Journal de la Société des Africanistes 1966 Volume 36, Numéro 36-1 pp. 7-28
M. A. Hampaté Bâ et Mme Germaine Dieterlen ont fait connaître, il y a quelque temps déjà, un aspect inconnu des croyances des pasteurs fulɓe de l'Afrique occidentale 1.
Mme Dieterlen n'a pas hésité, dans la « conclusion », à considérer que ce texte initiatique permettait de faire des rapprochements troublants avec certaines scènes de fresques d'époque bovidienne du Tassili, lesquelles, il y a lieu de le préciser, avaient fortement impressionné M. Hampaté Bâ lorsqu'il les vit lors de leur exposition au Pavillon de Marsan. D'après lui, beaucoup de ces fresques pourraient être déchiffrées par un initié pullo, comme il a l'honneur de l'être lui-même.
Son avis, il n'est pas nécessaire d'insister sur ce point, est d'une haute importance, car s'il était confirmé dans l'avenir, il témoignerait, pour la première fois, de la possibilité d'interpréter des peintures pariétales d'époque préhistorique en fonction de croyances actuelles, ayant survécu depuis plusieurs millénaires, et de les rattacher à des populations encore existantes. A première vue, il n'y aurait rien d'impossible, si l'on retient l'hypothèse selon laquelle les peintures bovidiennes du Sahara central seraient le témoignage d'une ou de plusieurs grandes migrations de pasteurs de bœufs venues de l'Est, dont les Fulɓe, considérés généralement comme les introducteurs du bœuf en Afrique occidentale, seraient les descendants.
L'origine des Fulɓe, nous le savons, a été très controversée, mais il y a toutefois unanimité sur un point, à savoir que ce groupe humain, à peau cuivrée et à cheveux longs et lisses, est venu de l'Est et, qu'après un long cheminement, il a abordé sur les rives du Sénégal vers le VIIIe siècle de l'ère chrétienne, disent les traditions, d'où ils amorcèrent alors une nouvelle migration d'Ouest en Est, en suivant la zone de la steppe à acacias et à graminées. Là où les divergences commencent, c'est au sujet de la route qu'ils ont suivie dans leur migration initiale et l'on trouvera dans Tauxier 2 toutes les hypothèses formulées à ce propos. Mais aucune, sinon celle de Barth, émise avec beaucoup de prudence, n'a envisagé la route saharienne, pour la raison que l'idée d'un Sahara désertique était alors ancrée dans les esprits et que personne ne supposait qu'il eût pu y avoir une abondante végétation à une époque relativement récente et, à plus forte raison, qu'il ait pu permettre à des éleveurs de bœufs de circuler et de prospérer avec leurs troupeaux. Dès 1944, j'avais suggéré la route saharienne, précisément en m'inspirant des gravures et des peintures bovidiennes connues à l'époque ainsi que d'un certain nombre de faits ethnographiques que j'avais relevés au cours de plusieurs séjours au milieu des Fulɓe des falaises de Bandiagara, de ceux du Niger et de l'Adamaoua. Les peintures du Tassili sont venues singulièrement renforcer cette opinion car, non seulement elles ont confirmé l'existence ancienne de pasteurs de bœufs au Sahara et l'ampleur de leur peuplement, mais elles nous offrent aussi beaucoup de détails ethnographiques concernant le mode de campement et la vie pastorale, les types humains et leurs vêtements ainsi que leurs coiffures, qui pourraient imager, sans aucun changement, la vie des Fulɓe actuels. Cette hypothèse rallie aujourd'hui les Africanistes les plus autorisés en la matière et il serait donc souhaitable, comme l'а souligné Mme Dieterlen, que des initiés fulɓe viennent un jour étudier les fresques bovidiennes du Tassili, dont les copies sont déposées actuellement au Musée de l'Homme.
En narrant ce que furent les deux premières campagnes de recherches au Tassili 3, j'ai insisté sur le fait que les peintures bovidiennes présentaient surtout un caractère anecdotique et que celles qui relevaient de la magie étaient rares. Depuis, de nouvelles parois peintes ont été découvertes et un examen général plus serré a mis en évidence un certain nombre d'éléments permettant de saisir l'existence de rites magiques ou religieux. Mon but, ici, sera de les faire connaître et de fournir des éléments d'étude aux chercheurs, car on ne saurait les séparer du reste et encore moins les ignorer, si des déchiffrements doivent être faits à la lueur des croyances fulɓe actuelles. Certaines révéleront des contacts avec l'Egypte dont la nature sera à définir, mais je pense que leur existence n'est pas en contradiction avec l'origine des Fulɓe, puisque nous savons que le vocabulaire de ces derniers comprend un certain nombre de noms qui sont identiques ou très proches de ceux de l'égyptien, ce qui constitue un témoignage de contacts anciens.
Parmi les différentes fresques attribuables aux pasteurs et qui reflètent un caractère magique, nous en voyons plusieurs dans lesquelles un animal mythique, au corps serpentiforme, joue un rôle essentiel en rapport avec le bœuf. La première est celle qui fut baptisée « Le bœuf à l'hydre » (Doc. M. H.-A. P. S., 1957-183 4, dim. 240 x 110) et qui fut découverte à Jabbaren dans un petit abri suspendu (photo 1). Mme G. Dieterlen l'a publiée dans « Koumen » d'après notre relevé. Elle est traitée à l'ocre rouge et révèle une maîtrise remarquable de l'art animalier et humain, tant par l'équilibre des formes que par le sens de la composition. L'intérêt principal réside dans le bœuf de la partie centrale qui est pratiquement encerclé par un animal serpentiforme. La tête de ce dernier est allongée et ressemble à celle d'un canard, mais elle porte trois appendices qui peuvent figurer des cornes et une oreille. Le corps passe entre les pattes du bœuf, puis sous son ventre et la queue ressort du côté opposé pour terminer sous la partie dorsale et postérieure. De son corps sortent sept petites têtes, dont certaines portent des oreilles tombantes qui ressemblent à celles de moutons. Il s'agit donc d'un animal à têtes multiples, sorte d'hydre, qui évoque certaines croyances de la mythologie ancienne de la Méditerranée. On a l'impression que cet animal fantastique entoure le bœuf, non pas à la manière dont les pythons étouffent les antilopes et les gazelles, mais qu'il l'enferme dans un cercle magique, comme pour le mettre sous son charme ou son influence. Sous cet ensemble, on voit l'amorce d'un bœuf dessiné au trait et une jambe humaine, tracées antérieurement et certainement sans aucun rapport avec la scène qui les recouvre en partie.
A gauche, un autre bœuf présente un corps à deux têtes. A première vue, on pourrait penser à une superposition, mais l'examen sur place n'a pas permis de la détecter. Comme un autre bœuf bicéphale existe aussi à Ti-n-Tazarift, dans une scène qui n'est pas sans analogie avec celle-ci, il faut admettre qu'il s'agit d'une composition intentionnelle. Le centre du panneau est occupé par un autre animal serpentiforme, à la tête munie de deux cornes de bélier. Il semble porté sur des pattes, qui sont matérialisées par des traits simples et légèrement courbés, et son allure évoque un animal antédiluvien ayant l'air de se promener sans but bien précis au milieu d'une nature trop petite pour lui. Deux autres bœufs, assez effacés, l'un à droite, l'autre à gauche, figurent sur le panneau, mais ont certainement été tracés à une époque antérieure aux autres. Il doit en être de même des différents personnages en course et des deux autres qui sont de part et d'autre de la patte arrière du monstre serpentiforme, car ils sont tous surchargés par des traits plus récents, soit ceux des pattes du monstre, soit celui qui entoure la scène de danse.
La scène de danse comprend cinq personnages qui, malgré l'absence de seins, doivent être des femmes. Les formes très élégantes des corps au mouvement onduleux, mettant en évidence le galbe du ventre et des hanches, sont beaucoup plus féminines que masculines, de même que la coiffure en cimier allongé, rappelant celle des femmes fulɓe. Le vêtement se réduit à un pagne de ceinture triangulaire, qui semble être de facture masculine. Tous les profils sont prognathes et négroïdes, mais je dois spécifier que ces caractères anthropologiques ne sont pas ceux qui prédominent dans les profils humains des peintures bovidiennes du Tassili et, qu'à côté d'eux, on en trouve de très europoïdes et surtout de caractères mixtes, qui évoquent le type éthiopien. Ces cinq personnages évoluent dans un périmètre délimité par un trait et l'on peut se demander s'ils sont en rapport ou non avec la scène du bœuf à l'hydre, si cette séparation ne représente pas une zone rituelle et si la danse n'a pas un but magique pour neutraliser l'action de l'animal serpentiforme ? Les personnages de gauche et celui placé au centre et dans la partie inférieure de la fresque sont de même style. Il doit toutefois s'agir d'hommes, car ils n'ont pas les mêmes coiffures et celui qui est le plus à gauche porte même un bonnet à la manière des bergers fulɓe et semble avoir une barbe en pointe. Le vêtement est le même, réduit à un pagne triangulaire. Leurs mouvements sont moins gracieux et plus raides que ceux des femmes et, comme pour ces dernières, l'on ne sait s'ils sont ou non en rapport avec les animaux serpenti- formes. Sans vouloir forcer les faits, il n'en est pas moins vrai qu'il se dégage de l'ensemble un caractère magique certain.
Une autre fresque, sur laquelle on voit aussi des animaux serpentiformes, fut découverte dans un petit alvéole isolé du massif de Ouan-Derbaouen, situé dans un petit couloir derrière le grand cirque de ce nom. Le panneau comprend deux bœufs, l'un jaune cerné de blanc qui est à gauche, l'autre blanc cerné de jaune, avec points et taches à l'intérieur (Doc. M. H.-A. P. S. 1962, dim. : 100 x 155 cm, photo 2). En rapport direct avec le bœuf blanc, on voit trois animaux serpentif ormes à oreilles ou à cornes tombantes. L'un, le plus complet, longe la partie postérieure du bœuf et sa tête domine la ligne dorsale. Il est peint à l'ocre jaune. Le deuxième n'est représenté que par la tête qui émerge de la ligne dorsale et se trouve placé sous le précédent ; également à l'ocre jaune, le museau est marqué de deux lignes de quatre points blancs. Le troisième, à l'ocre jaune et en blanc, est en dessous. Sauf pour le premier, dont le corps semble envelopper la partie postérieure du bœuf, les corps des deux autres ne sont pas représentés. Il existe bien une ligne sinueuse jaune et rouge, qui émerge à hauteur des parties génitales du bœuf, mais elle ne semble pas être en rapport avec les têtes. Deux autres animaux serpentiformes sont figurés sur la même paroi. L'un à gauche, sous la patte du bœuf jaune, est à double trait à l'ocre rouge et, si la partie antérieure est bien délimitée, le corps et la partie terminale ne sont pas indiqués ou ont disparu. Le rapport avec le bœuf blanc est matérialisé par une ligne serpentée qui va de la gueule de l'animal à son entrecuisses, comme si un fluide le reliait à ses parties génitales. L'autre animal serpentiforme est à droite dans la partie antérieure du tableau. Il n'est représenté que par la partie antérieure qui fait corps avec une tache de forme indéterminée, car elle est en grande partie altérée. Le bœuf jaune, dont le sexe n'est pas indiqué, présente une ligne sinueuse de teinte jaune lui sortant de la gueule et descendant jusqu'à hauteur du sabot antérieur de la patte gauche. On retrouve cette ligne sinueuse dans deux personnages : 1° dans celui placé à l'intérieur du motif en U ; 2° dans la femme reconnaissable à ses seins tombants, où il est double. Dans les deux cas, ces lignes suggèrent un souffle de feu. A côté de ces animaux serpentiformes, l'un des motifs les plus curieux et, jusqu'à présent, unique dans les fresques bovidiennes du Tassili, est celui qui a une forme d'U allongé et dans lequel le bœuf blanc semble pénétrer. Le corps principal est à l'ocre jaune, bordé intérieurement d'une ligne noire de même épaisseur, qui a partiellement disparu sur le côté gauche. Les parties terminales semblent avoir porté des cornes et on peut se demander si elles n'avaient pas de têtes identiques à celles des animaux serpentiformes et, par conséquent, si elles n'en étaient pas le symbole. De part et d'autre des branches de l'U, partent des lignes, rouges à l'intérieur, jaunes à l'extérieur dont, évidemment, la signification nous échappe. Tous les personnages semblent participer à la scène et s'affairent autour du bœuf blanc qui en apparaît comme le centre. Ces personnages ont, dans l'ensemble, des profils assez prognathes et négroïdes. Ils sont vêtus de petits pagnes triangulaires qui, à la manière des peaux de cabris, couvrent l'entrejambe et les fesses. Autant qu'on puisse interpréter leurs gestes et leur position, il apparaît que l'introduction du bœuf blanc dans le motif en U était le but recherché. Plusieurs semblent pousser cet animal par derrière alors que l'homme à la langue de feu s'agite en levant les bras et que les autres, ceux de droite, indiquent de la main l'intérieur de l'U où doit passer la bête et que la femme aux langues de feu, penchée vers le sol, participe vraisemblablement à un rite magique avec le concours d'un homme prenant part à l'action. Toute cette scène reflète un caractère magique et fait penser au désenvoûtement du bœuf blanc placé sous l'empire des animaux serpentiformes que les gens s'efforcent de faire passer dans le motif en U, sous la direction d'un personnage, peut- être doué d'un pouvoir bénéfique.
Un autre ensemble existe à Tin-Tazarift (Doc. M. H.-A. P. S. 1957-336, dim. 60 x 107, photo 3) et présente plusieurs points communs avec le précédent. Outre l'animal serpentiforme, il y a un personnage situé dans un cadre qui rappelle le motif en U de Ouan-Derbaouen et un bœuf bicéphale comme dans l'ensemble de Jabbaren. Ce bœuf a été l'objet d'une première ébauche bien visible à droite dont elle n'offre que la tête et l'encolure traitées à l'ocre grisâtre. On voit nettement la superposition du spécimen à deux têtes, dont celle de droite s'inscrit dessus. On notera que la tête est absolument identique à celle de gauche, à la façon particulière de figurer les cornes en plan alors que la tête est vue de profil. Cette conception artistique est rare dans les peintures bovidiennes du Tassili, mais nous la reverrons dans un panneau de Ouan-Bender, dont il sera parlé plus loin, où une longue ligne brisée sort de la gueule des bêtes. L'animal serpentiforme possède trois appendices sur la tête, qui peuvent être interprétés comme des cornes ou des oreilles, et cinq longs poils qui émergent du cou. Il est placé exactement au-dessus du bœuf bicéphale, mais son corps s'arrête au-dessus de l'échiné de la tête de gauche. Il n'y a pas, à proprement parler, d'enveloppement du corps à la manière des serpents et c'est ce que l'on avait déjà observé à Jabbaren. Le bœuf du bas est dans une position de course et semble se diriger dans le cadre où se tient l'homme. Le profil de sa tête rappelle celui du bœuf siamois, mais la corne n'est pas traitée en plan. Dans le cadre et sur ses côtés, se voient des lignes groupées parallèlement, certaines en fond de décor, d'autres en garniture, dont le caractère est énigmatique.
Le personnage, comme il a été dit, rappelle par sa position celui de la scène de Ouan-Derbaouen et on peut imaginer qu'il jouait un rôle identique. On peut en dire autant des trois personnages de droite qui suivent la scène des yeux et dont les profils, comme dans les précédentes fresques, sont marqués de négroïdisme. Ils portent aussi un pagne réduit, à la manière des cache-sexe de peau. C'est d'ailleurs le même type de personnages que l'on trouve, non seulement dans le panneau de Ouan-Derbaouen, mais aussi de Jabbaren, à tel point qu'on peut penser, non seulement à une unité artistique, mais aussi à une unité ethnique. Ces différents ensembles, qui se rejoignent par leurs caractères magiques, sont certainement l'œuvre des mêmes populations sinon des mêmes artistes.
Un autre animal serpentiforme a été relevé à Jabbaren, dans le couloir dit « de l'oryctérope », sur la paroi d'un petit abri très bas, où un homme de taille normale ne pouvait se tenir qu'en position assise. Il comporte, à gauche, plusieurs bœufs tracés au trait et plusieurs personnages, dont l'un tient un objet coudé qui peut représenter un bâton de jet. Le sujet qui nous intéresse et qui est d'un style très différent des autres est un bovidé entouré par un animal serpentiforme, dont le thème rappelle celui des ensembles précédemment décrits. Le bœuf est incomplet, car sa tête manque. La partie postérieure est très nette et la partie antérieure est limitée par la patte avant. Le corps comporte des taches, des zones de pointillés et la cuisse est bordée d'un motif en forme de dentelle. L'animal serpentiforme présente deux oreilles arrondies ; il tire une langue bifide comme celle des serpents et son corps est marqué d'une décoration faite de zones de points (collier) et de zones en deux tons placées dans le sens longitudinal. Il sort de la cuisse du bœuf et sa tête émerge au-dessus du train arrière, position qui n'est pas celle d'un serpent lorsqu'il attaque une proie, car il la prend toujours à la tête. Peut-être est-ce l'extrémité de son corps qui se trouve contre le poitrail de ce dernier ? C'est la même position qu'à Ouan-Derbaouen. Il n'y a pas de personnages autour, sinon très au-dessous, qui ne font certainement pas partie de la scène (photo 4).
Ces quatre fresques ont donc un point commun, celui d'associer des animaux serpentiformes à des bœufs. Les caractéristiques de ces animaux sont à peu près constantes et ne varient que dans les détails des cornes et des oreilles. L'un d'eux, toutefois, présente six têtes sortant de son corps et non pas de celui du bœuf, comme a cru le voir Mme G. Dieterlen. Il s'agit donc d'un animal mythique, sorte de serpent à cornes et à oreilles, pouvant même avoir des poils sur le cou. Je dois préciser que sa croyance existe encore chez les Touaregs, qui le nomment « Tanerhouet ». J'ignore s'il possède un synonyme chez les Fulɓe. Le rôle de ces serpents fabuleux se répète dans les quatre panneaux décrits ; ce n'est pas celui de saisir et de s'enrouler autour de sa proie, mais d'entourer le bœuf comme dans un cercle magique.
Les points communs s'arrêtent là, car chaque ensemble offre des caractères qui lui sont propres mais, dans les cas du grand panneau de Jabbaren, de ceux de Tin-Tazarift et de Ouan-Derbaouen, il semble bien que l'action des personnages est de désenvoûter le bœuf. Ajoutons également que, dans deux cas, nous voyons des bœufs bicéphales. Il existe une unité certaine dans ces différents tableaux, attestée aussi par le style et les détails ethnographiques. Ces trois stations sont d'ailleurs voisines et distantes de trois à cinq heures de marche l'une de l'autre, selon les cas.
Outre les bœufs bicéphales qui viennent d'être décrits dans des scènes complexes, notre inventaire en comporte un autre, relevé à Sefar (photo 5). Tracé au trait, à l'ocre rouge, sa forme est très typique et lève le doute quant au thème de la bicéphalie des bovidés, dans la mesure où les précédentes images pouvaient présenter une lecture incertaine. Dans cette reproduction, le sujet semble formé par deux avant-trains qui s'opposent, les pattes avançant en sens contraire. Ce bœuf bicéphale est isolé, car si l'on voit sur le même panneau trois personnages et un petit bovidé, il est vraisemblable que ce petit groupe constitue une petite scène pastorale sans lien avec lui. On peut donc se demander si le dessin de la fresque de Jabbaren représente deux bovidés placés l'un derrière l'autre ou, au contraire, un sujet bicéphale. Dans ce dernier cas, l'interprétation de G. Dieterlen, qui voit dans ce groupe les jumeaux Caanaba et Iloo, de la tradition pullo, peut-elle être valablement retenue ?
Ainsi que nous l'avons vu à Ouan-Derbaouen, des lignes plus ou moins serpentées sont représentées sortant de la gueule d'un animal et d'un bœuf. Nous connaissons un autre cas, à Ouan-Bender, où l'on voit deux bœufs présentant une longue ligne serpentée sortant de la gueule (Doc. M. H.-A. P. S. 1960, 180, dim. lim x 3 m, photo 6). Ils se présentent toutefois dans des conditions différentes. Ils sont à côté d'autres bœufs plus petits ; le seul particularisme de l'ensemble bovidien — car il existe sur la même paroi des peintures d'époques antérieures qui ont été parfois recouvertes — est la présence d'un animal « siamois » bicéphale. Les deux bœufs qui nous intéressent sont d'une taille beaucoup plus grande que les autres — le double — et ont la tête figurée en plan, ainsi que les cornes et les oreilles, alors que le corps est de profil. Cette position est tout à fait exceptionnelle, car à Tin-Tazarift, seules les cornes sont en plan alors que la tête est de profil, mais il se dégage, malgré tout, de ces deux ensembles un certain air de famille. Les deux exemplaires sont sexués et il s'agit donc de taureaux. Ils tirent la langue, qui pointe vers l'avant, mais en même temps une longue ligne serpentée, tracée à l'ocre rouge est doublée de blanc, sort de la gueule, va loin en avant et revient pour terminer à hauteur de la patte avant. Je ne saurai donner aucune explication de ces lignes serpentées, mais on doit admettre qu'elles devaient avoir un caractère magique.
Quant à l'animal « siamois », il est d'une extrême complexité. Présenté apparemment de face, il montre quatre pattes, deux têtes et une queue. Les pattes fines, terminées par des doigts, simples ou doubles, et prolongées par des cuisses en forme de jambon, semblent correspondre à celles d'une autruche. C'est aussi à l'autruche que l'on peut ramener la queue à extrémité dentelée qui tombe en arrière du corps en s'étalant. Quant aux têtes, elles sont peu déterminables et peuvent aussi bien être celles d'une autruche au bec hypertrophié que d'une girafe, encore que cornes et oreilles ne soient pas indiquées. A noter sur le haut de la cuisse de gauche un ergot proéminent en forme de crochet. Ce détail est à relever, car on le reverra sur un autre animal bicéphale, découvert à Initinen et dont il sera question un peu plus loin.
En relation avec des thèmes à caractère magique, je signalerai un groupe de bovidés et un personnage reliés rituellement entre eux, découvert sur une petite paroi du massif de Ouan-Asakmar, dans un lieu encombré d'éboulis, qui n'en rendaient pas l'accès facile (Doc. M.H.-A. P. S. 1962, 92, dim. 150 x 200, photo 7). Il s'agit d'un groupe de quatre ruminants et d'un personnage traités dans un style très particulier et suivant une technique très exceptionnelle, puisque c'est le seul ensemble du genre que nous connaissions à l'heure actuelle, hormis quelques vestiges à moitié ou aux trois quarts détruits existant en d'autres stations.
Le panneau est remarquable par son état de conservation et la fraîcheur de ses couleurs. Le style des bêtes et du personnage n'est pas de grande qualité, mais l'ensemble est impressionnant par sa composition, tout d'abord parce qu'il s'agit de figures de grande taille (59 cm pour le bœuf du centre, 70 cm pour celui de droite) et que les décors internes, formés de points blancs, sont peints avec une grande régularité et un grand soin. Le style n'est pas celui auquel nous ont habitués les artistes bovidiens, car il manque ici de finesse, mais le mouvement et le réalisme sont toutefois étonnants. Encore que certains détails anatomiques soient imprécis, comme les queues qui sont courtes et terminées en V et non en pinceau, je considère ces ruminants comme des bœufs et je pense que, jusqu'à mieux informé, étant donné qu'il n'y a ici aucune superposition et que ce style est très exceptionnel dans les peintures du Tassili, on doit les situer dans la période bovidienne.
Les têtes sont toujours vues en plan, présentant les oreilles et les cornes (seul celui du centre en possède) selon le même principe, alors que le corps est vu de profil ; c'est la même formule que pour les bœufs de Ouan-Bender. Celui du haut est dans la position accroupie, les pattes repliées sous le corps étant indiquées par deux protubérances aux extrémités arrondies.
Le décor interne est tout à fait remarquable ; les pointillés blancs, appliqués sur une ocre rouge foncé, partent d'un point central, situé vers la moitié du corps et s'enroulent harmonieusement comme les spires d'un colimaçon. La tête est bordée d'un trait noir et une dentelure également noire orne la partie inférieure de la tête et s'étend sous le corps jusqu'à la protubérance indiquant les pattes arrières. L'animal du centre est à fond rouge de France et est aussi couvert de points blancs très réguliers, mais non spirales comme dans le précédent sujet. Les yeux, placés en plan sur la tête, sont également blancs. C'est apparemment un mâle, dont les testicules sont indiqués. Celui de droite est dans une position plongeante comme si, lancé en course, il s'apprêtait à fondre sur un adversaire. Son fond est ocre brun et, comme les autres, recouvert de points blancs. Le quatrième, situé tout en dessous, est à fond rouge et n'est que partiellement recouvert de points blancs. Enfin, le personnage est à l'ocre brune avec quelques taches blanches sur le corps et sur le sommet de la tête. Le caractère très singulier de ces sujets, c'est qu'ils sont reliés entre eux, sauf le petit qui est isolé. En effet, on peut voir une triple rangée de points rouges allant du mufle de l'animal du haut à l'anus de celui placé au-dessous de lui qui, pour la circonstance, lève la queue en l'air, comme s'il voulait permettre la mise en place de ce lien magique.
Un autre lien, fait de croisillons allongés et peints à l'ocre brune, part aussi du mufle du sujet agenouillé pour atteindre la cuisse de l'autre et la longer jusqu'à la base du jarret. Celui du centre est de même relié au personnage par une triple rangée de points rouges, doublés de quelques points blancs, qui part de son mufle pour aboutir au sommet du crâne de l'homme. Les jambes de celui-ci ressemblent à des cuisses de bœuf et celle de droite se prolonge par un trait filiforme qui se dirige vers le mufle du bœuf lui faisant face mais s'en arrête à 1 cm. Il est toutefois vraisemblable qu'il était primitivement jointif et qu'une partie de la couleur a disparu. Il y a donc, par l'intermédiaire des points et du trait, un lien continu passant d'un sujet à l'autre qui, en fin de compte, les relie tous. Ce lien ne peut avoir qu'un caractère mystique et symbolique, dont le sens ne peut être expliqué que si l'on admet l'existence de croyances liant, d'une façon particulière, le bœuf à l'homme et les animaux entre eux. Des croyances de ce genre sont à l'honneur chez les Fulɓe, mais nous sommes encore très mal renseignés sur elles et les rites qu'elles impliquent. Nous versons donc cet intéressant document au dossier avec l'espoir que des initiés fulɓe nous en donneront un jour une explication rationnelle.
Les panneaux de Jab- baren et de Tin-Tazarift nous ont fait voir des bœufs bicéphales et celui de Ouan-Bender, une autruche (?) pluricéphale. Il en existe d'autres concernant des girafes et, hypothétiquement, un mouton. Le premier panneau de ce genre fut signalé à Tin-Tazarift par Mlle Tschudi (cf. Pitture rupestri del Tassili degli Azger. Firenze, Sansoni, 1955, pi. XVII, a).
Il s'agit de girafes, dont les demi-corps, curieusement accotés, comportent chacun une tête et une patte. Cette peinture fut revue et relevée par nous-mêmes au cours de la campagne de 1956 (Doc. M. H.-A. P. S. 1957-362, dim. 110 x 86, fig. 1). La composition n'est guère intelligible et évoque, plus que des corps de girafe, le profil d'une femme couchée sur le dos et ayant les jambes écartées. C'est la première idée que l'on s'en fait, mais un examen plus approfondi fait ressortir qu'il s'agit de têtes de girafes rabattues vers le bas.
Elle n'est pas la seule car, à Timenzouzine (Doc. M. H.-A. P. S. 1957-117, photo 8), j'ai noté un autre groupe de girafes, enchevêtrées de façon encore plus inextricable. D'un corps unique, de forme approximativement ovalaire, émergent trois têtes et deux pattes. A l'intérieur du corps des dessins, dont le découpage évoque un puzzle, semblent être là pour le remplissage, car leur interprétation est impossible. La tête de droite, dirigée vers le bas, porte des ocellures. A sa gauche, il y a une autre tête, plus petite, que l'on pourrait aussi bien prendre pour une patte, si deux petites oreilles n'étaient attenantes à l'occiput. On verra sans doute une patte dans le corps allongé de gauche, mais le manque de précision dans les détails anatomiques peut aussi bien fausser le jugement et il s'agit peut-être bien d'une tête. C'est aussi une tête, au cou rayé, qui émerge tout à gauche, dans le sens longitudinal, mais les oreilles sont anormalement allongées et une grande langue sort de la gueule. Quant au corps émergeant du haut, ce ne peut être qu'une patte repliée. On se perd en conjectures sur la signification de semblables compositions. 1 Une autre peinture, découverte à In-Itinen, lors de la campagne de 1962, entre dans la même catégorie des animaux à têtes multiples. Il s'agit d'un ruminant à oreilles pendantes et sans cornes, à profil incertain (Doc. M. H.-A. P. S., 1962-97, dim. 0,50 x 100, photo 9). On est tenté d'y voir le mouton ou la chèvre, mais rien n'est moins sûr. Les pattes ne sont pas plus déterminables, car leurs extrémités sont en forme de clé à écrou et doivent correspondre à des pinces de ruminant. C'est un animal bicéphale à deux pattes. La forme du corps rappelle celle du bœuf à deux têtes de Tin-Tazarift, à l'ombilic très proéminent. Par ailleurs, le cou zébré n'est pas sans analogie avec celui d'une des girafes de Timenzouzine. Enfin, l'on note sur le côté des pattes des crochets similaires à ceux de l'autruche (?) de Ouan-Bender et l'on peut conclure que tous ces points communs reflètent une parenté certaine entre ces différentes peintures. Ici, l'œuvre est tout particulièrement soignée. Les motifs serpentiformes qui meublent l'intérieur du corps évoquent les intestins, mais on remarquera que l'extrémité de gauche sort du corps et ressemble à la queue d'un serpent, alors que l'autre est interrompue à l'intérieur par une ligne droite et que l'on voit sur le côté externe de la patte droite le petit appendice crochu dont j'ai mentionné le parallélisme avec celui de l'autruche de Timenzouzine.
Ajoutons qu'une ligne part de la base des cous, dont les extrémités bifides évoquent des queues ; que, de plus, une espèce, de longe pend au bout de chaque tête. Ici, plus que dans les autres compositions, on a l'impression de se trouver devant un animal siamois, comme par exemple un mouton à deux têtes, dont la nature nous offre de temps en temps un exemple. Sans que l'on puisse expliquer le sens de ces différentes figures, il est certain qu'elles constituent un ensemble cohérent attestant l'existence chez les populations bovidiennes d'un mythe des animaux bicéphales et pluricéphales.
Parmi les sujets que comportent les peintures bovidiennes et qui devaient être en rapport avec des croyances ou des cultes, figurent des barques d'un type très particulier, qui semblent être des démarquages de la barque du Nil. Sa présence sur les rochers du Tassili soulève de nombreux problèmes, car on peut difficilement supposer que ce type d'embarcation ait vu le jour dans cette région, alors qu'elle est connue en Egypte dès le Prédynastique, voire le Néolithique, où elle joue un rôle religieux de premier plan, puisqu'elle est le support du voyage des morts dans l'Au-Delà. C'est pour cette raison que je décrirai ici les différentes reproductions inventoriées au cours de nos différentes campagnes de recherches, car il s'agit d'un élément à caractère religieux et qu'il est nécessaire, si une tentative d'interprétation doit être faite un jour, d'en voir les différents aspects.
La première découverte eut lieu à Tamrit supérieur, non pas dans un abri de type classique, mais dans un alvéole situé au ras du sol et dont le plafond n'était qu'à 90 cm environ. M'étant introduit dans l'ouverture très basse et en partie ensablée, j'eus la surprise de distinguer au plafond des traces d'ocre rouge circonscrites dans un motif d'aspect rectangulaire que j'interprétai ultérieurement comme un serpent portant des cornes ou des oreilles (fig. 2, 3, doc. M. H.- A. P. S. 57-34, dim. 35 cm x 50 cm). Ayant poussé plus loin l'examen de la cavité et ayant franchi un étranglement, je trouvai un second alvéole, au plafond duquel je pus voir ce que je considérais alors comme un deuxième serpent formant, cette fois, un ovale au milieu duquel s'inscrivaient plusieurs personnages, tous traités à l'ocre rouge. L'établissement du calque auquel je procédai par la suite devait me montrer qu'une deuxième tête, au trait, avait été dessinée sous la première, que des petits traits parallèles figuraient à la hauteur du cou et qu'une série de points doublait le corps de l'animal sur le côté interne. Quant aux personnages, deux d'entre eux surtout étaient visibles et rendus les jambes écartées, le corps tendu vers l'avant et les bras dirigés dans son prolongement. Un troisième, et peut-être un quatrième personnages étaient au centre, mais leur altération ne permettait pas de discerner leur véritable attitude, sinon que l'un d'eux avait les bras en l'air (fig. 2, 7, doc. M. H.-A. P. S. 57-67, dim. 80 cm x 110 cm). Jusque-là, je considérais toujours ces motifs serpentif ormes comme des serpents. Un peu plus tard, alors que nous étions à Jabbaren, j'observai dans un groupe de bovidés un motif isolé en forme d'anse de panier retournée (fig. 6, doc. M. H.-A. P. S. 57-189), sans qu'il me fût possible, sur- le-champ, de lui donner une interprétation. Quelques jours plus tard, la découverte, dans la même station, d'un nouvel ensemble, avec personnages rappelant celui de Tamrit supérieur, m'amenait à revoir le problème. Il s'agissait encore d'un serpent à oreilles ou à cornes, mais la queue formait un crochet anormal et, de plus, un certain nombre de traits parallèles sortaient de son cou. Deux personnages étaient au centre, dans la même position que ceux de Tamrit supérieur et, comme ceux-ci, ne tenaient aucun objet en main (fig. 2, 5, doc. M. H.-A. P. S. 57-168, dim. 68 cm x 68 cm). La forme très particulière de la queue, celle de la tête ainsi que les traits parallèles du cou me firent alors penser aux barques prédynastiques égyptiennes. Cette supposition devait être confirmée quelques jours plus tard lorsque mon collaborateur, Claude Guichard, attira mon attention sur un ensemble de petits personnages de style égyptien, groupés de part et d'autre d'une barque tout à fait typique 5, comme H. A. Winkler (Rock-drawings of Southern upper-Egypt, Londres, 1939, vol. I, XXXIII à XLI) en a fait connaître de nombreuses. Ce que j'avais tout d'abord pris pour des serpents était, en réalité, des barques aux figures de proue représentant des têtes d'animaux, qui sont les emblèmes des nomes. La similitude avec celles du Haut-Nil est fréquente dans les détails de la poupe et dans les traits parallèles, sorte d'effilochures que l'on observe souvent sous la tête de proue et qui devaient être des enseignes complémentaires ou des banderoles décoratives. Ultérieurement, nous devions relever de ces barques à Tin-Tazarift, .Tissoukaï et Ouan-Bender.
A Tin-Tazarift (fig. 2, 1, doc. M. H.-A. P. S. 57-335, dim. 65 cmx 170 cm), la barque, en forme de demi-cercle, porte une tête cornue à chacune de ses extrémités, celles-ci tournées toutes deux vers l'intérieur. Sous chacune d'elles, il y a une série de petits traits parallèles. Deux personnages sont à l'intérieur, dans la même position que ceux de Tamrit supérieur et de Jabbaren, mais ils tiennent des arcs tendus comme s'ils pointaient leurs flèches sur les têtes d'animaux de proue. C'est la même position que celle des autres personnages que l'on note à Timenzouzine et à Jabbaren et dont les arcs ont dû disparaître. Alors que les personnages de ces deux dernières stations sont apparemment nus, ceux-ci sont vêtus de pagnes à pan tombant entre les jambes et d'un bonnet allongé dont la pointe est rabattue vers l'avant, comme ceux que portent actuellement les Fulɓe Bororo. L'un d'eux porte des flèches à la ceinture, dont les bases devaient être enserrées dans un carquois. Il s'agit là d'un type de vêtement et d'équipement courant chez les personnages bovi- diens du Tassili. L'existence d'archers sur ces barques ne doit pas surprendre outre mesure, car on en trouve aussi dans les barques prédynastiques (cf. Winckler, ouvr. cit., t. I, pi. XXXIV, fig. 24), qui sont souvent montées par un ou deux personnages. Devant la barque et à gauche, il y a deux autres personnages qui se dirigent vers elle.
A Tissoukaï (fig. 2, doc. M. H.-A. S. P. 60-73, dim. 90 cm x 150 cm), l'engin présente un corps plus lourd avec une proue terminée par une tête d'animal à deux grandes oreilles du même profil que les autres. Il n'y a pas de personnages à bord. A Ouan-Bender enfin (fig. 4, doc. M. H.-A. P. S. 60-184), l'embarcation qui mesure près d'un mètre de long est plus allongée et ses extrémités finissent en pointe bifide. Elle était placée au-dessus d'un groupe de personnages armés d'un arc à triple courbure, portant des barbes pointues et vêtus de peaux de bête attachées sur l'épaule gauche, tombant à mi-cuisse et resserrées à la ceinture. Plusieurs bœufs sont à côté d'eux et le tout forme un ensemble de grande qualité artistique.
Toutes ces barques se rejoignent et lorsqu'il y a une tête d'animal en figure de proue, il s'agit toujours d'un même profil. Leur ressemblance, pour ne pas dire leur identité, avec celles du Haut-Nil pose le problème des rapports des peintres bovidiens avec l'Egypte. Ces ressemblances sont si frappantes qu'il ne peut être question d'un phénomène de convergence. De toute évidence, il y a eu des contacts, non seulement humains, mais artistiques et culturels. En expliquer les modalités est pour le moment impossible, car les égyptologues auront leur mot à dire et leur avis nous sera particulièrement précieux. Le problème essentiel est celui de la datation. Les barques du Tassili sont-elles plus récentes ou plus anciennes que celles du Nil ? On ne peut le préciser dans l'état actuel de nos recherches.
La barque n'est pas le seul sujet qui, dans les peintures bovidiennes du Tassili, évoque la vieille civilisation égyptienne. J'ai découvert aussi dans un petit abri de Tissoukaï un curieux motif, d'ailleurs publié dans Koumen (pl. 13, 2). Il s'agit d'un cercle irrégulier soutenu par deux têtes de bœuf, au centre duquel figure un autre cercle d'où partent des rayons et qui doit représenter le soleil (photo 10). En bas, entre les deux précédentes, se trouve une autre tête de bœuf, cette fois vue de profil et qui semble sortir du cercle. Au sommet du cercle, il y a un croissant lunaire posé de champ et, à droite, une quartier de lune en position verticale. Enfin, à gauche du croissant, un homme émerge du cercle et fait corps avec lui alors que, de l'autre côté, un autre homme, dans la même position, semble avoir été rapporté, de même que celui qui est à gauche en attitude de course. La paroi porte encore deux bœufs et un personnage, mais ils sont d'une ocre plus claire et incontestablement antérieurs à la confection du cercle qui, comme on le voit très bien sur le relevé, recouvre les pattes arrière de l'un d'eux. Mme G. Dieterlen a considéré le motif comme étant le soleil au centre d'une clairière d'où émergent des têtes de bovidés. Je lui laisserai la maternité de cette interprétation et lui demanderai la permission d'en présenter une autre, inspirée par un papyrus funéraire de la XXIe dynastie (cf. Posener, Dictionnaire de la civilisation égyptienne, p. 151). Ce papyrus, provenant d'Hérouben, représente l'adoration du soleil levant et l'on y voit un personnage assis, figurant le soleil, au centre d'un cercle formé par un serpent et supporté par un bucrâne, comme dans notre petite fresque de Tissoukaï, et symbole vraisemblable de la déesse Hathor. Il y a, en plus, deux lions qui représentaient l'est et l'ouest, c'est-à-dire les deux points cardinaux où se lève et se couche le soleil et, sur le côté droit, c'est-à-dire vers l'est, un œil indiquant le moment précis de l'adoration, c'est- à-dire le soleil levant. La ressemblance entre les deux scènes est incontestable, avec la différence que Râ, le dieu solaire, est représenté sur le papyrus par un personnage, alors qu'il est figuré par un soleil dans la fresque de Tissoukaï, ce qui, en somme, revient au même. Comme l'œil du papyrus placé à droite indique le moment du soleil levant, les deux croissants de lune, en haut et à droite, doivent indiquer une période du mois ou de l'année. On peut donc établir un certain parallélisme entre la petite fresque de Tissoukaï et le papyrus funéraire d'Hérouben et je pense que c'est un élément supplémentaire qui suggère des rapports entre les peintres bovidiens et l'Egypte. Peut-être se trouve-t-on à Tissoukaï devant un thème simplifié ou dérivant de celui du papyrus d'Hérouben.
D'esprit magico-religieux, deux fresques découvertes à Tin-Tazarift se présentent sous un angle tout différent des précédentes.
Dans la première (M. H.-A. P. S. 57-310, dim. 231 x 110 cm, photo 11), nous voyons, d'une part, un troupeau de bœufs, d'autre part, une procession de petits personnages entrant dans un motif de forme digitidée et de plus, à droite, un dessin linéaire évoquant un bucrâne de mouton ou de bœuf.
Les bœufs sont à l'ocre rouge et, sauf l'un d'eux qui est à gauche, d'un style très spécial qui n'est pas sans faire penser à ceux de la roche de Ginda-Biftou, à Sourré, dans le Harrar, décrits par l'abbé Breuil 6. C'est, en effet, la même façon de rendre les têtes fondues dans le prolongement du corps, se terminant plus ou moins en pointe et supportant des cornes en arc de cercle en perspective tordue. On note ici un raccourcissement des pattes, parfois tellement accusé que l'on peut se demander s'il s'agit de bêtes accroupies ou debout. J'ajouterai que, dans l'état actuel des choses, c'est le seul ensemble de bœufs de ce style particulier que l'on connaisse au Tassili.
Le motif digitidé semble bien recouvrir l'un des bœufs de droite et il apparaît donc que toute la scène de la procession des petits personnages soit postérieure à celle du troupeau de bœufs. A cause de la forme très particulière des petits personnages, qui ressemblent à des sarigues assises, nous avons baptisé ce panneau « la procession des hommes-sarigues ». Les personnages sont à l'ocre rouge foncé, mais le motif digitidé comprend des zones à l'ocre rouge, à l'ocre jaune, en blanc et le contour est cerné d'un trait blanc. On remarquera que la deuxième digitation, à partir de la droite, comprend une zone quadrillée et que les autres comportent des zones de teintes différentes, bien tranchées. Les petits personnages ont des têtes zoomorphes, dont les grandes oreilles rappellent celles de l'âne. Au bras, ou plus exactement au-dessus des coudes, ils portent des attributs pendants. Placés les uns derrière les autres et à une certaine distance, on peut supposer qu'ils avancent accroupis, comme peut le faire penser l'absence de jambes. Un motif en forme de lyre, qu'en d'autres cas on pourrait supposer être les cornes d'un bœuf dont le corps aurait disparu, n'est pas sans évoquer l'U de la fresque d'Ouan-Derbaouen, d'autant qu'ici un personnage s'y trouve également à l'intérieur. Le motif digitidé ne comporte pas d'ouverture et l'on ne voit pas, venant de l'extérieur, comment les personnages ont pu s'y introduire. Par contre, on suit très bien le déroulement de la procession. Après avoir longé le couloir situé dans la partie supérieure, les individus ont pénétré dans la digitation de droite. Il y en a quatre dans la zone à l'ocre foncée que la photographie ne permet que d'entrevoir, mais qui sont très visibles sur le relevé original et il y en a tout un groupe dans la zone claire du bas. Et là, on remarquera que la procession décrit un S, évoquant la marche d'un serpent. Si le caractère de la procession est net, celui du motif digitidé ne l'est pas du tout. On ne sait pas à quoi correspondent ses formes et ses divisions. Étant donné que dans la seconde fresque, nous retrouvons la même forme et le même nombre de zones, il est bien évident que cela devait correspondre à quelque chose de très précis dans l'esprit des peintres qui l'ont réalisée. Mais quoi ? Était-ce un champ sacré où se déroulaient les cérémonies d'initiation ou des danses rituelles ou bien le symbole des différentes périodes de la vie ou encore le passage d'une classe d'âge à une autre ? Un rapprochement peut-il être fait aussi avec le parc du rituel des Fulɓe ? Seule l'ethnographie africaine pourra peut-être nous éclairer un jour à ce sujet. Le motif en forme de bucrâne est aussi énigmatique. Tracé au trait fin, dans une technique toute différente de celle du motif digitidé, il n'est pas certain qu'il appartienne au même ensemble et, vu sur le terrain, on a même l'impression qu'il lui est complètement étranger.
L'autre fresque (doc. H. M.-A. P. S. 57-309, dim. 220 x 110 cm, photo 12) est d'un enchevêtrement plus complexe. On y compte quatre couches de peintures décelables par superpositions. La première est matérialisée par l'esquisse d'un bovidé, plus exactement d'une vache, qui est au centre du tableau. Cette esquisse est peinte en gris jaunâtre. On voit Г arrière-train et la queue de la bête, l'amorce des deux pattes arrière entre lesquelles pendent les pis et l'amorce des deux pattes avant. Les deux traits isolés qui sont à l'intérieur sont de même teinte. L'emploi de ce coloris dans les peintures du Tassili est assez limité et correspond, en général, à l'étage dans lequel on voit, tout à la fois, des personnages à coiffure du type « juge de paix », des antilopes au corps très levrette, des masques nègres stylisés, etc. Cet étage, comme l'atteste la superposition de la queue et de la patte de cette grande vache (?) par un bœuf de style naturaliste classique dans les peintures du Tassili, est donc antérieur à celui des Pasteurs bovidiens. Ces bœufs de style naturaliste sont à l'ocre rouge clair. Deux ont des cornes épaisses tournées vers l'avant, celui du centre les a en lyre et les trois autres, qui sont à gauche, n'en ont pas du tout. On remarquera la qualité artistique des ruminants, dont certains sont au trait et les autres en teintes pleines, le fini des sabots, des mufles, des cornes et des queues. La femme aux formes admirablement modelées appartient au même étage. Le troisième étage est représenté par les « hommes-sarigues » et le motif digitidé, tous peints à l'ocre rouge foncé. Deux des petits danseurs devaient recouvrir les sabots arrière du bovidé le plus inférieur, ce qui précise respectivement la position chronologique des deux ensembles. Par ailleurs, le trait de l'esquisse du grand bovidé recouvre le trait de la cinquième digitation du motif principal. Si cette superposition est difficilement saisissable sur la photographie, la référence au relevé original le montre d'une façon indiscutable, ce qui signifie qu'ils est postérieur à l'ensemble des hommes-sarigues. Le motif digitidé est incomplet. Le contour n'est pas fermé, mais un trait horizontal qui coupe les pattes de la vache devait en marquer la limite supérieure. Si les digitations n'ont pas un développement progressif et ne présentent pas des zones séparées, comme celles que nous avons décrites, on peut dire que les grandes lignes en sont les mêmes. On note un quadrillage irrégulier dans les trois digitations centrales et il est manifeste que l'œuvre est moins élaborée que dans la fresque précédente. Les personnages sont absolument identiques, mais leur position respective diffère. Si un premier groupe se dirige en procession vers le motif digitidé, comme nous l'avons déjà vu, on note qu'il n'y a pas de personnages à l'intérieur et qu'un deuxième groupe se trouvant à l'extérieur semble se diriger vers le premier. Le rite n'était-il pas le même ou la scène en reproduit-elle une séquence ultérieure ? La découverte d'autres ensembles du même genre en donnera peut-être un jour l'explication. La quatrième couche de peinture est l'esquisse du grand bovidé dont les traits recouvrent toutes les précédentes figures. Nous connaissons dans les peintures du Tassili plusieurs œuvres de grandes dimensions que nous ont laissées les peintres bovidiens. Celle-ci, inachevée et de qualité inférieure, ne prend ici toute sa valeur que parce qu'elle permet de situer nos petits hommes-sarigues à l'intérieur du contexte bovidien. On pourra s'étonner de la différence du style, comme de l'existence de formes zoomorphes. Mais, si pour la première objection, on peut supposer qu'il s'agissait d'images aberrantes, pour la seconde, nous dirons que les Bovidiens nous ont laissé plusieurs témoignages de personnages à tête zoomorphe reflétant, incontestablement, des croyances animistes. L'art des Bovidiens est loin d'être uniforme, de même que les profils des personnages, les vêtements, les coiffures peuvent présenter des différences très sensibles. Mais, ici, je répéterai que la période bovidienne a dû durer plusieurs millénaires et qu'elle ne reflète pas une seule migration et un peuplement humain uniforme, mais plusieurs.
En publiant ces différentes roches peintes, mon but a été moins de les expliquer que de fournir aux chercheurs des documents d'études et de réflexion. Comme nous l'avons vu, la diversité des éléments cultuels oblige à les aborder de front, car ce serait un danger de ne retenir que les scènes pastorales et d'ignorer d'autres thèmes, comme ceux des barques et du symbole solaire. D'autre part, les égyptologues auront certainement des avis à faire valoir sur les contacts avec l'Egypte. Enfin, il y a un autre élément dont il n'a pas encore été parlé, mais qu'il faudra aborder aussi pour éclairer ce que furent les croyances magiques ou religieuses des pasteurs bovidiens. C'est celui de l'animisme qui se dégage de nombreuses scènes où l'on voit des figures humaines à tête zoomorphe. Comme l'a souligné Mme G. Dieterlen, il est souhaitable que les recherches soient menées avec la collaboration de spécialistes africanistes, d'initiés fulɓe bien au courant des mœurs du nomadisme pastoral, et aussi d'égyptologues. Les fresques du Tassili recèlent plusieurs millénaires de l'histoire de l'Afrique et leur déchiffrement nous a déjà apporté et nous apportera encore bien des précisions qu'il n'était pas possible d'espérer sans elles.
C. N. R. S., Paris.
Station de Jabbaren. Fresque du boeuf à l'hydre. |
Station de Jabbaren. Fresque du boeuf à l'hydre. |
Photo 3. |
Photo 4. |
Photo 5. |
Fresque des boeufs aux langues serpentées |
Fresque des boeufs à points reliés rituellement |
Photo 8. |
Giraffes enchevêtrées |
Fresque des hommes-sarigues et des boeufs accroupis. |
Deuxième fresque des hommes-sarigues |
Clairière rituelle, lire Kumen. |
Notes
1. Koumen. Texte initiatique des Pasteurs peuls. Publ. de l'École Pratique des Hautes Études. Cahiers de l'Homme, N.S. I. Paris, La Haye, Mouton, 1961.
2. Les Peuls, Paris, Payot, 1937.
3. A la découverte des fresques du Tassili. » Paris, Arthaud, 1958.
4. Le sigle M. H.-A. P. S. correspond à la référence sous laquelle est placé le relevé au Musée de l'Homme, dans le Département de l'Art Préhistorique Saharien.
5. H. Lhote. A la découverte des fresques du Tassili, Paris, Arthaud, 1958, fig. 26.
6. “Peintures rupestres préhistoriques du Harrar (Abyssinie).” L'Anthropologie, t. XLIV, nos. 5-6, 1934, p. 473-483.