Editions Clairefontaine. Lausanne. 1956. 149 pages.
La lune est sortie de l'horizon, très grosse eôt rougeâtre. Et voici
que la savane s'anime; il y a des rires de femmes cristallins et brefs, puis quelques voix d'hommes; un appel s'élève, lointain, pur et un peu triste, descend en cascade, aussitôt repris par d'autres voix, s'approche, s'éteint puis reprend: de toutes parts arrivent de hautes silhouettes, d'un pas lent, d'étranges vagabonds vêtus de longs boubous brodés entrent en chantant dans la lumière d'un feu et se mettent en cercle. Chacun porte une épée au côté et s'appuie nonchalamment sur l'épaule de son voisin. Les visages sont encadrés de tresses sous la grande corolle des chapeaux coniques. Le chant est grave, puissant, c'est une phrase décidée, toujours reprise, une adhésion passionnée, qui descend en s'étageant et se prolonge par une note basse où se retrouvent toutes les voix.
D'autres silhouettes sont furtivement sorties de la nuit. Ce sont les jeunes filles aux corps minces et fermes, aux fines jambes qu'enserrent quatre lourdes chevillières. Aux poignets, au cou et entre les perles des longues chaînes qui descendent sur les boubous, sont accrochés de très petits sachets de cuir. Ce sont les amulettes protectrices; elles contiennent les mélanges savants, les herbes efficaces, et chacune a sa propriété. Il y en a pour être aimée, d'autres pour être belle, d'autres encore pour être gracieuse lorsqu'on n'est pas belle…
Les jeunes filles se sont groupées près des chanteurs. Cette beauté grave et qui trouble, tant de perfection fragile et ces visages au-delà des mots, éclos des pluies et des rêveries d'une solitude millénaire, c'est peut-être cela, le véritable miracle de l'eau.
Ce matin, on a présenté à la communauté un des enfants nés pendant la saison sèche. C'était une petite fille de quelques semaines; elle était toute blanche et toute rose encore, recroquevillée et maladroite dans les bras de sa grand-mère maternelle. Les parents n'étaient pas là; la coutume veut qu'ils n'assistent pas à la présentation de leurs deux premiers enfants; ils se cachent tout le jour dans la brousse.
A l'aide d'un couteau, on a rasé les cheveux de l'enfant, mouillés de lait. Elle pleurait. Elle essayait d'écarter de son bras la douleur qu'on ne lui avait pas encore appris à supporter en silence.
On a d'abord rasé le côté droit, qui est celui du père, puis on a passé au côté gauche, celui de la mère. Toutes les femmes étaient debout, en demi-cercle. Accroupis de l'autre côté de la corde à veaux, les hommes murmuraient des paroles en portant à leur visage leurs mains ouvertes comme un livre et qui contenaient de petites branches vertes.
Alors la grand-mère a trempé une même petite branche dans une calebasse pleine de lait, et elle en a frappé doucement la tête de l'enfant.
— Murnaajo, a-t-elle dit à voix basse, je t'appelle Murnaajo. Puisses-tu ne jamais manquer de lait!
Et tous ont crié:
— Elle s'appelle Murnaajo! Son nom est Murnaajo!
Une nouvelle Bororo était entrée dans la communauté, une nouvelle Peule était née.
L'après-midi, on a égorgé deux vaches; chacun a eu sa part, selon son âge, son sexe et sa position sociale. Puis on a cuit la viande, celle des hommes à l'air libre, sur des brochettes, celles des femmes dans les canaris, et on l'a mangée. Et ce soir on danse, on dansera encore demain.
Maintenant, le cercle des chanteurs tourne lentement. La phrase sans cesse répétée devient plus simple, plus rapide, scandée par le claquement sec des mains. De petits garçons se sont glissés entre les danseurs qu'ils essayent d'imiter. Le rang des jeunes filles frémit, se met en mouvement, entoure le cercle des jeunes gens et se balance au rythme du chant bientôt repris par toute la tribu. Les voix pleines des hommes, celles hautes et frêles des femmes se fondent en un grand chúur à canon qui s'étend au loin et prend possession de toute la savane. Le rythme est encore monté, il a atteint une cohésion irrésistible, une puissance sauvage mais qui reste toujours contenue, dominée, qui ne veut pas connaître l'abandon aux forces qu'on ne contrôle plus.
Seuls dans la savane immense, loin des regards étrangers, ces éternels errants se donnent une fête. Des bergers déguenillés de la saison sèche, ils n'ont plus que la nonchalance un peu hautaine. Pendant tout le temps que dureront les fêtes, leur grand souci sera d'être le plus beau, celui qui, avec presque rien, aura inventé la parure la plus personnelle, le maquillage le plus rare.
Car c'est le temps des rencontres.
Etre beau, c'est peut-être la préoccupation la plus secrète et la plus constante des Bororo. Pendant quelques semaines, chaque année, on peut lui consacrer tout son art et presque tout son temps. Ceux qui ne répondent pas au canon très précis de la race sont toute leur vie en butte à la risée des femmes et aux sarcasmes des hommes. Il faut être de teint clair, avoir un corps mince, élancé et souple, le nez droit, le front haut (on le rase), les cheveux lisses et le cou long, les yeux grands et les dents très blanches (on les frotte à longueur de journée, sans y penser, avec de petits morceaux de bois dont on a mordillé le bout, et on apprend très tôt aux enfants à ne pas boire le lait du matin, trop frais, qui risque de fendre l'émail des dents). On n'échappe pas à la honte d'avoir des enfants laids comme des hyènes. Les mères, qui portent leurs enfants au dos jusqu'au sevrage, dans le même pagne qu'elles, prennent la précaution de ne pas envelopper les petites filles plus haut que les reins, pour qu'elles acquièrent une cambrure marquée. Les garçons, qui doivent rester bien droits, sont enveloppés jusqu'au cou.
On va plus loin encore. Souvent les maris, pour avoir des enfants dont ils puissent être fiers (qui leur resteront en cas de séparation) acceptent de laisser vivre leur femme auprès d'un homme réputé pour sa beauté, le temps d'avoir de lui un ou deux enfants.
« Si je ne suis pas assez belle, lorsque je serai grande, disait une toute petite fille, je souhaite alors que le puits m'engloutisse jusqu'au cou!… »
C'est que les petites filles, quand elles sont belles et bien nées, peuvent avoir beaucoup de prétendants. Ces projets sont l'affaire des parents. Ils sont conclus dès que les enfants ont quatre ans. Les parents du garçon nouent une cordelette d'écorce autour de la cheville de la petite fille:
— Elle sera la femme de notre fils.
Puis on scelle l'alliance par le sacrifice d'un zébu que toute la tribu se partage. Le soir, on danse, et les têtes des petits enfants endormis se balancent au dos des mères qui s'élancent dans le cercle des chanteuses.
Si d'autres parents désirent mettre leur fils en liste, sûrs qu'il sera plus beau et aura plus de chances de plaire, ils devront attendre l'année suivante. Car la coutume interdit de sacrifier plus d'un seul zébu par an pour la même petite fille. Ainsi, chaque saison des pluies, avec de nouvelles fêtes, apporte un nouveau prétendant. Mais on ne peut en accepter plus de cinq.
Plus tard, c'est la jeune fille qui choisira. Elle devra obligatoirement le faire parmi ses cinq soupirants. Si elle ne veut d'aucun d'eux, il ne lui reste d'autre solution que de se faire enlever par un amoureux d'une autre tribu, rencontré à la faveur des fêtes. Mais dans tous les cas, elle ne s'unira jamais qu'à un homme de sa race. Ces pâtres savent garder leur pureté par une endogamie intransigeante.
On n'enlève pas que les jeunes filles chez les Bororo. Lorsqu'elles sont belles et qu'elles ne veulent plus de leur mari, les jeunes femmes s'enfuient souvent avec un galant. Et parfois des enfants se perdent et meurent dans la savane, parce qu'ils sont partis tout seuls à la recherche de leur mère. Ces enlèvements, s'ils sont monnaie courante, ne vont pas sans difficultés. Les jeunes hommes de la tribu à laquelle appartient la jeune fille entreprennent une expédition nocturne pour tenter de ramener aux siens celle qu'ils ont perdue. Ils la menacent d'abord: « Dans deux mois tu seras en deuil et tu auras honte, lui disent-ils (une jeune veuve est considérée comme une sorcière); nous allons empoisonner ton nouveau mari! » Parfois, les jeunes hommes des tribus adverses se battent à coups de bâton, de hache et de lance. Mais c'est en vain qu'il y a des blessés, peut-être des morts: les femmes bororo n'en font jamais qu'à leur tête.
Les parents du mari font don à la jeune femme d'un taureau et d'une génisse. C'est l'embryon d'un nouveau troupeau, l'héritage de la famille, auquel le couple s'efforcera de ne pas toucher. Les nouveaux mariés habitent d'abord chez les parents du mari. Dès qu'elle est enceinte, la jeune femme se retire chez ses parents. C'est là qu'elle accouche, entre trois pagnes tendus par des femmes.
Elle restera chez ses parents jusqu'au sevrage de l'enfant, c'est-à-dire environ deux ans, n'adressant la parole qu'à son entourage immédiat. Au bout de ce temps, elle retourne vivre avec son mari. Mais ce n'est qu'à son troisième enfant que le couple recevra ses calebasses, centre et fondement de sa propre maison.
A travers les journées parsemées de tornades et de fêtes, les tribus ont lentement poursuivi leur route vers le nord. C'est le chemin de leur plus grande fête, le chemin de la Gerewol, la solennelle présentation des jeunes hommes, l'étrange concours de beauté qui oppose plusieurs tribus. Il dure jusqu'à sept jours; les Bororo en écartent tous ceux qui ne sont pas de leur race.
Dans la plaine de leur rendez-vous, les troupeaux noirs d'abord sont arrivés. Ils avançaient à perte de vue, alignés chacun comme pour une antique bataille. Puis la troupe innombrable et dispersée: des jeunes gens à chameau, une jeune fille en croupe, des hommes armés de lances, des femmes au pas glissant, calebasses sur la tête, enfant au dos. Des vieillards passaient au trot de leurs petits chevaux, puis des femmes encore, qui tiraient des búufs porteurs.
Un peu plus tard, on a vu se construire, dans chaque tribu, la lignée des petites huttes hémisphériques, faites de branches flexibles fichées en terre et recouvertes de nattes. Ce sont les maisons des pluies, qui n'abritent qu'un lit. La première, au sud, est celle du chef de tribu.
Le lendemain, dès l'aube, les jeunes hommes et les jeunes filles se sont parés, pendant des heures. Sur des fonds de teint rouges ou jaunes, ils alignaient minutieusement des points de couleur autour des marques tribales, ils se regardaient attentivement dans de petits miroirs. Puis il y eut sur les peaux claires une floraison miraculeuse de colliers, de bracelets et de bagues, de bijoux délicats et de petits cúurs rouges. On sortait avec précaution des plumes d'autruches de baguettes creuses, on se couvrait de cauris, de perles et de chaînettes, dans un ordre longuement prémédité.
Au début de l'après-midi, la fête s'est ouverte par un chant recueilli comme une prière.
Face peinte en rouge, lèvres et sourcils noircis, une trentaine de jeunes hommes, sur un rang, impassibles et beaux comme de jeunes dieux, chantent la même note en se balançant légèrement. En face d'eux, trois cents spectateurs, debout en demi-cercle, les regardent silencieusement, hommes à droite, femmes et enfants à gauche. Au milieu, les chefs des tribus sont accroupis, revêtus d'étoffes éclatantes. Les chanteurs se tiennent très droits, bras au corps, et leur note unique tisse lentement le monde magique de la fête. Une longue plume d'autruche surmonte le bandeau décoré de cauris qui leur ceint le front. Des barbes de béliers, des chaînettes ou des tresses encadrent les visages qui ne regardent nulle part. Des rangs de fines perles blanches enserrent les longs cous, d'autres se croisent sur les torses luisants. Deux très vieilles femmes vêtues de noir sont entrées à un bout du rang qu'elles passent en revue. Elles aiguillonnent d'un long et haut cri: « U-hu-huuu! » les jeunes hommes qui ne semblent même pas les apercevoir, elles raillent ceux qui n'ont pas assez fière allure, se penchant vers eux et les menaçant du petit bât (« ils ne sont que des búufs porteurs! ») qu'elles traînent derrière elles, au bout d'une corde.
Alors la note interminable s'amenuise, meurt soudain, et dans le silence s'élève la voix grave et impersonnelle d'un coryphée. En réponse, un cri unanime a jailli du rang, un chant plein se développe, se compose, descend lentement jusqu'à l'octave et rejaillit. C'est un chant large et puissant, avec un peu de nostalgie, né des grands espaces silencieux, solide et fort comme la tradition peule que rien ne peut changer. C'est le chant de la Gerewol, la voix des jeunes hommes qui maintiendront le Pulaku et qui se tiennent très droits, dans le soleil et devant les anciens.
Un bruissement métallique scandé, frémissant, a succédé au chant. Les jeunes gens se soulèvent sur la pointe des pieds et retombent, faisant s'entrechoquer les anneaux d'une grande chevillière de fer qu'ils portent à la jambe droite. La poussière monte sous les piétinements, la sueur perle sur les visages rouges prisonniers du rituel. Les cris des vieilles montent.
Prises par le rythme, elles avancent d'un pas saccadé. Des parties du rang se détachent, avancent en sautant vers les femmes, puis reculent. Le rang, d'un quart de tour, s'est transformé en file qui glisse à petits pas, sort pour revenir aussitôt. C'est un ballet qui paraît se défaire et se refaire sans effort, qui se divise en figures toujours nouvelles, mais dans un rythme implacable auquel chacun obéit jusqu'à l'épuisement.
Un brouhaha s'élève de la foule des spectateurs; on commente, on critique. Les vieux, immobiles, regardent les danseurs avec une apparente indifférence. Ils ont eu leur tour autrefois. Seuls ceux qui n'ont pas plus de deux enfants peuvent être les acteurs de ce spectacle. « Dansons, dansons, chantent les jeunes gens pendant les fêtes. C'est notre temps! » Bientôt ils raseront leurs coiffures savantes, ils deviendront spectateurs. Les saisons de la vie se succèdent comme celles du ciel. Mais si les visages des anciens restent impassibles, les coeurs se serrent au souvenir si proche de la jeunesse, quand on dansait la bamoul et que des centaines d'yeux peut-être disaient: « C'est le plus beau… »
Pendant cinq heures, les jeunes gens passent sans repos des chants à la danse, puis de la danse aux chants. Parfois, à l'écart, une querelle éclate, dans l'après-midi trop chaud; entre deux femmes jalouses au point d'en oublier leur retenue habituelle. On les sépare sans bruit. Mais seules les tornades peuvent interrompre la fête. On s'abrite sous une natte, comme on peut; elles se sont à peine éloignées que déjà des bribes du chant renaissent, et les flaques multiplient les silhouettes à peine froissées qui retournent à la solennité.
Lorsque le soleil atteint l'horizon, le silence, d'un coup, succède au chant. On entend des mugissements, le rang se disloque, les spectateurs regagnent leur campement. Il arrive qu'on ramène alors de la brousse le corps d'un petit berger, frappé par la foudre. Les danseurs épuisés, luisants de sueur, se retirent derrière les buissons d'épineux. Ils vont boire jusqu'à s'enivrer aux grandes calebasses de lait frais que leur apportent des colonnes de femmes.
Cette nuit, quand s'allumera le feu, la fête les reprendra.
Chaque jour, de très bon matin, une voix de femme monte dans le silence.
« L'étoile du matin se lève, chante-t-elle. Belles filles et beaux garçons, levez-vous avant le jour! »
En attendant le lait du matin, on commence par se parer, on invente le maquillage d'un nouveau jour, on se refait une beauté.
— Où le soleil se lèvera-t-il aujourd'hui ? se demandent les jeunes filles en chantant; ce qui signifie: « Quel sera le plus beau garçon ? »
Car tour à tour, les jeunes hommes de toutes les tribus rassemblées affrontent les regards critiques des anciens, des jeunes filles et des spectateurs. Tous se tiennent très droits, ils chantent et ils dansent sans presque montrer trace de fatigue. Les vieilles ne leur noirciront pas le visage, ils ne devront pas s'enfuir sous les huées et les flèches.
Mais la Gerewol n'est pas seulement une exposition de jeunes gens. Ce concours de beauté chaque jour a ses élus. C'est un des hauts moments de la fête.
Il y a d'abord le chant interminablement tenu, qui est attente. Et trente à quarante visages passés au, rouge ou poudrés de jaune, une rangée entière de visages qui s'élèvent et redescendent, se penchent d'un côté, se penchent de l'autre, ouvrent et ferment et roulent des yeux agrandis, tandis que les lèvres noircies font paraître encore plus blanches les dents serrées.
Les grimaces deviennent plus vives, le balancement du rang plus marqué: cinq jeunes filles gravement belles, yeux baissés, entrent très lentement dans le demi-cercle. C'est le choix des anciens. Elles s'agenouillent face aux jeunes hommes; elles restent immobiles, comme en prière devant le rang houleux qu'elles ne regardent pas. Une natte de cheveux, gainée de petits tuyaux dorés, descend bas sur leur dos brun. Un vieillard s'approche, il leur tend la main et les aide à se relever, une à une. La lenteur est signe de distinction, elles le savent. Les innombrables bracelets dont on a chargé leurs bras le leur ont appris, et les lourds anneaux que le forgeron a refermés sur leurs chevilles; il ne les fera éclater qu'à leur deuxième enfant.
Tandis que le rang continue à psalmodier la note qui maintient le monde en suspens, une jeune fille se détache du groupe et, lentement, d'une démarche de reine, elle avance vers ces dizaines de visages dont chacun voudrait la séduire. Elle désigne d'un lent balancement du bras le danseur de son choix. Tête haute, le garçon ne cesse pas de grimacer, étranger, dirait-on, au choix dont il est l'objet, masque hallucinant où s'allume et s'éteint tour à tour la blancheur éclatante des yeux et des dents. Juste avant de le toucher, la fille s'arrête, fait demi-tour et s'en retourne. D'autres, déjà, s'avancent. Quand elles auront choisi, le chant s'éteindra avec les grimaces, et le rang se défera.
Cette nuit, les couples ainsi formés se retrouveront, avec beaucoup d'autres, et se mesureront dans de grandes joutes oratoires. Car il ne suffit pas d'être beau, chez les Peuls; il faut encore avoir de l'esprit et savoir dire des phrases qui sont belles et qui tombent bien! Ce qui se passe ensuite, seuls les Bororo et la nuit le savent. Mais il est certain qu'on ne va guère au-delà de longues discussions amoureuses, et qu'une très grande réserve régit l'attitude de chaque couple.
C'est ainsi que les Bororo se donnent chaque année un spectacle, le même peut-être depuis toujours, et toujours aussi émouvant, parce qu'il éclate au sortir de huit mois de vie terne et solitaire. Mais la Gerewol est aussi plus qu'un spectacle — la réunion d'une race contrainte à vivre disséminée, et qui apporte là une interrogation inquiète, organise une longue confrontation, non pas tellement entre plusieurs centaines de jeunes gens qu'entre eux tous et le type physique et moral dont ses ancêtres lui ont transmis l'idéal passionné.
Et l'on désigne publiquement, année après année, ceux qui répondent aux critères immuables, ceux par qui se perpétuera la beauté et la dignité de la race.
Les tornades s'espacent, l'herbe jaunit, les sauterelles ont mangé presque toutes les feuilles des arbres, et l'eau boueuse des mares se retire chaque jour.
« Vrais Bororo, gardez pure votre race, a chanté une voix dans la dernière aube de la dernière Gerewol ; levez-vous, pliez vos nattes et rentrez chez vous ! »
Les danseurs se sont dépouillés de leurs parures, ils ont enlevé leurs habits de fête pour remettre ceux de tous les jours, les habits de solitude. Garçons et filles se sont assemblés en groupes séparés. Puis ils se sont égaillés, les uns à pied, les autres à chameau, une jeune fille en croupe. Il y a partout des lambeaux de chant qui s'éloignent dans la savane ; la fête se morcelle dans le silence.
Il ne reste, à côté du feu maintenant éteint, qu'un tout petit arbre qu'ils ont planté et décoré en cachette de leurs merveilleux trésors : des perles, de petites chaînes brillantes, des coquillages et des brins de laine de couleur. Ils sont destinés aux petits enfants de la tribu qui a organisé la fête.
— Vous voyez, leur disent les mères, les bijoux poussent sur les arbres, dans la savane, après les fêtes…
Elles espèrent ainsi éloigner les jeunes gens des marchés où les pâtres n'ont que faire : tout à côté des bijoux brillent trop d'autres tentations, et trop étrangères au destin des Peuls.
Les fêtes étaient venues avec les pluies, elles s'en sont allées avec elles. Les femmes ont chargé les búufs porteurs. Il faut trouver de nouveaux pâturages pour le troupeau, se disperser dans ce pays de soleil, de sable et de vent : c'est le temps de l'herbe jaune.
Sous un vol de vautours, le troupeau s'est ébranlé en mugissant, de très grands seigneurs en guenilles s'éloignent sans hâte, et les voiles de leurs femmes flottent au vent d'est.
Ce sont les Bororo qui passent.