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Amadou Hampâté Bâ


Muriel Devey
Amadou Hampâté Bâ : l'homme de la tradition

LivreSud. Editions NEA : Dakar-Lomé. Collection « Grandes figures africaines »

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Le diplomate

L'année 1960 marque l'entrée des États africains à l'UNESCO. Le Mali y adhère en novembre 1960, en même temps que 16 autres pays africains. Les origines de l'UNESCO, qui fait partie des institutions spécialisées de l'Organisation des Nations unies, remontent à 1945. La Conférence des Nations unies sur l'Organisation internationale, l'UNCIO, réunie à San Francisco aux États-Unis, adopte et signe la charte des Nations unies le 26 juin 1945. Reprenant les propositions d'une motion française, elle recommande la convocation d'une grande réunion chargée d'élaborer les statuts d'une organisation internationale de coopération intellectuelle.
En novembre 1945, convoquée sur l'initiative de la France et du Royaume-Uni, une conférence se tient à Londres en vue de la création d'une organisation pour l'éducation, la science et la culture. 44 pays sont présents et élaborent l'acte constitutif de l'UNESCO. L'acte final est signé par 41 États et la convention créant une commission préparatoire par 39 États. L'Organisation est constituée officiellement le 4 novembre 1946 lorsque 20 pays, signataires de l'acte constitutif, déposent leur instrument de ratification auprès du gouvernement britannique à Londres, gardien de l'acte final et de la convention créant l'Unesco. Quatorze ans plus tard, fin 1960, l'Unesco compte 101 États membres. « Contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant, par l'éducation, la science et la culture, la collaboration entre nations, afin d'assurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion, que la charte des nations Unies reconnaît à tous les peuples…», telle est la mission de l'Unesco, définie dans la convention de création.
En cette année 1960, cette mission prend, plus que jamais, toute sa signification. L'heure est aux indépendances. De nouveaux pays rejoignent l'organisation. La tâche de chacun va être à la fois passionnante et complexe. L'Organisation comprend trois organes. La Conférence générale se réunit tous les deux ans. Elle détermine l'orientation et la ligne de conduite générale de l'Organisation. Le Conseil exécutif prépare l'ordre du jour de la Conférence générale, examine le projet de programme et budget élaboré par le directeur général et le soumet à la Conférence accompagné de ses recommandations. Le secrétariat se compose du directeur général et de fonctionnaires dont les responsabilités sont à caractère exclusivement international. Ils ne reçoivent de directives d'aucun gouvernement ni d'aucune autorité étrangère à l'Organisation. Membre de la délégation du Mali à la Conférence générale de l'UNESCO, les fonctions d'Amadou Hampâté Bâ consistent donc à se prononcer sur les programmes soumis par le Conseil exécutif, à voter les fonds pour leur exécution, à jouer un rôle de conseil auprès des Nations unies sur des questions d'ordre éducatif, scientifique et culturel, à examiner les rapports des États membres sur l'application des conventions et des recommandations, à élire les membres du Conseil exécutif et à nommer le directeur général. Vaste tâche qu'il assumera avec brio.
En novembre 1960, Amadou Hampâté Bâ assiste à sa première Conférence générale, la onzième, qui a lieu du 14 novembre au 15 décembre 1960.

Conférence ô combien historique ! En ce quatorzième jour du mois de novembre, sous un ciel gris bien parisien, le personnel de l'UNESCO assiste à l'arrivée des nouvelles délégations parmi lesquelles figurent les 17 délégations africaines. Tenues traditionnelles, chéchia, boubous aux tons colorés, voilà qui tranche avec le complet-veston gris ou bleu marine habituel. De mémoire de fonctionnaire de l'Unesco on n'avait encore jamais vu cela. C'est la première fois, il est vrai, qu'on voit autant d'Africains noirs à l'Unesco car, jusqu'à présent, excepté le représentant de la Sierra Leone, les Noirs étaient quasi-absents. Le hall de l'entrée est particulièrement animé ce jour-là et toutes les langues de la terre semblent s'y être donné rendez-vous.
Amadou Hampâté Bâ vêtu d'un grand boubou blanc vient saluer ses collègues africains, Rires, accolades, exclamations de joie et de surprise… Peu à peu, les délégués s'avancent vers la salle de conférence et s'installent à leur place. Vittorino Véronèse, le Directeur général d'origine italienne, docteur en droit, professeur et ancien administrateur de banques, arrive à la tribune. Le silence se fait. La séance commence. Les délégations africaines assistent à leur première Conférence générale.
Désormais, rien ne sera plus pareil à l'Unesco. A situation radicalement nouvelle, liée à l'évolution de la vie politique mondiale, nouveaux problèmes et nouveaux styles. Les jeunes nations africaines, jetant un regard neuf sur les activités du programme, sont par là même une invitation constante à la rénovation. Amadou Hampâté Bâ, à son niveau, apportera un vent nouveau. Façon différente de s'habiller, certes, mais aussi de s'exprimer. Selon son habitude, il fleurira ses discours de proverbes, de contes, d'adages et de maximes. Avec lui, l'art du parler africain, la tradition du conte feront leur entrée dans l'Organisation. Mais au-delà de la forme, ce sont de nouvelles questions qui seront posées. Sous l'impulsion d'Hampâté Bâ, la tradition orale prendra « ses quartiers » à l'Unesco et s'inscrira dans les programmes de l'Organisation.
L'arrivée de ces jeunes nations va donc orienter les politiques sectorielles de l'Unesco dans une direction nouvelle. Au cours de la décennie des années soixante, cinq grands domaines vont faire l'objet de projets spécifiques. Sur le plan de l'éducation, l'accent sera mis sur la lutte contre l'analphabétisme. Lié à la question de l'éducation, le développement des médias, notamment des télévisions scolaires dont le rôle dans le processus éducatif est reconnu, fera partie des actions mises en oeuvre.
En matière de culture, le concept de « patrimoine culturel universel » sera posé. Sauvegarder ce patrimoine et favoriser une meilleur connaissance du passé culturel seront un autre axe de la politique de l'Unesco.
Enfin, l'essor des activités liées à l'environnement et aux ressources naturelles ainsi que le développement de l'application des méthodes des sciences sociales à l'étude des grands problèmes contemporains, tels que les effets de l'apartheid sur l'éducation et l'information en Afrique du Sud, formeront les deux derniers volets des initiatives prises par l'Organisation. Amadou Hampâté Bâ va s'appuyer sur certaines de ces campagnes pour attirer l'attention de l'Unesco sur des problèmes plus spécifiquement africains et faire adopter par la Conférence générale des mesures concernant ce continent.
Quelques mois auparavant, en mars 1960, à l'appel du directeur général de l'UNESCO, appel suivi d'une déclaration vibrante d'André Malraux, ministre de la Culture de la France, une campagne internationale a été ouverte pour la sauvegarde des monuments de Nubie, menacés par la construction du hautbarrage d'Assouan. De superbes affiches, invitant à lutter pour la protection du temple d'Abu Simbel, tapissent les murs de l'UNESCO.

En regardant l'une de ces affiches Amadou Hampâté Bâ pense à un autre patrimoine culturel universel lui aussi en danger. Il entend par là la tradition orale africaine, riche de récits, de contes, de mythes, delégendes, d'histoires, de savoirs et de savoir-faire, immense trésor hélas très menacé. Ses dépositaires, les vieux « traditionalistes », disparaissent un à un, emmenant avec eux toutes les connaissances héritées des anciens. Si la communauté internationale se mobilise pour préserver le patrimoine des monuments et des sites, pourquoi ne mènerait-elle pas une action comparable pour les cultures africaines ?
Hampâté Bâ décide de proposer une campagne internationale pour la collecte et la sauvegarde des traditions orales africaines. L'UNESCO n'est-il pas l'endroit approprié pour mener une telle opération ? N'est-elle pas là pour défendre et promouvoir les cultures, toutes les cultures ?
Amadou Hampâté Bâ ne perd de temps et, dès la 11e session de la Conférence générale, au cours d'une des séances plénières qui suit sa prise de conscience, il attaque très vite sur le sujet.

« Je suggérerais — je demanderais même avec force — à tous mes collègues de décider le sauvetage des traditions orales de l'Afrique, base unique, garantie de sa liberté politique et de sa personnalité et source de son savoir original… »

Quelques jours plus tard, le 18 novembre 1960, il précise sa pensée.

« Il s'agira d'un gigantesque monument oral à sauver de la destruction par la mort, la mort des traditionalistes qui en sont les seuls dépositaires. Ils sont, hélas, au déclin de leurs jours. Ils n'ont pas partout préparé une relève normale. En effet, notre sociologie, notre histoire, notre pharmacopée, notre science de la chasse et de la pêche, notre géotechnie, notre agriculture, notre science de météorologie, tout cela est conservé dans des mémoires d'hommes, d'hommes sujets à la mort et mourant chaque jour. Pour moi, je considère la mort de ces traditionalistes comme l'incendie d'un fonds culturel non exploité. Puisque nous avons admis que l'humanisme de chaque peuple est le patrimoine de toute l'humanité, si les traditions africaines ne sont pas recueillies à temps et couchées sur du papier, elles manqueront un jour dans les archives universelles de l'humanité… C'est pourquoi, Monsieur le Président, je demande que la sauvegarde des traditions orales soit considérée comme une opération de nécessité urgente au même titre que la sauvegarde des monuments de Nubie ».

Son discours terminé, il se rassoit. L'audience est subjuguée. Ce jour là, en la personne d'Hampâté Bâ, l'Afrique, celle de la tradition orale, a parlé. La communauté internationale, interpellée pour la première fois sur cette question, ne peut plus ignorer la richesse et la valeur des cultures africaines. Elle est obligée de prendre conscience que la disparition de ce patrimoine universel appauvrit l'humanité entière, la privant de pans entiers de connaissances et de savoir-faire.
Désormais, préserver ces traditions et contribuer à les faire connaître ne sont plus du seul ressors des initiés et des ethnologues. D'ailleurs une telle entreprise ne peut que favoriser le dialogue inter-culturel, facteur de paix, idée maîtresse de l'Unesco. Ce jour-là dans la grande salle de conférence de l'Organisation, le problème de la sauvegarde d'un patrimoine culturel universel, jusqu'alors ignoré par beaucoup, est posé. C'est une première étape.

A Paris, Hampâté Bâ habite chez Germaine Dieterlen avec laquelle il a noué une très grande amitié depuis plusieurs années. Ensemble, ils passent leur temps à discuter, à échanger des idées, à lire et à écrire.

Un jour, Germaine Dieterlen se rend au Pavillon Marsan, au Louvre, invitée au vernissage d'une exposition organisée par Henri Lhote sur les « fresques du Tassili », région située dans le désert algérien.
Cette exposition, qui présente des reproductions de peintures rupestres datant de milliers d'années, témoigne que le Sahara n'a pas toujours été un désert, vide d'hommes. Au contraire, il apparaît que cette vaste région pourvue jadis d'une flore et d'une faune riches et variées a abrité de nombreuses populations, pour la plupart des pasteurs accompagnés d'immenses troupeaux de boeufs. Ces peintures, véritables merveilles, révèlent par âilleurs aux yeux du monde entier que les populations sahariennes maîtrisaient parfaitement l'art pictural.
La découverte des peintures rupestres préhistoriques du Tassili remonte à 1933. Mais c'est Henri Lhote qui, dès 1956, eut l'idée d'en faire des relevés et de ramener divers objets découverts dans ces sites archéologiques naturels. Il faut plusieurs missions pour qu'Henri Lhote et à son équipe recopient quelques centaines de dessins parmi les milliers de fresques produites entre 5.000 et 2.500 ans avant notre ère et décorant les parois des grottes des montagnes rocheuses du désert saharien.
Ce sont les copies de ces peintures rupestres qui tapissent les murs de l'exposition que vient de découvrir Germaine Dieterlen. Vivement intéressée et émerveillée par ce qu'elle voit, elle s'empresse de faire part de sa découverte à Hampâté Bâ. « Il y a des vaches au Louvre, il faut aller les voir demain » lui dit-elle dès son retour à la maison. Le lendemain, tous deux se rendent au Louvre. A la vue de ces peintures, de ces personnages et surtout de ces immenses troupeaux de boeufs, Hampâté Bâ reste muet d'étonnement. Puis se tournant vers Germaine Dieterlen, il déclare :

« Je suis absolument sûr que mes ancêtres sont passés par là…».

Le soir même, il lui explique la signification des différents thèmes représentés par les fresques. Il interprète les attitudes des bovidés, les dessins représentant les parcs, les autels, les objets de pastorat, les danses, les masques, les coiffures… En l'écoutant, tous les dessins s'animent et se chargent de sens. Intarissable, Hampâté Bâ poursuit ses explications.

« Vous vous rappelez la fresque représentant des vaches qui ont l'air d'avoir des pattes “coupées”. Eh bien ce sont tout simplement des vaches qui ont les pieds dans l'eau. Il s'agit du bain rituel, du Lootori…»

Enfant, il avait assisté à ce rituel au cours duquel, une fois par an, on conduisait les troupeaux de bovins dans l'eau où on les laissait tremper une journée entière. Toute la soirée, il se remémore les scènes évoquées dans ces peintures. Maintenant, il est convaincu, et cela ne fait plus de doute pour lui, que ses ancêtres, les Peuls, sont bien passés par là.

« Mon opinion est la suivante : les Peuls sont des orientaux, cela est sûr. Mais depuis quand ont-ils quitté la péninsule arabique : toute la question est là. Si l'on s'en réfère à leurs contes et à leurs légendes, ils ont dû séjourner en Égypte d'abord, puis en Éthiopie. De là, ils sont descendus avec leurs animaux vers la Guinée, le Mali et le Sénégal » [4].

Le lendemain, reprenant les notes prises lors de son séjour au Ferlo sénégalais auprès d'Ardo Dembo, il dicte à Germaine Dieterlen le texte de Koumen. Il aura fallu plus de dix sept ans avant que ce récit ne soit publié. Dix sept années « jusqu'à la découverte des peintures rupestres du Tassili. J'y ai retrouvé les divinités, les pâturages, les sacrifices, les bergers et leurs boeufs, tels qu'ils apparaissaient dans les textes que j'avais recueillis. Les fresques du Tassili sont venus confirmer mes découvertes » [47].

Ecrit en collaboration avec Germaine Dieterlen, Koumen, textes initiatiques des pasteurs peuls, récit accompagné de commentaires, paraît l'année suivante publié par les Éditions Mouton.

A partir de 1961, Amadou Hampâté Bâ, que ses fonctions à l'Unesco contribuent à faire connaître, va être fréquemment invité à des conférences et des séminaires traitant de traditions et de religions africaines ou d'Islam. Pendant de nombreuses années, il passera une partie de son temps à voyager, allant d'une ville à l'autre, d'un pays ou d'un continent à l'autre. Le qualificatif de grand voyageur est plus que jamais une réalité.
En 1961, à peine sorti d'un colloque sur les religions et les cultures africaines à Abidjan, il se rend à Venise pour une autre conférence sur « l'humanisme africain et le monde moderne ». Il rencontre, en Italie, le représentant de l'ambassade israélienne qui l'invite à se rendre dans son pays, Israël est en guerre. Hampâté Bâ accepte néanmoins l'invitation. Pendant son séjour, il donne une série de conférences, particulièrement sur la culture peule.
Avant son départ, l'ambassadeur de Côte-d'Ivoire en Israël lui demande s'il consentirait à réciter une prière sur le Mont Sion. Hampâté Bâ, séduit par cette offre, propose qu'un rassemblement plus large soit organisé sur ce lieu sacré, Pour cet élève de Tierno Bokar, cette rencontre est l'occasion de prôner le dialogue inter-religieux, la liberté du culte, la tolérance et la foi en Dieu.
Le 21 juin à la tombée de la nuit, en présence de plusieurs ministres israéliens, dont celui de la Défense, à la lueur d'un candélabre d'argent à neuf branches, on peut assister à une scène pour le moins inhabituelle. Trois représentants de chacune des religions révélées, un prêtre dominicain, un rabbin et un musulman en la personne d'Amadou Hampâté Bâ, se retrouvent sur le Mont Sion pour lire des textes sacrés et prier ensemble pour la paix. Interrogé sur la portée réelle de cet événement, Hampaté Bâ répond que dans la vie, rien n'est inutile car, dit-il, il ne faut pas oublier que le baobab, le plus gros arbre du Sahel, sort d'une petite graine. On ne sait donc jamais ce que peut donner même le plus petit effort.
Un an plus tard, Amadou Hampâté Bâ reçoit un télégramme de l'ambassadeur d'Israël dans lequel ce dernier lui apprend que « le baobab a poussé ». Le Pape Paul VI vient pour la première fois en terre d'Israël et il y aura des rencontres positives. Hampâté Bâ, à la lecture du télégramme, est satisfait. Ses prières sur le Mont Sion ont porté leurs fruits. L'enseignement de Tierno Bokar, ses leçons d'oecuménisme et de tolérance n'ont pas été vains.

Ambassadeur extraordinaire et ministre plénipotentiaire

En 1962, la vie d'Hampâté Bâ connaît un nouveau tournant. Sur la demande de Félix Houphouët-Boigny, il est nommé ambassadeur extraordinaire et ministre plénipotentiaire du Mali en Côte-d'Ivoire. Après que la Côte-d'Ivoire eût accordé au Mali l'accès au port d'Abidjan, une délégation conduite par Jean-Marie Koné s'était rendue en Côte d'Ivoire pour établir les clauses de l'exploitation du port par le Mali. Houphouêt-Boigny manifeste alors le désir de voir nommer Amadou Hampâté Bâ comme ambassadeur du Mali auprès de lui, au lieu d'un jeune cadre dont les idées pourraient lui déplaire. Ainsi, un tel choix éviterait tout incident diplomatique qui pourrait altérer les bonnes relations ivoiro-maliennes rétablies depuis l'éclatement de la Fédération du Mali.
Cette proposition met Modibo Keïta mal à l'aise. D'une part, il y voit un moyen de monnayer l'accès au port. Il lui semble que l'offre n'est pas gratuite. Par ailleurs, il pense qu'Hampâté Bâ n'acceptera pas cette fonction de diplomate, pour des raisons religieuses. Or un refus risque de créer des problèmes entre les deux pays. Il ne sait que faire. Abdoulaye Singaré, ministre de l'Éducation, qui connaît bien Amadou Hampâté suggère de lui faire part de cette proposition par l'intermédiaire d'un camarade d'âge ou d'un ami intime.
El Hadj Daouda est chargé de cette mission. Celui-ci expose le problème à l'Imam Almamy Kalé, camarade d'âge et pair d'Amadou dans la voie tidjane.
L'iman, sachant comment s'y prendre, demande immédiatement à Amadou de lui accorder une audience pour traiter avec lui d'une question de droit coranique. « Hampâté, j'ai voulu te voir, car je voulais te poser une question. Quand la vie et la mort d'un pays dépendent d'une action, et qu'un homme est considéré comme le plus apte et le plus efficace pour accomplir cette action, afin d'empêcher le pays de périr, l'accomplissement de cet acte par cet homme est-il pour lui un devoir obligatoire individuel ou un devoir obligatoire collectif ?» [69]. A cette question Amadou répond : « Un devoir obligatoire individuel » [69]. Le problème est réglé. Amadou ne peut refuser la proposition car le devoir individuel incombe à l'individu lui-même.
Quand il apprend que Modibo pensait qu'il n'accepterait pas le poste d'ambassadeur, il déclare :

«

Mais Modibo n'a pas à me consulter car je n'ai pas besoin de Modibo. Je n'y vais pas pour plaire au gouvernement. J'y vais pour respecter une des prescriptions fondamentales de ma religion. S'il fallait même partir pour être planton et que cela puisse servir à mon pays, j'irais car si je n'y vais pas, j'ai violé les pincipes de ma religion. Or je ne suis pas prêt à le faire. Donc, il n'y a pas de problèmes » [69].

En 1962, Hampâté Bâ devient ambassadeur et part s'installer à Abidjan, dans la résidence de l'ambassade à Marcory.
Malgré ses fonctions diplomatiques, il considère néanmoins qu'il ne fait pas de politique et accepte difficilement qu'on l'appelle « Excellence ». Il dira toujours avec humour : « J'étais d'ailleurs plutôt gardien de port avec titre d'ambassadeur parce qu'Houphouët ne voulait pas qu'on me piétine. Alors je lui dois cette reconnaissance » [69]. Le pouvoir politique ne sera jamais un but pour lui. Les paroles de Tierno Bokar sont toujours présentes dans sa mémoire et il se rappelle la triste fin du fils de Mademba Sy, roi de Sansanding. Pendant quatre ans, il assumera les fonctions d'ambassadeur extraordinaire et ministre plénipotentiaire du Mali en Côte-d'Ivoire, jusqu'à ce que les relations entre le Mali et le Sénégal soient rétablies. Considérant alors que sa mission est accomplie, il met fin à sa mission.
Hampâté Bâ restera néanmoins vivre à Abidjan et jouera un important rôle de conseiller auprès d'Houphouët-Boigny. Il quittera la résidence de l'ambassade pour s'installer avec sa famille dans une nouvelle maison à Treichville.
L'année où Amadou prend ses fonctions d'ambassadeur en Côte-d'Ivoire, la Conférence générale de l'Unesco l'élit membre du Conseil exécutif pour quatre ans. Ce conseil se réunissant deux fois par an une session au printemps et une en automne, il est appelé à se rendre fréquemment à Paris. Désormais, ses nombreuses responsabilités accaparent une grande partie de son temps.
Cela n'est pas sans incidence sur son travail de chercheur et sur l'évolution de l'ex-IFAN rebaptisé Institut des Sciences Humaines. Tout en conservant son poste de directeur, Amadou ne fait plus autant de recherche sur le terrain et surtout n'est pas suffisamment présent pour donner un élan décisif à la création d'une véritable « école » dans le domaine des traditions orales au niveau du Mali.
Seuls quelques chercheurs isolés, ses « disciples », tels que Youssouf Tata Cissé, Massa Makan Diabaté, Issa Falaba Traoré, Diango Cissé suivent la voie qu'il a tracée. Ils se spécialisent dans la collecte et l'étude des traditions orales et servent d'informateurs à Hampâté Bâ à qui ils font part de leurs découvertes et de leurs travaux. Beaucoup vont le voir à Abidjan pour lui demander conseil mais se retrouvent souvent sans réelle direction d'études à Bamako, Certains d'entre eux diront qu'après son départ, ils se sont sentis comme des « orphelins ».
Le programme amorcé par Hampâté Bâ à l'Institut des sciences humaines n'est donc que très partiellement appliqué. Mais si l'activité d'Hampâté Bâ au Mali est plus réduite qu'autrefois, les projets qu'il impulse et met en oeuvre à l'Unesco ont par contre des retombées importantes pour l'Afrique dans le domaine des traditions orales et des langues nationales. Ces actions compensent les aspects négatifs de son départ de Bamako. Aurait-il eu d'ailleurs les moyens, l'environnement et l'appui nécessaires pour mettre en oeuvre tout cela au Mali ? Cela n'est pas évident.
En 1962, les Nations Unies lancent la décennie pour le développement 1962-1971. En décembre de la même année, la Conférence générale de l'Unesco, qui vient d'élire un nouveau directeur, René Maheu, ancien normalien et professeur de Philosophie à Cologne avant de devenir fonctionnaire de l'UNESCO, vote une résolution sur la participation de l'Organisation à cette décennie. Les États membres et leurs peuples sont invités à intensifier leurs efforts sur le plan économique et social, avec l'aide des institutions des Nations Unies, afin d'obtenir dans chacun des pays en voie de développement un taux de croissance minimum de 5%.
Son élection au Conseil exécutif est pour Hampâté Bâ une occasion de relancer sa bataille pour la sauvegarde et la collecte des traditions orales africaines. Beaucoup de choses restent à faire dans ce domaine, malgré tout le travail déjà effectué par les chercheurs français ou africains. Aujourd'hui il veut mettre à contribution la communauté internationale par l'intermédiaire de ses organisations pour financer et organiser ce travail sur une plus grande échelle. Mais Hampâté Bâ veut aller plus loin et ne pas limiter les réalisations à la simple collecte des informations. La sauvegarde des traditions orales n'est qu'une étape. Diffuser et faire connaître les cultures africaines restent la finalité.
Sauvegarder implique des équipes et des structures. Il faut donc envisager la création de centres sur les traditions orales en Afrique. Quant à la diffusion, elle doit être la plus large possible, aussi bien à l'intérieur des pays africains qu'entre différents pays. Mais diffuser exige des supports et notamment des supports écrits. Pour ce faire, il est nécessaire de traduire les textes de la tradition orale dans les principales langues internationales.
Les peuples africains doivent eux aussi prendre connaissance de leurs propres traditions et assurer ainsi une continuité culturelle. Comment passer de l'oralité au texte écrit dans des pays où l'écriture n'existe pas ? Une seule solution, transcrire les langues nationales africaines à l'aide d'un alphabet approprié. Dans le cadre des campagnes d'alphabétisation lancées par l'UNESCO, Hampâté Bâ envisage de mobiliser la communauté internationale sur cette question et de faire mettre au point par les experts de l'Organisation un système de transcription adaptée à ces langues. Ses projets ne s'arrêtent pas là. L'Afrique doit apprendre à parler d'elle même. « Quand une chèvre est présente, il ne faut pas bêler à sa place », dit Hampâté Bâ. En effet, les Africains doivent prendre en main leur propre recherche historique et se mettre à parler « eux-mêmes d'eux-mêmes ». Cette prise de position est à l'origine du projet sur l'« Histoire générale de l'Afrique » que l'UNESCO soutiendra et financera.
Plusieurs années sont nécessaires à Hampâté Bâ pour faire aboutir l'ensemble de ces projets. Auparavant, il doit exprimer ses idées et convaincre ses interlocuteurs. A son habitude, il ne perd pas de temps et, dès 1963, au cours des réunions du Conseil exécutif auxquelles il participe, depuis la tribune que lui offre l'UNESCO, il prend la parole et « pose son point de vue. Il aborde tous les sujets depuis le rôle de l'éducation dans le développement en passant par le colonialisme, analysant ses méfaits et ses aspects positifs jusqu'aux questions touchant à la paix.
Vêtu de son boubou immaculé, grand et mince, il en impose à son auditoire. Il parle avec faconde, mêle anecdotes et proverbes dans ses discours, et avec une emphase admirable convainc, balaie les idées reçues pour démontrer que l'Afrique est une terre de civilisations et de cultures. Prises de parole plutôt courageuses à une époque où le tiers-monde et particulièrement l'Afrique ne jouissent pas d'une grande considération auprès de la plupart des nations occidentales. Sans écriture, donc jugée sans culture, l'Afrique est déconsidérée aux yeux des pays de civilisation écrite. Elle n'est accréditée d'aucun apport à la culture universelle, d'aucune histoire propre, d'aucune littérature autre que celle négro-africaine d'expression européenne. Aussi parler de l'Afrique et demander l'aide matérielle des autres nations pour les langues, les traditions et la littérature orales relèvent du défi. Mais Hampâté Bâ brave les obstacles.
En 1963, l'heure est à la post-décolonisation. Les jeunes Etats font leurs premières armes et entrent dans le concert des nations. A l'UNESCO, au cours de la 66' session du Conseil exécutif réuni pour examiner l'avant-projet de programme et le budget de l'Organisation, une opposition se fait jour entre les pays industrialisés, tels que les Etats-Unis partisans d'une diminution du budget, et les pays du tiers-monde favorables à une augmentation.
Hampâté Bâ prend la parole. Il rappelle tout d'abord les objectifs assignés à l'UNESCO, à savoir « la paix universelle, l'éducation civilisatrice et la science et la mission que s'était fixée la colonisation à l'égard des peuples colonisés « en faire des hommes comme les autres ». Il constate que cette « oeuvre » ne peut pas aller jusqu'au bout puisque les pays riches souhaitent réduire leur aide financière. Il avoue ne pas comprendre. « Il va de soi que celui qu'on saigne fasse quelques rictus pour marquer sa douleur. Mais ce que je ne comprends pas et qui me fait crier au paradoxe, c'est que d'aucuns, parmi les grands qui ne veulent pour rien au monde augmenter le plafond budgétaire, sont prêts au plan bilatéral à donner n'importe quelle somme » [73]. Il y voit un moyen de créer un rapport de dépendance « afin que le bénéficiaire nécessiteux connaisse oculairement son donateur opulent et lui garde la dette de reconnaissance » ou bien un moyen mercantile pour une nation de se « créer des privilèges, sinon des droits, dans des pays en puissance d'être des mines de matières premières précieuses » [73]. Pour Hampâté Bâ, il ne s'agit nullement de « nous tirer de l'esclavage politique pour nous empêtrer dans un esclave économique ». Si dans ce débat Hampâté Bâ garde son calme, certains jeunes délégués du tiers-monde fustigent par contre avec plus de véhémence les pays riches. Les discussions sont houleuses. L'émotion est à son comble. Certains représentants des pays riches s'offusquent des critiques portées contre eux.
Face à ce tollé, Hampâté Bâ prend la parole et non sans humour déclare qu'on ne peut reprocher aux jeunes de parler puisque « vous nous avez donné droit à la parole, après nous avoir enseigné le processus de la discussion et surtout l'art de la revendication » [73]. Puis il prend fermement position pour une augmentation du budget, déclarant que « l'objection à un plafond budgétaire plus élevé n'est pas fondamentalement basée sur des raisons financières… Il y a des raisons et des raisons mystérieuses qui nous échappent. Nous ne dirons pas que ces raisons sont des machinations malveillantes- Si les grands veulent revenir sur leurs promesses… qu'ils le disent clairement. Nous, pays sous-développés, nous avons acquis au cours des siècles une endurance à la misère et à la privation. » [73].
Hampâté Bâ ne s'avoue pas vaincu et propose de porter le problème à la Conférence générale. C'est le début de la bataille entre pays riches et pays pauvres sur l'aide et les montants alloués aux organismes internationaux. Hampâté Bâ, qui se place d'office du côté des siens, n'est pas le dernier à revendiquer et à défendre la position des pays du tiers-monde. Il lui faut parfois beaucoup de patience et d'humour pour répondre à ces adversaires. Ainsi, lorsqu'il apprend que les peuples africains ont été qualifiés d'ignorants et d'analphabètes, il répond tranquillement et avec beaucoup de solennité :

« Monsieur le Président, veuillez dire à M. le Directeur général et à son secrétariat que les connaisseurs analphabètes — car c'est cela leur nom, en réalité — en Afrique au sud du Sahara, et notamment au Mali, seront très heureux d'apprendre qu'au pays des “peaux allumées” — c'est ainsi que nous vous nommons dans notre langage secret — il y a des hommes qui font une discrimination nette entre le savoir et les signes qui permettent de fixer l'ombre du savoir sur des objets. En effet, nos connaisseurs, chantres des dieux, maîtres des eaux, guérisseurs et magnétiseurs disent en adage : « Le connaisseur qui sait graver l'ombre de son savoir sur des objets et qui, partant, qualifie son homologue non graveur d'ignorant total, n'est lui même qu'un sot savant » [73].

Il n'y a rien à répondre et la balle retourne doucement dans le camp de celui qui l'a lancée.
Cette mise au point donne l'occasion à Hampâté Bâ, de définir, sans esprit de polémique stérile mais au contraire dans un souci de meilleure compréhension, ce qu'est la civilisation orale africaine. Lui, qui a eu l'avantage « d'avoir été à l'école des savants analphabètes de son pays avant d'aller apprendre à lire et à écrire en langue française », et à ce titre est « un bon trait d'union tant par ma culture et par mon âge, entre les deux groupes pour une mutuelle compréhension et une convergence vers la réalisation totale de l'Homme, quelque qu'il soit et d'où qu'il soit » [73], explique que l'Afrique a elle aussi une civilisation, certes orale, mais civilisation néanmoins.

« Le fait de n'avoir pas d'écriture ne prive pas pour autant l'Afrique d'avoir un passé et une connaissance… La connaissance africaine est immense, variée et concerne tous les aspects de la vie, Le connaisseur n'est jamais un spécialiste. C'est un généraliste. » [7].

Au cours de cette session Hampâté Bâ expose son point de vue sur la colonisation européenne. A ceux qui ne supportent pas d'entendre parler de post-décolonisation, il déclare : « En Afrique, il existe vraiment un esprit d'avant la colonisation et un esprit pendant la colonisation ; nous devons avoir, partant de ces deux données, un esprit post-colonisation. Nous voulons être nous-mêmes » [73]. Car selon Hampâté Bâ,

« Nous avions une façon de penser. Nous avions une forme de société. Le premier rôle de la colonisation a été de détruire cette forme de pensée, cette institution. Donc pendant la période de la colonisation, notre mentalité a été fondamentalement transformée » [73].

Il démontre que la colonisation a enseigné l'individualisme, qu'elle a appris à produire « mais à produire seulement ce qui pouvait être revendu sur les marchés métropolitains ». Enfin, il insiste sur le fait que cette colonisation a été certes économique mais aussi intellectuelle. Les Africains n'étaient plus eux-mêmes. Ils n'étaient pas non plus des citoyens mais des « sujets d'une république, c'est-à-dire de tout un peuple ». Or le « sujet français avait tellement conscience de son devoir de sujet qu'il était beaucoup plus Français que beaucoup de Français ». Mais Hampâté Bâ précise aussi que :

« le colonialisme, ce n'est pas une injure, c'est une enseigne. C'est une maladie. Nous la considérons comme la lèpre… et il faudrait l'éviter ».

D'ailleurs, il n'a pas été totalement mauvais « parce que ce n'est pas vrai. Il y a eu des réalisations effectives et il serait ingrat de ne pas le dire. Car je ne peux pas concevoir qu'un administrateur, qu'un docteur, qu'un ingénieur… le professeur qui a instruit, je ne peux pas les comparer à un petit commandant qui a infligé de grandes punitions. Il faudrait faire une discrimination entre les parties négatives et les parties positives de la colonisation » [73].
Il ajoute que la colonisation a eu aussi un impact positif en instituant un ensemble linguistique commun à des pays qui utilisent des langues différentes. Aujourd'hui cette époque est révolue. Il n'existe quasiment plus de colonies sauf celles du Portugal et de l'Afrique du sud, deux pays dont Hampâté Bâ condamne sévèrement la politique colonialiste et raciste. Pour les autres pays enfin indépendants, l'heure est venue de retrouver leur culture, de redevenir eux-mêmes.
Pour conclure, il formule le voeu que les pays occidentaux laissent aux Africains leur pensée et surtout que l'Afrique commence à parier d'elle-même. Au cours de cette 66e session, Hampâté Bâ relance la question des traditions orales africaines qu'il qualifie « d'archives historiques et scientifiques de la culture africaine ». Il précise les différentes opérations à mettre en oeuvre pour la restauration de la culture africaine ainsi que les méthodes de collecte à élaborer et les moyens techniques à utiliser.
La première étape concerne la récolte proprement dite.

Transcription écrite, enregistrements sur magnétophones, films, tous les moyens techniques disponibles doivent être utilisés. Mais la collecte exige une méthodologie. Hampâté Bâ sait de quoi il parle puisque tout au long de sa carrière de chercheur il a été confronté aux difficultés de l'enquête sur le terrain. En observant les pratiques des ethnologues qu'il a côtoyés, il a eu l'occasion de constater que si certains chercheurs s'étaient efforcé de « s'immerger totalement dans le milieu » afin d'appréhender la société de l'intérieur, d'autres par contre étaient restés à la lisière du sujet, voire n'avaient parfois récolté que de fausses informations, par refus de vivre l'initiation correspondante et par méconnaissance des traditions et des coutumes.
Fort de cette expérience, Hampâté Bâ propose de revoir la méthodologie et même de définir une sorte de profil type de l'enquêteur. En premier lieu, la connaissance de la langue est indispensable. En second lieu, il est nécessaire de savoir aborder les anciens, ceux qui ont le savoir. Ainsi, la récolte proprement dite «demande du tact et de la patience de la part du récolteur. Il faut qu'il sache se taire et écouter jusqu'au bout le conteur professionnel ou le narrateur amateur. Il ne posera de questions qu'après, et si possible, un autre jour. Cela est difficile pour l'esprit occidental toujours mû par ses impatients pourquoi et pourquoi pas ? » [73]
Pour Hampâté Bâ, le travail de collecte n'implique pas nécessairement de faire appel à tout prix à des universitaires diplômés. Il n'écarte pas « tous les diplômés dans la récolte mais tous ne sont ni propres, ni efficaces ». Dans ces conditions, il est utile de faire appel « aux spécialistes locaux de qui il ne faut pas exiger des diplômes » puisqu'il faut des informateurs locaux habitués aux longues palabres et capables de suivre sans impatience les conteurs dans les méandres de leurs discours ». Ces hommes doivent être patients. « Pour l'Africain traditionnel, le temps n'est pas rare, il peut se permettre de le gâcher, et celui qui ne le gâche pas avec lui n'obtiendra rien de lui » [73].
La collecte effectuée, Hampâté Bâ explique qu'il faut procéder ensuite à la traduction dans l'une des langues d'usage international. Puis viendront « la conservation et la diffusion pour une exploitation universelle dans l'intérêt de l'histoire de l'homme de ses origines à nos jours» [73]. La tradition orale n'est pas le seul matériau à collecter et à conserver. Statuettes et masques matérialisent des symboles oraux. Même les outils sont des « têtes de chapitres rituels d'enseignement » qui « indépendamment des services qu'ils rendent, recèlent un enseignement profond, une philosophie élevée » [73].
Hampâté Bâ suggère de mettre en place diverses structures de protection de ce patrimoine, depuis les centres d'archives jusqu'aux musées, lieu idéal de conservation des objets rituels et usuels. Il insiste sur le rôle que le cinéma et la télévision peuvent jouer dans la diffusion de la culture africaine. Pour lui ce sont des moyens efficaces d'information, de formation et de comparaison. Films culturels ayant pour thèmes les formes que revêt la vie familiale, artisanale et religieuse ou dessins animés traitant des mythes africains, rien n'est à laisser de côté et mille choses peuvent être réalisées. Suite aux interventions d'Hampâté Bâ, plusieurs réalisations voient le jour. En 1964, la Conférence générale de l'Unesco décide d'inclure dans son programme prioritaire, l'aide aux centres nationaux de recherches sur les traditions orales.
Au Niger, à Niamey, le CRDTO, Centre régional de documentation pour la tradition orale est créé avec l'appui du gouvernement. Il est dirigé par le président de l'Assemblée nationale Boubou Hama, chercheur, traditionaliste et ami de Hampâté Bâ. Ce centre a plusieurs objectifs. Il doit assurer « la collecte systématique et intensive, des traditions orales en tant que sources de culture et véhicules de pensée et de civilisation africaine…» [7]. Il a aussi pour vocation de favoriser le développement de l'étude scientifique des langues africaines et d'encourager leur emploi dans les médias. Il doit enfin aider à la diffusion de livres, revues et journaux en langues véhiculaires. Le CRDTO réalisera plusieurs produits audiovisuels dont un film sur un conteur haoussa et des enregistrements sonores sur les traditions des peuples de l'Afrique de la savane.
Au Mali, et dans d'autres pays, l'Unesco met des moyens financiers, techniques et humains à la disppsition des instituts de recherche pour 1a collecte des traditions orales.
Colloques et séminaires sont organisés sur ce thème.
A partir de 1964, Amadou Hampâté Bâ intensifie sa bataille concernant la réhabilitation et le développement de l'usage des langues nationales africaines. Si les langues coloniales créent une unité linguistique dans des régions où les langues locales sont multiples et sont un moyen de communication avec le monde, elles n'encouragent pas et ne développent pas les originalités ethniques.

« L'abandon de nos langues nous couperait tôt ou tard de nos traditions et modifierait la structure même de notre esprit. Ce serait amputer irrémédiablement l'humanité d'une de ses richesses … » [7].

Pour Hampâté Bâ, la réhabilitation des langues africaines de base permettra de mettre :

« en valeur la tradition originale de chaque ethnie, de penser dans sa langue, de récolter les traditions dans sa langue sans en perdre la saveur ni la finesse, comme il arrive inévitablement dans les traductions qui manquent de sel par rapport à l'original » [7].

Cependant la civilisation de l'écrit s'imposant partout aujourd'hui, il devient impératif de transcrire les langues orales. Il s'agit non seulement d'élaborer des alphabets mais aussi d'assurer l'uniformité de ces systèmes de transcription. Cela aura l'avantage d'unifier les principales langues véhiculaires et de créer des unités ethniques sur de vastes territoires.
En 1964, à l'occasion du lancement par l'UNESCO du programme expérimental mondial d'alphabétisation, Amadou Hampâté Bâ, soulignant une fois de plus l'importance de la question des langues maternelles, demande à l'UNESCO de repenser

« le problème des langues africaines en uniformisant un alphabet en caractères latins, ce dernier étant davantage diffusé et plus facilement applicable aux études modernes » [7].

Il signale qu'il a personnellement mis au point deux alphabets, l'un en caractères arabes, pour les langues peule, songhay et bambara et l'autre en caractères latins et suggère qu'une action parallèle soit entreprise pour d'autres langues africaines.
Son idée est reprise par la Conférence générale qui invite les Etats membres à prendre d'urgence des dispositions pour enrayer l'analphabétisme et élaborer des alphabets.
Dès lors les initiatives vont se multiplier. En mars 1964, le problème des langues à employer pour l'alphabétisation des jeunes et des adultes en Afrique est abordé à la Conférence d'Abidjan. Un Centre régional est mis en place avec l'aide de l'UNESCO à Accra. L'année suivante, en 1965, une Société linguistique d'Afrique occidentale est créée à la suite du Congrès linguistique d'Accra auquel participe d'ailleurs Hampâté Bâ.
La même année, un mémorandum sur les « dispositions à prendre d'urgence par l'UNESCO pour l'unification des alphabets des langues nationales en Afrique occidentale » est soumis au conseil exécutif.

Amadou Hampâté Bâ est chargé d'effectuer une mission préparatoire en Afrique de l'Ouest en vue de l'organisation d'une rencontre internationale à Bamako pour l'élaboration d'un programme de linguistique africaine, programme qui s'intègre dans le cadre de l'action entreprise par les pays africains en matière d'alphabétisation et d'éducation des adultes. >La réunion de Bamako réunira six équipes de linguistes qui devront élaborer, pour chaque langue considérée, un alphabet normalisé, un vocabulaire de base de 2.000 mots environ notés selon la nouvelle transcription retenue, un plan détaillé pour la production de dictionnaires, de grammaires fonctionnelles et de matériel de lecture ainsi qu'un état des besoins existant en matière d'imprimerie et d'équipement.
Le projet est donc important et les pays africains francophones sont conviés à s'y associer. Véritable cheville ouvrière de cette initiative, Hampâté Bâ participe activement à la préparation de la réunion pour laquelle il ne ménage ni son temps ni son énergie.
Du 12 août au 2 septembre 1965, en compagnie de Chaïkou Baldé, inspecteur de l'enseignement primaire de Guinée, il effectue plusieurs missions en Afrique de l'ouest, auprès des chefs d'État africains pour leur exposer ce projet. Abidjan, Conakry, Dakar, Nouakchott, Ouagadougou, Niamey, Cotonou, Lomé et Yaoundé, telles sont les villes où les deux hommes se rendent et obtiennent l'accord unanime de tous les chefs d'États visités. Le congrès se tient du 28 février au 5 mars 1966 à Bamako et réunit la plupart des experts linguistes des pays de l'Ouest africain. Il sera suivi, la même année, d'un congrès à Yaoundé du 17 au 26 mars pour l'élaboration d'un plan régional à long terme.

Les efforts et la bataille d'Amadou Hampâté Bâ n'ont pas été vains. La réunion de Bamako retient l'un de ses alphabets, celui en caractères latins. Seules quelques modifications y sont apportées.
L'une des missions que s'était fixée Amadou est enfin réalisée. Mais d'autres batailles sont encore à gagner. Les prochaines années passées à l'UNESCO vont lui donner l'occasion de faire aboutir des projets qui lui sont chers.
En septembre, son mandat de membre du Conseil exécutif de l'UNESCO est renouvelé pour quatre ans. Il va avoir le temps et les moyens de mener à bien ses entreprises. Si Hampâté Bâ accepte de poursuivre ses activités à l'UNESCO, il décide, par contre, de mettre fin à son mandat d'ambassadeur en Côte-d'Ivoire car les relations entre le Sénégal et le Mali sont rétablis. Déjà en juin 1963, les deux pays avaient repris leurs relations ferroviaires et le Mali avait retrouvé la disposition du port de Dakar.
Aujourd'hui le moment est venu pour Hampâté Bâ de quitter son poste d'ambassadeur puisqu'il n'y a plus de « port à garder ». Il reste cependant à Abidjan où il a installé sa maison et surtout sa bibliothèque avec ses archives, En 1966, Hampâté Bâ, à peine revenu du congrès linguistique de Bamako, repart en avril à Dakar pour participer au premier festival mondial des arts nègres. Organisé par la Société africaine de culture, sur invitation du président Léopold Sédar Senghor, ce festival propose de présenter aux nations du monde entier la contribution culturelle de l'art nègre à la civilisation universelle. Les meilleurs peintres, écrivains, sculpteurs, danseurs, acteurs, réalisateurs de films, artisans africains et d'Outre-mer sont présents à cette manifestation.
Plusieurs grands prix sont décernés aux plus talentueux d'entre eux. Dans le domaine de la littérature, l'écrivain nigérian Wole Soyinka est couronné pour sa pièce de théâtre La moisson de Kongi. Un autre prix littéraire consacre un jeune romancier encore inconnu, originaire du Kenya, James Ngugi, qui se fera appelé plus tard Ngugi Wa Thiong'o, pour son roman Weep not child (Ne pleure pas mon enfant). Au cours du colloque organisé dans le cadre du festival sous le patronage de l'UNESCO et de la Société africaine de culture, Hampâté Bâ fait une communication sur l'art, dans laquelle il invite la communauté intellectuelle à restituer à l'art nègre sa véritable place dans la culture négro-africaine. Le festival est un véritable succès. Le monde entier découvre l'apport africain aux grands courants de pensées et d'art universels. Les feux de la fête s'éteignent et Hampâté Bâ retourne à Paris pour assister à une nouvelle session du Conseil exécutif de l'Unesco.
Paris, Budapest, Paris, Abidjan, Tombouctou… infatigable, il va d'une ville à l'autre et d'une réunion à l'autre. A Tombouctou il assiste à un colloque sur les manuscrits arabes avec Boubou Hama. Au cours de cette réunion le projet de créer un centre de manuscrits arabes avec l'appui de l'UNESCO est décidé. Le centre verra le jour en 1970 sous le nom de Centre de documentation et de recherche historique Ahmed Baba (CETRAB).
Les derniers mois de l'année 1966 retiennent Hampâté Bâ à Paris où il participe aux réunions de la Conférence générale et du Conseil exécutif de l'UNESCO. A cette époque il fait la connaissance d'Hélène Heckmann qui deviendra à la fois une collaboratrice irremplaçable et une compagne très proche d'Amadou. Hélène Heckmann, qui depuis longtemps s'intéresse à l'Islam, avait lu le livre sur Tierno Bokar. Séduite par la pensée et l'enseignement de ce dernier, elle souhaitait vivement rencontrer Hampâté Bâ pour discuter avec lui du livre. Cette rencontre a lieu chez des amis communs. A partir de cette date, une profonde complicité intellectuelle et spirituelle va les unir et n'aura pas de fin. Désormais lorsqu'il viendra à Paris, Hampâté Bâ partagera une grande partie de ses moments avec Hélène. Elle-même se rendra plusieurs fois au Mali et en Côte-d'Ivoire.
Au cours de l'année 1967, Hampâté Bâ se rend au Mali pour assister aux cérémonies du Sigui. Cette fête dogon, célébrée tous les 60 ans, intéresse toute la falaise et le plateau. Elle donne lieu à de longues journées de gestuelles et de danses rituelles. Deux actes essentiels sont accomplis au cours de ces journées : taille d'un long serpent de bois dans un seul tronc d'arbre et beuverie de bière de mil. Au cours de la consommation de bière par rang d'âge, tous les mâles s'assoient sur un siège spécial dit « siège de masque » dont la forme rappelle un corps aux bras ouverts. Celui qui est assis est la tête du génie « Nommo » mort. Ainsi chacun est une résurrection du vieil homme, de l'ancêtre fondateur.
Ces cérémonies commémorent et réactualisent certains épisodes fondamentaux de la cosmogonie dogon. C'est un événement rare que ne veut pas rater Hampâté Bâ. En compagnie de Jean Rouch et de Germaine Dieterlen, il se rend donc à Yogou non loin de Bandiagara d'où part ce rite ambulatoire. Pour participer à cette fête, Hampâté Bâ se fait raser les cheveux comme les Dogons et pendant trois et quatre jours, reste dans les grottes où se déroulent certaines cérémonies ésotériques. Ainsi pendant quelques temps, loin de l'UNESCO et des colloques, il replonge dans le monde de la tradition et de l'initiation.
Mais le travail l'appelle et il doit retourner à Bamako où il a la satisfaction de constater que ses efforts dans le domaine linguistique n'ont pas été vains. En mai 1967 le Mali adopte un alphabet pour la transcription des principales langues parlées, le bambara, le fulbé, le songhay et le tamasheq. Si le gouvernement malien prend sur ce plan des mesures positives, par contre sur le plan politique, les dispositions décidées vont avoir des conséquences négatives.
En juillet, la « révolution active » est décrétée et Modibo Keïta invite la population à dénoncer et pourchasser tous les opportunistes et à défendre la révolution socialiste. Le bureau politique national de l'US-RDA est dissout et transmet ses responsabilités nationales au CNDR, Conseil National de Défense de la Révolution, créé un an plus tôt. De septembre à novembre est organisée « l'opération taxi ». 168 véhicules appartenant à des fonctionnaires sont saisis parmi lesquels la camionnette bâchée de Baya Diallo, cadeau d'Houphouët-Boigny.
Hampâté Bâ apprend la nouvelle par voie de presse, dans le quotidien Le Monde, alors qu'il se trouve à Paris. Le gouvernement de Modibo Keïta le condamne par contumace pour « corruption, concussion, détention de biens matériels. Immédiatement, il fait une réponse dans le journal Le Monde. Apprenant que, pour les mêmes raisons, des vieux ont été emprisonnés, il décide de ne pas rentrer au Mali. En 1968, après le renversement de Modibo Keïta, il retourne dans son pays, mais n'y séjournera jamais plus définitivement, à la fois pour des raisons de santé et aussi parce qu'il a désormais élu domicile à Marcory.
Après sa réélection au Conseil exécutif en 1966, Hampâté Bâ relance sa campagne pour la sauvegarde et la collecte des traditions orales africaines. Ses préoccupations sont maintenant un peu différentes. Il veut faire admettre la tradition orale comme une source historique authentique. Son ouvrage, L'Empire peul du Macina, co-écrit avec Jacques Daget, lui a donné l'occasion de reconstruire des événements historiques à partir de cette seule source. Mais c'est un travail isolé, fruit d'une initiative individuelle, Aujourd'hui Hampâté Bâ souhaite que la tradition orale soit officiellement reconnue comme constituant un élément essentiel des matériaux historiques et utilisée dans la recherche. Il considère que cela sera un acquis capital pour l'histoire africaine et pour la méthodologie historique. Quelques années auparavant, en 1964, l'UNESCO avait lancé un projet ayant trait à la préparation d'une « Histoire générale de l'Afrique ». Hampâté Bâ avait immédiatement manifesté l'intérêt qu'il portait à cette entreprise.
Il avait insisté sur la place à donner, dans cet ouvrage, à l'étude des différents aspects de la civilisation africaine, car, selon lui, l'histoire n'est pas faite que d'une succession d'événements marquants. Pour Amadou, une telle étude ne peut que contribuer à renvoyer une image réelle et positive de l'Afrique et être l'occasion pour les africains de retracer eux-mêmes leur propre histoire. « L'explication et l'interprétation des traditions africaines doit… partir de l'Afrique elle-même » [7].
Mais l'histoire de l'Afrique doit être élaborée en tenant compte des sources orales et Amadou Hampâté Bâ démontre que l'Afrique traditionnelle a élaboré sa propre histoire et se préoccupe de conserver les traces de son passé. Ainsi, récits, légendes, fables, histoires, généalogies, épopées dont sont dépositaires traditionalistes, griots et artisans, n'ont pas seulement une grande valeur littéraire mais ils fournissent aussi la trame de nombreux événements historiques. A ce titre, ils peuvent être considérés comme des sources essentielles de l'histoire de l'Afrique. Si la tradition orale a une fonction éducative destinée à générer et former un certain type d'hommes, elle a aussi pour finalité de transmettre des récits historiques et des connaissances. Par exemple, les généalogies déclamées par les griots « retracent le déploiement à travers le temps et l'espace, d'une famille, d'un clan ou d'une ethnie donnés » [7].
Les données contenues dans la tradition orale et qui embrassent toutes les branches de la connaissance de l'homme et de l'univers qui l'entoure : cosmogonie, religion, psychologie, géographie, histoire, minéralogie, astronomie, botanique, pharmacopée… sont donc des sources précieuses.
Concernant la fiabilité de ces sources, Hampaté Bâ affirme que la conservation des données dans la tradition orale est très fidèle. « C'est dans les sociétés orales que non seulement la fonction de la mémoire est la plus développée, mais que ce lien entre l'homme et la parole est le plus fort. Là où l'écrit n'existe pas, l'homme est lié à sa parole. Il est engagé par elle. Il est sa parole et sa parole témoigne de ce qu'il est. La cohésion même de la société repose sur la valeur et le respect de la parole… Outre une valeur morale fondamentale, la parole revêtait, dans les traditions africaines, un caractère sacré lié à son origine divine et aux forces occultés déposées en elle… De nombreux facteurs religieux, magiques ou sociaux concouraient donc à préserver la fidélité de la transmission orale » [24].
Tous les dépositaires de la tradition orale, les traditionalistes, les « doma », héritiers des paroles sacrées et incantatoires, sont donc tenus au respect de la vérité. « Le mensonge pour eux, est non seulement une tare morale mais un interdit rituel dont la violation leur interdirait de pouvoir remplir leur fonction » [24]. Il existe, par ailleurs, un souci constant de citer ses sources et la société elle-même exerçait un auto-contrôle permanent, de telle sorte qu'«aucun récitant ne pourrait, en effet, se permettre de transformer les faits car il y aurait toujours dans son entourage des compagnons ou des aînés qui relèveraient inannédiatement l'erreur et lui jetteraient au visage l'injure grave de menteur » [24].
Hampâté Bâ se porte quasiment garant de la validité de la tradition orale du point de vue scientifique. Cette bataille pour la reconnaissance des sources orales comme matériaux pour l'histoire, donne une vision nouvelle de la personnalité intellectuelle d'Hampâté Bâ. Le conteur, devenu au cours des années écrivain, ethnographe et historiographe, s'affirme désormais comme un historien dont la réflexion et le travafli portent sur des questions de méthodologie historique. En même temps, il apparaît comme une sorte d'ambassadeur qui s'attache à défendre et à faire reconnaître la culture africaine.
Son action porte une nouvelle fois ses fruits. L'UNESCO intègre dans son programme l'élaboration de l'« Histoire générale de l'Afrique ». Cette opération qui durera plusieurs années, débute dès 1965. La première phase qui va jusqu'en 1969, porte sur des travaux de documentation et de planification de l'ouvrage. Un important travail de terrain est mis en oeuvre : « campagnes de collecte des traditions, création de centres de documentation pour la tradition orale, collecte de manuscrits inédits en arabe et en ajami (langues africaines écrites en caractère arabe), inventaire des archives et préparation d'un Guide des sources de l'histoire de l'Afrique » 1.
Les spécialistes de toutes disciplines se réunissent à de multiples reprises pour discuter des questions de méthodologie et pour tracer les grandes lignes du projet. Entre 1966 et 1971, diverses rencontres internationales d'experts ont lieu à Paris et à Addis Abéba pour débattre de la mise au point finale et de l'articulation de l'ensemble de l'ouvrage, de la présentation générale, des éditions principales et des traductions. Enfin la dernière phase sera celle de la rédaction et de la publication. Pour cette ultime étape, un comité scientifique international pour la rédaction d'une « Histoire générale de l'Afrique » est mis en place par l'UNESCO en 1970, comprenant trente-neuf membres dont deux tiers d'Africains. La rédaction des ouvrages sera en grande partie le fait d'historiens africains.
La tradition orale acquiert enfin ses lettres de noblesse. « Naguère méconnue, (elle) apparaît aujourd'hui comme une source précieuse de l'histoire de l'Afrique permettant de suivre le cheminement de ses différents peuples dans l'espace et dans le temps, de comprendre de l'intérieur la vision africaine du monde, de saisir les caractères originaux des valeurs qui fondent les cultures et les institutions du continent ». Ces paroles ne sont pas d'Hampâté Bâ, mais de l'un des directeurs généraux de l'UNESCO, Amadou-Mahtar M'Bow, dans la préface du tome 7 de L'Histoire générale de l'Afrique. Elles témoignent que le combat d'Hampâté Bâ a été suivi d'effets. Mais pour Amadou, ces paroles s'apparentent plus à des voeux pieux et ne reflètent pas réellement la réalité. Après la parution de la collection, il constatera que la place octroyée au travail de terrain auprès des traditionalistes et des griots pour recueillir la tradition orale reste faible par rapport aux méthodes classiques d'approche des phénomènes historiques.
Dans le cadre de ses différents mandats à l'UNESCO, Hampâté Bâ ne manque aucune occasion d'aborder la question du sauvetage des traditions orales africaines. En 1968, à Sienne, au cours de la 79e session du Conseil exécutif, Hampâté Bâ se montre solidaire de la campagne internationale en faveur des villes de Florence et de Venise gravement endommagées par de fortes inondations et, à ce propos, relance son appel en faveur les traditions africaines. Ses interventions portent aussi sur d'autres sujets. Dans les moments de vive tension est-ouest ou au Moyen-Orient, il se prononce toujours fermement pour la paix et, lors de l'incendie de la mosquée d'Al Aksat en Israël, il n'hésite pas à condamner sévèrement la violence. Chez lui, tout ce qui favorise la paix et le rapprochement entre les peuples mobilisera sans cesse son énergie.
Parfois le diplomate cède la place à l'écrivain ou au chercheur. En 1968, parait une version en vers de Kaydara, publié en collaboration avec Lilyan Kesteloot par l'UNESCO et l'Association des classiques africains. Dans ce magnifique récit initiatique à double sens où il est question de trois personnages qui partent à la recherche de l'or donc de la richesse, se cache un autre sens, symbolique et ésotérique, celui-là, qui est une quête spirituelle de la connaissance.
En 1969, il se rend au premier festival culturel panafricain d'Alger et fait une communication sur la culture. En 1970, Hampâté Bâ quitte l'UNESCO et cède la place à de plus jeunes. Dans son discours d'adieu au Conseil exécutif, le 10 novembre 1970, il déclare : « un long contact amical crée un lien et une sorte de fraternité. C'est pourquoi le moment de séparation, après un rapport de longue durée, devient émouvant, sinon triste. Triste parce que, comme le dit l'adage « partir, c'est quelque peu mourir ». Mais la mort véritablement triste, c'est celle qui ne laisse rien derrière elle… » Pour Amadou Hampâté Bâ, pas de « véritable tristesse » puisqu'il laisse beaucoup de choses derrière lui. Ses deux mandats sont terminés et ses objectifs ont été atteints. La tradition orale, les langues, l'histoire et la culture africaines ont fait l'objet de projets et de réalisations qui ont mobilisé la communauté internationale. Désormais, la culture orale africaine a conquis sa place dans le patrimoine culturel mondial et la célèbre phrase d'Amadou Hampâté Bâ : « En Afrique quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle » a fait le tour du monde.
Cette décennie passée fut riche et mouvementée pour lui. Une carrière internationale, des batailles gagnées, des rencontres nouvelles, des joies, des naissances d'enfants et de petits enfants mais aussi des chagrins. En effet, en 1968 il a perdu un fils, Cheikh Hamallâh et deux amis très chers Hammadoun Dicko et Fily Dabo Sissoko morts dans le bagne de Kidal en 1964. Il a également parfait ses connaissances et s'est frotté à de nouvelles initiations. Amadou, toujours curieux et très porté sur la mystique et l'ésotérisme, a été initié par son ami Charles Pidoux à la Franc-Maçonnerie. Lamine Soumbounou savait bien qu'Amadou ne pouvait laisser tomber la Franc-Maçonnerie. Son désir de connaissance était trop fort et Soumbounou l'avait toujours compris.
A partir de 1970, Hampâté Bâ décide de consacrer désormais son temps à ses travaux personnels. Ecrire va être l'activité principale des prochaines années.

Notes
1. M'Bow (Amadou-Mhatar), Histoire générale de l'Afrique, tome 7. Paris, Unesco, NEA, 1987.