Peul soudanais Ahmadou b. Ahmadou? Tu t'es égaré en cela ! Si j'acceptais cela, je ne serais plus au nombre de ceux qui sont dans la Voie Droite ».

Et Al-Bakkay aurait ajouté :

« En ce qui me concerne, je ne puis te considérer que comme mon disciple, ou mon ami très cher, ou comme un ennemi étranger ( … ). Quant à l'obligation, pour moi, de reconnaître ton autorité 40, le feu de l'Enfer me serait plus doux !, et mieux vaudraient encore l'opprobre et ses chagrins, la mort et ses affres! ( … ). Ne vois-tu pas que, jusqu'à maintenant, vous n'avez [avec vous] que les Peuls ? » 41.

Al-Bakkay aurait encore écrit :

« N'importe quel mal vaudrait mieux que de te suivre, et il n'y aurait que du bien à ne pas le faire! ( … ). 42
Je ne te suivrai pas, et je ne subirai pas les lois d'un peuple étranger , au coeur endurci; d'un peuple dont le chef prétend qu'il s'adresse à Allâh (qu'Il soit exalté!), et qui l'admet; d'un peuple dont le chef prétend qu'il est son mahdî 43, et qui le croit; d'un peuple dont le chef dit que le douzième khalife 44 issu de la Tribu des Qurayshites se trouve parmi eux, et qui le croit. Ce peuple est comme une fille de vingt ans, sans cervelle et sans religion! Et même si j'acceptais cela pour moi-même (qu'Allâh m'en préserve!), la Loi divine me l'interdirait ».

Pour finir, Al-Bakkay aurait ajouté :

« Il en résulte que tout accord [entre nous] est subordonné à l'annulation de tes ordres, au retrait de tes paroles, et à l'abandon de l'objet de tes désirs, pour ce qui concerne ce que tu déclares être licite ou illicite » … 45.

Les citations de l'émir et d'Al-Bakkay, faites par le cheikh Omar, sont habiles. La mise en demeure de l'émir est suivie d'une déclaration de guerre accompagnée d'une menace de mort formulée à l'égard du cheikh - cependant que celui-ci à déjà dénié toute valeur juridique à la position de l'émir.
Par ailleurs, le cheikh dévoile qu'Al-Bakkay lui-même, guide et ami, et même à l'occasion allié de l'émir, récuse la domination de celui-ci, en termes très vifs et très méprisants. Ce mépris est même poussé jusqu'au sentiment de supériorité raciale : comment un Kuntî pourrait-il subir l'autorité morale et religieuse d'un Peul soudanais ! Qu'Ahmadou se rappelle qu'il ne commande qu'à des Peuls ! Pour Al-Bakkay, Ahmadou ne peut être qu'un élève, ou un ami de voisinage ; sinon, il n'est plus qu'un ennemi étranger, chef d'un peuple étranger endurci et stupide …
Il faut noter aussi qu'Al-Bakkay subordonne « tout accord » (il s'agit évidemment des accords d'assistance mutuelle, devant les conquêtes d'Al-hâjj Omar) à un retour de l'émir vers une plus juste conception des choses en matière de religion, et même en matière politique. En matière de religion, l'émir doit cesser de se dire issu de la glorieuse et noble tribu arabe et mekkoise des Quraysh 46. Il doit cesser également de dire qu'il s'adresse à Allâh, ce que les plus grands mystiques osent à peine désirer, parce que cela confine à l'hérésie. Il doit cesser de se prendre pour un guide élu d'Allâh (un mahdi), et ne plus répandre le bruit qu'un imâm caché se trouve parmi les Maciniens, dans sa famille précisément. On sent ici les préoccupations tout à fait orthodoxes du chef spirituel malékite de Tombouctou … En matière politique, Al-Bakkay accepte — les événements aidant — d'être un allié à part entière et un conseiller autorisé de l'émir, non un vassal.
Al-hâjj Omar détruit ensuite l'effet du hadîth cité par Ahmadou à propos de la guerre entre musulmans : ce hadîth ne saurait être opposé au Mujâhid, car il n'a pas voulu la guerre entre musulmans (c'est Ahmadou qui est l'agresseur) et il ne l'a faite que contre les polythéistes.
Ainsi s'achève la deuxième partie de l'argumentation juridique développée par Al-hâjj Omar dans ses réponses ou dans ses commentaires aux lettres de l'émir du Macina. Le Mujâhid va maintenant aborder un autre chapitre de ses critiques sur la position de l'émir du Macina, pour démontrer que celui-ci s'est mis hors de la Communauté islamique en devenant l'allié (au sens arabe du terme) des polythéistes, des mécréants ou des « hypocrites ». Ce sera là, croit-on, le grief le plus grave, et le plus lourd de conséquences, que le cheikh Omar aura pu faire à l'émir du Macina, dans le contexte d'alors. La défense et la propagation de l'Islam en Afrique occidentale soudanaise passaient avant toute autre chose, aux yeux du Khalife de la Voie Tidjâniyya.

Notes
1. Il s'agit des polythéistes.
2. Khalîl b. Ishâq, juriste (faqîh) très célèbre en Afrique du Nord, où son ouvrage (Al-mukhtasar) a fourni l'éducation jurisprudentielle de base aux musulmans malékites (1322-1374).
3. Coran, V, 60-55.
4. Coran, V, 61-56.
5. Cf. Coran XIV, 176; XI, 85; XXIX, 35; VII, 83; XI, 90-97; VII, 91; (définition du vrai musulman).
6. Coran, XI, 90-88.
7. Coran, IX, 124-123.
8. Cf. Coran XLVII, 37-35, déjà cité.
9. Coran, II, 39-42.
10. Coran, IV, 62-59.
11. Coran, XLIX, 9.
12. Par la connaissance directe des mystiques (ma'rifà, etc … ), et par l'effet du charisme hérité du fondateur de la Dîna.
13. Sunna. Celle-ci ne peut-être, pour un musulman, que celle de l'Apôtre d'Allah, Muhammad.
14. Ce serait là, en effet, tourner le dos à l'Islam, et s'engager dans l'erreur.
15. De votre science religieuse, en un mot.
16. Cette phrase d'Al-Bakkay laisse percer une légère pointe de « supériorité » raciale, semble-t-il.
17. Compagnon, beau-père, et premier successeur (calife) du Prophète Muhammad. L'un des « quatre califes bien dirigés ».
18. Compagnon et deuxième successeur du Prophète à la tête de la Communaute musulmane.
19. Abû l-Qâsim Al-Junayd, ascète de Baghdâd, mort en 910 (C). L'un des grands fondateurs de la Mystique musulmane.
20. Un des plus célèbres mystiques (soufis) de son temps, théologien qui atteignit les plus hauts sommets de la pensée religieuse, notamment dans le domaine du Tawhîd.
21. Il s'agit de l'émir et de ses aïeuls.
22. Les Kunta de Mauritanie.
23. Confirmation implicite de l'autorité exercée par l'émir du Macina sur les contrées limitrophes de son propre territoire, y compris Tombouctou.
24. Sic. Souligné par nous.
25. La nouvelle tradition.
26. Coran, IX, 31.
27. Compagnon du Prophète.
28. Ici : guide spirituel.
29. Humaine.
30. Etape suprême de la Mystique, au terme de laquelle l'âme du fidèle s'identifie à Dieu (mais sans confusion de nature). Les ouléma-s ont condamné cette phase, qui avait valu à Al-Hallâj d'être martyrisé.
31. Imâm célèbre.
32. Imâm célèbre.
33. Direction de la Ka'ba, à la Mekke.
34. Ajwibat al-Askyâ. L'Askya Muhammad (1493-1529), fondateur de la dynastie des Askya, après le renversement du fils de Sonni 'Alî. Pieux musulman, répute saint, opposé aux cultes païens. Au cours de son séjour à la Mekke, il reçut du Chérif le titre d'imâm. Au Caire, le khalife le nomma khalife pour le Soudan. On l'appela même « Commandeur des Croyants ». Il fait l'objet de vifs éloges dans les deux « Chroniques de Tombouctou ».
35. Misbâh al-ârwâh fî al-falâh.
36. D'origine maghrébine (Tlemcen), cet auteur-voyageur exerça une grande influence en Afrique subsaharienne occidentale. Il rédigea quelques traités et commentaires, et il conseilla les rois musulmans africains, qu'il incitait au « combat pour la foi ». C'était un puriste sévère, et même un fanatique.
37. Le flambeau qui éclaire les musulmans.
38. Sultan du Maroc, « Commandeur des Croyants » , en sa qualité de descendant du Prophète par Fâtima et 'Alî.
39. Nous sommes à la seconde moitié du XIX, siècle.
40. Il s'agit ici de l'autorité morale (religieuse).
41. C'est-à-dire qu'il n'y a que des Peuls pour suivre un tel cheikh.
42. Ce sont les Peuls du Macina que le Chef religieux de Tombouctou, Al-Bakkay, qualifie d'étrangers.
43. Guide inspiré par Allah, et envoyé par Lui.
44. Curieuse allusion à la doctrine shi'ite des imâm-s cachés successeurs de 'Alî, et en particulier à celle des « duodécimains ». Cf. Yves Marquet, 1968.
45. C'est-à-dire les prétentions de l'émir Ahmadou de légiférer en matière religieuse.
46. Ce que n'ont plus cessé de faire les « successeurs » ou khalifes des fondateurs ou des rénovateurs des confréries, qui sont ainsi khalifes « généraux » , et descendants du Prophète… alors qu'ils ne pourraient l'être, à la rigueur, que sur le plan spirituel. Cette origine qurayshite est aujourd'hui attribuée à Al-hâjj Omar comme aux autres (cf. M. Al-Hâfiz, du Caire).

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