Collection Les Africains. Editions J.A. 1977. p. 241-261
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'Umar naît dans le groupe torodo. Son père, marabout localement renommé et riche d'enfants, a fait, bien sûr, le jihâd de 1776 et les traditions nous disent qu'il a aménagé une petite mosquée dans son enclos pour prier dans de meilleures conditions qu'à la mosquée publique (cf. encadré). C'est lui qui donne à son fils un premier niveau d'instruction islamique et arabe très honorable, et déjà 'Umar excelle : ne savait-il pas le Coran par coeur à douze ans ? Il va donc, de façon classique, poursuivre des études ambulantes en fréquentant divers maîtres comme il n'en manquait pas depuis des générations dans tout le Sahel et le Soudan. Ainsi aurait-il été à Pire, près de Tivaouane, en pays wolof, et chez les Maures. Il rencontre un jour — en 1822 ? — le cheikh 'Abd al-Karîm al-Naqîli, qui représente au Fouta-Dialon la confrérie Tijâniyya : il s'attache à lui et en reçoit une formation çufi (mystique) très poussée. Un peu plus tard, il étudiera encore, à Kong et à Bobo-Dioulasso, auprès de Ibrâhîm ibn Muh'ammad al-Muçt'afâ, de la famille dyula lettrée des Saghanugu, les matières plus secondaires mais constitutives d'une formation intellectuelle islamique supérieure que sont la rhétorique, la prosodie, la rime et la logique (les matières principales étant l'exégèse du Coran, le h'adith, la connaissance de Dieu et de ses attributs, le droit, la mystique). Faire de telles études n'était nullement exceptionnel. En revanche, la réputation savante personnelle de 'Umar semble déjà étendue.
Il n'y a pas que les connaissances intellectuelles, mais aussi la façon de vivre et de pratiquer la foi qui les inclut. 'Umar est devenu tijane, peut-être déjà auprès des Maures Idaw Alî, à coup sûr auprès de 'Abd al-Karîm. La Tijâniyya, fondée par Ah'mad al-Tijâni en 1781 au Maghreb, déjà vigoureuse et parvenue au Soudan, est alors la plus récente des grandes confréries ou “voies” (t'arîqa) de l'Islam. Sa création se situe elle-même dans un grand renouveau çûfi plus général, contrecoup, notamment, du mouvement de réforme wahhâbite en Arabie qui, s'il fut peu tendre pour les çufi, les provoqua précisément à réagir et à partager un besoin de renouvellement et de retour à l'exigence islamique primitive. A cet égard, la confrérie Khalwatiyya, sous l'impulsion de plusieurs cheikhs de l'université al-Azhar au Caire, joua un rôle majeur. Mais le mouvement toucha aussi la vieille Qâdiriyya, bien implantée de longue date au Soudan. Très largement nourri en fait de la Khalwatiyya, al-Tijâni fonda cependant la voie distincte qui porte son nom ; elle exigeait de ses membres l'affiliation exclusive et se donnait, de façon particulièrement assurée, pour l'accomplissement des voies précédentes et pour la meilleure part de l'Islam.
'Umar, qu'on peut supposer de formation qâdirî eu égard à son milieu d'origine, franchit donc un pas décisif auprès de 'Abd al-Karîm qui l'initia, ou qui l'approfondit dans son initiation si déjà le Maure Mawlûd Fal l'avait précédé dans ce rôle. Il en apprit les dhikr (prières répétitives), des awrâd (wird au singulier) (prières assignées à des jours ou à des moments déterminés), des wazîfa (litanies et offices) propres à l'ordre tijane. Il apparaît que 'Umar a déjà la conviction ardente des rénovateurs çufi de l'Islam à cette époque, qu'il partage le sentiment de supériorité morale d'une confrérie qui a le vent en poupe et qu'il aspire, dans cette voie, à un niveau d'expérience mystique supérieur à celui que peut lui donner son vieux maître, 'Abd al-Karîm.
C'est cela sans doute qui, ajouté au désir normal d'un musulman convaincu, les amena tous deux à préparer le pèlerinage. En fait, ils manqueront le rendez-vous convenu entre eux : 'Abd al-Karîm mourra au Macina, 'Umar sera ha'jj sans lui. Celui-ci, aidé par sa réputation et par ses relations de naissance, a réuni des moyens matériels pour le grand voyage, dans son pays et auprès des marchands musulmans de Saint-Louis. La chronologie de son pèlerinage pose quelques problèmes, les indications des sources n'étant pas concordantes ou d'interprétation facile. Tandis que certains font partir 'Umar en 1827, d'autres le voient déjà revenu, à Sokoto, en 1826.
Avec toutes les réserves que la prudence impose, on peut être tenté de juger plus vraisemblable une chronologie tardive qui le fait se mettre en marche dans les années 1824-1827. C'est au cours de ce départ sans doute qu'il passe un temps d'études, déjà signalé, à Bobo-Dioulasso, et qu'il s'arrête, avant ou après, au Macina, pays peul, dont la couche supérieure animiste vient d'être balayée, en 1818, par un puissant jihâd et qui, désormais, a le visage d'un Etat rigoureusement islamique, remarquablement organisé, où règnent les lettrés. Il s'arrête encore au Sokoto, autre théâtre d'une même substitution, de quelques années plus vieille, d'un ordre peul et musulman à un ordre haussa peu ou pas musulman. Ces deux révolutions, certes avant tout enracinées dans les conditions propres à leur milieu social, manifestent une volonté de retour à une société réglée par la charî'a, à l'image (très idéale) du temps des quatre premiers califes. Les deux pays sont de mouvance qâdirî. On ne sait presque rien, en fait, sur ce double séjour de 'Umar, sinon quelques anecdotes enjolivées ou forgées par la tradition postérieure, mais on peut imaginer échanges intellectuels, informations, observations critiques en même temps qu'entretiens issus de son ardeur rénovatrice. Il aurait aussi épousé une femme haussa, qui l'accompagne vers l'Orient, sans doute par l'Aïr, le Fezzan, l'Egypte.
' Umar fait le pèlerinage. A La Mekke, il rencontre le khalife de la Tîjâniyya pour le H'ijâz, Muh'ammad al-Ghâli al-H'asanî. Son voeu profond est donc exaucé. Mais le contact fut-il aussitôt chaleureux, comme 'Umar l'écrira plus tard ? Ou bien celui-ci dut-il, avant que le cheikh fût finalement séduit, payer le prix d'un long temps d'obstination, d'humilité et d'abandon de ses biens pour se maintenir dans la compagnie d'un homme d'abord peu porté à préjuger favorablement de la valeur d'un Noir, comme le disaient récemment certaines traditions (qui donnent d'autres épisodes de même style, cf. encadré) ? Dans les deux versions, la suite est identique : une fois liés, les deux hommes vivent ensemble trois années, à Médine, au long desquelles 'Umar apprend d'autres prières et d'autres secrets de la confrérie ; finalement, sur ordre donné en songe par al-Tijâni, Muh'ammad al-Ghâli lui révèle tout le savoir de l'ordre et le nomme khalife des Tijanes pour le Tekrour, c'est-à-dire le Soudan, avec mission d'y prêcher la réforme. Qu'est-ce à dire, en fait ? Que le Toucouleur dispose désormais pleinement, comme l'a souligné Omar Jah, d'une idéologie, dans laquelle il peut puiser thèmes de prédication et méthodes de propagande, et d'une légitimation qui lui permettra de se poser face à toute autorité politique et religieuse ainsi que de contrer les prétentions éventuelles des corps de juristes à se dire seuls interprètes de la charî'a - idéologie et légitimité qui se situent d'emblée à l'échelle de la communauté musulmane, sans commune mesure avec la simple audience régionale d'un savant ou d'un moqaddam de confrérie. Au bilan de son pèlerinage figure encore pour 'Umar l'acquisition d'une assez riche expérience du monde : il alla peut-être en Syrie, il séjourna certainement en Egypte, après Médine. Instructif dut être le spectacle d'un pays manié par l'ardeur modernisatrice de Muh'ammad 'Alî, et l'on sait qu'il eut, avec les cheikhs d'al-Azhar, dont on a dit le rôle intellectuel et prosélyte, des entretiens, sans doute plus nourrissants que les seules joutes savantes retenues par l'hagiographie.
Ce séjour égyptien n'était que la première étape d'un très long retour marqué de stations dans divers Etats soudanais. En fait, ce n'est pas qu'un retour de pèlerinage, c'est la mission de 'Umar qui commence. Il voyage entouré de beaucoup de fidèles, dont il augmente progressivement le nombre, il prêche, il initie à la Tijâniyya, il dénonce l'erreur, le compromis, l'ignorance, et ce sont directement les pouvoirs établis qu'il aborde, qu'il juge, qu'il inquiète. On le constate au Bornou, vieil empire islamisé revigoré au début du siècle dans le sursaut que lui impose le défi offensif du Sokoto; le maître en est Muh'ammad el-Kanemi, un de ces lettrés et hommes d'action rénovateurs de l'islam qui parsèment alors le Soudan ; ses relations sont vite mauvaises avec 'Umar, qui lui tient tête dans des disputes théologiques, qui prêche pour sa t'arîqa et réunit publiquement les Tijanes, qui rencontre des membres de la famille royale écartée …
La tradition umarienne dit par quels prodiges son héros sut écarter les assassins dépêchés contre lui en dépit d'un revirement d'attitude d'el-Kanemi. Celui-ci aurait aussi donné en mariage à son hôte encombrant une femme du pays.
'Umar passe au Sokoto, où il va rester jusqu'en 1838, soit de quatre à douze ans selon la chronologie adoptée pour ses déplacements antérieurs. Là règne Muh'ammad Bello — fils de 'Uthman ibn Fûdî, l'animateur du jihâd et le fondateur des nouvelles structures politiques au Soudan central ; il est aussi pieux et lettré que son père et que son oncle, 'Abdallah, et, de surcroît très à l'aise dans l'art politique. Avec lui, la cour du Sokoto était la plus intellectuelle, la plus tolérante, la plus ouverte sur l'extérieur qu'on pût trouver alors au Soudan. La valeur et les préoccupations du Toucouleur pouvaient s'y faire reconnaitre et s'y épanouir. Il écrivit là plusieurs de ses oeuvres et gagna des fidèles à sa t'arîqa. L'hagiographie raconte que Muh'ammad Bello lui-même serait passé à la Tijâniyya, et qu'il aurait désigné 'Umar pour être son successeur à la tête du Sokoto — deux points qu'on ne peut guère admettre. Il semble en revanche que 'Umar eut une situation de choix, qu'il participa à des actions militaires, qu'il fut très proche d'un souverain qui fut un ami et qui lui donna maintes marques matérielles et morales de son appui (il quittera le Sokoto riche de biens et d'esclaves, et marié à une fille de Muh'ammad Bello ainsi qu'à une femme haussa), que la réputation de son succès et de sa prospérité avait gagné son pays natal avant même son départ, que ses fidèles étaient en nombre et que la Tijâniyya avait gagné sa place dans ce milieu qâdirî. Mais il semble aussi que cette position, ainsi que son ambition de direction morale (et peut-être politique), provoquaient des tensions et des oppositions qui, son protecteur étant mort en 1837, l'amenèrent à partir peu après sous le règne de son successeur.
C'est au Macina que 'Umar et les siens passent ensuite neuf mois, séjour bien plus court, pendant lequel il convertit des fidèles à sa confrérie; les enfants du souverain cherchent à l'assassiner. Au royaume bambara de Ségou, païen, son passage aurait été marqué par la prison, suivie d'une chaleureuse et généreuse réparation, suivie à son tour d'un traquenard. Il trouve un accueil paisible et favorable à Kangaba, puis dans la très musulmane Kankan. Il gagne enfin le Fouta-Djalon, autre Etat musulman né d'un jihâd un siècle plus tôt ; l'almamy lui donne un lieu où s'établir, Dyegounko (ou Diagoukou, entre autres graphies). C'est la fin, non pas de son “retour”, puisqu'il n'a pas encore revu son pays natal, mais d'une première étape de sa mission. Au cours de celle-ci, nul doute qu'il ait fait grande impression, par sa science et son expérience orientale, sur des cours musulmanes attentives et provinciales, mais aussi qu'il y ait inspiré la crainte : il passe, encore porteur de l'idéal d'une société islamique pure, chez des gens qui ont eu, eux, à confronter ce même idéal aux problèmes pratiques concrets et aux privilèges non moins concrets du pouvoir ; il prêche une t'arîqa qui se veut supérieure à toutes, qui promet une meilleure place au jugement dernier et qui séduit tous ceux qui trouvent tiède, injuste ou insatisfaisant l'ordre établi ; il est accompagné d'une foule grandissante de disciples liés à lui par l'obéissance la plus totale ; le magistère moral qu'il se donne ne peut qu'avoir une portée et des conclusions politiques … Il est donc subversif pour tout pouvoir en place, sans même considérer le détail de ses ambitions et de ses manoeuvres locales éventuelles, si difficile à reconstituer. Un établissement permanent doit lui permettre de remédier à ce refus généralisé. Pour l'almamy du Fouta, ce peut être le moyen de le fixer, en marge de son pays ; la conversion des païens du voisinage est d'ailleurs le propos convenu entre eux.
C'est en 1839, 1840 ou 1841 que 'Umar installe ses talibé (disciples) à Dyegounko. Pendant quelques années il y conforte leur éducation morale et intellectuelle, ainsi que celle des nouveaux fidèles qui au fil du temps le rejoignent. Lui-même y continue d'écrire et achève là la moins mal connue de ses oeuvres, les Rimâh (Les Lances), destinée à l'instruction des Tijanes. Les activités matérielles ne sont pas moins remarquables : la communauté, déjà riche de dons et des biens que les talibé abandonnent en y entrant, peut vendre les produits de leur travail et de celui d'esclaves, ainsi que des amulettes ; 'Umar veille à faire accomplir par ses disciples un très actif commerce, qui procure notamment, auprès des Anglais de Sierra-Leone, des Anglais et des Français des Rivières du Sud, voire des Français du Sénégal, des armes et de la poudre. Il entraîne une petite armée. Un prosélytisme pacifique ou guerrier s'étend vers l'ouest sur les groupes païens. Du côté du Fouta-Djalon, aux relations commerciales s'ajoute un bon voisinage qui est vu, selon les éléments de la population ou des milieux dirigeants qui en jugent, comme sympathique ou comme plutôt pesant et indiscret.
C'est un homme spirituellement puissant, chef d'une communauté prospère apte à rayonner loin de son établissement fixe et populaire bien au-delà d'elle qui, sans doute en 1845 ou 1846, part avec beaucoup des siens en direction du pays natal. Lent voyage qui sème, entre Rio Grande et Sine-Saloum en passant par les rives de la Gambie, conversions et installations définitives de disciples tijanes. Le pays wolof est parcouru plus vite, puis Saint-Louis, et 'Umar entre enfin au pays toucouleur. Il ne l'a pas revu depuis au moins vingt ans, mais il y a constamment conservé des liens, et sa renommée y a été entretenue. Il y trouve un certain nombre d'appuis importants, comme celui d'Alfa Oumar, Tyerno Baila Wane, de Kanel dans le Fouta oriental, et il fait de ces hommes ses représentants. Les résultats de sa tournée peuvent paraître médiocres, mais que sait-on de ses espoirs et de ses ambitions en cette circonstance ? A terme, ils sont sensibles puisque l'action de ces représentants et la séduction de son image ainsi ravivée auprès des jeunes déçus vont lui assurer très vite des recrutements dont on verra l'importance majeure. Par ailleurs, que 'Umar fut un fils du pays n'avait évidemment rien qui pût amener les dirigeants de cette société musulmane à le ressentir autrement qu'on l'avait déjà ressenti ailleurs. C'est par un autre Fouta musulman, le Bhoundou, où l'almamy le reçoit assez bien, que 'Umar regagne Dyegounko, en 1848, avec une troupe renouvelée.
Mais il est en froid avec l'almamy de Timbo, et peut-être Dyegounko lui semble-t-elle pour cette raison mal commode et marginale pour de nouvelles actions. Il achète alors au roi de Tamba le village de Dinguiraye. Comme le Prophète avait commencé sa prédiction à La Mekke, puis avait dû faire une “hégire”, installer sa communauté à Médine et l'y préparer au combat, ainsi 'Umar et les siens vont-ils de Dyegounko à Dinguiraye. La communauté grossit de recrues individuelles, et bientôt les courants plus organisés venus du Fouta l'emportent en intensité. Une vraie ville fortifiée surgit, zâwiya ou ribat où, dans le style de la tradition classique de l'Islam, aux frontières de la foi, des volontaires se purifient dans leur coeur par un combat intérieur, hommes de piété, et se préparent physiquement au combat extérieur, hommes de guerre. Le commerce fournit toujours des armes, une puissance politique et militaire grossit, entretenant une tension et une effervescence qui débouchent sur la conquête du royaume de Tamba et du Menien en 1851-1852. 'Umar est désormais solidement installé dans le haut pays qui, par les vallées du Bafing et du Tinkisso, débouche directement sur l'axe du Sénégal et sur celui du Niger ; il tient l'or du Bouré ; son succès, idéologiquement formulé, a un grand écho dans les milieux musulmans du Soudan occidental.
C'est alors qu'il donne à sa mission un tour définitivement offensif et une échelle bien supérieure. Il quitte Dinguiraye en mai 1854, mais son hégire ne le ramène pas à Dyegounko, elle débouche directement sur la guerre sainte, qui va submerger le Soudan occidental et d'abord les Malinké de l'Ouest, largement païens. En route vers le Nord, ses troupes sèment la terreur, le massacre et la captivité. Le Khasso se soumet, qui est épargné, le Boundou musulman est un moment occupé. 'Umar veut commercer sur le haut Sénégal, mais les Français qui, à partir de l'érection du fort de Podor en 1854, inaugurent au Fouta-Toro une implantation politique et militaire, refusent la vente des armes. Saisies et escarmouches en résultent, mais c'est l'un des deux grands royaumes bambara païens, le Kaarta, que vise 'Umar. Il le soumet en 1855, prend la capitale Nioro et défait finalement son armée, non sans difficultés, grâce à l'appui de sujets réticents des Bambara, les Diawara. Ceux-ci rompent, et 'Umar doit les combattre à leur tour fin 1855 et en 1856. L'Etat peul musulman du Macina, qui sent la menace grandir, les soutient mais ses contingents, battus, se retirent. 'Umar organise sa conquête, impose l'Islam, confisque des terres et des captifs, installe des garnisons, fait bâtir des tatas.
A partir de cette assise nouvelle, il reporte son intérêt sur le Fouta-Toro. On y a signalé la pression française croissante, avec Faidherbe : construction de forts (jusqu'à Médine, en amont du pays, dans le Khasso naguère coiffé par 'Umar), et une façon plus brutale de mener les affaires. 'Umar, de plus éconduit du commerce des armes, riposte en punissant le Khasso et en assiégeant Médine (avril-juillet 1857), devant laquelle il échoue. Il mesure alors la détermination et l'avantage technique des Français, et ses objectifs de guerre sainte sont d'ailleurs en pays bambara. Mais le Fouta est son pays, et il sait qu'il y dispose d'une puissance morale : fin 1854, les principaux leaders et l'almamy ne sont-ils pas venus le prendre pour arbitre dans un incident né d'un conflit avec les Blancs, et ne peut-il pas alors passer, aux yeux d'une partie de ses compatriotes, pour le véritable almamy du dehors ? A la fois contre la mainmise des infidèles sur son pays natal et pour peupler sa conquête, le Kaarta, il fait en 1858 et au début de 1859, sur le Moyen-Fleuve, une grande tournée d'appel à l'émigration ; convaincus souvent, parfois forcés, de 10 à 20 % des gens partent. 'Umar revient sur Nioro, et vainc les Diawara. Parallèlement, Faidherbe a poussé ses avantages, utilisant le fractionnement sociopolitique du Fouta et ses éléments antiumariens pour le démanteler et pour en mettre des morceaux sous protectorat. Alors, de façon empirique et discrète, les deux adversaires en arrivent, en 1860, à ce que le réalisme suggère puisque leurs horizons sont distincts : un traité qui stabilise la trêve de fait ; jamais ratifié officiellement, il n'en est pas moins réel sur le moment, et significatif encore à terme : la rive gauche du haut Sénégal et du Bafing est sous protectorat français, la rive droite est à 'Umar, chacun garde ses sujets et ses captifs, le commerce est sans aucune restriction, les deux partenaires ne se feront pas la guerre.
'Umar reprend alors son jihâd et vise désormais l'autre royaume , celui de Ségou. La campagne s'ouvre en 1860, toujours brutale pour les pays traversés. Une première victoire, en mai, ouvre l'accès au Niger, Niamina est occupée, puis un assaut acharné livre Oïtala en septembre ; enfin il pénètre dans Sansanding, au-delà de Ségou prise en tenaille. Alors le Macina entre de nouveau en scène et le grave problème, pour 'Umar, du conflit avec un Etat musulman authentique et lui-même né du jihâd, problème naguère évité au Fouta-Djalon et au Fouta-Toro, se pose cette fois sans recul possible. Le souverain du Macina, qui sent quelle menace est pour lui l'ascension du conquérant tijane, le somme de quitter Sansanding ; 'Umar propose au contraire l'alliance contre les païens ; Amadou-Amadou se prévaut d'une suzeraineté sur Ségou et de l'abjuration qu'il aurait obtenue de son vassal ; 'Umar retournera ce point, pour traiter le Macinien de protecteur de l'idolâtrie et les siens d'hypocrites, bons à combattre. En février 1861, les Toucouleur mettent en déroute la coalition des Bambara et des Peul ; en mars 'Umar entre à Ségou, fui par son roi. Le pays est pris en main.
Le souverain bambara s'est réfugié au Macina. Des essais de traitement diplomatique du conflit entre les deux leaders musulmans tournent court. 'Umar se prépare et en avril 1862 marche sur son ennemi dont il défait l'armée en mai dans une grande bataille de plusieurs jours. Le Toucouleur entre à Hamdallahi, fait exécuter son adversaire rattrapé dans sa fuite, installe son fils au pouvoir, et va lui-même continuer sa mission.
En fait, il doit aussitôt faire face à la révolte de presque tous ses nouveaux sujets, aidés d'un autre leader musulman prestigieux, le cheikh al-Bakkay de Tombouctou. Les Toucouleur prennent et pillent cette ville, sans s'y maintenir et subissent une grave défaite en mai 1863 avant même que les divers opposants assiègent 'Umar dans Hamdallahi et menacent son fils Ahmadou dans Ségou.
'Umar s'échappe de la ville investie. Réfugié dans une grotte au-dessus des falaises de Bandiagara, il y meurt en février 1864, pressé par des assaillants, soit qu'il ait été tué en combattant, soit qu'il ait fait sauter son réduit. Son fils Ahmadou lui succède à la tête de son empire fragile, ce pour quoi il l'avait désigné.
Les dix dernières années de 'Umar sont donc riches d'épisodes militaires et d'initiatives politiques, qu'on ne pouvait que dessiner à très grands traits. Dans son détail, cette histoire est plus encore celle des sociétés d'entre Haut-Sénégal et Niger que celle de 'Umar lui-même. Quitte à sérier, mieux vaut jeter à présent quelques regards globaux sur cet homme, sur son oeuvre et sur les principaux problèmes qu'elle a posés à ceux qui en ont traité.
La conviction de 'Umar et les sentiments de ses partisans nous recommandent de regarder d'abord sa personnalité religieuse. Sur ce point d'ailleurs, les études érudites critiques sont très récentes, et les deux plus importantes, celles de John Willis et de Omar Jah, n'ont encore qu'une diffusion restreinte. 'Umar partage naturellement beaucoup de traits avec les autres leaders de jihâd qui l'ont précédé de peu au Soudan : l'enracinement dans une tradition savante vigoureuse, la réaction à une situation d'Islam “mêlé” (des sociétés qui juxtaposent musulmans et païens, les premiers étant parfois tributaires ou minoritaires, ou les souverains musulmans pratiquant le laxisme et le compromis), la volonté consécutive de reconstruire un ordre social idéal réglé constamment par la chari'a, l'utilisation d'un climat populaire d'attente de la fin des temps … Mais d'autres traits, qui ne lui sont pas non plus réservés, apparaissent chez lui de façon beaucoup plus soulignée et personnelle (encore que 'Uthmân ibn Fûdî les ait aussi beaucoup, à sa façon) Sur ce fond populaire d'attente mahdiste, ses disciples le considèrent vraiment comme le rénovateur attendu, le mujaddid du XIIIe siècle de l'ère islamique annoncé par des prophéties, voire comme le lieutenant du Mahdî, et certains opposants l'ont accusé de se faire passer pour 'Isâ (Jésus) qui doit, selon le millénarisme musulman, revenir avec le Mahdî.
Les visions ont pour lui une grande importance ; il entreprend ses actions graves à la demande du Prophète et de al-Tijâni qui se montrent à lui. Il a le charisme, sous la forme de la baraka, bénédiction divine personnelle, et sous celle, très forte chez lui, de l'istikhâra : la connaissance de formules spéciales lui assure le secours divin et lui donne des directives en songe dans des circonstances difficiles — double charisme repris d'Al-Tijâni.
Mais 'Umar a aussi une franche originalité, dans son enseignement et dans ses thèmes intellectuels. Y contribuent, outre sa personnalité et son milieu, sa culture plus vaste, son expérience orientale — qui l'ouvre à tous les courants de pensée de l'Islam et qui, lui faisant rencontrer la force et la solidarité de la société musulmane des vieilles cités islamiques, l'amène à ressentir la faiblesse et le scandale de l'Islam “mêlé” du Soudan avec plus de vigueur encore que ceux qui ont pour eux surtout leur expérience locale et la référence historique aux quatre premiers Califes —, son appartenance à une confrérie nouvelle, et le fait qu'en venant après les autres jihâd il peut en cumuler les leçons comparées et se poser contre leur stabilisation et leur attiédissement.
Retenons seulement quelques thèmes. 'Umar reprend, développe et met en position majeure la notion islamique de jihâd avec tout le champ qu'elle couvre : non seulement le jihâd de l'épée, la guerre pour la foi, mais d'abord le jihâd du coeur, purification personnelle que doit faire chaque disciple, et le jihâd de la langue, qui s'exerce par la prédication, tous deux piliers de son enseignement, dans la ligne tijane.
Originale aussi son idée de la réforme : non seulement c'est une réforme universelle, à visée globale et non pas locale, mais elle rejette l'acceptation scrupuleuse des précédents et de l'autorité, elle va jusqu'à ne pas rendre obligatoire l'adhésion à un des quatre “rites” de l'Islam, elle rouvre la porte de l'ijtihâd, l'interprétation personnelle, elle préfère la vertu des saints hommes (awliyâ) au formalisme des juristes (fuqahâ), ce qui distingue assez nettement 'Umar des autres leaders de jihâd, plutôt soucieux de raviver la charî'a, exprimée par les fuqahâ, comme l'a bien montré Omar Jah. C. Stewart a noté que cette ligne de la pensée umarienne se greffait d'ailleurs sur une tradition intellectuelle sahélienne, nourrie de la situation propre à des sociétés nomades non étatiques, où la complémentarité de la jurisprudence et de la mystique jouait de façon fonctionnelle.
Bien entendu, 'Umar se distingue aussi en ce qu'il répand les thèmes et les pratiques tijanes. qui sont d'ailleurs souvent, avec beaucoup moins de nouveauté que lui-même et al-Tijâni ne l'ont dit, ceux de la Khalwatiyya ainsi par exemple, l'accent mis sur la valeur des retraites spirituelles.
Son oeuvre la moins ignorée, les Rimah. … “Les lance du parti de Dieu contre les gorges du parti saiamque”, est un recueil des prières, des pratiques et des règles de la confrérie en marge d'un autre ouvrage fondamental de celle-ci ; l'auteur le jugeait inspiré divinement et béni : la vaieur numenque des lettres du titre — par un jeu prisé — ne correspondait-elle pas à sa date de composition, et le même jeu ne pouvait-il pas retransformer cette date en “un déluge de bonnes nouvelles” ?
Cet homme de religion, toute son entreprise nous montre qu'il eut aussi de fortes qualités pratiques, et son oeuvre politique fascine, d'autant plus peut-être qu'elle semble constamment en mouvement en déplacement, portée par un autre projet qu'elle-même, et pourtant s'inscrit avec force sur le Soudan de l'Ouest. 'Umar ne prit pas de titre souverain : il partageait avec 'Uthman ibn Fûdî l'idée d'historiens arabes, qu'après les quatre califes “bien dirigés” il n'y avait plus eu que des rois, et il voulait se distinguer de ceux-ci ; il se contenta d'être cheikh. Et, tout occupé à enseigner et à mener le jihâd, il laissait à d'autres le détail du gouvernement et de l'administration. Mais conception et direction lui reviennent.
Il se forge, notamment, une très solide armée, entrainée, pourvue d'armes à feu, efficace, instrument de véritables conquêtes qui sont alors prises en main, peuplées, nanties de garnisons — une autre nouveauté dans la série des jihâd. Cette armée réunit des disciples (talibé) toucouleur, troupe d'élite montée, et des sofa, fantassins de toute origine et de fraîche conversion ; elle a ses techniciens forgerons pour réviser les armes et faire des balles, et même quelques pièces d'artillerie prises aux Français. Les besoins en hommes et fusils vont croissant avec les conquêtes.
Un empire est construit dans les dernières années, qui couvre 300 000 km2, dont on ne peut dire qu'il ait une capitale tant 'Umar, après Dinguiraye, est mobile, mais Nioro et Ségou en figurent bien, avec celle-ci, les places majeures. Pour exercer les principales responsabilités sur cet ensemble passé sous une même autorité civile et fiscale, avec le droit coranique pour adapter les pratiques locales conservées, 'Umar désigne des hommes parmi ses parents, ses fidèles, ses esclaves. A sa mort, son empire multicentré, hétérogène, bâti par la force, traversé de révoltes de part en part, peut nous sembler très fragile ; il durera cependant sous son fils Ahmadou, jusqu'à la conquête française. il n'était donc pas sans ressorts.
Que reste-t-il de toucouleur dans l'entreprise d'un réformateur qui pense à l'échelle de la communauté musulmane, et qui laisse son pays natal tellement en marge de ses théâtres d'opération ? Beaucoup de choses assurément malgré des apparences trop retenues par des auteurs de langue française, sur le thème “nul n'est prophète en son pays”.
'Umar reprenait la tradition de 'Abd al-Qadîr, le deuxième leader du jihâd de 1776 au Fouta-Toro, et il est apparu ainsi à nombre de ses compatriotes ; ceux qui partent à sa suite peupler Nioro vont en pays mandé poursuivre le jihâd toucouleur — et, aussi, prendre revanche sur des défaites infligées alors ou plus récemment par les Bambara. Ces migrations, par ailleurs, sous les motivations idéologiques nouvelles suscitées par 'Umar, ont encore le ressort ancien de la pression démographique qui s'exerce sur les terres de l'étroite vallée du Fleuve et celui des conflits sociopolitiques qui fractionnent le Fouta. Le pays natal de 'Umar se prêtait le plus mal à son action, eu égard aux pressions françaises croissantes, à ses rivalités intestines, à sa solide armature cléricale, alors que les spéculations de son rejeton d'exception étaient supra-ethniques ; mais il était en revanche très propre à le soutenir au-dehors. 'Umar, quant à lui, était fort attentif à sa terre d'origine : il n'y ménagea pas sa prédication ni ses observations et ses critiques à son second séjour et, voyant l'intervention des infidèles, il invita les siens à partir. Enfin, le flot continu de l'émigration toucouleur donna à coup sûr la primauté à cette ethnie dans l'entreprise umarienne : traitement de faveur des talibé par rapport aux sofa, place très majoritaire de l'aristocratie toucouleur aux postes de responsabilité, maintien dans l'armée des groupes claniques venus en corps du Fouta et transportant vers l'Est leurs opposition.s... Tout cela pesait lourd, et fut bien noté par les non-Toucouleur, en dépit de pratiques contraires non exceptionnelles et d'un ciment religieux et tijane réellement supra-ethnique.
Ayant combattu les Français, 'Umar y a gagné le droit de figurer parmi les opposants à la colonisation. Ce n'est pas contestable, mais l'époque et les faits donnent à ce trait une dimension modeste. 'Umar n'a pas jugé et traité les Français avec la prescience du scramble à venir. Ils furent d'abord à ses yeux des marchands, donc des partenaires utiles et extérieurs, et des chrétiens, donc des gens qui pouvaient vivre avec des musulmans dans un statut de protégés. Mais les marchands se muèrent en puissance politique et militaire, plus portée à imposer son protectorat qu'à en subir un autre, et refusèrent de vendre des armes. Le conflit était ouvert. 'Umar ayant cependant jaugé la supériorité technique dont jouissaient les Français sur le Fleuve, et les deux adversaires ayant senti le non-recouvrement géographique de leurs ambitions, ils convinrent assez vite de ne pas s'affronter et de se laisser les mains libres. La lutte avec la France n'occupe donc qu'une place marginale et temporaire dans l'itinéraire umarien (et Faidherbe, face à l'opinion française, a beaucoup grossi, pour les besoins de sa cause, l'opposition de 'Umar).
Les aspects sociaux de l'entreprise du cheikh sont, pour l'histoire profonde, les plus importants. Il a fait progresser, bien sûr, l'Islam et le tijanisme. Il a aussi bouleversé la carte politique et le paysage ethnique et social du Soudan. Il a drainé autour de lui, et brassé dans sa suite de fidèles, des individus déçus ou dépossédés venus de tous les horizons (les Fouta —Tooro, Djalon et Bhundu—, le Sokoto, le Macina … ). De force ou par attraction, il a provoqué des migrations importantes qui ont rendu plus imbriqué encore le vieux tissu inter-ethnique de la savane.
Ses actions guerrières ont porté à un point majeur la manipulation des richesses et des hommes ; elles ont jeté sur les marchés une forte quantité d'esclaves, surtout femmes et enfants, les hommes étant plus d'une fois massacrés, en un temps où la fin de la traite négrière atlantique a tari la vente des esclaves masculins sur la côte, et où le développement intérieur du Soudan permet l'utilisation fructueuse d'esclaves producteurs de produits pour la vente. Une telle situation voit la consolidation d'une aristocratie militaire musulmane. Il n'est pas de mouvement religieux, intellectuel ou politique qui ne s'inscrive dans une histoire sociale où résident ses dynamismes et ses conditions.
Sources
Ouvrages généraux
Pensée et physionomie religieuse de 'Umar
L'entreprise umarienne dans l'ensemble des jihâd soudanais
Etat économique et social du Soudan à l'époque de l'entreprise umarienne
Notes
Henri Moniot, maître-assistant à l'université de Paris VII.