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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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Conclusions

2. L'homme d'action

Muhammad Al-Ghâlî avait enjoint au cheikh Omar de ne pas fréquenter les rois, et de ne pas être roi lui-même. Il devait seulement aller de pays en pays pour « balayer le Paganisme » et propager l'Islam. Pour Al-Ghâlî, et pour les chefs de la Mekke et du Caire, ce qui importait, c'était de maintenir l'Islam dans l'orthodoxie, d'en étendre le domaine, et surtout d'en préserver l'unité, en un temps où les Nations islamiques, à la fois victimes de la décadence arabe et soumises à leurs particularités géographiques, ethniques et historiques, tombaient sous la dépendance plus ou moins contraignante de la colonisation européenne. L'Islam apparaissait, alors, pour des gens tels qu'Al-Ghâlî, comme devant garantir la pérennité de la Nation Arabe et préserver le ressort de sa renaissance éventuelle, en maintenant et en développant une communauté de sentiments susceptibles de rendre aux nations arabo-islamiques et islamiques la volonté de survivre. Il est, à ce sujet, fort symptomatique de constater que, jusqu'en 1956, date de la deuxième guerre israelo-arabe, Gamal 'Abd Al-Nasr fondait ses espoirs de renaissance arabe sur l'arabisme, mais que, par la suite, et singulièrement après la guerre de 1967, ce fut sur la solidarité islamique que se reportèrent les espoirs de renouveau. Désormais, on ne parle plus de l'arabisme, au domaine étroit et chargé d'ambiguïté, mais de panislamisme. On peut s'en convaincre en examinant les travaux de la Conférence islamique au sommet de Rabat (Maroc) en septembre 1969, puis ceux de la Conférence islamique des Ministres des Affaires Etrangères des pays islamiques, tenue à Djedda du 23 au 25 mars 1970, et enfin ceux de la Conférence islamique des Ministres des Affaires Etrangères tenue à Karachi en décembre 1970, cette dernière conférence ayant abouti à la création de la « Ligue de la Communauté islamique ». Cette Ligue a publié une Charte pour « l'amélioration de la solidarité entre les pays islamiques et de l'unité de la Communauté islamique », par différents moyens et diverses voies, dans tous les domaines, en particulier dans les domaines scientifiques et économiques. La mission d'Al-hâjj Omar, en Afrique subsaharienne, était de : préserver, unifier, fortifier l'Islam, aux dépens des païens, certes, mais aussi des musulmans indécis ou compromis avec les survivances de l'Animisme, au moment où se précisait l'éventualité d'une colonisation générale et d'une christianisation concomitante. Or les chefs locaux, rois ou sultans, plus ou moins convertis à l'Islam, mais tolérants au Paganisme, pouvaient ne pas percevoir les avantages futurs d'un lien commun, celui de l'Islam, qui permettrait d'offrir, un jour, une résistance unie et profonde à l'influence de l'Occident.
Consciemment ou non, Al-hâjj Omar avait accepté cette façon de voir, lors de son séjour à la Mekke, à Médine et au Caire. Il avait accepté une mission purement religieuse, à un niveau de conception très élevé, en tout cas au-dessus des considérations habituelles pouvant déterminer l'attitude et l'action des Chefs d'Etat africains de l'époque. A propos des rois, Al-hâjj Omar a écrit (d'après l'Anonyme de Fès, repris par Muhammad Al-Hâfiz) :

« Je n'ai pas fréquenté les rois 1, et je n'aime pas ceux qui les fréquentent. Le Prophète (P.S.) a dit en effet :
les meilleurs chefs sont ceux qui fréquentent les savants, mais les pires savants sont ceux qui fréquentent les chefs — ; les savants ont l'entière confiance des envoyés d'Allah, tant qu'ils ne fréquentent pas les rois ; mais s'ils les fréquentent ils sont alors traîtres à leur mission. Gardez-vous en, et laissez-les de côté ».

Durant son petit jihâd, puis ensuite durant sa « longue marche », et jusqu'à sa mort, Al-hâjj Omar, à mesure qu'il deviendra un homme d'action, sera le destructeur des principautés, des royaumes et des « chefferies » qu'il rencontrera. Le « Combattant de la foi », l'homme d'action, consacrera ses efforts et sa vie à la lutte pour l'unité religieuse. Etrange paradoxe !
Delavignette 2 parle d'un « rêve impérial africain d'Al-hâjj Omar ». C'est là, croit-on, une affirmation aventurée. En effet, chaque fois que le Mujâhid avait soumis (par la violence) une région, fût-elle musulmane (et, selon lui, déviationniste), il s'en allait bientôt ailleurs, pour « combattre les païens qui ne se convertiront jamais ». Il installa, c'est vrai, quelques uns de ses fils ou de ses meilleurs lieutenants (chefs d'armée) dans des commandements locaux, qui pouvaient passer pour les provinces d'un empire en voie d'édification. Mais on ne voit pas que cela ait procédé d'un véritable plan politique d'ensemble. Et cet empire, à peine ébauché, s'écroula, ou fut mis en lambeaux par ceux-là mêmes qui auraient dû en préserver l'héritage, beaucoup plus que sous les coups de la colonisation européenne.
De même, quand cet auteur affirme qu'Al-hâjj Omar « prélude à la guerre contre les européens par la conquête des païens noirs », il s'aventure, semble-t-il, encore davantage. C'est par accident, et non à dessein, qu'Al-hâjj Omar est entré en contact, à deux ou trois reprises et fort brièvement, avec les forces françaises de quelques chefs de poste installés sur le Fleuve par Faidherbe. Et si le Mujâhid a écrit, une seule fois, « aux habitants de N'Dar 3 de ne plus tolérer la présence de l'occupant blanc » 4, c'était après l'échec (et l'erreur) de Bakel, imputé d'ailleurs à l'un de ses lieutenants, et dû au moins autant à l'hostilité des habitants qu'à l'action défensive de la petite garnison de Paul Holle. Simplifier à l'extrême conduit ici à la confusion.
Sur la matérialité des faits, Delavignette écrit :

« De 1850 à 1854, [Al-hâjj Omar] dévaste les pays du haut Niger et du Haut-Sénégal ; il ruine deux antiques royautés agraires du sol africain, qui symbolisaient une civilisation muette, sans écriture et sans monuments, mais qui étaient quand même vivantes dans les champs et dans les familles — famille mandingue des Keita et famille Bambara des Coulibali. Les Toucouleurs ont vaincu les Noirs ; les pâtres bouviers l'emportent sur les cultivateurs, les musulmans sur les païens ».

C'est, semble-t-il, une singulière façon de combattre les « Blancs », que de ruiner « le pays des Noirs ». Delavignette, après avoir dit que ce fut un combat des Toucouleurs contre les Noirs, ajoute que ce fut aussi le combat des musulmans contre les païens. Mais les Maciniens étaient peuls, musulmans, et parfois même tidjânites… La simplification tourne à la caricature, par l'abus des calques occidentaux. En réalité, Faidherbe lui-même semble ne pas avoir perçu (faute d'éléments d'information suffisants et exacts) l'aspect avant tout religieux de la grande chevauchée d'Al-hâjj Omar. Il a vu, d'emblée, la naissance d'un empire, certes à dominante islamique, mais à caractère temporel. Partant de là, il fut, un moment, sur le point de traiter avec le Mujâhîd, sur le plan temporel et sur un pied d'égalité. Mais il s'agissait d'un malentendu. Faidherbe pensait : commerce et colonisation. Al-hâjj Omar pensait : Jîhâd (et islamisation). Peu importe les arrière-pensées que l'on peut aujourd'hui prêter à Faidherbe, aux « traitants » du Fleuve, ou au Combattant de la foi. Il n'est même pas certain que Mage, envoyé en mission d'information et de conciliation, ait pu saisir la véritable nature du pouvoir d'Al-hâjj Omar, qui par ailleurs touchait à sa fin.
Cependant, Faidherbe avait bien noté 5 ce que le Mujâhid lui faisait dire : que les « Blancs » fassent du commerce en acquittant des droits (« un fort tribut ») 6, mais qu'ils ne s'établissent pas militairement.
Al-hâjj Omar s'exprimait en khalife musulman, responsable du jihâd. Mais Faidherbe ne voyait là que prétentions rendant impossible de faire du commerce dans ces conditions, « avec des barbares ». En réalité, toute entente, tout compromis, était alors simplement impossible, par nature.
Il reste à savoir quelles furent les autres conséquences de l'action guerrière d'Al-hâjj Omar.
Il a certainement, en introduisant les deux notions de guerre d'extermination des païens, et de guerre de religion entre bons et mauvais croyants, introduit davantage de violence au sein de populations qui ne se battaient (rarement?) que pour des raisons « naturelles » : possession des pâturages, des points d'eau, etc…
Il a, peut-être, en « balayant les pays », affaibli ceux-ci (Macina islamique, Karta païen, Ségou semi-païen) au point de leur avoir ôté, par avance, l'idée, qu'ils auraient pu avoir, de résister ensemble ou au moins successivement à l'occupation occidentale généralisée. Des protectorats plus souples, plus originaux et plus efficaces auraient peut-être pu remplacer une assimilation nécessairement limitée, à quelques brillantes exceptions près, les masses restant en leur état.
Froelich a écrit 7 que la « guerre sainte » menée par Al-hâjj Omar aurait affaibli et divisé les musulmans entre eux (allusion au Macina, à Tombouctou, et à quelques autres régions déjà très islamisées), et qu'il aurait ainsi favorisé l'intervention française. Cette opinion sera reprise, dans le chapitre consacré à l'œuvre survivante d'Al-hajj Omar.
Gaden 8 écrivit, de son côté, après avoir étudié le poème épique d'Aliou Tyam, que l'action du Mujâhid aboutit à un échec, ne laissant, derrière elle, que la disette et des dizaines de milliers de squelettes, après avoir saccagé successivement les régions « ennemies », et dépleuplé les régions amies ou « pacifiées », pour repeupler les premières, et refaire l'inverse, au besoin. Faidherbe 9, parlant des guerres d'Al-hâjj Omar, se contente de remarquer que « les guerres de religion sont impitoyables, et [que] le fanatisme inspire un courage qui ne recule devant rien, puisque, pour ceux qui en sont animés, la mort elle-même est regardée comme un bien ».
Gérard Chenet 10 imagine la scène suivante, au cours de laquelle le Mujâhid confie ses ordres d'attaque au chef de son armée, en présence de l'un de ses griots :

« Bien, va ! Après, je défie quiconque de dire que notre Voie n'est pas celle des humbles et des deshérités ». Et le griot répond : « Personne ne peut le dire, mon Cheikh, car tous viennent picorer dans ta main, même les vautours ».

Mais il serait vain de prétendre juger, en moralisateur, des hécatombes de populations innocentes provoquées par les armées d'Al-hâjj Omar, ou de leurs actes de cruauté. Ces abominations ont été de tous les temps et de tous les lieux, et elles existent encore, de par le monde.
Si l'on s'en tient aux pages de Muhammad Al-Hâfiz Al-Tidjâni (du Caire), qui écrivit avec la collaboration et l'approbation des descendants d'Al-hâjj Omar, ou de ceux de ses Compagnons les plus fidèles, y compris ceux qui s'exilèrent plutôt que d'assister à l'effondrement de l'oeuvre temporelle de leur cheikh, et de subir la colonisation européenne, on est frappé par l'opposition, qui se révèle peu à peu, entre le théoricien de la Tidjâniyya, entre le prosélyte qui fut, pour un temps, un guide, un shaykh murshid, et l'authentique mujâhid, puis le chef de guerre entraîné dans une lutte fratricide. La justification minutieuse qui en fut donnée par Al-hâjj Omar lui-même, et qui a fait l'objet de ce livre récent, semblerait indiquer que les choses avaient, effectivement, besoin d'une explication.
Ici se rencontre un nouvel écueil. On ne peut comprendre Al-hâjj Omar qu'en se plaçant, résolument, dans le contexte du jihâd, lequel fut conseillé de l'extérieur, et exécuté de l'intérieur. Mais si l'on sent bien que les choses n'ont certainement pas été aussi nettes que le rapporte le cheikh, si la défense de 'Alî b. Manzu du Ségou, et celle de Ahmadou b. Ahmadou du Macina, forcent quelque peu la sympathie, on n'a pas le droit, pour autant, d'en juger pour dire, par exemple, que la résistance à la colonisation aurait pu s'organiser si Al-hâjj Omar n'avait pas fracassé les organisations territoriales et humaines existantes (version européenne), ou si Al-hâjj Omar n'avait pas été trahi par les musulmans de Tombouctou et du Macina (version arabo-africaine contemporaine). Ce serait là tomber dans le piège de la projection artificielle (et gratuite) de concepts occidentaux modernes, sur des données africaines anciennes, sous l'angle d'une expérience historique également étrangère. Il ne saurait en être question, sous peine de trahir ce que l'on a pu mettre en évidence de la pensée profonde du cheikh Al-hâjj Omar Tal du Fouta.

Notes
1. Inexact, au moins au début (cf. Al-Kanémi, par ex.).
2. 1947, pp. 85 et 86.
3. Saint-Louis.
4. Il s'agit cette fois des Français.
5. 1889, p. 170.
6. Conformément aux règles islamiques. Cf. Le statut des dhimmi-s, et celui des « nouveaux convertis », dans l'Empire islamique.
7. 1962, p. 66.
8. In 1918, note, p. 742.
9. 1889, p. 164.
10. 1968, p. 115.

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