Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages
Voici comment Muhammad Al-Hâfiz résume la fin d'Al-hâjj Omar et de son oeuvre.
« Les habitants du Macina attendirent que l'incendie de la poudrière s'éteignît 1, et ils revinrent à Hamdallaye. Al-Bakkay exigea des habitants du Macina qu'il lui fissent acte d'allégeance, comme ils l'avaient promis. Ceux-ci refusèrent. Ils se querellèrent [ensemble] à ce sujet. Ils en étaient là, quand Al-Tidjânî 2 survint avec son armée, alors que le combat se poursuivait entre les gens du Macina et ceux d'Al-Bakkay. Lorsque Al-Tidjânî apprit ce qui était arrivé à son oncle, le cheikh Omar, il jura de ne plus faire ses ablutions et de ne plus dormir tant qu'il n'aurait pas châtié les ennemis de son oncle. Il poursuivit son action contre eux, jusqu'à ce qu'il les eût soumis.
« L'affaire se termina bien pour lui. Il devint, en effet, khalife 3. Il combattit les ennemis de la religion, affermit les prescriptions religieuses, distribua les richesses, eut pitié des pauvres et des faibles, remit en ordre l'enseignement, honora les ouléma-s, assura la pérennité de la prière dite en commun 4 et la présence à la prière spéciale 5 de la Voie Tidjâniyya, et il fit lire seize fois le Sahîh d'Al-Bukhârî par les disciples.
« Par la suite, il désigna, pour le remplacer, son frère Sa'îd b. Hay, qui mourut trois mois après (qu'Allah le TrèsHaut lui fasse miséricorde !). Alors il désigna Muhammad Al-Munîr b. Al-hâjj Omar. Puis des armées pénétrèrent au Macina, sous la conduite du Prince des Croyants Ahmadou 6, pendant deux ans, jusqu'à l'arrivée des armées européennes 7. Les armées d'Ahmadou résistèrent de leur mieux, mais les Européens amenèrent des armes à longue portée, contre lesquelles on ne pouvait rien, et des bombes encore inconnues.
Les partisans d'Ahmadou décidèrent alors d'émigrer vers l'Orient. La plupart d'entre eux s'en furent vers le Hidjâz ».
Ainsi, la prédiction d'Al-'Alawî, disant qu'Al-hâjj Omar aurait un fils qui le vengerait, ne s'est pas réalisée. Il avait proclamé ceci :
« L'enfant grandira, en acquérant les mêmes vertus que possédait son père, et sur les branches mortes un nouvel arbre poussera ».
L'arbre de l'Islam a bien poussé, mais ce fut grâce au mysticisme confrérique. On a vu comment Ahmadou, fils de Omar, pourtant investi par son père tout-puissant pour lui succéder en toute chose (commandement et charisme), fut très vite rejeté par les populations, et submergé par les événements. N'était le ralliement d'Aguibou aux Autorités coloniales françaises, il ne serait rien resté de l'empire d'Al-hâjj Omar, dès 1863, son éclatement ayant commencé au lendemain de sa disparition.
Suret-Canale, en notant 8 qu'Al-hâjj Omar avait ruiné les royaumes agraires des Keita et des Coulibali — Massassi (royaume bambara païen du Karta, capitale Nioro), et que, s'étant tourné vers l'Ouest, il s'était heurté au royaume islamique du Khasso (Médine), et aux chefs musulmans torobhê du Fouta Toro (sa propre patrie), remarque, avec juste raison, que le Mujâhid se dirigea, faute de pouvoir faire autrement, vers les Bambara du Ségou et vers les musulmans du Macina, détruisant les Etats des uns et des autres (1861-1862). Ce furent les Etats peuls islamisés qui opposèrent la plus forte résistance à l'hégémonie d'Al-hâjj Omar.
D'autre part, remarque encore Suret-Canale, talibés et partisans armés, liés à la fortune de leur cheikh, constituèrent vite, dans les régions conquises, une nouvelle aristocratie, aussi pesante que l'ancienne, et ressentie comme étrangère, de surcroît. Enfin, après la chute d'Al-hâjj Omar, les rivalités entre ses fils et ses anciens lieutenants surgirent également très vite, et avec une telle violence que l'édifice fut ébranlé, dès les premiers jours. Al-hâjj Omar n'était pas venu jouer le rôle d'unificateur politique, ce qu'il aurait pu faire au cours de la seconde phase de son action. On sait que cet aspect des choses ne l'a jamais intéressé, ni préoccupé. D'autre part, le lien communautaire islamique, qu'il avait entrépris de tresser, était encore trop faible.
« Il faut remarquer, dit Delafosse 9, que [Samory], au moins pendant la première moitié de son règne, opérait parmi ses compatriotes, et incarnait en quelque sorte la résistance nationale opposée à l'occupation française, tandis qu'Al-hâjj (Omar) et ses successeurs s'étaient 10 taillé des royaumes en pays étranger, et n'avaient jamais su se concilier l'amour ou la fidélité de leurs sujets. L'armée d'Al-hâjj [Omar], en dehors d'un noyau d'esclaves et de disciples dévoués corps et âmes à leur maître, était un ramassis de gens de toutes les ethnies, sur lesquels Al-hâjj [Omar] avait su prendre un ascendant personnel indubitable, mais qui ne servirent souvent qu'en rechignant ses fils et ses lieutenants ». Et ces gens pillèrent, sans se soucier du sort des habitants, ni de la ruine des Etats occupés.
M. Ouane insiste 11, sans le vouloir, sur cette effarante décomposition de l'empire du cheikh Omar, en mettant à l'honneur la conduite d'Aguibou, amené au Macina dans les fourgons d'Archinard en 1893. Aguibou était « le plus instruit des fils d'Al-hâjj Omar », et fut surnommé, à cause de cela, Modibo 12. Il avait déjà commandé Dinguiraye, puis remplacé Ahmadou (son frère) à Ségou, quand Ahmadou était allé reprendre Nioro à ses autres frères ou aux anciens chefs d'armée de son père.
En 1893, le 4 mai, ce fut Archinard qui investit Aguibou dans ses fonctions au Macina. Cette investiture est datée de Bandiagara, et cette alliance avait débuté en 1885 avec Galliéni … au cours de la lutte contre Samory. Voilà des titres de gloire bien contestables, pour un fils d'Al-hâjj Omar.
En tout état de cause, aucun des « successeurs » d'Al-hâjj Omar, investi ou non par les chefs coloniaux, ne trouva grâce devant les populations qui avaient subi les occupations répétées des armées d'Al-hâjj Omar ou de ceux qui prétendaient à sa succession. A ce propos, Froelich croit pouvoir noter que les guerres saintes ont fait haïr l'Islam par les populations superficiellement converties par la force (qu'il s'agisse, ici, d'Al-hâjj Omar ou de Samory)… Et pourtant, aujourd'hui, un siècle à peine après ces terribles événements, les populations sont musulmanes dans leur quasi totalité, et la légende d'Al-hâjj Omar se forme au Mali. Pourquoi ce changement ? On croit pouvoir affirmer que le jihâd ne fut qu'un coup de boutoir, et que l'islamisation de l'Afrique subsaharienne fut poursuivie et parachevée, en profondeur, grâce à l'action militante, mais pacifique, des confréries musulmanes, comme on essaiera de le montrer plus loin.
Froelich 13 a écrit que l'Islam ne s'est jamais propagé par les paysans, mais seulement par les guerriers, les pasteurs et les commerçants, parce que les paysans n'ont pas de chefs et parce qu'ils ne bougent pas. C'est certainement vrai, mais ce n'est pas dire l'essentiel. De même, lorsque Froelich' décrit la décomposition de l'Animisme local comme une conséquence de la colonisation, en notant que le vide qui en est résulté a littéralement « aspiré l'Islam 14 », ce n'est pas encore là l'essentiel.
Il est notoire que l'Islam, du XIe au XVIIIe siècle, a parfois pénétré en Afrique subsaharienne au hasard d'une expédition militaire (contrecoup almoravide, Marocains à Tombouctou, etc … ), et que c'est, bien souvent, à l'arrivée de commerçants, de voyageurs devenus conseillers à la cour des rois africains, qu'il doit sa première pénétration. Ces commerçants, ces conseillers, épousaient les filles et convertissaient les chefs, puis les dignitaires. Mais la masse des populations restait à l'écart de cette pénétration, avec ses coutumes et ses féticheurs, dont il importe beaucoup de ne pas sous-estimer la valeur. On perçoit clairement cela à la lecture d'Ibn Hawqâl, et surtout d'Al-Bakrî, singulièrement à propos de l'ancien empire du Ghana, aux confins de l'actuelle Mauritanie, du Mali, du Niger et du Sénégal. Par ailleurs, c'est très rarement que les populations furent converties par un violent jihâd, la plupart du temps sans lendemain, faute d'un encadrement social permanent. A cela s'ajoute, pour ce qui est des expéditions étrangères, comme celle des Marocains à Tombouctou, quelques facteurs de supériorité raciale et culturelle, nettement perceptibles chez les chroniqueurs arabes ou arabo-berbères. L'intérêt des guerriers, d'autre part, n'était pas nécessairement de convertir toutes les populations, mais au contraire de garder une réserve de peuples à exploiter : impôt spécial, commerce des esclaves, exploitation sans contre-partie de l'or, de l'ivoire, et d'autres matières et produits.
Après avoir mis plusieurs siècles à franchir le Sahara, et après avoir piétiné longtemps sur la rive « sahélienne » de l'Afrique subsaharienne, l'islamisation connut, au XIXe siècle, un essor comparable à celui des premiers temps de l'Islam, alors même que la majeure partie des pays islamiques arabophones étaient tombés, ou allaient tomber, sous dépendance coloniale. Cette islamisation se poursuit encore ou s'achève, de nos jours, à un rythme soutenu, bien que les jihâd-s aient disparu depuis un siècle, si l'on ne tient pas compte de certains aspects de la lutte engagée, depuis quelques années, en Nigéria, au Soudan nilotique, et en Erythrée, il est évident que l'Islam est toujours en pleine expansion en Afrique occidentale subsaharienne, où les conversions se poursuivent aux dépens de l'Animisme, et même, aujourd'hui, du Christianisme.
Les causes de ce renouveau de vigueur, en ce qui concerne particulièrement la contrée qui nous occupe, sont l'apparition de la confrérie militante de la Tidjâniyya, imposée définitivement par le jihâd d'Al-hâjj Omar, ce dernier ayant, en même temps, fait éclater les anciennes organisations sociales, permettant ainsi la substitution progressive de l'esprit communautaire islamique à l'esprit de clan.
C'est ce qui a permis aux historiens de la période coloniale de proposer généralement les explications suivantes à l'expansion de l'Islam, à partir du XIXe siècle :
« L'éclatement des sociétés animistes ou semi-animistes, sous l'impact de l'Islam lui-même, puis sous celui de la colonisation, a provoqué simultanément, chez les Africains, un besoin de restructuration sociale. Les populations, généralement pauvres et démunies d'instruction, éprouvaient le besoin d'un « guide » possédant une vertu charismatique (comme la baraka), capable de les protéger et de les diriger. C'est, en somme, le borom bayrê 15 qui va se métamorphoser en borom barkê 16, car ce nouveau guide, ce sera le « marabout » 17, détenteur ou transmetteur de la baraka ou « grâce efficiente ».
C'est l'argument le plus valable. On le reprendra plus loin. On notera, toutefois, que l'on n'explique pas encore l'apparition des marabouts, clef de voûte de la pénétration réelle de l'Islam en Afrique. Cette remarque est d'une très grande importance. D'autres explications sont valables, bien que secondaires :
On croit devoir reprendre ici quelques éléments du Soufisme.
La grande Mystique musulmane, celle qui s'est épanouie aux IIe et IIIe siècles de l'Islam, se fonde sur deux postulats :
Le véritable soufi atteint finalement à l'extase, et son âme s'identifie en Allah. L'un des plus célèbres mystiques musulmans eut ce cri : Anâ l-haqq, je suis la Vérité (c'est-à-dire : Allah), sans qu'il y eût, de sa part, intention blasphématoire.
Cette union expérimentale de l'âme de la créature avec son Créateur est le point culminant du Soufisme. Risquant d'être blasphématoire aux yeux des docteurs, gardiens de l'orthodoxie, cette union représente également la ligne de clivage entre la grande Mystique des ascètes, des « Esseulés » sur Terre, ou des « Assoiffés d'Allah », et le sentiment mystique des croyants qui veulent cependant respecter, à la lettre, l'absolue transcendance d'Allah. Enfin, le mysticisme, même restreint aux limites de l'orthodoxie, comporte une seconde ligne de clivage, entre le mysticisme qui conduit au « renoncement » total aux choses de ce monde, et le mysticisme qui conduit au dévouement social. Dans le premier cas, on est en présence des ascètes qui se retirent dans leur grotte, et dans le second cas, on est en présence de ceux qui se dévouent pour les autres, par leur vie ascétique vécue au sein de la foule, portant en eux-mêmes leur grotte, comme le fit le Mahatma Gandhi.
Un examen rapide des phases de la Mystique permet de saisir les points de divergence entre les deux aspects du mysticisme, et de comprendre d'où vient la grande importance sociale des confréries musulmanes en Afrique, et plus particulièrement au Sénégal.
Les phases du mysticisme (tasawwuf) sont à peu près les suivantes, les deux premières pouvant être inversées :
Il résulte, de ce qui précède, trois théories de l'Union de la créature avec son Créateur.
Seule la première théorie (wisâl) fut tolérée par les docteurs orthodoxes, et elle fut, en particulier, adoptée par Ahmadou Bamba au Sénégal, ainsi que par Al-hâjj Omar, semble-t-il.
Les méthodes pratiques utilisées, du début à la fin de ces « étapes », marquées par ces « états », font généralement appel au wird et au dhikr, que l'on a mentionnés à propos de la Tidjaniyya, et des autres confréries qui ont précédé ou suivi celle-ci.
Le wird, ou « approche de l'aiguade », consiste, littéralement, à « se rendre à l'abreuvoir », c'est à dire à la source : celle de la Parole divine, d'où jaillira l'Essentielle Vérité (haqîqa). C'est, en somme, une « mise en condition », ou « en état de grâce » ou de réceptivité.
Cette préparation de l'âme est obtenue par le choix — dicté par le cheikh de chaque confrérie — de parties bien déterminées du Coran, choisies en fonction du but à atteindre et des gens qu'il faut toucher ou convaincre. On les médite, puis on les récite.
Le dhikr, ou « remémoration », est une litanie jaculatoire, généralement brève, mais inlassablement répétée (des centaines de fois, seul ou en groupe), jusqu'à obtenir qu'elle semble « couler » du coeur (ou de l'âme) et non plus de l'intellect et des lèvres. C'est, en somme, un procédé « mécanique » (une méthode pratique), qui doit rester subordonnée à la niyya (ou intention intime), afin que l'orant qui s'y livre ne sombre pas dans un délire purement physique 23. Le dhikr, en libérant l'âme du corps, et en la mettant ainsi sur la voie d'Allah, met le croyant « en présence » (hadra) d'Allah. Il y a des séances de litanies au Sénégal : on peut les entendre, le soir, ou le matin très tôt, dans certaines mosquées de quartier. Il ne faut pas confondre ces séances avec les « Oratorios nocturnes », ou chants religieux, d'origine mystique également, très à l'honneur au Sénégal : ils font l'objet de fréquentes annonces dans la presse, et sont parfois retransmis dans les émissions radiophoniques.
Wird et dhikr aiguisent l'intuition divinatrice (chez les sujets d'élite), et mènent ainsi à la connaissance directe (intuitive) d'Allah : c'est la « voie royale » des soufis, dans leur inlassable quête d'Allah 24.
On voit, sans y insister, quelles sont les conséquences du soufisme, sur le double plan social et religieux.
Le Repentir et la Méditation sont non seulement parfaitement orthodoxes, mais encouragés. Ils mènent à la vraie foi, celle des croyants sincères, qui ont le désir d'accorder leur vie avec le Dogme et la Loi de l'Islam, et la Sunna du Prophète.
Le Renoncement et l'Abandon ne sont pas expressément encouragés par le Coran. Ils sont seulement tolérés. Mais leur stérilité, sur le plan social, est évidente, et cette stérilité n'est pas admise en terre d'Islam, cette religion étant une éthique autant qu'une métaphysique, tout comme le Christianisme. Peut-être même est-elle plus éthique que métaphysique. Des hadîth-s ou « dits » du Prophète répètent que le geste du riche caravanier, qui s'arrête dans le désert pour donner un peu de nourriture au pieux anachorète indifférent à ce monde, est plus agréable à Allah que la prière de ce « renonçant » qui ne fait rien pour ses semblables. Ahmadou Bamba a même été jusqu'à écrire : « le riche qui est reconnaissant à Allah, est plus méritant que le pauvre qui n'est que résigné », voulant montrer par là qu'un musulman, pour plaire à Allah, doit être utile à sa communauté. Le soufisme confrérique tiendra le plus grand compte de ces hadîth-s, et de cette mystique du dévouement et de l'action sociale. Al-hâjj Omar a, lui aussi, repris tout cela dans ses écrits.
Enfin, l'Amour-dilection, conduisant à l'Extase, et la tentative extrême d'Union intime, expérimentale, avec Allah, sont déclarés impossibles et répréhensibles par les docteurs orthodoxes, d'abord parce que cela est contraire au Dogme (transcendance absolue d'Allah, même à l'égard de Son Apôtre, qui ne fut pas admis en Sa présence, lors de son Ascension nocturne ou mi'râj, mais resta « Sur le seuil »), et ensuite, plus simplement, parce que cela conduit les mystiques à ne plus tenir pour importants les textes sacrés et le rituel … puisqu'ils ont personnellement commerce avec Allah. C'est la porte ouverte à l'orgueil, à la vanité, à l'hérésie. De plus, ce soufisme très métaphysique est, et restera toujours, totalement inaccessible à la grande masse des croyants « plus affamés de Dieu sensible au cœur, que de spéculations gnostiques », et qui souhaitent avoir une religion simple pour guide et une fraternité réelle pour loi.
C'est alors que certains mystiques observèrent que le Prophète Muhammad avait constamment tenu à marquer la dépendance et l'infériorité de sa propre personne à l'égard de la Mission divine dont il était investi. Le Coran est formel à ce sujet. Mahomet est bien « l'homme parfait » (al-însân al-kâmil), mais il est aussi « un homme comme les autres » (III, 138; XVIII, 110). Massignon a exprimé cela dans une formule magistrale : « l'Islam est l'acceptation du Coran avant l'imitation de Muhammad ».
Mais alors, une question importante se posait aux soufis : celle de savoir comment le Coran a été révélé à Muhammad. Il y a là, en effet, une preuve tangible qu'Allah se fait entendre de l'Homme, et comme les soufis voulaient, à leur tour, entendre la Voix de leur Seigneur, ils cherchaient à savoir comment le Fondateur de leur foi avait pu être assez privilégié pour être en communication avec son Créateur.
D'où le double effort de méditation profonde du Coran, et d'étude attentive de la vie ou sîra du Prophète, menant à l'imitation de ce dernier.
Le désir ardent de suivre l'exemple du Prophète, dans la droiture et l'humilité, sous le regard d'Allah et des hommes, fut ainsi et d'abord un moyen de se rapprocher d'Allah, en réalisant au mieux les conditions remplies jadis par Son Envoyé, notamment par la Prière, dont le Prophète faisait une véritable Ascension spirituelle, l'équivalent du mi'râj. Peu à peu, cela devint l'objet même de leur idéal mystique. La quête exclusive d'Allah, l'amour réciproque entre Allah et Sa créature, ont fait place à l'amour du Prophète et à un profond désir de l'imiter. Et grâce à une vie sincère, d'obéissance à la volonté divine parce que conforme à celle de Muhammad, ces mystiques « minimistes », appelés ainsi parce qu'ils n'ambitionnent plus l'impossible Union en Allah, mais se limitent à l'amour et à l'imitation de Son Apôtre, se trouvèrent réintégrés dans une orthodoxie acceptable par les docteurs de l'Islam.
Ce qui demeure impossible, et condamné, c'est la tentative d'Union expérimentale et individuelle avec Allah, au sens de devenir UN avec Allah. Ce qui est permis, à la limite extrême, c'est de se sentir uni à Allah (wisâl), lorsque l'on est vraiment en « état de grâce ». Le grand mystique Al-Junayd a exprimé la limite de l'Homme devant son Créateur :
« Ainsi, d'une manière
Nous sommes unis et Un
Et d'une autre, la séparation
Est éternellement notre état ».
On a là le passage, ou plutôt la métamorphose de la grande Mystique musulmane en mysticisme de l'imitation du Prophète. C'est un phénomène capital : c'est ce mysticisme « minimiste », devenu populaire au sein des confréries, qui fut en Afrique (et qui est encore) l'agent le plus actif de la propagation de l'Islam, sous la forme du « Maraboutisme », lequel est ainsi, à son origine, d'essence mystique, d'étiquette orthodoxe, et de vocation sociale. C'est là, et nulle part ailleurs, que se trouve la véritable et complète explication de la pénétration islamique en Afrique subsaharienne, singulièrement à partir du XIXe siècle, avec sa prodigieuse force d'expansion.
Al-hâjj Omar, à sa manière, Ahmadou Bamba, à la sienne, ont relancé ce puissant moteur d'islamisation, avec un succès qui s'est révélé durable, par la suite.
En effet, la forme « minimiste » de la Mystique musulmane a répondu au besoin de « se rapprocher entre croyants ». Le processus est le suivant : c'est d'abord un Maître, un cheikh (shaykh), continuateur, successeur, ou rénovateur, qui réunit dans un « coin » (zâwiya) un petit groupe de « disciples » (murîd, vulgo mouride) soigneusement choisis, pour les marquer d'une même empreinte, en leur indiquant une même Voie (tarîqa). Il en résulte un mysticisme « de communauté » (ishtirâqi) ou « de zawiya », qui se transforme tout naturellement, par un désir de prosélytisme plus actif : les zawiya-s donnent alors naissance aux ribât, ou « couvents-forteresses », généralement implantés aux points stratégiques des frontières de l'Islam, et dont les occupants, permanents ou temporaires, les murâbit (marabouts), « soldats d'Allah », alternant exercices spirituels et exercices militaires, montent la garde pour préserver le domaine de l'Islam.
Mais bientôt ces marabouts ou « confrères », sentant la nécessité de veiller à ce que les populations environnantes soient elles-mêmes susceptibles d'être entraînées, le cas échéant, dans des opérations de défense ou de propagation de la foi, se répandent, avec l'autorisation (ijâza) de leurs cheikhs, parmi les masses populaires, dont ils entreprenaient ainsi la conversion ou l'éducation islamique. Le clergé séculier de l'Islam était né. Cette nouvelle extension du Soufisme, dans des couches de plus en plus larges de populations, finit par déborder largement les limites des premières « congrégations » (zâwiya ou ribât) pour donner naissance à de grands courants populaires, procédant bien d'une tarîqa ou Voie, mais enfantant progressivement ses propres « guides » : c'est ce qu'il est convenu de désigner sous le vocable de « confréries musulmanes ».
Qu'est-ce donc qu'une « confrérie » ? Ce mot n'existe pas en arabe, avec le sens religieux impliqué ici, en français. On utilise, en arabe, le mot tarîqa, voie, parce qu'il s'agit au départ, et avant tout, d'une méthode de psychologie morale pour guider les gens dans la pratique. Cela devient, ensuite, un ensemble de « rites d'entraînement spirituel », édictés pour maintenir ces gens dans une « vie commune » (mu'âshara). A terme, c'est cette vie commune, c'est à dire éminemment sociale, qui caractérise très fortement la « cité musulmane ». Elle est faite de l'observation des obligations islamiques ordinaires, mais aussi des prescriptions spéciales à chaque confrérie, prescriptions cependant tirées du Coran. Il en résulte, nécessairement, des conséquences sociales importantes, et notamment un comportement d'un style particulier.
Une confrérie musulmane a deux « chaînes », marquant son origine, l'une mystique, par laquelle la tarîqa remonte à une source spirituelle (celle du Fondateur, parfois d'un Rénovateur) ; l'autre dite « d'autorité », constituée par la succession des différents responsables de la Voie qui se sont succédés à sa tête. La source spirituelle remonte généralement au Prophète Muhammad, par Fâtima et 'Alî.
Les confréries finissent toutes par se ramifier, mais chaque rameau ne fait que prendre la relève de la confrérie-mère, en la revivifiant au besoin. Il arrive aussi qu'une confrérie semble s'éteindre … mais presque toujours le feu renaît sous la cendre, pour peu que la destinée voit surgir, en temps voulu, un saint personnage capable de le raminer et de le propager, sous un autre nom.
La première de toutes les confréries musulmanes, qui fut aussi la plus grande, et qui vit encore, après huit siècles, est celle de la Qâdiriyya, fondée, on l'a vu, par Sayyîdî 'Abd-al-Qâdir Al-Jîlânî, à Baghdâd, au début du XIIe siècle. Il prêcha une doctrine large d'esprit, faite de tolérance et de charité, de piété et de pureté morale. Cette confrérie a surgi en un moment où les humbles avaient un impérieux besoin de se rattacher à quelque chose qui leur fût proche, et à l'espérance en une justice sociale en accord avec les principes de l'éthique islamique.
Sayyîdî 'Abd-al-Qâdir Al-Jîlânî est resté le Patron des pauvres, de Baghdâd à Fès. Par sa mansuétude, la Qâdiriyya avait même toléré, occasionnellement et, bien entendu, temporairement, des survivances animistes, en les recouvrant du charisme emané de son Fondateur. Mais cette mansuétude et cette tolérance en faisaient un instrument de cohésion au sein de la Communauté musulmane existante, non un instrument de combat pour la propagation de la foi islamique C'est pourquoi elle fut supplantée par la Tidjâniyya.
Cependant, toute l'Afrique est marquée du sceau qâdirite. La Voie Qâdiriyya est l'archétype de toutes les confréries musulmanes.
ces préceptes, on les retrouvera toujours intacts, jusque dans le Mouridisme sénégalais, grâce à l'admirable esprit de continuité et à la profonde unité qui marquent la naissance, l'évolution ou la renaissance éventuelle des confréries musulmanes. Les structures mêmes de la Qâdiriyya se retrouveront dans toutes les tarîqa jusqu'à nos jours :
Quant à la tolérance, occasionnelle et provisoire, de certains traits d'animisme, difficiles à effacer en quelques générations, chez des hommes nouvellement convertis et généralement sans instruction, ce n'était, au fond, qu'une marque de la confiance faite par les cheikhs à la fitra ou nature religieuse profondément ancrée au coeur de l'Homme, en vertu du Pacte primordial (mithâq) par lequel les prémices de la race adamique ont voué à Dieu un culte d'adoration et d'amour.
Allah n'a-t-il pas créé l'Univers pour l'Homme, faisant de celui-ci l'égal des Anges ? Et les Prophètes ne viennent-ils pas sur Terre uniquement pour rappeler aux hommes la promesse d'adoration faite à Allah par leurs Ancêtres ?
Le jihâd d'Ousman b. Fodiyo et celui dAl-hâjj Omar ont, sans doute, puissamment contribué à la destruction du Paganisme, mais la purification de l'Islam, sa propagation et son enracinement, restent le fait des confréries musulmanes, et de la Tidjâniyya en particulier.
La Qâdiriyya, la Tidjâniyya, et les rameaux qui en sont issus, ont maintenu un accord de principe avec la théorie générale du Soufisme : vivre le plus intensément possible la Parole d'Allah, et se conformer à l'exemple de Son Envoyé. Les confréries musulmanes allaient ainsi pouvoir assumer, pleinement, le rôle religieux et le rôle social qu'elles pouvaient d'autant mieux revendiquer, qu'elles apportaient avec elles les cadres nécessaires, ce « clergé séculier », — les cheikhs et les marabouts — qui avait fait, jusque là, défaut à l'Islam.
Mais le Soufisme confrérique apportait aussi la preuve évidente qu'il vaut mieux se mêler aux gens pour faire le bien (et ainsi plaire à Allah), que de se retirer du monde pour ne songer qu'à son propre salut. Il répondait aux aspirations des masses populaires, et il accomplissait l'Ordre divin : faire de la Communauté musulmane une « Commanderie du Bien ». C'est pourquoi il portait en lui le puissant renouveau islamique manifesté en Afrique, du XIXe siècle à nos jours. C'est par lui que l'oeuvre d'Al-hâjj Omar put survivre. Il a été, et il est resté, la « source jaillissante » 25 à laquelle s'abreuvèrent toutes les élites musulmanes de l'Afrique subsaharienne.
Ainsi s'achève, en Afrique, la phase ultime de la métamorphose de la Mystique musulmane en Mystique minimiste ou confrérique, au terme d'un courant de pensée presque millénaire, mais remarquable de continuité et d'unité. C'est à lui que l'Islam sénégalais doit d'être, pour l'heure, confrérique dans sa quasi-totalité. On notera, cependant, que ceux qui se disent qâdirites semblent plus « individualistes » que les tidjânites, et surtout que les Mourides : chez ces derniers, le comportement social est nettement plus accentué, dans le sens d'une sujétion plus grande à l'égard des cheikhs et des marabouts d'encadrement, et, partant, d'un approfondissement moindre de la foi. Très rares sont encore, d'autre part, ceux qui se disent « musulmans indépendants », c'est-à-dire au-dessus ou en dehors des confréries.
Froelich 26 remarque que l'Islam n'a pas encore pu imposer, dans le peuple, tous les principes juridiques, conçus pour les Arabes, et véhiculés nécessairement en langue arabe. Mais on ne croit pas pouvoir dire, pour autant, que les Africains adoptent « un Islam à leur taille ». Citer Marty (1913) pour apprécier un état de choses en 1962, n'est pas satisfaisant. Il suffit, pour s'en convaincre, de fréquenter les magistrats du Palais de Justice de Dakar, pour s'apercevoir que le Droit musulman, en certains domaines qui lui sont dévolus au Sénégal, est très vivant. Chez les adultes, la pratique cultuelle, au début simple mimétisme, incite peu à peu les fidèles à « vivre leur foi », à mesure que celle-ci devient plus consciente.
Il est inutile de noter les cas de symbiose Islam-Animisme comme étant une particularité africaine … puisque cela fut vrai pour toutes les religions, en tout temps et en tout lieu. Cela disparaît progressivement, et, de nos jours, de plus en plus rapidement. Froelich reconnaît, avec juste raison, que l'Islam orthodoxe s'impose peu à peu, et l'on sait que la religion musulmane n'est plus sentie comme une religion importée, par un effet paradoxal de l'action d'Al-hâjj Omar, qui imposa la Voie Tidjâniyya par le fer et par le feu, en détruisant les structures anciennes, et en déplaçant les populations. Aujourd'hui, la Tidjâniyya est la confrérie la plus nombreuse en Afrique. Elle se caractérise par la valeur de ses élites, nettement au-dessus des autres. Connaissant généralement bien les textes légalitaires, les Tidjanes ont un comportement cultuel et social très valable. Ils sont à l'abri des déviations, et cependant ouverts au progrès.
La Tidjâniyya, jadis propagée par le Mujâhid, et que l'on désigne parfois encore, au Mali, sous le nom de Omariyya (Umariyya), est bien vivante, et ne craint pas de se tenir à la pointe du mouvement de rénovation. Toutefois, l'éclatement prématuré de l'oeuvre d'Al-hâjj Omar a entraîné rapidement sa ramification, comme cela s'est d'ailleurs toujours produit pour les grandes confréries. Les rameaux ont surgi naturellement, parce que la souche était vigoureuse, et la terre favorable.
C'est ainsi qu'au Sénégal, le flambeau de la Tidjâniyya, a été relevé et ranimé par Al-hâjj Mâlik Sy. Ce cheikh, réputé pour sa science religieuse et pour sa piété, a revivifié la doctrine léguée par le Fondateur Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî, et imposée par Al-hâjj Omar. Il avait même accueilli, au Sénégal, un descendant du Fondateur, qui assurait une liaison permanente avec la zawiya-mère de Fès. De la même façon, il avait renoué avec les Tidjanes de Mauritanie. Les familles Tall et Sy ont noué des relations étroites. Mais il n'y a plus de Maîtrise officielle de l'Ordre. L'actuelle ramification sénégalaise de la Voie Tidjâniyya est contrôlée par Sayyîdî 'Abd-al-'Azîz Sy Al-Dabbâgh, fils d'Al-hâjj Malick Sy, qui avait eu pour premier successeur Ababacar Sy, son fils aîné, décédé le 25 mars 1957. Le surnom d'Al-Dabbagh est un témoignage de l'admiration portée à Sayyidî 'Abd-al-'Azîz Al-Dabbâgh, connu surtout par son disciple marocain Ahmad Al-Mubârak, qui commenta l'œuvre de ce Maître sous le titre : « Le livre de l'or pur, tiré de la parole de Sayyîdî 'Abd-al-'Azîz Al-Dabbâgh ». Ce livre, paru à Alger en 1710, est un livre de référence pour les Tidjanes d'Afrique occidentale 27. Yves Marquet 28 note qu'Al-Dabbâgh, de Fès, « était un chérif 29 hasanide qu'ibn al-Mubarak considère comme le pôle de son temps. Il semble avoir eu une prédilection pour les faits miraculeux et les descriptions fantastiques, par, exemple celle du barzakh, et celle du Conseil des Hommes vertueux ». Ahmadou Bamba, fondateur du Mouridisme sénégalais (d'essence tidjanite) a également puisé dans les écrits d'Al-Dabbâgh, rapportés et commentés par Al-Mubârak. D'autres rameaux de la Tidjâniyya existent au Sénégal, plus ou moins personnalisés par leurs cheikhs. Citons ceux de :
Les responsables de la Tidjâniyya n'ont pas essayé, cependant, d'esquiver, encore moins de nier, les forces rénovatrices contenues dans le Réformisme musulman. Au lieu d'engager un combat perdu à terme, ils en ont pris leur parti, et l'ont même parfois introduit parmi leurs objectifs théoriques.
On n'est donc pas surpris que ce soit l'imâm de Dakar, Al-hâjj Ahmadou Lamine Diène (Al-hâjj Ahmad Al-Amîn), disciple d'Al-hâjj Mâlik Sy, qui ait fondé le premier mouvement réformiste à Dakar, en 1950, pour purifier l'Islam d'une partie périmée ou décadente du « maraboutisme », et rénover son enseignement en le rendant plus efficace et mieux adapté aux nécessités modernes.
L'islamisation se maintient et se poursuit, grâce à la force du courant mystique confrérique. L'action d'Al-hâjj Omar, par son jihâd, apparaît bien comme un coup de fouet, qui n'a pu produire d'effets bénéfiques pour l'Islam que par la Omariyya, transposition africaine de la Tidjâniyya. Les excès du jihâd auraient pu remettre en cause l'islamisation du Karta, et du Ségou. Mais, aujourd'hui, le « Livre des Lances » est un livre auquel les Tidjanites du monde entier se réfèrent. La légende, par ailleurs, achève de dessiner, aux yeux des fidèles, l'aura qui manquait encore à Al-hâjj Omar. Les mauvais souvenirs s'estompent.
Le mysticisme confrérique et populaire reste encore le seul élément permanent et profond, efficace et souple, de la propagation de l'Islarn en Afrique subsaharienne. Un seul danger nouveau : la confrontation des grands responsables des confréries musulmanes avec les problèmes posés par l'évolution du monde contemporain.
Le mysticisme confrérique de masse, sous sa forme maraboutique, a jusqu'ici répondu à l'attente des populations, et il a parfaitement rempli sa mission : encadrer les masses au fur et à mesure de leur islamisation, dans tous les domaines de l'existence, de la naissance à la mort.
Mais l'encadrement des peuples est aujourd'hui dévolu aux Etats modernes qui, par leurs institutions, légifèrent, réglementent, et organisent les affaires économiques et sociales des Nations. Cependant, les responsables des grandes confréries religieuses ont peut-être encore un rôle important et complexe à jouer. Ils conservent, en effet, dans des contrées non arabophones, le monopole de l'enseignement religieux, qu'ils pratiquent dans les différentes langues africaines, en utilisant, pour leur transcription, les caractères arabes, et en s'appuyant ainsi sur le prestige, déjà signalé, de cette Ecriture à caractère sacré et éternel. Ils sont donc tentés de récupérer, sur les plans religieux et moral, ce qu'ils perdent sur le plan temporel. Ils ont ainsi les moyens d'assurer la survie de leurs Voies, sans doute pour longemps encore.
Il leur faut aussi tenir compte des données et des facteurs d'évolution d'un monde en pleine transformation, qui entraîne, bon gré mal gré, toutes les Nations dans un même sillage. Parmi ces données figure, probablement, le mouvement du Réformisme de l'Islam (pour un Islam authentique, adapté aux exigences modernes). Cela implique des options telles que :
Les problèmes, en vérité, sont plus complexes en Afrique, que dans n'importe quelle autre contrée musulmane. Leur solution est l'affaire des Africains. Elle est également fonction de quelques lois naturelles, qui paraissent inéluctables. La laïcité progresse, par la seule force des choses, et le domaine religieux a tendance à être délaissé : c'est une séparation de la religion et de l'Etat qui s'accomplit d'elle-même. La jeunesse rejette aujourd'hui la contrainte des cheikhs, lesquels, il faut le reconnaître, manquent parfois, de nos jours, de l'envergure nécessaire.
Une question est souvent posée, et généralement mal posée : y-a-t-il un « Islam noir » ? On a usé de la « toile de fond animiste » au point d'écrire que « l'Islam noir ne peut se définir que par rapport à l'Animisme » … Dans une certaine mesure, ce fut autrefois partiellement vrai, mais il est juste de remarquer qu'il en a été de même pour toute religion implantée hors de son aire d'origine, comme il est bon de remarquer que l'Islam, en Arabie même, ne put faire autrement que d'absorber l'Animisme local.
Ce qui était partiellement vrai il y a cinquante ou cent ans, a pris parfois l'allure d'un facteur artificiellement mis en relief, et soigneusement entretenu. En toute hypothèse, cela paraît aujourd'hui inexact, et même de plus en plus faux. Les cas de symbiose Islam-Animisme, si souvent dénoncés par des auteurs en vérité très partiaux, ne portent, finalement, que sur des points secondaires, sous la forme de comportements sociaux plus que de croyances véritablement religieuses, et ces comportements millénaires céderont lentement, devant une évolution chaque jour plus marquée, et dont on déplorera peut-être, un jour, l'accélération.
Sans doute, la partie de la population qui est illettrée, et souvent mal guidée par des marabouts « insuffisants », peut encore choquer les puristes par certaines de ses pratiques. On préférera, cependant, la jolie définition d'Ahmadou Hampaté Ba, parce qu'elle semble se rapprocher davantage de la réalité contemporaine :
« En Afrique, l'Islam n'a pas plus de couleur que l'eau ; c'est ce qui explique son succès. Il se colore aux teintes du terrain et des pierres ».
Il a voulu dire qu'il n'y a qu'un seul Islam, mais que l'on peut être et se sentir musulman de différentes manières, selon que l'on est sénégalais, marocain, yéménite ou indonésien. Même dans le domaine religieux, les peuples de la Terre ont leurs modes respectifs de sensibilité. Il y a eu « régionalisation », certes, mais ce phénomène est lié à la personnalité Africaine, qui est multiple manière d'être et de sentir, ou style varié de vie et de civilisation. Chacun porte encore en soi la marque, pour longtemps indélébile, de particularismes locaux assez anciens pour faire partie de l'être profond de chacun, où que ce soit. Cela n'est d'ailleurs pas particulier à l'Islam.
Si l'on cherche encore la science islamique autour des Lieux Saints de l'Islam, à la Mekke et à Médine, et la science juridique à El Azhar du Caire ou à la Qarawiyîn de Fès, on n'y recherche plus les modèles de piété, ni même les guides. Ce temps paraît révolu, pour autant que l'on puisse en juger. L'Islam africain est aujourd'hui majeur, par la vertu de ses cheikhs.
La seule chose que l'on puisse énoncer avec certitude, c'est que l'Islam africain est encore, actuellement, un Islam confrérique, une religion de masse. L'évolution, cependant, a commencé sur deux axes parallèles. L'Africain musulman, progressant en savoir, se retrouvera un jour seul devant Allah ; comme le veut le Coran ; et, simultanément, la société moderne, qui se développe, lui passera bientôt un carcan social bien plus contraignant que ne l'aura jamais été celui des confréries religieuses les plus hiérarchisées.
Alors le croyant musulman se rappellera, peut-être, que l'Islam voulait libérer l'Homme en tant que créature privilégiée, et il lui appartiendra, s'il en a le désir et la volonté, de préserver les valeurs humaines de l'Islam, en particulier la liberté individuelle conciliée avec un sens élevé des nécessités de la vie en société. Ce sont là, en effet, deux incontestables joyaux de la civilisation islamique, qui appartiennent bien à l'« Homme coranique », et qui ont été jusqu'ici mis en danger par les jihâd-s, et parfois détournés par des confréries décadentes.
Notes
1. Dans la grotte de Déguembéré, à Bandiagara, où le cheikh périt avec ses derniers compagnons.
2. Le neveu d'Al-hâjj Omar, parti chercher des renforts, et qui arriva trop tard pour dégager Al-hâjj Omar.
3. C'est-à-dire le successeur d'Al-hâjj Omar. Or ce dernier avait déjà désigné son fils Ahmadou « l'Arabe », investi des pouvoirs sur le Ségou et le Macina. Il y a donc usurpation au lendemain même de la mort du Mujâhid.
4. Celle qui est prescrite cinq fois par jour.
5. Wazifa.
6. Le fils aîné d'Al-hâj Omar, qui se décidait à venir faire valoir ses droits.
7. Mot à mot des Nazaréens (= des chrétiens).
8. 1958, p. 192.
9. 1912, p. 342.
10. Conception théocratique de l'empire : Al-hâjj Omar ne se souciait ni des Etats ni de leurs chefs. Il voulait créer une Communauté de peuples islamiques non différenciés.
11. 1952.
12. De l'arabe : mu'addibu, homme de culture (adab).
13. 1962, pp. 82 et 83.
14. 1962, pp. 89-92.
15. Définir le Borom bayrê revient à définir le héros, le chef par excellence. C'est « l'homme à la belle prestance », mais aussi « celui qui a la chance avec lui ».
16. Avec l'Islam, le concept païen (ou animiste) de la « chance », va se métamorphoser en croyance à l'influx divin, à la Baraka, à la fois grâce efficiente et vertu. Barkê est la déformation de baraka.
17. Marabout, du mot arabe populaire « mrabou », vient de l'arabe classique murâbit : « celui qui est dans un ribât », sorte de forteresse des marches frontières de l'Islam, « couvent fortifié », où les exercices pieux alternaient avec les exercices ou les expéditions militaires. La racine du mot, rbt, signifie « attacher » (cf. religare, religion). Le pluriel (cas direct) al-murâbitin, a donné Almoravides.
18. Cf. le Jihâd peul d'Ousmane b. Fodiyo en Nigéria de 1804 à 1810, et le grand jihâd d'Al-hâjj Omar.
19. Il est généralement admis que le mot arabe tasawwuf (Mysticisme) vient du mot sûf (laine), d'où le mot sûfî (un mystique) parce que les mystiques affectaient de ne porter que des vêtements de laine très simples. D'autres étymologies (aventureuses) sont proposées.
20. Cf. l'Herméneutique des philosophes musulmans. Le Coran a deux et même trois significations :
21. Cf. les odes d'Ahmadou Bamba sur ce thème, in La pensée religieuse de ce cheikh (F. Dumont, N.E.A., Dakar, Abidjan).
22. Concept différent du tawhîd simple, ou proclamation canonique de l'Unicité d'Allah (cf. l'Attestation de foi, ou shahâda).
23. Cf. 1) Sho + myo (Shomyo) des japonais (répétition de nom) in : Introduction à l'Asie, de Jean Herbert, Albin Michel, Paris 1960, 691 pages. 2) Versellement universel du Pater chez St. Jean de la Croix.
24. Cf. certaines déviations en Orient et ailleurs (derviches tourneurs, etc … ).
25. Sur la Mystique musulmane, cf. Anawati et Gardet, Massignon, Arberry, etc …
26. Expression du cheikh Al-Sanûsî (Senoussi) et titre de son ouvrage sur les confréries musulmanes.
27. 1962, p. 102.
28. Cf. Monteil, 1964, p. 134.
29. 1968, pp. 7-8, (Note 3).
30. Sharif : noble ; d'ascendance noble ; extrême : descendant du Prophète Muhammad (par Fâtima et 'Alî), d'où la réputation de sainteté des Shurfâ' ou shurafâ' ou ashrâf (pluriels de sharîf). Par un usage excessif, le mot a perdu beaucoup de sa force.