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WoDaaBe


H. Brandt
Nomades du soleil

Editions Clairefontaine. Lausanne. 1956. 149 pages.


A mes amis nomades
Fadima Dya
et Arɗo Girlaajo
qui m'ont appris
le monde peul

Introduction

L'homme blanc devient aveugle. Il perd ses yeux à ne pas vouloir délacer sa solitude.
Alain Gheerbrant (Congo noir et blanc)

Les hommes dont nous aimerions vous conter l'histoire émouvante vivent en même temps que nous. Mais nous ne les avons pas encore entraînés dans notre course. Au milieu d'un monde qui se transforme et s'uniformise sous nos yeux, où les distances se raccourcissent vertigineusement, ils sont restés très solitaires, désespérément fidèles aux vertus de leur race et à un mode de vie maintenu à travers des millénaires, peut-être.

Ils sont nomades, et n'ont qu'indifférence pour les chemins et les rêves des autres hommes. « Nous n'avons pas trouvé cela », disent-ils en repoussant toute innovation. Et ils n'ont même pas un regard pour les avions qui passent parfois, très haut, dans le ciel de leur merveilleuse et dérisoire liberté.

Ces solitaires, grands seigneurs en guenilles, ce sont les Peuls Bororo du Cercle de Tahoua (Territoire du Niger, A.O. F.). Ils ne ressemblent en rien aux Noirs qui cultivent les terres à mil du sud du Territoire et qui vivent dans de gais et bruyants villages de pisé rouge. Leur domaine à eux, c'est la savane de l'Azaouac, une terre maigre et désolée où le soleil règne en maître absolu et qui va se perdre, très loin, dans les sables du Sahara.

Les Peuls — de leur vrai nom Fulbé (au singulier Pullo) qui, selon H. Gaden, signifie les éparpillés — sont répandus à travers toute l'Afrique Occidentale Française, entre le dixième et le quinzième parallèle. Bien qu'ils soient tous métissés à des degrés variables, leur teint généralement clair, leurs traits fins et leur élégance hautaine frappent d'étonnement l'observateur le moins averti. Mais ce qui, de l'Atlantique au Tchad, les distingue le plus sûrement des Noirs au milieu desquels ils vivent disséminés, c'est la commune passion qui les lie étroitement à leurs grands troupeaux de zébus noirs.

« Le Peul, disait l'administrateur Vieillard, est un parasite de l'espèce bovine. »

Le problème de leur origine a suscité les hypothèses les plus diverses, les plus fantaisistes parfois. Il n'est pas résolu. Certains ont voulu voir en eux des Tziganes, d'autres, des juifs de la fuite d'Egypte. On s'accorde généralement, maintenant, à les faire venir de l'est et à voir en eux « un mélange d'Ethiopiens, d'Arabes et de Noirs » 1. Peut-être une lente migration les a-t-elle insensiblement conduits d'est en ouest par le nord du Sahara, alors terre fertile. Un mouvement inverse semble ramener vers l'est ceux d'entre eux qui sont restés nomades 2.

Car la plupart des Peuls sont aujourd'hui sédentaires et musulmans. Les Bororo du Territoire du Niger sont restés parmi les plus indépendants. Hostiles à l'Islam mais sans foi reconnue, réfractaires à toute influence et ne recherchant aucun contact, ce sont des nomades qui possèdent rarement un toit, à la fois misérables et très riches, d'une richesse (leurs troupeaux) qu'ils n'utilisent pas. Sur leur situation au sein de la race, voici ce que racontent les autres Peuls.

« Une fille de haut lignage avait coutume d'aller aux pâturages avec ses captifs noirs. Elle eut un enfant de l'un d'eux et son père, refusant d'accepter ce bâtard, les chassa. Ils s'en allèrent dans un pays où ils étaient inconnus. Mais leur fils, comme la fille qu'ils eurent bientôt, étaient des chégué, des enfants nés d'un mariage qu'on n'avait pas célébré devant tout le monde. Aussi, quand ils furent en âge de se marier, personne ne voulut-il d'eux. Alors le frère épousa sa súur. Lorsqu'il apprit cela, le chef peul musulman Usuman Fodoyè, fils de Chèfu, fit venir tout le monde; il ordonna à la fille de retourner chez son père, et au frère de se séparer de sa súur. Mais aucun ne put accepter ce qu'il leur demandait. Alors Usuman Fodoè, fils de Chèfu, les chassa pour toujours.
— Vous serez condamnés à vivre ensemble, leur cria-t-il. Vous porterez désormais le nom de Wodabè, vous serez ceux qu'on ne peut pas toucher, des isolés! »

Ce sont ces isolés — avec orgueil, et quoi que vaille la légende — qui ont conservé le plus jalousement, avec un type physique très pur, la ligne de conduite héritée de leurs ancêtres et transmise de père en fils, le Pulaaku. Ce sont eux, peut-être, qui se sont le moins écartés du chemin qui conduit les vrais Peuls à travers le monde et la vie, le laawol fulfuldé, droit comme la corde à laquelle on attache les veaux.
Ils sont les plus purs héritiers d'une civilisation sans doute condamnée à disparaître rapidement.

C'est avec ces hommes (dont j'ignorais alors jusqu'à l'existence) qu'on me confia la tâche d'aller vivre, seul, pendant plusieurs mois, pour tenter de recueillir des documents photographiques et sonores et de réaliser un film probe. Opération combien délicate, à la réussite tant de fois menacée! A l'origine de l'exaltante aventure que j'allais vivre, il y a le Musée d'ethnographie de Neuchâtel, il y a son directeur, M. le professeur Jean Gabus, à qui j'aimerais dire ici ma profonde reconnaissance.
— Nous n'organisons pas des missions ethnographiques par manie de collectionneur, disait-il, pour entasser des objets morts derrière des vitrines ou dans des magasins, mais pour essayer de faire comprendre et respecter d'autres hommes.
De même qu'il avait demandé au peintre Hans Erni « de noter une foule de gestes de métier…. de créer une sorte de dessin animé des techniques, sans négliger le milieu social, le cadre de la vie quotidienne qui donnent tant de grandeur à des activités humbles » (car ce qu'il comprendrait, ce qu'il réaliserait présenterait autant d'intérêt — dans un domaine fort différent — que les renseignements demandés au sociologue, à l'anthropologiste, au musicologue… »), de même il me fit l'honneur de me confier la réalisation de cette mission photographique et cinématographique chez les Peuls Bororo. C'était la huitième mission africaine du Musée.

Si quatorze heures d'avion séparent Paris de Tahoua, porte de l'Azaouac et du Sahara, de là nulle route ne mène chez les Bororo, pas même une piste reconnue. C'est à dos de chameau qu'il faut s'aventurer dans ce royaume très secret, en dehors du temps, à la recherche de ces hommes d'un abord difficile, qui ont toujours tenu à distance tous ceux qui n'étaient pas de leur race. J'ai équipé une caravane et recruté une petite équipe: un interprète, un guide, un convoyeur et un cuisinier. Sauf le premier, qui est Peul, ils sont Touareg ou anciens captifs de Touareg. Tous sont sédentaires, et cette quête incertaine ne les enchante guère: l'Azaouac, c'est l'inconnu; les tornades y sont terribles et, passé le dernier village, il n'y a plus de toit, plus de mil, et plus de protection contre un milieu et un climat hostiles.

Un matin d'août, peu après l'aube, notre caravane s'est ébranlée en direction du nord. Les chameaux de bât fermaient la marche, attachés l'un derrière l'autre, chargés de quelques provisions et de beaucoup de matériel de prises de vues et de son. La colonne s'étira; la grande bourgade de Tahoua disparut derrière une dune en même temps que s'éteignait sa rumeur.

Nous avons d'abord traversé un terrain très accidenté. Les chameaux, rétifs, butaient contre de grosses pierres, glissaient et tombaient en descendant dans des ravins, puis repartaient prudemment, tâtant le sol de leurs larges pattes délicates. Il fallut souvent s'arrêter et, pour assurer l'arrimage des bagages, faire baraquer les bêtes fatiguées. Elles poussaient en vain leurs cris à la fois plaintifs et courroucés; ces sangles, ces bâts et ces lourdes cantines allaient être leur lot, et ce lent, cet interminable cheminement sous le soleil implacable. Parfois nous longions des champs de mil et, sur une éminence, apparaissait un village silencieux, immobilisé dans sa torpeur, cases rondes aux toits de paille pointus.

Puis nous atteignîmes le dernier village, une dizaine de huttes, à la limite extrême du monde noir et sédentaire. Nous le quittâmes le lendemain, au petit jour, sous l'oeil indifférent de quelques vieilles femmes. Nous avions pénétré dans l'Azaouac.

Le pays devint plus plat, et les larges vallées semées d'épineux se succédèrent sans fin. La savane avait toujours une colline d'avance sur nous. Nous avancions dans un monde silencieux et vierge. Des gazelles, surprises, se levaient d'un bond, nous observaient, immobiles, et s'éloignaient au petit trot en remuant la queue. Des rats palmistes traversaient en trois sauts des taches de sable. Dans le ciel éblouissant, des vautours tournaient.

Chaque jour était une aventure merveilleuse. Nous étions devenus des nomades à la recherche d'autres nomades. Mais allaient-ils accepter les intrus, les ennemis que nous ne pouvions manquer d'être à leurs yeux ? N'allaient-ils pas s'évanouir à notre approche, aussitôt bus par ce pays trop vaste ?

Trois fois par jour, mes compagnons sautaient à terre; ils se prosternaient en direction de La Mecque, en tête à tête avec leur Dieu. Le vent emportait des bribes de leur prière, et les temps forts d'une fervente litanie: « Allah!… Allah!… » Vers la fin de l'après-midi, Ahmed lknan, notre guide, perché sur son haut chameau, chantait les mélopées de sa race. Un soir, d'une colline, il nous montra des taches noires, dans la savane, très loin. C'était un troupeau bororo.

Une heure plus tard, nous arrivions dans un campement solitaire que rien ne faisait remarquer. Sans mon guide, j'aurais passé sans même le voir, peut-être. Les Bororo que nous cherchions, c'était cette femme effacée qui baissait la tête en trayant les hauts zébus noirs devenus subitement inquiets qui avaient fait front contre nous, prêts à charger; c'était cet homme qui me tendait une calebasse de lait sans presque me regarder. Notre arrivée ne semblait pas les intéresser. J'ai su alors que les Bororo avaient d'autres moyens que la fuite pour se dérober aux intrus.

Ils étaient humbles et silencieux, mais je ne sais quelle présence, quelle dignité indifférente, quelle élégante possession de soi forçaient l'attention, faisaient pressentir un monde inviolable, dont les seules clefs allaient être le respect, le temps et l'amitié.

Ils nous ont permis de nomadiser avec eux. Pendant cinq mois, nous les avons suivis à travers les herbes jaunes et à travers les herbes vertes, dans le soleil et dans le vent, de mare en mare et de point d'eau en point d'eau. Nous avons partagé leur lait et assisté à leurs fêtes. J'ai joué avec leurs enfants. Autant qu'on peut l'être, je crois avoir été leur ami.

Et voici les images et les histoires que j'ai pu rapporter de leur monde, voici de petits morceaux de leur monde secret, fragile et troublant.

Notes
1. D. Paulme. Les Civilisations africaines.
2. Henri Lhote.