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Woɗaaɓe


H. Brandt
Nomades du soleil

Editions Clairefontaine. Lausanne. 1956. 149 pages.


Contes Bororo

La nuit, la savane s'anime imperceptiblement, il y a partout des bruits insolites, le monde se peuple de présences mystérieuses. Il y a Dodo, l'ogre qui s'empare des enfants, quand ils s'éloignent de la maison. Il y a aussi un chant étrange dans les buissons.
— Ecoutez, disent les mères, c'est Sicia qui mange les enfants désobéissants...
En fait, Sicia n'est qu'un gros bousier, mais les enfants ne l'ont jamais vu. Sicia ne chante que la nuit, et on a bien trop peur pour y aller voir...

Autour des feux, les grands-mères racontent des histoires et des légendes. Les enfants savent que ces histoires ne sont pas vraies: c'est pour cela que ce sont les grands-mères qui les racontent. Car les mères disent toujours des choses vraies; elles ne peuvent mentir.

— Talè, talèma, dit grand-mère.
— Talotè, répondent les enfants.
Ce sont les mots magiques par quoi s'ouvrent tous les contes.

Il y avait une fois, dit grand-mère, un homme qui avait deux femmes. Un jour qu'elles allaient à la mare faire provision d'eau, l'une d'elles, qui était enceinte, s'arrêta quelques instants pour se reposer.
— Prends mon canari et remplis-le en même temps que le tien, dit-elle à sa compagne. J'irai le chercher.
L'autre arrive à la mare. Elle remplit d'eau son canari, et de gros cailloux celui de sa compagne, avec un peu d'eau par-dessus ; puis elle s'éloigne rapidement. Mais voici qu'arrive la première femme. Elle tente de mettre son canari sur la tête, mais en vain : il est trop lourd. Désespérée, elle s'adresse aux bêtes de la mare.
— Bêtes que je ne vois pas mais qui me voyez, chante-t-elle, sortez de la mare et aidez-moi !
Un margouillat se présente.
— Je vais t'aider, dit-il.
— Margouillat, dit la femme, si tu peux me mettre ce canari sur la tête, alors mon petit doigt aussi peut le faire !
Le margouillat s'en va.
« Bêtes de la mare que je ne vois pas... », chante encore la femme. C'est un crapaud qui se présente, cette fois. Mais est-ce qu'un crapaud peut aider une femme à porter son canari ?
— Crapaud, dit la femme, si tu viens à bout de cela, mon petit doigt aussi le fera!
Et elle se remet à chanter. « Bêtes de la mare, bêtes qui me voyez et que le ne vois pas... » Et une tortue arrive. Mais que peut faire une tortue ?
— Tortue, dit la femme...
Comme la tortue s'éloigne, voici que l'eau se met à parler. L'eau dit :
— Femme, n'aie pas peur si tu me vois changer de couleur ; je suis le serpent, et je vais sortir pour t'aider.
Et voici que l'eau change de couleur ; elle devient blanche, elle devient noire, elle devient grise, elle devient... C'est le serpent qui sort.
Et tout en sortant, il élève le canari et le dépose sur la tête de la femme.
— Maintenant, dit le serpent, il faut me payer. Cet enfant que tu portes, je le mangerai quand il sera né. Si c'est un garçon, je le mangerai, et si c'est une fille, je la mangerai. C'est ainsi que tu me payeras!
La femme rentre à la maison. Deux mois plus tard, son enfant naît. C'est une fille, une très belle petite fille, la plus belle que femme peule ait jamais eue. On lui donne le nom de Djillè. Mais il ne faut pas que le serpent la mange ! Et la mère cache son enfant, elle la remplace par deux margouillats. Elle dit à son mari:
— Si le serpent vient me demander, il n'y a qu'à lui dire que je ne suis pas là, que j'ai changé de mare.
Mais le mari rapporte ces paroles à sa seconde femme !
Le temps passe, et Djillè est déjà grande lorsqu'un jour, voilà le serpent qui vient réclamer son dû. Il ne trouve que le mari, qui lui dit :
— Ma femme, au lieu d'avoir un enfant, a eu deux margouillats !
— Deux margouillats seulement ? demande le serpent.
— Oui, répond le mari. Elle a eu deux margouillats.
Et le serpent avale les deux margouillats. Comme il s'en va, la deuxième femme court après lui.
— On t'a menti, lui crie-t-elle ; ils ont eu une très belle fille. Elle s'appelle Djillè ! Le serpent rebrousse chemin et se met à la recherche des jeunes filles. Elles font leur natte, un peu à l'écart du campement. Il s'adresse à la première qu'il rencontre.
— C'est Djillè que je cherche, lui dit-il. Mais la fille lui répond en chantant :
« Djillè a des dents blanches comme du lait frais, des yeux qui brillent, un corps mince et souple comme celui d'un serpent! »
— Celle-ci ne peut être Djillè, se dit le serpent.
Et il continue sa route. A chaque jeune fille qu'il rencontre, il demande en chantant : « Où est Djillè, aux dents blanches comme du lait frais, aux yeux brillants, au corps mince et souple comme celui d'un serpent ? » Toutes se récusent. Enfin, il trouve Djillè. Il va la manger, c'est son dû, lorsqu'un oiseau accourt.
— Si je te sauve, dit-il à Djillè, que vas-tu me donner ?
— Oiseau, répond Djillè, je n'ai rien à te donner, sinon mon collier ; mais c'est le plus beau qu'ait jamais porté fille peule. Si tu me défends, je t'en ferai cadeau !
Le serpent a ouvert toute grande sa gueule, il va manger Djillè... mais l'oiseau s'élance dans son cou. Ses plumes piquent et chatouillent le serpent, qui ne peut s'empêcher de le vomir. Et Djillè s'en est allée...
Elle a donné son collier à l'oiseau, et c'est depuis ce temps que les pigeons sauvages portent tous autour du cou un collier noir, le beau collier noir de Djillè.

Il y a une jolie fille, très intelligente. Chacun voudrait l'épouser ; mais elle refuse chacun.
— Je n'ai pas vu mon mari encore, dit-elle à son père. C'est moi qui vais le choisir !
(Il faut savoir ici que lorsqu'un garçon apprend qu'il y a quelque part une jolie fille, il va la voir, même si c'est très loin ; il arrive et reste deux ou trois jours. Souvent, le premier jour, la fille fait semblant de ne pas l'avoir aperçu ; il reste à côté de la maison. Chaque jour, on lui apporte trois boules de nyiiri. Souvent, le garçon ne les mange pas, pour faire bonne impression.)
— Je vais faire ainsi, dit la fille. Je prendrai pour mari celui qui mangera trois choses et laissera trois choses.
Personne ne comprend. Comment manger trois boules de nyiiri et en laisser trois ? Faut-il les partager ? Mais alors il y en aura six !
Vient un garçon. Il a compris. Pendant la nuit, il mange les trois boules ; il reste la calebasse qui contenait les boules, la louche et le couvre-calebasse. Il reste trois choses.
La fille a épousé ce garçon (ce qui signifie qu'elle préfère un homme intelligent à celui qui fait semblant d'être bien élevé en ne mangeant pas ; ce qui signifie aussi qu'elle-même est intelligente, concluent les Peuls).

Il y a une fille et son amoureux. Lui, pour voir si elle est intelligente, lui pose une question
— Qu'est-ce qui dort, demande-t-il, et ne se réveille pas tout seul ?
— C'est un serpent appelé kasari, répond la fille (c'est en effet un serpent qui dort beaucoup).
— Non, dit le garçon, tu n'es pas intelligente. C'est le lait qui dort et qui ne peut pas se réveiller seul.

Sicia chante toujours dans les buissons ; mais les petits enfants se sont endormis. Tel est le pouvoir des grands-mères.

Quand ils se réveillent, la nuit, le ciel est piqué de milliers d'étoiles incroyablement brillantes. Et chaque matin, lorsqu'on sort sa tête de la natte, le troupeau est déjà debout, et la savane éclatante est un univers familier qu'on mourrait de devoir changer pour un autre.