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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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La Querelle Juridique

1. L'interprétation des faits

Dire qu'il y a plusieurs personnages en Al-hâjj Omar Tal du Fouta, c'est énoncer une évidence, dont il sera tenu compte dans les conclusions proposées à la fin de cet essai.
Le paradoxe est grand, entre le théoricien de la Tidjâniyya, l'auteur du « Livre des lances » , et le chef de guerre, fondateur d'un empire islamique. Un siècle après sa mort, ses descendants, les descendants de ses compagnons, et ses admirateurs, semblent avoir ressenti le besoin de justifier, pour la postérité, les terribles aspects du combat pour la foi mené par le célèbre cheikh tout au long de sa Mission. C'est la lutte entre musulmans, par quoi s'est achevé ce jihâd et s'est brisé cet empire, qui semble susciter un certain désir de justification, sinon de réhabilitation.
Aussi croit-on devoir en reprendre, longuement, non point la trame événementielle, à la manière de 'Aliou Tyam, mais l'aspect moral et juridique, auquel s'est intéressé, récemment, Muhammad Al-Hâfîz Al-Tidjânî (du Caire), avec la collaboration des principaux descendants d'Al-hâjj Omar ou de ses compagnons. On ne peut le faire qu'en revenant, une fois encore, sur quelques phases plus importantes que les autres, notamment pour ce qui concerne les événements qui se sont déroulés entre 1860 et 1864, et, partiellement, entre 1852 et 1860. Ce ne seront pas des redites, cependant, et les chapitres précédents rendront plus utile, et plus intéressante, peut-être, l'étude de l'aspect juridique et moral de la lutte qui mit au prises les musulmans peuls du Macina, alliés des musulmans de Tombouctou, auxquels se mêlaient des Maures et des éléments africains, avec les partisans du cheikh Omar. Ceux-ci, certes, étaient mélangés, eux aussi : autour d'un groupe d'esclaves affranchis et de disciples, s'agglutinaient, au gré des circonstances, des gens d'ethnies africaines très diverses, Toucouleurs et Peuls du Fouta Djalon, du Boundou, du Fouta Toro, du Dinar etc… Sarakolés du Gadiaga et du Guidimaka, et même des Bambara du Karta et des Khassonkés, les Toucouleurs restant la majorité combattante. Cette lutte n'en était pas moins fratricide, mettant aux prises des musulmans. L'Islam, alors, ignorait résolument les frontières de nationalité, les frontières politiques. Le Coran devait être pris à la lettre, en présence du Paganisme. Telle était bien la grande idée d'Al-hâjj Omar : brasser les populations nouvellement islamisées, les déplacer au besoin, dans le seul but d'opposer au Paganisme un front uni de musulmans, où les disparités ethniques et les intérêts régionaux devaient s'effacer. Là encore, le khalife de la Voie Tidjaniyya en Afrique occidentale imitait le Prophète Muhammad, qui avait lutté et œuvré pour faire éclater les tribus arabes et remplacer l'esprit de corps qui unissait les seuls membres d'un même clan par un sentiment nouveau, celui de l'appartenance à une même « communauté » , umma. C'est une des raisons pour lesquelles on pense qu'Al-hâjj Omar ne saurait être uniquement qualifié de sultan, ni même de fondateur d'empire, comme certains l'on fait, un peu facilement. Le cheikh Omar a voulu être, dans sa propre communauté, comme le Prophète Muhammad avait été dans la sienne 1
A sa manière, dans sa sphère d'action, et en son temps, Al-hâjj Omar offrait une reconstitution vivante du passé, de l'« Aube de l'Islam » , en quelque sorte. Certes, l'histoire de l'Islam est féconde en personnages de ce genre. Mais aucun d'entre eux ne semble avoir atteint la stature et le rayonnement du cheikh Omar b. Sa'îd Tal du Fouta.
On a vu qu'après la prise, difficile, de Masabisy, le Mujâhid avait pénétré dans le Karyq, jusqu'à Bâghuna. De là, il se dirigea vers Sanfak. Al-Hâfiz reprend d'abord les faits :

« C'est alors que survint l'armée d'Ahmadou 2, sous les ordres de Boubacar Hamadi Salah (Abû- bakr Hamâdî Sâlih), qui parvint jusqu'au village de Kaskîr. L'armée des combattants de la foi était sous les ordres d'Alfa Omar Tyerno Belli. Celui-ci engagea le combat contre les païens à Kaskîr, et il les battit ; puis il envoya des détachements armés dans les villages des environs, qu'il fit entrer dans l'Islam. Ensuite, il se dirigea vers Sabisiry, et parvint jusqu'à Sansandin, dont tous les habitants lui firent acte de soumission. Il combattit contre les habitants du Ségou. La lutte dura longtemps. L'armée d'Ahmadou b. Ahmadou était soutenue par les païens. Les habitants du Ségou et ceux des environs, que l'armée d'Ahmadou Ahmadou soutenait d'une façon courageuse, défendirent leurs villages, mais la victoire était l'alliée d'Al-hâjj Omar, et des combattants de la foi qui étaient avec lui. Le chef des païens, 'Alî b. Manzu, s'enfuit à Hamdallahi, au pays d'Ahmadou Ahmadou.
« Al-hâjj Omar entreprit de consolider les assises de l'Islam dans ces régions 3. Il y envoya des émissaires, ou s'y rendit lui-même, pour prêcher les habitants. Il leur lisait le Sahî d'Al-Bukhârî 4 pendant la nuit, et les menait au combat pendant le jour. Il passait avec eux une partie de la nuit : ils veillaient et lisaient ensemble le livre d'Allah, pour se rapprocher de Lui (qu'Il est puissant et grand !) 5.
« Le cheikh Omar avait ordonné, à ses armées, de ne pas attaquer les premières l'armée d'Ahmadou Ahmadou. Mais, si elles venaient à être attaquées, elles devaient se défendre. Le cheikh Omar avait pris la décision d'investir son fils, le « prince des croyants » 6 Ahmadou Al-Kabîr, en qualité de Gouverneur du Ségou.
« L'émir Ahmadou Ahmadou dépêcha une très forte armée, avec 'Alî b. Manzu, chef du Ségou, et il nomma son oncle maternel, Yâlab, chef de l'Armée avec celle des païens. Ils poursuivirent leur concentration depuis le Macina jusqu'à Ségou-Sikouro. Ils s'arrêtèrent pendant huit jours dans le village de Jufrâb, puis il se jetèrent sur l'armée des combattants de la foi. La lutte fut violente, mais Allah les mit en déroute.
« Par la suite, Ahmadou Ahmadou s'approcha, avec une forte armée, en compagnie des idolâtres. Il parvint au contact de l'armée d'Al-hâj Omar. Le combat fut très violent, et ce fut une journée terrible. L'émir Ahmadou Ahmadou, son armée, et celle des païens, furent mis en déroute.
L'émir Ahmadou Ahmadou fut blessé au cours de la lutte. Il refusa de s'enfuir, jusqu'à ce que ses serviteurs le transportassent sur une embarcation pour le sauver. Un détachement de cent cavaliers se mit à sa poursuite. Il fut rejoint en un lieu appelé Mopti. Parmi ceux qui le rattrapèrent, se trouvait Alfâ Omar Tyerno Belli, qui le trouva mort. Il en informa le cheikh Omar, puis il se recueillit sur sa dépouille ». Ici doit être placée une note manuscrite, en arabe, que le cheikh Mountaga Tal, du Mali, petit-fils d'Al-hâjj Omar, a porté en marge de l'exemplaire du livre de Al-Hâfiz dont on s'est servi: « L'expression : il le trouva mort —, n'est pas conforme à la réalité. La vérité est qu'Al-Fâhim Omar retrouva Ahmadou b. Ahmadou dans la région de Mopti. Il envoya donc un émissaire à Al-hâjj Omar pour l'informer de la capture d'Ahmadou b. Ahmadou, et lui demander des instructions à son sujet. Le cheikh lui répondit : Si Ahmadou b. Ahmadou m'avait fait prisonnier, qu'aurait-il fait de moi ? — Or, Ahmadou b. Ahmadou avait entendu, et il dit alors :
Si j'avais pris Al-hâjj Omar, je l'aurais certes tué.
Alors Alfâhim ordonna à ceux qui étaient avec lui de le tuer. Ils obéirent —
Puis Alfâhim Omar procéda à la toilette du mort, pria pour lui, et l'ensevelit 7.
Voilà la vérité — Mais sa tombe se trouve en un lieu inconnu ».
Al-Hâfîz poursuit :
« Ensuite, le cheikh Omar se dirigea vers la ville de Hamdallaye, où il arriva, et où les habitants du Macina lui firent acte d'allégeance. Il signifia à son armée de ne pas considérer comme des captives les épouses des habitants, et de ne pas s'emparer de leurs biens, auxquels les combattants de la foi n'avaient pas droit : il s'agissait, en effet, de musulmans. Il leur signifia, également, l'interdiction de leur enlever quoi que ce fût, en quelque quantité que ce fût 8. Son autorité s'étendit aux limites du Macina et avoisina le pays des Haoussa. Il rétablit la sharî'a 9. Il séjourna au Macina durant une année, et il y célébra la fête du Sacrifice 10. Puis il rassembla ses généraux et ses commandants, et il se démit de ses fonctions 11 en faveur de son fils Ahmadou, qu'il investit et nomma son lieutenant sur tous les pays conquis 12 , et auquel il dit ensuite : Retourne à Ségou, car ses habitants sont convertis de fraîche date à l'Islam. — Son fils repartit donc avec la plus grande partie des troupes 13.
« C'est alors que certains rancuniers 14 s'avisèrent de la faiblesse des troupes restées avec le cheikh Omar, et résolurent de le trahir en allumant le feu de la révolte contre lui, bien que le pays fût calme, et que la justice y fût établie, ainsi que le rituel de la religion 15. Ils écrivirent, dans ce but, à Al-Bakkay Bou-Kounta du Shanqît 16, et lui promirent de se mettre sous son obédience 17. Celui-ci arriva donc avec une puissante armée, à laquelle se joignirent les partisans de l'émir Ahmadou Ahmadou 18 et le reste des idolâtres. Ils assiégèrent le cheikh Omar, et celui-ci envoya un émissaire à Al-Tidjânî, fils de son frère Ahmadou b. Sa'îd, pour qu'il vînt le secourir avec des troupes. Le Cheikh Omar fut assiègé pendant trois mois 19. Alors il ordonna à ses compagnons de tenter une sortie. L'armée fit une percée à travers les assiégeants, et parvint à une montagne distante de trois milles ; elle était à bout de forces. Malgré cela, elle lutta contre les ennemis, dans une action où le combat fut acharné. Le feu prit dans les réserves de poudre, qui explosèrent avec une telle violence que les gens crurent que c'était le Jour de la Résurrection 20. Beaucoup d'hommes des deux partis adverses furent tués. Certains crurent que le cheikh Omar avait péri dans cette explosion, mais il s'avéra qu'il avait pénétré dans une grotte, suivi de quelques uns de ses fils. Leur fatigue était extrême. Ils attendaient l'arrivée d'Al-Tidjâni, fils de son frère, et de ses troupes. L'heure de cette arrivée était proche. Mais certains villageois indiquèrent à leurs ennemis le lieu de leur retraite. Ils allumèrent du feu à l'entrée de la grotte, et firent pénétrer la fumée à l'intérieur de celle-ci. Le cheikh Omar périt avec certains de ses fils, cependant que d'autres sortaient et combattaient jusqu'à la mort ».

Tels sont les faits, résumés par Muhammad Al-Hafîz Al-Tidjânî (du Caire). Le propos de cet auteur n'était pas de relater les événements, mais bien de justifier, sur le plan islamique, l'action menée par Al-hâjj Omar au cours de sa « longue marche » , et plus particulièrement dans la dernière phase de celle-ci, lorsque les événements mirent aux prises le khalife tidjanite avec les musulmans du Macina et de Tombouctou. C'est cette longue justification que l'on se propose d'analyser, car c'est elle qui explique un état d'esprit, et une conception de l'action, qui échappent presque entièrement aux critères habituels des temps modernes et contemporains. Il ne s'agit pas d'instruire un « procès » , ni de mettre quelqu'un en « accusation » ou en « question » , mais seulement d'essayer de pénétrer, réellement, l'intime d'Al-hâjj Omar Tal du Fouta, et de l'émir Ahmadou Ahmadou du Macina.
Muhammad Al-Hâfiz Al-Tidjânî se livre, dans la presque totalité de son ouvrage, à un plaidoyer juridique en faveur de l'action menée par le cheikh Omar. Ce plaidoyer se compose des opinions et affirmations de l'auteur, de citations ou opinions rapportées d'après ses honorables correspondants, et enfin de citations, complètes ou partielles, de lettres ou écrits émanant soit du cheikh Omar, soit de son adversaire l'émir du Macina. Il est à noter, dès maintenant, que l'auteur, M. Al-Hâfiz, ne s'est nullement soucié de préciser où il avait trouvé le texte de ces lettres ou de ces citations. Il s'ensuit, en outre, qu'elles ne sont pas datées. C'est ainsi qu'ont presque toujours procédé les auteurs de langue arabe, même en matière d'Histoire …
Il est tout de même curieux que Muhammad Al-Hâfiz, qui revendique, au début de son ouvrage, le retour aux Sources africaines (en réaction contre l'accaparement de l'Histoire par le colonialisme), néglige de préciser ses propres sources (indigènes), alors qu'il le fait quand Il cite ou démarque les textes des historiens et des islamologues européens… Voici comment il introduit l'étude juridique du jihâd d'Al-hâjj Omar.
Il rappelle, d'abord, que l'émir du Macina était originaire de la même ethnie 21 qu'Al-hâjj Omar ; puis il énonce une affirmation péremptoire, appuyée sur un seul exemple :

« Il est notoire que les authentiques oulémas 22 du Macina n'approuvèrent pas l'aide qu'Ahmadou' apporta aux armées des païens contre les musulnians qui étaient sous les ordres d'Al-hâjj Omar du Fouta. Cest pourquoi ils ne sont pas à blâmer devant Allah. Ils se sont joints à l'armée des musulmans qui combattaient l'idolâtrie. Parmi eux se trouvait le cheikh Yurka Talaf (Wadiat Allah), le Macinien, par obéissance à la Parole d'Allah: Dis (aux Croyants) : Si vos ascendants mâles, vos fils, vos frères, vos épouses et votre clan, (si) vos biens acquis, un négoce que vous redoutez de voir péricliter et des demeures qui vous sont agréables, vous sont plus chers que Allah, (que) Son Apôtre et (que) mener combat dans Son chemin, alors soyez aux aguets jusqu'à ce que Allâh vienne avec Son Ordre! » 23.

La citation de ce verset signifie deux choses. Elle confirme que l'émir du Macina, et son clan, considéraient que leur hégémonie, exercée, hors du Macina, jusqu'au Ségou, était une condition jugée par eux utile à la prospérité de leur pays. Elle signifie aussi, évidemment, la condamnation de cette hégémonie, puisque celle-ci entraînait l'alliance avec les païens. Or, comme le remarque Muhammad Al-Hâfiz, « cette alliance ne put se faire qu'après que le sultan de Ségou 24 prit conscience de sa faiblesse, en face des combattants de la foi qui se trouvaient sous l'étendard d'Al-hâj Omar. Il multiplia les signes de vassalité à l'égard de l'émir du Macina, et lui offrit des présents considérables. L'émir Ahmadou l'assista donc d'une armée de musulmans, qui se mêla à celle du Ségou, composée de païens idolâtres, pour combattre l'armée d'Al-hâjj Omar engagée dans la guerre contre ces païens. L'émir Ahmadou voulut faire apparaître, dans ce combat contre des musulmans, que le sultan du Ségou et ses partisans étaient sous son obédience, bien que la Loi coranique ne permette aux idolâtres que le choix entre deux choses : l'Islam 25 ou la guerre ».
Muhammad Al-Hâfiz cite, en premier lieu, une lettre que l'émir Ahmadou du Macina aurait adressée au cheikh Omar, les garants de cette citation étant « le muqqaddam vertueux Al-hâjj Abû-Bakr 'Atîq, un des doctes de Kano (Nigéria) » , qui lui « a écrit à ce sujet » , « ce qu'il a mentionné » étant en accord avec ce qu'il a trouvé « chez le véridique et très savant défunt Al-Sharîf 'Abd-Allah, maire d'Al-Bardâb, dans la province d'Al-Dalanj, dans le Kordofân, en République du Soudan ».
L'émir du Macina aurait voulu qu'Al-hâjj Omar renonçât à faire la guerre aux populations du Ségou, qu'il considérait comme étant sous son obédience, et, de ce fait, en voie d'islamisation 26. Le cheikh Omar, de son côté, invitait l'émir du Macina à se joindre à lui pour combattre les païens … que le Coran interdit aux musulmans de prendre pour alliés (sous peine de leur ressembler et de tomber sous leur domination), surtout pour combattre d'autres musulmans (ce qui équivaut alors à un acte de paganisme). Al-hâjj Omar contesta, d'ailleurs, que le chef du Ségou ait pu être un authentique musulman. Al-Hâfiz raconte :

« D'après ce qui nous a été transmis par des hommes dignes de foi, le sultan idolâtre du Ségou, 'Alî b. Manzu, connu sous le nom de 'Alî Waytâl (du nom du pays appelé Waytâl), après avoir essuyé un revers et s'être réfugié près de l'émir Ahmadou Ahmadou, demanda à ce dernier : Est-ce que votre dieu à tous deux est le même? ou bien as-tu un dieu, et Al-hâjj Omar un autre ? L'émir Ahmadou répondit : Non, notre dieu est unique. — Alors il lui dit : J'ai combattu contre de nombreuses armées ; personne ne peut me vaincre, excepté Al-hâjj Omar. Ecoute, Ahmadou: si tu as un dieu, et Al-hâjj Omar un autre dieu, alors celui d'Al-hâjj Omar est plus puissant que le tien. Et si votre dieu est le même, alors c'est qu'il aime Al-hâjj Omar plus quil ne t'aime. — Cela montre que 'Alî b. Manzu ne connaissait pas l'Islam ! …
« Lorsque Al-hâjj Omar eut vaincu l'émir Ahmadou et se fut emparé de son pays, et qu'il eut tué l'émir, il trouva les idoles que 'Alî b. Manzu adorait dans sa maison, ce qui prouve qu'il n'était pas musulman. Il y avait, parmi elles, des idoles en or. Les gens firent constater cela par des témoins. Par la suite, 'Alî- b. Manzu proclama sa conversion à l'Islam, et Al-hâjj Omar confia à quelqu'un le soin de l'instruire dans la religion islamique — Al-hâjj Omar accepta ses dehors de musulman: Allah seul savait s'il était sincère ».

En réalité, 'Alî était déjà musulman, mais il était également le roi d'un Etat dont beaucoup d'habitants étaient encore païens, l'islamisation se faisant très lentement. C'est en tant que musulman qu'Al-hâjj Omar le conserva d'abord en vie, avant de le faire mettre à mort après la fuite des deux anciens chefs d'armée du défunt émir du Macina, lesquels s'étaient d'ailleurs tenus tranquilles tant qu'ils avaient eu l'espoir de se voir reconnaître, par Al-hâjj Omar, comme successeurs de l'émir Ahmadou.
La première lettre citée est d'Ahmadou Ahmadou. Après les salutations et bénédictions d'usage, l'émir écrivit :

… « de la part du Prince des Croyants Ahmadou, fils du Prince des Croyants Ahmadou, fils du cheikh Ahmadou fils de Muhammad … au frère, au juriste Al-hâj Omar b. Sa'îd » … Ce début ne pouvait que déplaire au cheikh Omar. En effet, l'émir du Macina se pose en Commandeur des Croyants, descendant d'un Commandeur des Croyants qui était son père, et d'un cheikh qui était son grand'père et avait fondé l'Etat du Macina. De plus, l'émir s'adressait à Al-hâj Omar comme à un simple « frère » musulman, à un « juriste » , c'est-à-dire à un musulman plus instruit que les autres, sans plus. Ensuite, l'émir entrait dans le vif du sujet, sans ambages :
… « il nous a été rapporté ( … ) d'une manière irréfutable, que tu avais occupé Sansandin, alors que tu savais bien que ses habitants nous avaient fait acte d'allégeance et qu'ils étaient [ainsi] au nombre de nos administrés, car cela était de notoriété publique depuis le début ».

Comme on le voit, le litige est nettement situé, la position de l'émir clairement établie : il est le suzerain de Sansandin. Suivent alors quelques accusations de détail :

« Ce que nous avons appris de toi nous a peiné 27, car tu es un croyant admiré, imité, parmi les hommes qui inspirent confiance. Si tu t'engages dans de telles actions, et si tu commences à susciter des troubles et à permettre des exactions, nous te tiendrons pour un homme emporté par ses passions 28, lesquelles sont la cause de ces choses, et y conduisent. Il a été commis des crimes, des turpitudes » …

L'émir se fait menaçant :

« Tu deviendras, qu'Allah t'en préserve !, porteur de malheur, conformément à la Parole d'Allah : Ils porteront le poids de tous leurs crimes au Jour du Jugement, ainsi que le poids des crimes de ceux qu'ils auront dévoyés à leur insu: que ce poids sera pénible ! ».

Il cite également des hadîth-s :

« La sédition ne se lève pas sans que soit maudit celui qui la suscite » … « Si deux musulmans s'affrontent le sabre à la main, tous les deux vont en Enfer » (« le vainqueur, parce qu'il a tué son frère, et le vaincu, parce qu'il voulait tuer son frère » ) … « Injurier un musulman est une grossièreté, le tuer est un acte de paganisme ».

L'émir résume encore une fois ses accusations, en insistant sur la lâcheté des combats livrés par Al-hâjj Omar contre des populations déjà pacifiées, et par conséquent affaiblies, alors qu'il évitait soigneusement d'affronter les armées du Macina (ce qui est rigoureusement exact, et conforme aux instructions données par le cheikh Omar à ses lieutenants) :

« … Nous constatons que tu te dérobes totalement, et que « tu te contentes de venir boire la crême de notre lait » 29. Tu nous as contrecarré, à propos des habitants de Bâghuna 30, alors que ceux-ci avaient été nos oppresseurs, avant de nous prêter serment d'allégeance, depuis leur chef Al-Mukhtâr 31 jusqu'aux plus humbles sujets, à Sounboun et ailleurs, comme chacun le sait » 32.

Et l'émir poursuivait, en durcissant encore son refus de collaborer :

« Ah ! que je voudrais bien savoir pourquoi tu t'es permis de nous attaquer ! Nous nous sommes détourné de toi, car nous ne te considérons pas comme un combattant de la foi, ni comme [un chef] devant vaincre d'autres gens que ceux que nous avons déjà vaincus, depuis Bâghuna jusqu ici. Ces Bambara, tu nous as trouvé les ayant déjà affaiblis à l'extrême … [ils] ne nous menaçaient plus … ne nous envahissaient plus … ils avaient demandé la paix … avant que tu ne viennes chez eux. Aujourd'hui, ils se sont fait musulmans, et ils ont brisé leurs idoles. Ils nous ont prêté serment d'allégeance … Renonce à susciter des séditions entre toi et tes frères [musulmans] ».

La menace finale est sans ambiguïté :

« Mais si tu persistes dans ton entreprise, si tu y persévères, si tu te complais à verser le sang des musulmans dans ta course, et si tu ne prends garde à l'interdiction de ton Créateur et du Souverain de ton destin 33 , alors sache que « nous sommes à Allah et que c'est vers Lui que nous retournerons » 34. Quiconque avertit quelqu'un de se mettre en garde est absous 35. Il est ainsi permis de repousser celui qui attaque, même en le tuant, après l'avoir mis en garde, pour celui qui comprend : « Ô vous qui croyez, soyez fermes dans la justice, en attestant Allâh, fût-ce au prix de vos vies » 36.

Telle est, dans sa quasi intégralité, la première lettre adressée par l'émir du Macina au cheikh Omar Tal du Fouta, d'après Muhammad Al-Hâfiz Al-Tidjânî.
La réponse d'Al-hâjj Omar est donnée tout de suite après. En voici des extraits et la teneur, auxquels on ajoute, chemin faisant, quelques commentaires. On remarquera le début très sec, et même méprisant, de cette réponse, puisque aucun titre n'est donné à l'émir du Macina, qui est, par ailleurs, invité « à rester dans la pure religion musulmarte » :

« De notre part, à Ahmad b. Ahmad, et à tous les Maciniens, exhortation à rester dans la pure religion musulmane, et sentiments distingués.
« Une missive nous est parvenue de votre part, remplie d'insanités 37, avec des longueurs qui font honte à leur auteur ( … ). Mais on sait qu'une lettre doit recevoir une réponse, car, en n'y répondant pas, on amplifie la portée de sa teneur, lors même que celle-ci est négligeable 38 ( … ) comme c'est ici le cas, parce que son auteur l'a rédigée suivant deux modalités : d'une part il y a introduit des assertions mensongères, et, d'autre part, il y a mis son désir d'apporter des preuves à ses allégations.
« Pour ce qui est des premières, je ne pense pas que le plus stupide des musulmans se contente des mensonges qui s'y trouvent ( … ), en particulier en ce qui concerne sa prétention d'être le « Prince des Croyants » , fils d'un « Prince des Croyants » , fils du « cheikh des musulmans ».

On notera, ici, que le cheikh Omar n'est pas le seul à penser que les émirs du Macina — même le pieux fondateur de la Dîna — n'ont pas le droit de porter le titre de Prince ou de Commandeur des Croyants. C'est également l'opinion d'Al-Bakkay Al-Kuntî, prince de Tombouctou, cependant allié, ami et défenseur de l'émir du Macina, comme on l'a vu, et comme on le constatera encore plus loin, à la lecture d'une lettre adressée par Al-Bakkay à l'émir Ahmadou, et citée par le cheikh Omar, qui s'en était vraisemblablement emparée après la défaite et la mort de l'émir.
En ce qui concerne les secondes « allégations » contenues dans la lettre d'Ahmadou Ahmadou, Al-hâjj Omar poursuit :

« … je penserais plutôt que son auteur ne sait pas ce qu'il veut, et qu'il s'est égaré dans son imposture et dans ses arguments de circonstance » …

On aura remarqué que le cheikh Omar a mêlé le style direct au style indirect. Il en sera ainsi dans de nombreux passages. Le cheikh, en effet, s'adresse aussi bien à l'émir qu'aux populations du Macina. Bien que ce nouveau facteur d'imprécision soit à rapprocher de l'absence de références, de la part de Muhammad Al-Hâfiz, concernant l'origine des lettres citées, on ne croit pas pouvoir mettre en doute l'authenticité de celles-ci. Al-hâjj Omar aura pu vouloir ainsi prendre à témoin du bien-fondé de son action toutes les populations.
La lettre en cause se poursuit ainsi :

« En ce qui concerne l'affirmation relative à l'acte d'allégeance des habitants de Sansandin envers vous, et de la notoriété particulière et générale qui s'attacherait à ce fait, nous répondons que nous n'avons pas entendu parler de ce serment d'allégeance, que le bruit d'un tel événement ne nous est pas parvenu avant votre déclaration, et qu'il aura donc ainsi été inventé par votre missive :
à plus forte raison n'a-t-il pu parvenir à la connaissance de tout un chacun. Allah seul sait quel but poursuit l'auteur de ce mensonge avec ses clameurs ! Nous sommes toujours resté là où Allah nous avait permis d'aller, jusqu'à ce que nous parvinssent les messages des habitants, par lesquels ceux-ci nous demandaient, instamment, de les libérer, de l'Occident à l'Orient » …
… « Nous sommes allé vers eux, et nous avons fait comparaître devant nous leurs émissaires. Leurs notables nous ont appelé, et nous nous sommes reunis ensemble. Nous les avons interrogés en présence de vos propres envoyés, et nous leur avons donné connaissance du contenu de vos déclarations » …

Al-hâjj Omar rapporte alors le détail de l'interrogatoire d'un émissaire et d'un notable, qui s'achève ainsi :

« Puis nous leur avons également demandé, en présence de tes émissaires, s'ils se trouvaient sous ton autorité, ou non. Ils ont répondu : Non, mais la vérité est que nous leur 39 avons donné des richesses considérables, parce que nous avions peur qu'ils ne lancent des expéditions contre nous ».

Il ne semble pas douteux que cette réponse puisse être authentique : les Maciniens, mieux organisés que les païens des régions limitrophes, et disposant de l'Islam comme arme de pénétration sociale et finalement politique, avaient exercé leur hégémonie sur ces régions, avec plus ou moins de facilité, mais on peut imaginer que cela n'allait pas sans imposer aux populations « protégées » quelques tributs à payer, et quelques violences à subir, et que pour certains, la puissante irruption dAl-hâjj Omar aura pu paraître, au début, l'occasion de se libérer d'une tutelle extérieure, avant de s'apercevoir que le carcan imposé par le nouveau maître était plus contraignant que l'ancien.
Al-hâjj Omar déclare ensuite, dans sa lettre, que les populations en question ne lui avaient opposé que peu de résistance, en reconnaisant, cependant, que l'usage de la force s'était parfois avéré nécessaire. Il se contredira même plus loin, comme on va le voir, en mentionnant l'exterminaton des élites dans les régions conquises par ses troupes.
A propos de Sansandin, le cheikh Omar affirme ne pas y avoir trouvé le moindre indice attestant la présence de musulmans, ou seulement de néophytes. Il ajoute :

« Comment, dans ces conditions, serait tenu pour authentique un serment d'allégeance inexplicable ? Vous n'êtes jamais entrés dans leur forteresse, à quelque moment que ce fût, dans le passé, de leur plein gré. Vous êtes allés chez eux plusieurs fois de suite, pour satisfaire vos exigences, mais les habitants n'ont jamais admis vos irruptions, ni écouté vos paroles. Prétendre le contraire est une pure invention, et un mensonge forgé sans fondement ».

Le passage ci-dessus peut certes être considéré comme l'expression exacte de la vérité, et cela n'est pas fait pour étonner le moins du monde. Les occupants, quels qu'ils soient, et quel que soit l'accueil qui leur est d'abord réservé, finisent toujours pas se conduire en dominateurs plutôt qu'en protecteurs, et par susciter un sentiment de résistance qui mène à la rébellion et à la révolte. Al-hâjj Omar lui-même en fera l'expérience, et y laissera son existence et celle de son empire, malgré son immense prestige religieux et la grandeur de sa mission.
Le cheikh poursuit, longuement et minutieusement, en réfutant le moindre mot de la lettre de l'émir du Macina. Ce dernier l'ayant accusé de « se dérober » , il répond que ce n'est pas se cacher que de faire la guerre aux païens pour les extirper de leur passé de paganisme, comme Allah l'a prescrit aux Croyants 40.
Le passage suivant de la lettre d'Al-hâjj Omar, consacré à Bâghuna, est très intéressant. Le cheikh, niant, comme pour Sansandin, que ce centre important de populations fût sous la tutelle de l'émir du Macina, y reconnaît, cependant, la présence d'éléments musulmans parmi les habitants :

« Nous les avons trouvés répartis en trois catégories : une catégorie tout à fait païenne, une autre composée d'hypocrites 41 ayant totalement rejeté la religion, et une catégorie de musulmans prisonniers des deux premières catégories en qualité de « protégés ». Nous n'avons pas connaissance d'un acte d'obédience islamique s'étendant à l'ensemble de ces gens-là » …

Il appert, en effet, de ce texte, qu'il existait bien, à Bâghuna, sous l'influence du Macina, deux tiers des gens se disant musulmans, et un tiers de paganistes. Que la moitié de ces musulmans soient qualifiés d'hypocrites (munâfiqûn) ne doit pas étonner. D'une part, c'est peut-être vrai, les premiers temps de conquête ou de reconquête religieuse s'accompagnant habituellement d'un certain opportunisme; d'autre part, cette affirmation constitue une justification supplémentaire de l'action d'Al-hâjj Omar, car les « hypocrites » , en matière de religion, doivent être combattus comme les impies 42. Mais ce passage est néanmoins à inscrire à l'actif de la thèse macinienne, sans préjuger, par ailleurs, de la valeur de l'Islam pratiqué par des populations démunies d'instruction et environnées par l'Animisme, dont elles émergeaient à peine.
Dans le même passage, on croit déceler une certaine fureur inquiète du cheikh Omar, devant l'avance des troupes maciniennes à Kaskîr, avec, de surcroît, la prétention, affichée par Ahmadou Ahmadou, de combattre « sur le Chemin d'Allah ».
Ensuite, Al-hâjj Omar utilise un argument bien faible : au passage de la lettre de l'émir affirmant que les Maciniens avaient subi l'oppression des païens avant de s'imposer définitivement à ceux-ci (ce qui revient à revendiquer l'honneur d'avoir été les premiers à mener le combat pour la foi, le jihâd), le cheikh Omar répond que c'était à lui de protéger les Maciniens musulmans contre les païens … et il y a là, sans doute, une allusion à son investiture à la Mekke (par Al-Ghâlî) en qualité de khalife de la Voie Tidjâniyya pour toute l'Afrique occidentale, et, plus simplement, de khalife du Prophète, imâm de la foi en Afrique. A ce titre, il lui appartenait, en effet, de défendre le domaine de l'Islam, et de combattre celui du Paganisme, en admettant, bien entendu, que le premier fût menacé, et le second menaçant, ce point étant ici, précisément, l'objet particulier du litige. Et le premier devoir des Maciniens, affirme le cheikh Omar, était de combattre les véritables polythéistes: allusion au premier refus de l'émir Ahmadou de se joindre au jihâd entrepris, dès le début, par le cheikh Omar.
Al-hâjj Omar ne prend pas la peine de se disculper de la volte-face de Sounboun, rallié à l'émir, puis transfuge et rebelle, sinon relaps. Le ton se fait plus mordant pour les questions de dignité personnelle: si l'émir Ahmadou s'est « écarté » du cheikh Omar, cela signifie seulement qu'il était du côté des ennemis de l'Islam, par crainte du Cheikh, et non le contraire. Piqué au vif par l'assertion de l'émir qu'il n'aurait vaincu que des populations déjà battues, réduites et epuisées par les Maciniens, le cheikh Omar s'est emporté contre « le plus grand mensonge forgé par l'auteur de cette lettre, et la plus étrange invention que ce menteur ait jamais imaginée! » … « Allah (que Son nom soit célébré!) sait bien, et les vrais musulmans savent, qu'il ment en tout point! Mais Allah n'accepte pas qu'un menteur puisse exprimer ce qui~est vrai et pur » 43.
Alors le cheikh Omar se livre à une très longue énumération d'actions où les armées du Macina avaient eu le dessous, opposées aux victoires pleines de mérites remportées par les combattants de la foi qui le suivaient sur le Chemin d'Allah. Et, chaque fois, la question cinglante revient: Est-ce telle de vos défaites qui a favorisé notre victoire et le ralliement ultérieur éventuel des populations en cause? Le cheikh insiste, particulièrement, sur le point que les défaites subies par les Maciniens l'ont été en dehors de toute intervention hostile de ses troupes, qui se tenaient bien à l'écart de ces événements. Il dénonce aussi le caractère abominable de la forfaiture de l'émir du Macina, qui, pour des richesses offertes par des polythéistes, avait accepté de leur porter assistance contre des musulmans. Peu à peu, le ton de la lettre devient véhément, et le cheikh Omar se glorifie d'avoir éliminé un grand nombre de gens et de notables :

« Nous avons tué, à Mîsin, un nombre d'habitants que vous n'avez jamais atteint vous-même, et nous avons capturé un nombre de leurs filles dont vous seriez incapables, même si votre pain quotidien en dépendait ! Par Allah !, dis-moi, épistolier menteur, avez-vous tué un seul des enfants de leurs rois, en quarante quatre ans ? 44 . Ne dissimule pas la vérité ! Ou bien avez-vous capturé une seule de leurs filles dans le passé ? Ou bien Allah a-t-Il décidé que vous seriez modestes ? Ou bien a-t-Il décidé que vous seriez en guerre sainte contre eux pendant quarante quatre ans, sans que vous prissiez un garçon par la violence ou la contrainte, ce qui aurait prouvé leur faute, leur forfaiture et leur défaite, avec l'apparition de l'affliction chez eux ? Alors que nous, en sept mois, nous avons vraiment tué leurs rois authentiques, et que nous leur avons pris des filles de rois ou de chefs de toutes les ethnies ! Est-ce que l'action de les avoir battus était consécutive à votre attaque 45 comme le prétend expressément cet épistolier ? Est-ce que cette défaite-là, qu'ils ont subie, était due à ses armées, et au retour de celles-ci en piteux état, tout juste satisfaites d'être encore en vie » ? ( … ) « C'est ici, par Allah ! que le mensonge est évident ( … ) Nous, par Allah ! de Bâghuna à Sansandin, nous n'avons rencontré partout que des gens que vous auriez été incapables de vaincre, ni même de songer à affronter, ce qui aurait justifié votre assertion que les gens de Bâghuna étaient sous votre autorité. Votre attaque contre Bisâq, si elle avait été dans vos intentions, et si l'affaiblissement des Bambara s'était vérifié, vous aurait permis de dominer l'une des ville précitées et ses armées nombreuses, si Allah en avait ainsi décidé en votre faveur : ce sont des villages proches des vôtres ; et alors son expression : tous les habitants de Bâghuna — et cette autre : nous les avions complètement épuisés —, seraient plausibles.
Mais, dans la réalité, cette généralisation se réduit à quelques exceptions, et il convient mieux de dire qu'il n'en a rien été ».

Ce passage mérite commentaire. Il confirme, par la main même du cheikh Omar, l'extermination de populations nombreuses de Bambara, et la mise à mort des chefs, en même temps que l'enlèvement des filles devenues captives de guerre. Mais, surtout, ce passage semble confirmer que l'hégémonie des émirs du Macina sur les Bambara du Ségou et même du Karta, si elle a existé (et Al-hâj Omar l'a explicitement reconnue en la dénonçant) s'était établie avec une certaine mansuétude, et, pour le moins, dans le respect des structures locales, ce qui serait à inscrire à l'actif de la Dîna, si l'on veut bien songer que l'Islam, en définitive, à pénétré en Afrique subsaharienne bien plus par l'action missionnaire des confréries populaires, que par les jihâd-s violents du type nigérian ou autres. Enfin, en reprochant aux émirs de n'avoir pas vraiment fait la guerre en quarante quatre années d'exercice du pouvoir intérieur et d'hégémonie extérieure, tout en reconnaissant l'existence de communautés religieuses musulmanes s'étendant jusqu'aux deux tiers de certaines populations, y compris les hypocrites, si l'on veut, Al-hâjj Omar justifierait les prétentions des Maciniens plus qu'il ne les détruirait … si l'on en jugeait avec des critères étrangers à la pensée araboislamique. Pour comprendre Al-hâjj Omar et son action, il convient, d'abord, de ne jamais oublier le caractère fondamental de sa Mission de khalife : rendre à l'Islam déjà installé sa pureté et sa dureté, et balayer le Paganisme sur la terre d'Afrique. Il faut encore, pour le comprendre tout à fait, s'installer dans l'Histoire de lIslam, à l'aube de celuici plus précisément. Al-hâjj Omar, on le redit parce que l'on croit que cela est très vrai, à revécu, dans sa propre communauté, la vie du Prophète Mubammad dans la sienne: du passé ressuscité, littéralement. Et cet exemple n'est pas unique dans lHistoire de l'islamisation des peuples. C'est là, et dans les doctrines de la Mystique musulmane confrérique (ici, dans la Khalwatiyya et la Tidjâniyya), que se trouve la seule explication satisfaisante de la grande aventure du cheikh Omar, dans des contrées et au sein de populations qui n'étaient pas — et ne sont pas encore — justifiables d'une simple transposition des termes d'une analyse à l'occidentale, marxiste ou non, comme celles à laquelle se sont livrés certains historiens modernes, avec, il faut bien le dire, une facilité qui aurait dû susciter la méfiance.
Il s'agit d'une nouvelle colonisaton de l'Histoire, qu'il faut dénoncer. Poussant à fond son imitation du Prophète, Al-hâjj Omar accuse l'émir du Macina de mensonge, de duplicité, et de trahison. En effet, s'il est vrai, comme le prétend l'émir, que les Maciniens ont affaibli la résistance des païens au point de rendre leur puissane négligeable, que n'a-t-il poursuivi son avantage au nom de l'Islam ? car le Coran interdit de rechercher la paix « alors que les musulmans ont pour eux l'élan, la force et la puissance » ; et la trêve, dans ces conditions-là, est illicite entre les musulmans et les païens. On trouve dans le Livre la Parole suivante :

« Ne faiblissez donc pas ! N'appelez point à la paix alors que vous avez la supériorité ! Allah est avec vous et Il n'abolira pas vos (louables) actions » 46.

D'ailleurs, poursuit le cheikh, les païens ont été trouvés dans le même état de paganisme que jadis, alors comment l'émir peut-il invoquer la possibilité d'une co-existence amicale avec eux, puisque ce serait là porter atteinte à Allah « d'une manière indicible » ? Et comment prétendre que les richesses reçues des mains des polythéistes en signe de reconnaissance puissent être considérées comme licites, alors qu'elles représentent le salaire d'une aide apportée à des païens contre des musulmans, et qu'en tout état de cause les richesses des païens ne peuvent échoir aux musulmans que sous la forme de butin, après un jihâd victorieux ?
Le cheikh Omar ironise: eh ! quoi ! ces païens ne s'étaient-ils pas convertis au temps de l'émir Ahmadou Lobbo, puis de son fils Ahmadou Sékou (ibn al-Shaykh), ou plus récemment encore ? Et pourtant, il a fallu que le cheikh Omar surgisse avec ses troupes pour constater quils étaient toujours en état de paganisme, et, en conséquence, pour « dévaster leurs demeures et les chasser eux-mêmes de leurs lieux d'habitat » … et pour procéder « au partage de leurs biens les plus précieux » ( … ) « tuer leurs notables et supprimer leurs élites réduire en esclavage leurs filles, et effacer jusqu'à leurs origines ». Les émirs du Macina, au contraire, n'avaient « pas fait prisonnier un seul fils de leurs rois » ( … ) ni « tué un seul grand chef parmi ceux qui les gouvernaient » … non, il les avaient laissés en paix, avec l'arrière pensée de s'en faire des auxiliaires pour lutter contre Al-hâjj Omar. Et quand, en effet, la guerre a éclaté entre le cheikh Omar et les polythéistes, les Maciniens ont fait preuve d'attentisme, dans le meilleur des cas, et ils ont aidé, le plus souvent, les ennemis de l'Islam. C'est ainsi que s'étaient conduits les « hypocrites » de Médine, après avoir accueilli le Prophète Muhammad…
En conséquence, Al-hâjj Omar ne renonça jamais à la lutte contre 'Alî b. Manzu, le chef des Bambara païens du Ségou, allié de l'émir du Macina. Mieux encore : Al-hâjj Omar affirme que c'est le propre père de l'émir Ahmadou Ahmadou qui lui avait demandé, lors de son retour et de son premier voyage, son aide contre les gens du Ségou :

« Si vous interrogiez ceux qui étaient avec Ahmadou b. al-Shaykh (Ahmadou Sékou) lorsque nous sommes arrivé à Hamdallaye, et s'ils n'avaient pas peur de témoigner, ils vous diraient qu'il nous suppliait de l'aider contre les habitants du Ségou, et qu'il se plaignait des difficultés que ceux-ci suscitaient déjà au temps de son père Ahmadou Lobbo, et s'ils n'avaient pas peur de témoigner, ils vous diraient que nous lui avions répondu : Ô Ahmadou, ne vous inquiétez pas au sujet du Ségou, Allah ne le fera conquérir que par ma main. Occupezvous [seulement] des païens et autres qui sont vos voisins, c'est le moment ».

Le cheikh Omar ironise également sur la pauvreté du style de l'émir du Macina, et sur son savoir insuffisant, avec quelque raison, semble-t-il. Il lance ensuite un appel aux Maciniens, leur demandant de se joindre à lui pour défendre l'Islam. La fin de la lettre ressemble cependant à une mise en demeure : ou bien les Maciniens se rallieront à Al-hâjj Omar, ou bien, « avec l'aide d'Allah, nous ne cesserons pas de nous en tenir à Ses Décrets, dans toutes les situations qui se présenteront à nous et que notre Seigneur (qu'Il est puissant et grand) ! nous enverra ».
C'est-à-dire qu'il combattra ceux qu'il considère comme les ennemis d'Allah. On relève, cependant, à la fin, un dernier appel aux bons sentiments, malgré tout ce qui précède : que l'émir Ahmadou se ressaisisse et se ravise ! n'est-il pas du même clan qu'Al-hâjj Omar? (tous deux sont originaires de la même ethnie du Fouta, en effet). La clémence d'Al-hâjj Omar lui est promise, « pour autant qu'il se libèrera des hypocrites qui creusent le sol sous ses pas à son insu ».
Telle est la première lettre-réponse adressée par le cheikh Omar à l'émir Ahmadou, rapporté par les soins de Muhammad Al-Hâfiz Al-Tidjânî.
Immédiatement après, et sans que l'on ait connaissance des autres lettres que l'émir du Macina a pu adresser à Al-hâjj Omar, Al-Hâfiz donne une seconde lettre adressée à l'émir. Cette lettre fait réponse à une missive de ce dernier, dont on pourra seulement deviner les arguments par les réponses qu'ils ont suscitées de la part du cheikh Omar. Cette lettre commence par les invocations rituelles, choisies intentionnellement :

« Louange à Allah, qui nous a ordonné d'être purs dans Sa religion » ( … ) « Allah a interdit l'hypocrisie, et ce qui y ressemble, à tous ceux qui suivent Sa religion » ( … ) « Il a établi Son noble Livre pour qu'on s'y réfère en tout ce qu'Il a décidé concernant Ses fidèles, en fait de bienfaits et de méfaits ».

Enfin, le cheikh cite un hadîth du Prophète qui ne peut viser que la décadence morale et scientifique des émirs du Macina :

Allah a restreint peu à peu le nombre des doctes, de telle sorte que « les gens ont pris des chefs ignares ; consultés, ceux-ci ont alors rendu leurs avis 47 sans être instruits 48, alors il se sont égarés et ont égaré les autres ».

La lettre est adressée :

« De nous, à Ahmadou b. Ahmadou, salut ».

Elle commence ainsi :

« Sache que ta dernière lettre nous est parvenue. Nous avons pensé qu'il s'y trouverait matière à réflexion, au sujet de ce qui t'a été demandé, et facteur d'utilité, au sujet de ce qui était souhaité ! Mais, lorsque nous l'avons parcourue, elle est apparue semblable aux précédentes, remplie de choses futiles, et il nous a semblé, à l'évidence, quelle s'écartait de ce qui t'avait été précédemment demandé ».

Ensuite le cheikh Omar va se livrer, encore une fois, à une longue réfutation de la lettre de l'émir, point par point, ce qui permet d'en deviner la teneur. On notera, dès maintenant, un changement : alors que le premier échange de lettres se rapportait encore à l'histoire événementielle du litige entre les deux chefs musulmans, malgré l'apparition de considérations morales et juridiques, évoquées d'une manière superficielle, et d'une portée très générale, ici l'on va peu à peu s'engager dans le dédale de la jurisprudence islamique. Enfin, dans les derniers érits d'Al-hâjj Omar cités par Muhammad Al-Hâfiz, on va se trouver pris dans les entrelacs minutieux d'un raisonnement juridique traditionnel, composé d'un nombre considérable de citations, que ne désavoueraient pas les plus scolastiques des oulémas de la période la plus figée de l'Islam. On essaiera d'en donner l'essentiel, et d'en conserver le caractère, qui rend compte du déroulement des faits et de l'état d'esprit des protagonistes, infiniment mieux, et d'une façon plus vraie, que toutes les autres méthodes artificiellement utilisées sur des réalités bien trop originales pour s'y plier.
Le début de la lettre-réponse d'Al-hâjj Omar à l'émir Ahmadou est très significatif. On y décèle, en effet, que l'émir avait écrit au cheikh qu'il ne se souciait pas du sens implicite 48 du texte sacré, et qu'il s'en tenait fermement au sens explicite 49 de celui-ci. L'émir Ahmadou se révèle, ainsi, disciple des oulémas orthodoxes et conformistes, c'est-à-dire de ceux qui se méfiaient des soufis, des mystiques, lesquels pratiquaient non seulement l'effort d'interprétation du texte sacré, mais cherchaient également à remonter au principe, c'est-à-dire à la volonté, non explicitée, d'Allah. Leur argument, qu'Al-hâjj Omar ne manque pas d'opposer à l'émir Ahmadou, était qu'une attitude strictement réglée sur la lettre du texte sacré peut-être le fait « de n'importe quel croyant pieux et vertueux, ou de n'importe quel vil menteur, hypocrite craignant que ne lui soit opposé un démenti ». Le cheikh Omar cite, pour la première fois ici, un ouvrage qu'il ne cessera ensuite d'invoquer pour étayer ses démonstrations. Il s'agit du Sirâj al-munîr, ou « La lampe qui éclaire » , l'ouvrage d'exégèse très répandu que l'on sait.
Ici commence la querelle des mots et des interprétations, sur le thème, assez banal, de la situation des gens qui, ayant entendu la Parole divine, ont d'abord déclaré vouloir s'y conformer, et qui ont ensuite négligé leur engagement et se sont égarés hors du Chemin de la Vérité. Ainsi, même s'ils revendiquent la foi, ils n'en sont pas moins semblables aux « hypocrites ». Al-hâjj Omar vise, évidemment, l'émir du Macina et ses partisans, qu'il va essayer, dans la suite de ses écrits, d'assimiler aux Bambara convertis par opportunisme ou, du moins, coupables d'avoir adopté temporairement un compromis avec le Paganisme dominant dans leurs nations, comme le fit 'Alî b. Manzu. Ce sera là le thème central des arguments développés par Al-hâjj Omar. Pour enlever à l'émir du Macina le charisme qui lui vient de ses aïeuls, dont le savoir et la piété islamiques ne peuvent être mis en question, et pour lui enlever jusqu'au prestige qui lui vient de son titre d'émir de l'Etat théocratique islamique du Macina, Al-hâjj Omar va s'en tenir aux actes, en vertu de l'adage inventé par les premiers exégètes musulmans : « Lorsque la parole et l'action divergent, prends en considération l'action ».
Le problème de fond est ainsi éludé par Al-hâjj Omar. En effet, l'émir à dû lui écrire qu'étant musulman, il n'avait jamais convié les autres qu'à la paix et à la concorde, en dehors de toute contrainte, comme il se doit entre musulmans. Al-hâjj Omar lui répond : la paix et la concorde en dehors de toute contrainte sont une bonne chose, mais cela est hors de la question qui nous divise, et ta demande en faveur de ce 'Alî recouvre une équivoque. La paix à laquelle tu fais allusion ne peut exister, ni être sollicitée, qu'entre deux groupes de musulmans combattant l'un contre l'autre, habituellement ou occasionnellement. Or, jusqu'à maintenant, nous n'avons combattu aucune faction musulmane, ni n'avons été en contestation avec une telle faction. Nous avons seulement combattu des polythéistes, ennemis d'Allah et de Son Apôtre (que la Prière et la Bénédiction d'Allah soient sur lui!), qu'ils se soient trouvés seuls, ou que se soient trouvées mêlées à eux et à leurs gens des populations se réclamant de l'Islam. Que nous soyons préservé d'avoir jamais à combattre un groupement musulman! C'est là une éventualité abominable! Dans de telles conditions, la paix entre ces deux groupements ne peut se trouver que dans le Livre d'Allah et dans la Sunna de Son Apôtre (P.S.) 50. Dans le Luhâb a(l)-ta'wîl 51, à propos de la Parole divine :

Si deux partis de Croyants s'entretuent, rétablissez entre eux la paix 52, il est expliqué : en les invitant à accepter le jugement du Livre d'Allah, et à admettre ce qui s'y trouve en leur faveur aussi bien qu'en leur défaveur. Allah a encore dit : Combattez le parti qui est rebelle Jusqu'à ce qu'il s'incline 53 — c'est-à-dire : jusqu'à ce qu'il revienne à l'observance des décrets qu'Allah a institués dans Son Livre pour établir la Justice entre Ses créatures ».

Ce passage mérite d'être commenté. Pour Al-hâjj Omar, qui s'est employé, précédemment, à démontrer que les Maciniens, alliés des païens, étaient des hypocrites, et à ce titre s'étaient exclus de l'a Communauté musulmane, le combat mené par lui-même (et par ses partisans) contre l'émir du Macina (et contre ses partisans), n'est pas, ou n'est plus, un combat entre deux factions de musulmans. Au début, en effet, Al-hâjj Omar n'a combattu que les polythéistes … et tant pis pour les populations se réclamant de l'Islam qui sont ensuite venues à l'aide des polythéistes, puis ont accepté l'aide de ces ennemis d'Allah pour tenter d'esquiver le châtiment de leur attitude ambigüe. Al-hâjj Omar invoque le Luhâb al-tâ'wîl, car il s'agit, cette fois, d'un degré supérieur dans l'interprétation des textes. Leur signification littérale faisait l'objet d'une simple application ; leur signification « cachée » résultait d'une explication ou commentaire (tafsîr). Le tâ'wîl prétend « remonter jusqu'au principe » (c'est le sens du mot), c'est-à-dire jusqu'à la volonté divine, ce qui, aux yeux des oulémas orthodoxes, est une entreprise périlleuse, et même blasphématoire. Il s'agit, dès lors, d'une exégèse « interprétative ». Enfin, Al-hâjj Omar enferme l'émir Ahmadou dans un piège : ou bien il accepte de se soumettre aux décrets du Livre d'Allah, ou bien il sera combattu en tant que musulman factieux, en vertu du Coran (XLIX, 9). Dans le premier cas, il aura le dessous, et sera condamné, puisque Al-hâjj Omar est plus savant que lui et utilise, de surcroît, l'exégèse interprétative ; dans le second cas, il est condamné d'avance, par les faits. Et c'est bien ainsi que le cheikh Omar va conduire, désormais, son argumentation juridique, en submergeant son adversaire d'un déluge de syllogismes, en vérité assez peu convaincants, du moins à ce qu'il semble. Le conclusion du cheikh Omar est nette et claire : l'assistance que l'émir du Macina a apportée aux païens interdit de faire la paix avec lui : ce serait de l'hypocrisie, comparable à celle des païens eux-mêmes qui, étant en difficulté, se tournent vers les Maciniens en leur rappelant, éventuellement, leur conversion à l'Islam, comme le fit 'Alî b. Manzu. Et l'émir, à son tour, en s'adressant à Al-hajj Omar pour rétablir « la paix et la concorde » , ressemble à ce 'Alî qui est, par définition, un « hypocrite » ! Ici, le cheikh Omar boucle le cercle : il n y plus d'issue pacifique pour l'émir 54. Pour le cheikh, la demande de l'émir ne représenterait, si elle était satisfaite, que « la consolidation du Paganisme en son état, l'assistance à ses adeptes, et l'accroissement de leurs forces » , en même temps que l'Islam subirait, de ce fait, un affaiblissement aux conséquences désastreuses. L'émir est accusé de soutenir les païens, après les avoir combattus (mal), par affection pour eux … Le cheikh ne veut rien savoir, on l'a vu, d'une islamisation des idôlâtres qui serait en bonne voie. Pour lui, en conséquence, la demande de paix de l'émir est « un pur mensonge, ou il n'y a pas trace de sincérité ». La position du cheikh, qui est rappelée vigoureusement à l'émir, est la suivante :

« combat contre les ennemis d'Allah, mise à mort de ceux-ci, destruction de leurs idoles, et effort pour faire disparaître les Etats des polythéistes ».

Il y a donc antinomie totale entre les demandes de l'émir et celles du cheikh … et ce dernier rappelle et résume cinq échanges de missives, entre lui et l'émir Ahmadou : s'ils n'ont abouti à aucun résultat, la faute en incombe, uniquement, à l'émir du Macina. Une fois de plus, le cheikh Omar déclare que le seul juge, en la matière, ce sera le Prophète, car c'est à lui que fut révélé le Coran. C'est dire quAl-hâjj Omar s'en tient à son idée de trancher le litige en s'en remettant aux commentaires (les siens) du Coran et de la Sunna ou Tradition du Prophète. Mais l'émir est déjà condamné, puisque c'est un « hypocrite » , allié des « infidèles » : « Vous avez eu un signe en deux troupes qui se rencontrèrent : une troupe combattait dans le chemin d'Allah, alors que l'autre était infidèle » 55.
Suit une longue querelle, assez nébuleuse, sur la possibilité, pour les parties en cause dans ce litige, de se faire représenter par un mandataire. L'exposé de cette querelle est accompagné, comme il se doit, d'un très grand nombre de commentaires tirés de nombreux auteurs de recueils de jurisprudence. Pour conclure, l'émir Ahmadou est tenu pour seul responsable du sang musulman versé de part et d'autre, puisqu'il protège le chef des polythéistes et ses partisans, ce qui constitue un crime rédhibitoire.

Notes
1. Cf. Tidjâniyya et Omariyya : position du cheikh.
2. L'auteur utilise tantôt la forme arabe : Ahmad b. Ahmad, tantôt la forme africanisée : Ahmadou, que l'on écrit aussi Amadou (contraction : Doudou).
3. « Les assises de l'Islam » … et non celles d'un empire temporel. Il y a là un trait remarquable de la véritable nature des préoccupations du cheikh Omar.
4. Un des quatre principaux recueils de hadîth (constituant la Sunna ou Tradition du Prophète). Le titre signifie « l'Authentique ». Très en vogue en Afrique.
5. Il y a là un t rait de la mystique musulmane: méditation de la Parole divine, avec un effort d'ascétisme modéré (veille et prières nocturnes en commun).
6. En réalité, à ce moment là, seul Al-hâj Omar pouvait être le « prince des croyants ».
7. Comme on doit le faire pour un musulman. La note manuscrite de M. Mountaga Tall ne tient pas compte d'une des lettres d'Al-hâjj Omar, précisant qu'un musulman compromis avec les païens doit être traité comme un païen, et son cadavre abandonné. On a ici une preuve de la tendance actuelle à atténuer certaines choses.
8. D'après Aliou Tyam, témoin et participant, la ville fut mise au pillage comme toutes les autres, en raison de l'alliance des Maciniens avec les païens.
9. L'auteur insinue ainsi qu'elle n'était plus respectée.
10. 'Ayd al-kabîr (vulgo: Aïd el-kébir) appelée Tabaski en Afrique occidentale (Sénégal en particulier). Commémoration du Sacrifice d'Abraham.
11. Temporelles.
12. Nouvelle preuve du refus déternimé d'Al-hâjj Omar d'être un « sultan ».
13. En fait, le Ségou était en rébellion perpétuelle contre les partisans du cheikh Omar. Celui-ci pensait, au contraire, que les musulmans du Macina se rallieraient sincèrement à son autorité spirituelle et ne lui poseraient, de ce fait, aucun problème temporel.
14. Il s'agit évidemment des oncles du défunt émir du Macina : Bâ-Lobbo et 'Abd-al-Salâm, et de Yalâb, ainsi que des « gens de Tombouctou » , Al-Bakkay en tête.
15. Allusion à la paix (relative et éphémère) que l'empire d'Al-hâjj Omar connut après la prise de Hamdallaye, quand les oncles de l'Emir Ahmadou espéraient se voir confier le pouvoir temporel, et que 'Alî b. Manzu, converti, était encore détenu prisonnier et bien traité.
16. Ahmad Bû-Kuntâ Al-Bakkay, de Mauritanie.
17. Après la victoire, ce fut la source de la discorde : Al-Bakkay prétendait avoir acquis le droit de suzeraineté sur les Maciniens, et ceux-ci prétendaient que ce n'était là que l'effet d'une dépendance limitée à la durée des opérations. On sait que le neveu d'Al-hâjj Omar, Al-Tidjânî, mit à profit cette discussion pour venger son oncle en écrasant les gens du Macina et de Tombouctou qui se battaient entre eux.
18. Plus exactement les partisans des oncles du défunt émir.
19. Le cheikh Mountaga Tall a inscrit de sa mains, en marge de l'ouvrage de M. Al-Hâfiz : « la réalité, rapportée par des témoins dignes de confiance, est qu'il fut assiégé pendant neuf mois. Le siège commença au moins de Dhû al-hijja et se termina le quatrième jour du mois de Ramadan ». Cela prouverait, s'il en était besoin, l'ampleur de la rébellion contre le cheikh Omar, et les difficultés rencontrées par son neveu pour lever des troupes de secours.
20. Ce jour doit être accompagné d'un violent tremblement de terre : la Terre se fendra, les montagnes s'effondreront etc…. Cf. Coran CI, XCIX…
21. C'est le mot « tribu » (qabîla) qui est utilisé.
22. Docteurs de la foi. Les doctes.
23. Coran, IX, 24.
24. 'Alî b. Manzu.
25. Ou : « la soumission [à Allah], ou la mort ».
26. Ce qui était vrai, du moins en ce qui concernait les chefs et les notables.
27. Ahmadou du Macina et Al-hâjj Omar utilisent en arabe le pluriel de majesté pour ce qui les concerne, et le singulier (le plus souvent) pour leur interlocuteur.
28. Pour un soufi (mystique) c'est la plus grave des accusations : celle qui implique que l'âme n'est pas libre de tout pour accueillir Allah.
29. C'est-à-dire de piller, sans aucun danger ni mérite, les populations que nous avions déjà soumises.
30. « Pacifiée » , comme Sansandin, par les émirs du Macina.
31. Le nom très musulman de ce chef est une preuve de l'islamisation poursuivie dans ces régions, sous l'influence de Tombouctou et du Macina.
32. Les émissaires d'Al-hâjj Omar suscitaient des troubles et semaient la subversion par tous les moyens, contre l'émir du Macina.
33. Mot-à-mot : « de ton parchemin » (sur lequel sont inscrites les bonnes et les mauvaises actions de chacun), par les Anges.
34. Coran, II, 151-156.
35. Coran.
36. Coran.
37. Exactement : ordures.
38. Il semble que non, et qu'Al-hâjj Omar soit au regret d'être obligé d'y répondre.
39. Aux Maciniens, aux envoyés de l'émir Ahmadou.
40. Allusion aux versets coraniques appelant les vrais Croyants à mener constamment le combat pour la foi contre les impies.
41. Gens convertis (en apparence) par opportunisme, et par conséquent toujours prêts à trahir l'Islam (Cf. Mahomet à Médine). Egalement : hésitants.
42. Cf. nombreux passages du Coran.
43. Parce qu'il est prédestiné à mentir (Cf. doctrine des Jabarites, ou tenants de la « puissance contraignante d'Allah » , excluant le libre arbitre. Contraire : les Qadarites). L'islam en Afrique subsaharienne est généralement marqué par la doctrine jabarite.
44. Il s'agit de la durée du pouvoir des émirs du Macina, représentant trois générations, la vie d'Ahmadou Ahmadou ayant été interrompue très prématurément.
45. Ici, Al-hâjj Omar s'adresse aux Maciniens, par dessus la tête de leur prince (Cf. le début de cette lettre).
46. Coran, XLVII, 37-35. Il faut noter que le verset 63-61 de la Sourate VIII dit : « S'ils inclinent [au contraire] à la paix, incline vers celle-ci, [Prophète] ! Appuie-toi sur Allah ! Il est l'Audient, l'Ommiscient » (il s'agit de la paix avec les polythéistes).
47. Leurs « Consultations juridiques » en matière de jurisprudence islamique.
48. Eclairés.
49. Bâtin : ésotérique.
50. Zâhir : éxotérique.
51. On mettra désormais (P.S.) pour « que la Prière et la Bénédiction d'Allah soient sur lui » , en parlant du Prophète Muhammad. A noter: on traduit généralement salâm par « salut » ; c'est « paix » qui conviendrait le mieux.
52. Yves Marquet (1968, p. 37, note 3) pense qu'il peut s'agir du Luhâb al-tâ' wîl fi ma'ânî l-tanzîl, de 'Alâ'al-dîn b. Muhammad b. Ibrâhîm al-Khâzin al-Shîbî al-Baghdâdî, né à Baghdad (673 = 1274), qui se rendit ensuite à Alep, et mourut en 741 = 1340. On peut rendre le titre par : « La pure interprétation ».
53. Coran, XLIX, 9.
54. Coran, XLIX, 9 (suite).
55. Le cheikh Omar se retranche derrière deux autres ouvrages d'exégèse interprétative, le Diya' al-tà'wil (Les lumières de l'interprétation) et le Dhahab al-ibrîz (L'or pur).
56 . Coran III, 11-13.

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