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Anna Pondopoulo
La construction de l'altérité ethnique peule dans l'oeuvre de Faidherbe*

Cahiers d'Etudes Africaines. XXXVI-3, 1996, pp. 421-441


Du même auteur : Les Français et les Peuls

English Abstract
The Construction of Fulani Otherness in Faidherbe's Writings. — In his writings about the ethnic situation, especially of the Fulani and Tukulor, in West Africa, Louis Faidherbe developed what would be the central paradigm of colonial thinking for several decades. He proposed three dimensions for analyzing "race": the “spacial” dimension of the race's relations with the environment, territory and State but also with imaginary space; the “temporal” dimension of the race's evolution over time, of its origins and destiny; the “biological” dimension interested in “pure races” as well as cross-breeding. Faidherbe created the stereotype of the Fulani, which is marked by the aesthetic and philosophical style of his times.
Abstract
Dans ses textes où il est question de la situation ethnique de l'Ouest africain et qui traitent principalement des Peuls et des Toucouleurs, Faidherbe a développé une problématique qui occupa la réflexion coloniale pendant plusieurs décennies. Il a proposé trois dimensions de l'analyse de la « race » : l'aspect « spatial », qui étudie les relations de la « race » avec le milieu, le territoire, l'État, et également avec l'espace imaginaire; l'aspect « temporaire » qui explore l'évolution de la « race » dans le temps, en cherchant ses origines et sa destinée ; l'aspect « biologique » qui s'intéresse, selon l'interprétation de Faidherbe, aussi bien aux « races pures » qu'aux métissages. En créant l'image stéréotypée des Peuls, Faidherbe a contribué à son enracinement dans les représentations occidentales de l'Afrique. L'organisation de cette image est marquée par le style philosophique et esthétique de l'époque de Faidherbe.

Le désir, que l'on éprouve aujourd'hui 1, de procéder à une relecture critique des écrits des administrateurs coloniaux-ethnologues exprime le doute épistémologique concernant les sources de notre savoir sur l'Afrique et annonce probablement la fin d'une certaine époque dans l'étude des sociétés africaines.
Nous voudrions attirer l'attention sur le cas de Faidherbe, en montrant que la construction de l'image de l'ethnie peule est la préoccupation permanente qui traverse toute son oeuvre. Dans ses derniers ouvrages, Faidherbe crée un véritable stéréotype de l'ethnicité peule. Nous supposons que l'intérêt des ethnologues postérieurs à Faidherbe à l'égard de cette population doit beaucoup à l'image pittoresque qu'il en a donnée. Nous expliquons ce succès moins par la somme de savoir que véhicule cette image, que par son organisation et par le lien qu'elle entretient avec les modes philosophiques et esthétiques de son temps. Grâce à l'œuvre de Faidherbe, les Peuls cessent d'être l'objet de la curiosité étroitement « professionnelle » des administrateurs, ils peuvent entrer dans l'histoire universelle et devenir accessibles à la conscience européenne.
Dans la plupart de ses nombreux écrits, Louis-Léon César Faidherbe, gouverneur du Sénégal de 1854 à 1861 et de 1863 à 1865, décrit les peuples qu'il a rencontrés en Afrique occidentale, et, notamment les Peuls et les Haalpulaar'en (Toucouleurs), qui l'intéressaient particulièrement à cause de la guerre menée contre El-Hadj Omar. Comment cet « objet », les Peuls, est-il construit dans les textes de Faidherbe ? Quelle place leur est attribuée dans sa vision du paysage ethnique de l'Afrique de l'Ouest ? Quelle contribution Faidherbe a-t-il apporté à la persistante fascination des observateurs européens vis-à-vis du monde peul ?
Avant d'interroger les textes de Faidherbe nous évoquerons l'image qui s'est créée dans l'historiographie coloniale autour de son nom. La signification que ses successeurs ont donnée à son oeuvre africaine devrait nous permettre de comprendre la portée de ses considérations ethnologiques.
La vision de Faidherbe, observateur de l'Afrique, homme de lettres et savant, a longtemps été occultée par l'image de Faidherbe comme « colonisateur complet », « fondateur d'empire », et « vainqueur » : « Le génie de Faidherbe est fait de probité intellectuelle, d'activité politique sur le terrain, de foi africaine inlassable et profonde, d'énergie stoïque... » (Delavignette 1947 : 90). Dans les années 1930, la représentation de Faidherbe, décrit comme l'administrateur au « style colonial exceptionnel », « au nez crochu, aux grosses moustaches et aux lunettes de fer » (ibid. : 91), devait servir d'exemple aux jeunes générations sortant de l'École coloniale. La mémoire coloniale a retenu de lui beaucoup plus l'image de l'organisateur et constructeur de la colonie que celle du théoricien de la situation ethnique. L'importance de sa carrière militaire par rapport à ces autres activités est également mise en avant par les chercheurs d'aujourd'hui. C'est ce que nous retrouvons développé dans un des principaux ouvrages de référence sur cette époque, celui de Kanya-Forstner (1969 : 30). Leland Barrows, pour sa part, voit dans la politique de Faidherbe un instrument perfectionné mis au service des intérêts des commerçants bordelais au Sénégal, et lui reconnaît peu d'originalité par rapport à celle de ses prédécesseurs 2.
Même si au XXe siècle on évoque encore les ouvrages de Faidherbe, la véritable signification scientifique de son travail semble, pour ses commentateurs, résider plutôt du côté de ses talents d'organisateur de nombreuses expéditions de renseignement. Ces expéditions constituent la base de ce qu'on a appelé « l'école de Faidherbe » :

« C'est une véritable “école” qui s'est aussi affirmée depuis 1854 jusque vers 1870 … Les moindres productions de cette école se signalent par des qualités communes qui s'apparentent franchement à celles du maître : méthode rigoureuse, absence d'effets littéraires, objectivité un peu sèche peut-être, mais d'une sûreté poussée jusqu'au scrupule » (Hardy 1937: 11) 3.

Curieusement, le rôle scientifique joué par Faidherbe est davantage mis en valeur par les historiens africains qui se dressaient contre l'hagiographie coloniale. Et on pense ici particulièrement au travail d'Abdoulaye Bathily. Mais si l'historien sénégalais considère Faidherbe comme « le fondateur de l'école africaniste française » (Bathily 1976 : 82), le constat de « rousseauisme et de gobinisme » des écrits de Faidherbe et celui du caractère inadéquat de son « approche méthodologique », incitent le chercheur à s'éloigner de l'analyse de son œuvre, et Bathily s'occupe davantage de l'aspect politique de la conquête que des constructions mentales qui l'accompagnent.
Dans l'historiographie coloniale le nom de Faidherbe symbolise le temps des commencements. Ce que les biographes ont retenu de son oeuvre d'administrateur, et ce qu'ils soulignent comme le fait le plus marquant, est qu'elle annonce une nouvelle époque dans la présence coloniale de la France au Sénégal, ou en Afrique occidentale en général :

« Faidherbe offre le cas assez rare d'un gouverneur appelé non seulement à ses fonctions, mais à une nouvelle compréhension de son rôle » (Delavignette 1946: 232).
« C'est une des plus belles pages de notre histoire coloniale que cette page écrite par la main de Faidherbe : elle ouvre pour l'Afrique noire une ère nouvelle » (Hardy 1937: 43).
« ... mais il est raisonnable de faire commencer à Faidherbe, en 1854, une action francaise continue sur les corps et les âmes à l'intérieur du pays » (Villard 1943: 34).

Comment « ce grand succès », « ce changement radical » sont-ils devenus possibles ?, s'interroge Robert Delavignette pour qui la réponse se trouve dans l'élargissement du champ d'action de Faidherbe par rapport à celui de ses prédécesseurs, c'est-à-dire dans l'alliance avec le milieu des traitants de Saint-Louis, largement métissés (« l'amalgame avec les traitants ») et dans « la vitalité africaine » de sa politique coloniale (par exemple, la création des troupes noires) (Delavignette 1947: 82). Et, en effet, on verra plus loin que dans ses textes, Faidherbe accorde une importance particulière à la signification politique et culturelle du métissage.
« Le recours » au métissage était probablement le moyen de remplacer les Européens dans la guerre qui se prolongeait et de peupler des territoires conquis. Il s'agissait ainsi de trouver des alliés dans la couche intermédiaire entre les Blancs et le pays profond de façon à pallier la mortalité énorme des Européens. La recherche de ces populations « intermédiaires » explique, nous semble-t-il, les considérations ethniques de Faidherbe, y compris sur les Peuls.
Une autre manifestation de cette nouvelle politique « de vitalité africaine », c'est-à-dire de la volonté de s'appuyer sur les couches intermédiaires et métissées relevée par les écrivains des années 1930, résidait, selon eux, dans la nouvelle perception de l'espace, telle qu'elle s'exprimait dans la construction de postes fortifiés le long du fleuve Sénégal. Cette extension, en quelque sorte, de Saint-Louis le long du fleuve, est considérée comme une grande innovation de Faidherbe : « Le fortin du fleuve, le fortin de l'escale et de la traite, commandé souvent par un traitant dont Faidherbe a fait un officier de milice, ravitaillé par les petits bâtiments de guerre de Saint-Louis » (ibid.).
En fait, cette politique spatialement définie est caractérisée de diverses façons par différents auteurs qui la considèrent comme une grande nouveauté propre à Faidherbe. Celui-ci rompt avec la notion que l'on avait à cette époque de l'espace habitable et « appropriable » par des Blancs. Il agit avec audace, diront ses successeurs, et de façon nouvelle par rapport aux idées de son temps, envisageant à la fois des champs d'actions et leurs limites spatiales. Il s'est replié sur le fleuve et a unifié les territoires de la rive gauche, mais il ne poussait pas trop loin vers l'est et il ne poursuivait pas les Maures au-delà du fleuve. On a vu en Faidherbe le constructeur d'un espace politiquement organisé, « discipliné » et unifié:

« Unité administrative, unité territoriale, unité morale entre les divers éléments professionnels coloniaux et entre Européens et métis, telle est la triple réalisation du gouverneur » (Delavignette 1947: 87).

L'implantation spatiale précise de l'action de Faidherbe s'accompagne, selon ses successeurs, du même caractère réfléchi et organisé du rapport avec le temps. Toutes ses actions sont inscrites en termes de mois et d'années, et elles sont, aux yeux des nouvelles générations, d'une rapidité impressionnante : « En dix ans, Faidherbe unifie le Sénégal, crée l'armée noire, institue l'enseignement français et implante la liberté » (ibid.). Il domine non seulement le territoire, l'espace, mais il maîtrise aussi le temps, et offre désormais aux Français ce pouvoir particulièrement précieux pour les Blancs en Afrique!
Faidherbe transmet au Sénégal les progrès de la civilisation urbaine de l'Europe. Il crée Dakar en 1856 et contribue à l'épanouissement de Saint-Louis. « Enfant des communes flamandes, Faidherbe croit aux villes génératrices de liberté » (ibid. : 88). Ses successeurs voient dans son oeuvre d'urbaniste une action qui va au-delà des simples mesures d'hygiène et d'assainissement : il s'agit de planter les jalons du monde occidental.
Avec Faidherbe commence la véritable influence de la France sur les Africains, une « pression d'ordre moral » (Villard 1943: 127) s'exerce, notamment à travers la formation de l'élite au sein de l'École des Fils de Chef.
Pour ses héritiers, l'importance de la politique de Faidherbe réside dans l'élaboration d'un projet qui concerne tout l'avenir de la présence française en Afrique et qui est devenu « depuis près d'un siècle la clé de voûte de la France en Afrique occidentale » (Delavignette 1946: 238). Abandonné pendant les années qui suivent son départ (« les contemporains ne se sont pas rendu compte de son originalité » (ibid. : 236), ce projet sera repris après 1870: « C'est le temps des “liaisons”, des “jonctions” dans tous les sens et des reconnaissances politiques qui permettront ce rassemblement de territoires. Le rêve de Faidherbe se réalise » (Hardy 1937: 12).

Les textes de Faidherbe possèdent-ils les qualités remarquables que l'on accorde à sa politique ? Annoncent-ils une nouvelle lecture de la réalité ethnique africaine ?

L'altérité ethnique peule

L'oeuvre de Faidherbe, consacrée à la situation ethnique du Sénégal, s'appuie sur les relations de voyages et sur les descriptions du pays faites au XVIIIe et au début du XIXe siècle. Le gouverneur cite le père Labat, Raffenel, Barth et polémique avec eux. Pourtant, ce qui distingue Faidherbe de ses prédécesseurs éloignés, comme Labat (1728) et Mollien (1818), et même de ses contemporains, comme Raffenel (1846; 1856), lesquels essayent de relater le plus fidèlement possible la réalité observée (ou bien rapportée par les autres), c'est la tendance à noter méthodiquement les observations et les faits et à les classer selon un système cohérent, dans lequel les éléments sont hiérarchisés et logiquement explicables. Ce système, à notre avis, se fonde sur l'importance toute nouvelle qui est donnée aux notions de « race », d'espace et de temps. Toute la réflexion faidherbienne est contenue dans ces trois notions. L'espace dans lequel se déroule son récit diffère de celui de ses prédécesseurs : le cadre y est beaucoup plus vaste et embrasse d'immenses entités ethnico-politico-spatiales.
Faidherbe tente de rendre intelligible à ses compatriotes la notion de l'espace sénégambien : il doit être spécialement défini, et il convient d'établir un système de différences et des points de comparaison entre chacune de ces différences 4. Pour cela, Faidherbe s'appuie sur des exemples connus de ses lecteurs ou utilise des comparaisons qui leur sont familières :

« La question du Oualo est la plus grave; demander aux Trarzas de renoncer à ce pays, c'est comme si on demandait à la France d'évacuer la Lorraine et l'Alsace. Cependant je crois que c'est nécessaire et possible » (Le Gouverneur du Sénégal et Dépendances à Monsieur le Ministre de la Marine et des Colonies, 19 janvier 1855, in Schefer 1927: 274).

Ce sont les « races » avec leurs traits personnalisés, qui, se gravant dans la mémoire du lecteur, permettent de « peupler » un espace qui leur était jusqu'alors anonyme. D'où l'importance que les anthropologues de la deuxième moitié du XIXe siècle, dont l'oeuvre est contemporaine des conquêtes coloniales, ont accordée à la singularité de la « race ». Chaque « race » possède ses propres caractères et sa propre histoire. La notion de « race » est la charnière qui permet au lecteur européen de rendre l'espace « habitable », mais aussi de concrétiser la durée historique : c'est la figure où le temps et l'espace se rencontrent et se rendent mutuellement intelligibles.
Mais comment définir et « extraire » la « race » dans les entités humaines de l'Ouest africain ? Cette préoccupation est cruciale pour Faidherbe et se retrouve dans tous ses écrits. Il élabore ainsi de nombreux procédés pour délimiter les « races pures ». De ce point de vue sa démarche est tout à fait précise quand il s'agit des Peuls. L'essentiel est de trouver les principes de distinction. Comme la « race », pour Faidherbe, est une catégorie spatiale et temporelle précise, sa définition est liée à sa capacité d'évoluer vers la création d'États et vers l'expansion territoriale. Vue comme un organisme à part entière, doté de volonté consciente, la « race » acquiert les traits d'un caractère humain singulier et devient l'élément de base de la description de la réalité africaine 5.

La quête du nom et des origines

Les deux premiers ouvrages de Faidherbe, consacrés à la situation ethnique dans la région du fleuve Sénégal (Faidherbe* 1854 et 1856), sont significatifs de la recherche d'une identité palpable du groupe ethnique qui la distinguerait des autres groupes.
Faidherbe essaie d'abord d'appuyer sa réflexion sur le nom, car c'est ce qui lui semble être la marque la plus évidente de la personnalité ethnique. Mais le nom des « Maures » (Pouillon 1993: 38), ainsi que celui des « Toucouleurs » est trompeur. C'est un nom sommaire, qui est attribué par les autres et qui ne reflète pas la réalité du peuple telle qu'elle est perçue de l'intérieur du groupe. L'appellation « Toucouleur » a des origines wolofs: ce sont les « Oulofs » qui appliquent ce nom aux habitants du Fuuta, sauf aux Peuls pasteurs et censés être demeurés « purs » (1856 : 300).
Ainsi est-il nécessaire de modifier — et Faidherbe s'en chargera — la manière classique de nommer les réalités sociales. Selon lui, la description de Labat, qui attribue les titres européens du pouvoir aux autorités locales de l'Ouest africain, est dépassée. La différence de leurs points de vue est telle, qu'en commentant les termes choisis par Labat pour caractériser des dignitaires entourant « le siratik, chef nègre du Fouta », Faidherbe pense que Labat a voulu se moquer de ses lecteurs : « Peut-être que si l'on rétablissait la vérité dans les mots, cela ferait juger autrement certaines questions relatives au pays et ramènerait la vérité dans les faits, en montrant les choses sous leur vrai jour » (1854: 101).
L'attitude de Faidherbe est révélatrice de toute une évolution de la société française qui a créé une distance énorme entre les observateurs français et les sociétés observées. Sa démarche consiste donc, plus que pour les témoins qui l'ont précédé, à entrer dans la logique du peuple, et elle témoigne d'une prise de distance plus grande par rapport à la réalité observée. Si le nom ne permet pas de distinguer nettement un peuple de ses voisins, il convient alors de rechercher la singularité de ses origines dans l'histoire des rapports entre les conquérants et les vaincus. Lîdée de Faidherbe est de remonter à l'élément primaire du peuple, pur et initial. Cette « tactique » s'applique à la fois aux Peuls et aux Maures.
En poursuivant sa quête de l'origine des races, Faidherbe tombe inévitablement dans le romantisme et la personnification. En ce sens « la présentation » des Berbères ressemble beaucoup à celle des Peuls. Les origines des deux groupes sont extérieures : il s'agit de migrants qui diffèrent des populations au sein desquelles ils sont venus s'installer. Ils sont « vaincus mais insoumis » ou « conquérants ». Ils sont supérieurs aux autres, et leur supériorité tient à leur extériorité, elle se manifeste par la différence de leurs traits physiques, par l'énergie qui est associée à leurs migrations. L'idée de migration, d'abandon des lieux de naissance (« Les Berbères des bords du Sénégal et du Niger sont donc ceux que les guerres et les invasions ont rejetés le plus loin de leurs montagnes natales ») (1854 : 96), confère l'attrait du mystère à l'image des Berbères et à celle des Peuls.
Les origines extérieures sont peut-être la cause de cette « supériorité » des Peuls par rapport à leurs voisins autochtones — hypothèse que Faidherbe cherche à démontrer dans le texte Populations noires des bassins du Sénégal et du Haut Niger : « Elle [la race peule] a envahi les contrées et s'est infiltrée dans les populations aborigènes. » Il évoque la diversité des formes qu'a entraîné cette infiltration, mais cette diversité le conforte dans l'idée de la présence de l'élément peul initialement pur.
La question « des origines » est cruciale pour en déduire l'identité de « la race », mais la manière de les interpréter est tout aussi importante, ajoutera plus tard Faidherbe : selon lui, vouloir connaître leurs origines, les Noirs « s'en occupent fort peu », ce qui les distingue des Peuls, qui, eux, se les inventent (1859 : 28). Probablement à cause de leurs origines extérieures, les Peuls sont plus « accessibles » à la civilisation que les autres groupes et sont portés vers la création d'États, ce qui démontre également leur supériorité.

Le portrait du peuple-conquérant créateur dÉtat

Dans l'esprit de Faidherbe, l'humanité est divisée en peuples conquérants et en peuples vaincus 6. Leur succession donne un sens à l'histoire et exprime le mouvement du progrès. Les Peuls occupent une place particulière dans ce processus de développement, et il propose une lecture de l'histoire des formations étatiques que les Peuls ont édifiée et dans laquelle il décèle une manifestation de « l'esprit de la race ».
L'originalité du raisonnement de Faidherbe par rapport à celui des observateurs qui l'ont précédé réside dans sa manière de concevoir la « race » comme un organisme historique, comparable au corps humain, lequel évolue dans le temps. Le déroulement du temps s'insert dans l'évolution de la « race », celle-ci ayant une mission à accomplir dans l'histoire. En ce sens, ce sont les Peuls qui jouent le rôle principal, « dans la zone africaine, comprise entre les 10° et 18° degrés de latitude nord ». La race a une histoire, une origine, et aussi un avenir. Faidherbe nous donne sa propre vision de la succession et de l'importance des « races » dans l'histoire :

« A notre époque, nous assistons à la période de prédominance de la race poul, qui envahit et subjugue un à un les États malinké et les débris des États soninké, pour en faire des États musulmans, soumis à des marabouts d'origine peule. La marche générale de ces substitutions de races a lieu de l'Orient à l'Occident ; de même qu'en Europe, les substitutions successives des dominations celtique, germanique et slave » (1859: 62).

Décrire un peuple revient pour lui à analyser sa capacité à créer des États et des empires. Sa lecture de l'histoire des Peuls consiste à suivre leur itinéraire étatique aboutissant à la confrontation avec la France. La création d'un empire a en soi quelque chose de positif, de supérieur. Pour Faidherbe les agissements d'El-Hadj Omar ont une signification : la formation d'un empire construit sur la transformation des ruines et des débris des formations étatiques.
Le caractère « guerrier » des Peuls et leur nature d'envahisseurs sont, pour Faidherbe, quelques-uns des attributs permanents de « cette race » (1866). Ses origines expliquent la nature particulière et belliqueuse qu'il leur reconnaît. Pour développer son point de vue, il essaie de s'appuyer sur les considérations des autorités de son temps en la matière, notamment sur celles de Barth. Ainsi, grâce à des références multiples et à de nombreuses comparaisons, grâce aussi à un recours à l'histoire, ses textes acquièrent une apparence scientifique que n'avaient pas ceux de ses prédécesseurs, lesquels prétendaient n'être que des observateurs fidèles de la réalité.
Faidherbe est le créateur d'un paradigme qui interprète l'histoire des Peuls des différentes zones de l'Ouest africain comme le mouvement commun « de la race » vers la création d'États sous l'égide de l'islam — c'est pour lui l'expression de l'esprit du peuple et la réalisation de sa destinée historique 7. Dans « Populations noires » par exemple, Faidherbe s'attarde sur la tradition rapportant la conquête des Wolofs par les Dénianké. Il s'intéresse surtout à l'ancienneté de la formation des États et aux rapports qu'entretient la dynastie Denyanké avec l'Islam. Pour lui, l'Islam est la religion du peuple, l'institution démocratique à l'extérieur de l'Europe : « Cette religion, comme la religion chrétienne, convertit généralement les peuples avant les grands » (1856 : 296), et « l'esprit du peuple » est intimement lié à ses institutions politiques. Républicain, il trouve dans la République la forme supérieure du développement politique de l'humanité et il découvre dans l'Islam, l'institution qui se rapproche le plus des idées républicaines. Ainsi la relation des Peuls avec l'Islam est-elle une marque de leur suprématie politique et culturelle par rapport aux peuples non islamisés. La perfection des Peuls doit beaucoup, aux yeux de Faidherbe, à l'influence bénéfique de l'Islam, lequel porte en lui l'idée du bien: « L'idée musulmane, c'est-à-dire l'idée de la justice, de l'égalité devant la loi » (1866 : 14). Il associe l'Islam à la notion d'une plus grande démocratie dans la gestion de la société. C'est une manifestation de « la loi du progrès » et une « demi-civilisation » (ibid.).
Dans ce processus de construction étatique, de nombreux mélanges se produisent, lesquels donnent entre autres les Toucouleurs, mais l'esprit initial des Peuls purs reste intact. Qu'est-ce donc, finalement, que cet esprit peul ? Le lecteur, contemporain de Faidherbe, sera quelque peu déçu en apprenant que, selon le Gouverneur, il se ramène au « goût » de « la vie pastorale », accompagné de la douceur des moeurs, mais aussi de l'inclination au vol (1859 : 25).
La nouveauté de Faidherbe consiste dans le fait que le paysage géopolitique qu'il dessine est très dynamique : on pourrait même dire que c'est un romantique qui change et qui expose le jeu des forces de la nature incarné dans les « races » — le mouvement des peuples, les déplacements du pouvoir, la transformation des Etats, les vagues des conquérants qui se succèdent. la montée de la ferveur religieuse, puis son déclin.
Faidherbe estime qu'il est possible de fondre et refondre les entités ethniques, d'intervenir dans le processus de la création des aptitudes politiques et même dans les appartenances tribales, ce qu'il exprime avec son optimisme et son positivisme habituels :

« On appelle El-Guebla (les méridionales) les tribus guerrières, hassan ou non, qui, par leur position méridionale, fréquentèrent plus que les autres le fleuve … se mêlèrent plus complètement aux Noirs … Peut-être parviendrait-on à les séparer complètement des Trarza et à les fondre avec le Oualo; mais ils auraient besoin d'être surveillés de près, pour ne pas retomber dans leurs habitudes de brigandage » (1859: 78).

Ce « chantier » de construction de l'armature raciale de la région du fleuve Sénégal est mis en valeur dans un texte au titre révélateur pour notre sujet : « L'avenir du Sahara et du Soudan » (1863 : 7). Selon lui, il existe deux races noires distinctes, l'une « nègre », l'autre « Poul ou Foulah », « cette dernière très supérieure à l'autre moralement et physiquement », « de moeurs douces, par nature même ». Ses généralisations, dans ce texte, s'appuient sur les relations de voyage de Raffenel, lequel étant d'ailleurs critiqué par Faidherbe à cause de ses craintes exagérées quant au penchant des Peuls pour la construction étatique (« dont les hordes formidables tendent à se répandre en tous sens ») dans l'Ouest africain, y compris, selon Raffenel, dans la direction du Nord, vers l'Algérie. Faidherbe est favorable à cette « énergie » créatrice des grands conglomérats étatiques, attribuée aux Peul, mais sa vision géopolitique lui fait envisager des projets de jonction, notamment par les voies de communication, sur l'axe « Est-Ouest » plutôt qu'à travers le Sahara. De ce point de vue il se peut qu'il ait inspiré les actions militaires menées contre les États impliqués dans la guerre aux côtés d'El Hadj Omar. Cette guerre change les objectifs des Français et conduit Faidherbe à évoquer les rapports d'interdépendance entre de nombreux États comme faisant partie d'un même ensemble géopolitique.
Ce que Faidherbe privilégie au Fuuta c'est l'aspect militaire. Il brosse le tableau d'un pays en armes : « Il est rare de rencontrer dans ce pays un homme qui n'ait pas son fusil sur l'épaule » (1859 : 13). Cette image qui revient souvent reflète peut-être non seulement le caractère guerrier de la société fuutanké, mais l'importance particulière accordée par les Français à ce type d'observation.
Faidherbe considère le Fuuta comme un État très décentralisé, où l'individualisme des familles empêche souvent de prendre des décisions politiques collectives. La seule force mobilisatrice, selon Faidherbe, est la religion. Mais il ne convient pas, par exemple, de faire du Fuuta un partenaire dans les relations commerciales : « Outre leur arrogance envers nous, on peut reprocher aux gens du Fouta leur manque de bonne foi, leur avidité, leur propension au vol, la partialité et la vénalité de leur justice » (ibid.). On voit que tous ces défauts expriment l'idée d'une difficulté à commercer avec ce pays, surtout en ce qui concerne la gêne que représente le fait d'avoir à payer de nombreuses « coutumes » différentes. Dans ce sens, Faidherbe fait la synthèse des jugements critiques de ses prédécesseurs. Ce qui est nouveau dans son raisonnement, c'est la description qu'il fait de l'islamisation puissante du Fuuta et du sentiment national développé des Fuutankés.
Le pouvoir fort est hautement apprécié par Faidherbe. Ainsi voit-il d'un mauvais oeil les changements fréquents des almamys au Fuuta et regrette en quelque sorte la disparition du pouvoir centralisé et victorieux d'Abdoul Kader :
« Depuis lors le Fouta est un État turbulent, changeant d'almamy à chaque instant et avec lequel nous avons toutes les peines du monde à vivre en paix, pour deux raisons: l'anarchie qui y règne et le fanatisme religieux qui en rend les habitants insolents et malveillants envers nous » (1856 : 298).

Le type physique et le « caractère ». Les Peuls parmi les autres

La singularité du type physique peul « particulier » est une autre expression de la « supériorité » et de la manifestation extérieure de « l'esprit de la race ». Faidherbe évoque la beauté de leurs traits, et tout ce qui, d'après lui, les place, dans l'échelle de l'évolution, au-dessus des peuples voisins : « Leurs cheveux sont beaucoup moins laineux que ceux des nègres » (1856 : 288). Comme pour les Maures, les critères d'ordre « esthétique » sont importants pour l'attribution des « rôles ». Mais « la blancheur » et « la supériorité » n'apparaissent que dans le contact avec « la noirceur » et « l'infériorité » des voisins.
On notera par exemple les considérations du Gouverneur sur l'impossibilité, selon lui, de voir Othello en Africain noir et non pas en Maure blanc : « Mettez à sa place un nègre aux cheveux crépus, et tout devient faux et contre nature ; tout l'intérêt s'en va avec la vraisemblance ; et Desdemona n'est plus qu'une espèce de monstre aux goûts dépravés » (1854 : 90).
Faidherbe donne des Peuls cette image de perfection accomplie qu'il exprime en utilisant des termes purement émotionnels et avec un grand enthousiasme. Grâce à cette admiration intense dont ils sont empreints, ses textes sont très différents des autres écrits. C'est la « race la plus intelligente des nations noires de la Sénégambie », à l'origine « ancienne et illustre », à la « fierté » particulière; « les Poules sont une race de pasteurs, d'une grande finesse de formes, d'une agilité prodigieuse, d'un caractère ordinairement doux, mais passionné, et d'une imagination exaltée » (1866 : 9).
En fait, pour faire comprendre son image de la « race » telle qu'il l'entend, Faidherbe est obligé de rendre ses « traits » grotesques, d'élaborer une « physionomie » psychologique. Ce besoin de marquer la différence explique, à notre avis, le caractère des portraits qu'il dessine :

« Les Ouolofs et les Sérer sont les plus grands, les plus beaux et les plus noirs de tous les nègres de l'Afrique. Ils ont les cheveux crépus, mais les traits de leurs visages sont assez souvent agréables, leur qualité dominante est l'apathie. Ils sont doux, puérilement vains, crédules au-delà de toute expression, imprévoyants et inconstants … Ils ne travaillent que juste ce qu'il faut pour leurs besoins du moment … Ils se nourrissent alors de fruits sauvages, de racines, de graines d'herbes … Malgré ces privations, ce sont des gens très heureux en général » (1859 : 29).

Ainsi l'image du « bon sauvage » est-elle appliquée aux Wolofs. Dans ce sens l'oeuvre de Faidherbe présente nombre de ressemblances avec celle des voyageurs du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Ce qui est nouveau, c'est sa préoccupation relative à l'avenir et à l'évolution de ces populations. Il se demande quelles sont les possibilités de changement et il trouve la réponse aux questions qu'il se pose dans l'islam. Pour lui, l'Islam est une force positive qui permet d'adopter une mentalité plus « productive » et d'abandonner cet état de bonhomie, qu'il ne semble guère apprécier. Mais c'est surtout grâce aux contacts des Wolofs et des Européens — cette proximité ayant déjà donné lieu à de nombreux métissages — que naîtront bientôt d'heureux changements.
Avec le temps Faidherbe « perfectionne » de plus en plus son système de correspondance entre les traits physiques et le niveau du développement social. Par exemple, dans sa préface au « Voyage de MM. Mage et Quintin » (1866), il décrit l'échelle évolutionniste des peuples du Soudan où le physique est intimement lié au moral. Les conquérants sont d'autant plus grands que la valeur des vaincus est reconnue importante: les Bambara vaincus par les Peuls ne ressemblent pas « aux races nègres inférieures de certaines parties de l'Afrique; ainsi ils ont le nez osseux et bien développé. Il y a de même une énorme distance morale entre eux et ces nègres sauvages de la côte de Guinée qui sont encore anthropophages » (1866 : 13).
Ainsi la correspondance établie entre l'aspect physique et les facultés intellectuelles d'un peuple, ces dernières étant assimilées à la capacité à créer des institutions sociales compliquées, atteint chez Faidherbe sa forme déterminée : les traits réguliers du visage correspondent au plus haut niveau d'organisation sociale.
La différence entre les sociétés africaines est hiérarchique, elle est considérée comme une évolution de bas en haut, allant de la sauvagerie vers la civilisation. « La laideur » des traits physiques coincide avec la barbarie des institutions et des mœurs. Tout ce qui se trouve au bas de l'échelle d'évolution comporte une très forte dépréciation morale : c'est une manifestation du mal. Même les Bambara, situés quelque part en position intermédiaire, entre le bas et le haut, entre le bien et le mal, font preuve d'une très grande imperfection dans la constitution de leurs institutions : « La plupart des chefs de ces États, fondés sur la seule force brutale, étaient profondément vicieux » (ibid.). Mais les Bambara sont « beaucoup au-dessus de ces rois des Achantis et de Dahomey qui, encore aujourd'hui, font horreur au monde entier avec leurs cruelles superstitions accompagnées d'hécatombes humaines » (ibid.). Les Achantis deviennent ainsi le symbole de la nuit de l'humanité, les Bambara en sont plus éloignés, mais les Peuls, les conquérants des Bambara, symbolisent le rapprochement le plus avancé vers la civilisation.
La description sommaire du paysage ethnique de l'Ouest africain s'organise, dans la réflexion de Faidherbe, autour d'un système défini dans lequel la politique est pensée en termes d'esthétique et de morale. Ainsi l'approche de Faidherbe est-elle, selon nous, une approche idéologique globalisante.

La difficulté de délimiter « les races » : le rôle des langues

Faidherbe avoue sa difficulté d'« extraire » et de nommer les « races » : « Ces races sont généralement très mélangées entre elles ». Il faudrait donc trouver des critères sûrs pour les « distinguer les unes des autres ». Pour opérer cette distinction il développe l'idée de l'importance que constitue l'étude « des langues et des dialectes » : « Si nous voulons savoir ce qu'ils sont, voyons quelles sont les langues qu'ils parlent ». Partant de ce principe, Faidherbe découvre, dans les bassins du Sénégal et du haut Niger, trois races « bien distinctes : la race poul, la race malinké, à laquelle nous rattachons les Soninké, la race oulof, à laquelle nous rattachons les Sérer » (1859: 23).
La « supériorité » de « la race » peule est liée à la douceur de leur langue (1854) 8. C'est toujours leur langue qui l'attire — douce, harmonieuse, c'est surtout elle qui marque la frontière, dans les représentations de l'écrivain, entre les Peuls et les autres. Même leurs instruments musicaux produisent des sons plus harmonieux que ceux des Noirs ! (1875 : 34). Apparemment son attitude vis-à-vis de la langue peule va susciter une grande curiosité dans les générations suivantes d'africanistes. A partir d'une certaine époque, qui coïncide probablement avec la participation de Faidherbe aux travaux de la Société d'anthropologie de Paris, l'appui sur la langue comme moyen d'orientation dans l'espace ethnique devient fondamental pour établir son système. La langue est perçue comme un barrage empêchant les confusions entre les « races », et aussi comme le moyen de construire de grandes unités rassemblant de petites fractions. C'est la langue qui est la garante de la particularité ethnique et finalement c'est elle qui permet l'attribution du nom. Et Faidherbe conclut:

« Cette langue indique une race d'hommes, et malgré les mélanges de sang les plus compliqués, les divisions territoriales infinies, causées par les guerres et les événements politiques, et les différentes dénominations que prennent les fractions séparées qui parlent ces dialectes, il est nécessaire de les réunir sous une même dénomination » (1859 : 26).

Afin de construire un univers compréhensible et logique, Faidherbe s'efforce d'attribuer des places, des rôles, des origines, des rapports, et surtout de fusionner les entités politiques.

L'importance du métissage

Dans le répertoire des pays « où la race peule domine », la description du Fuuta occupe une place particulière. Son importance s'explique par le mélange ethnique qui se trouve à la base de sa création. En se référant aux écrits du père Labat, Faidherbe évoque les Denyanké, en mentionnant les lieux où leurs descendants résident toujours. Postérieurement à cet ouvrage tous les textes de Faidherbe exploitent l'idée du mouvement entre la « matière » ethnique « pure » et les métissages porteurs de l'enrichissement et non de la perte des capacités, comme le pensaient bon nombre de ses prédécesseurs. Donc, selon Faidherbe, la « race » peule a pu créer de nombreux États grâce à ses mélanges avec les peuples « noirs ».
Faidherbe va revenir sur les problèmes de métissage tout au long de son oeuvre. Ainsi, un peu plus tard, dans son texte L'avenir du Sahara et du Soudan, il considère les mélanges interethniques comme le vrai moteur du renouvellement et de l'expansion de la nation. Il pense donc que la durée de la présence des Maures à la frontière du Soudan est devenue possible à cause de leurs alliances avec les familles noires : « C'est par une infusion de sang d'une jeune et vigoureuse négresse qu'on lui donne des rejetons forts et énergiques » (1863 : 25). Il voit l'avenir du Sahara dans la disparition progressive de l'élément maure liée aux mélanges avec les Noirs qui sont plus adaptés au climat.
Il s'intéresse beaucoup à la structure des grandes familles qui forment la population du Fuuta, avant tout à l'ancienneté de leur installation. Il cherche à comprendre les différents types de mélanges : Peuls et Malinkés, Peuls et Oulofs, Peuls et Maures, enfin les Peuls purs, nomades et tributaires, afin de pouvoir en déduire la cause « biologique » du comportement des Haalpulaar'en. Le mélange avec « l'élément » peul qui, selon Faidherbe, est à l'origine des Toucouleurs, est un facteur précieux qui a contribué à l'amélioration du caractère initial. Ces métissages ont donné « des idées plus positives, plus pratiques, plus d'esprit de subordination, un plus grand développement musculaire et l'amour du sol et de l'agriculture » (1866: 10). C'est grâce à ces métissages, toujours selon Faidherbe, que la création des grands empires est devenue possible. Le mouvement entre les conquérants et les conquis est important pour la compréhension du comportement ethnique. Mais dans tous ces mélanges l'élément peul pur est constamment évoqué.
Plus tard, dans son ouvrage Le Sénégal. La France dans l'Afrique Occidentale Française (1889), qui fait le bilan de l'épopée militaire sénégalaise en évoquant le siège de Médine, il raconte longuement l'histoire des enfants de l'explorateur Duranton et de la princesse de Khasso, dont le sort tragique le touche apparemment. Le problème du métissage, crucial pour Faidherbe, apparaît dans ses écrits d'une manière directe et indirecte. On pourrait même dire que l'idée qu'il retire du perfectionnement du genre humain grâce au métissage traverse l'ensemble de son œuvre. En lisant ses textes on a l'impression que l'avenir du Sénégal est dans le métissage: « il s'y trouve un grand nombre de familles très respectables et ne laissant rien à désirer au point de vue de la civilisation » (ibid. : 100).

Le bilan. Les « précisions » du portrait apportées par la guerre

Dans ses derniers ouvrages, notamment dans Essai sur la langue poul (1875) et dans Le Sénégal. La France dans l'Afrique Occidentale (1889), Faidherbe fait le bilan de toutes ses réflexions sur le particularisme peul, en les organisant selon les représentations ethnologiques de son époque et selon son expérience personnelle des compagnies militaires. Ses conclusions sur les Peuls tendent vers une image extrêmement stéréotypée, fixe, définitive.
L'identité peule se forge à partir de trois éléments: le potentiel énergétique, guerrier et étatique, la langue particulièrement mélodieuse, et l'influence très forte de l'Islam. Ces trois éléments sont liés entre eux : en effet, c'est l'adoption de l'Islam qui permet aux Peuls de développer leurs facultés guerrières et conquérantes. Dans ce texte les origines orientales qui leur sont attribuées ne sont plus mises en question.
Pour décrire les Peuls, Faidherbe a besoin de les rattacher à une souche humaine donnée et il s'appuiera ainsi sur les récentes découvertes « de l'histoire naturelle et de l'anatomie comparée ». Il s'empare de l'idée évolutionniste selon laquelle le moteur du développement réside dans « le perfectionnement graduel et héréditaire, par la différentiation des fonctions ». Les lois naturelles s'appliquent, selon l'interprétation de Faidherbe, aux devoirs moraux : l'homme doit « s'efforcer de laisser après lui des descendants physiquement et moralement meilleurs que lui » (1875 : 4). La langue suit les m émes ré gles de perfectionnement, et à « la meilleure » langue correspond la meilleure nature de la société: « Les groupes humains qui arrivèrent à avoir les procédés supérieurs de langage, virent par là leur développement intellectuel singulièrement favorisé » (ibid. : 11).
Dans son livre Le Sénégal. La France dans l'Afrique Occidentale, Faidherbe décrit le caractère ethnique tel qu'il apparaît au cours des guerres et dans la capacité qu'ont différents peuples de se combattre. C'est l'occaSion pour lui de réfléchir sur la relativité des valeurs dans des cultures différentes, en recourant à l'exemple de la notion de courage. Au lieu de chercher des similitudes avec la culture occidentale, il en explore les différences. Des Maures, pour lesquels il éprouve un certain attachement sentimental, il écrit: « Du reste ces espèces d'hommes de proie sont infatigables et pleins d'énergie pour supporter les souffrances » (1889 : 139), et il cherche des explications à leur comportement, même s'il les considère comme des ennemis et des concurrents. Pour introduire les Toucouleurs, Faidherbe procède par comparaison avec les Maures, qui sont sa principale référence, son « pôle » d'attraction et de répulsion, « sa bête noire ». La religion, les traits de caractère, la manière de faire la guerre, tout ceci l'amène à évoquer les Maures, en parlant des Toucouleurs (1889).
C'est également à cette époque que la guerre devient pour lui le moyen d'instaurer la paix. Dans ces affrontements, les Toucouleurs acquièrent les traits correspondant à l'image de l'adversaire: « ... ces Toucouleurs si ombrageux, si jaloux de leur liberté et de leur indépendance » (ibid. : 217)9. Il semble que cet aspect de la mentalité toucouleur — la réserve et l'attitude critique vis-à-vis de la France — gênait considérablement les autorités françaises. Comme si le refus d'accepter la supériorité culturelle et psychologique de la France avait davantage d'importance que la résistance à l'expansion territoriale.
D'ailleurs, l'état de guerre impose paradoxalement une logique plus humaine aux constructions de Faidherbe : on assiste en quelque sorte à une ethnologie participante, dans laquelle les Français et les Haalpulaar partagent les mêmes conditions et les mêmes craintes de la mort. Faidherbe, comme d'ailleurs ses contemporains, rapporte les opinions de ses adversaires sur les Blancs — opinions généralement dévalorisantes, qui cantonnent les Européens dans le commerce, et leur attribuent une faiblesse physique et militaire : « Les Blancs ne sont que des marchands » (ibid. : 170). La force, l'organisation militaire, la densité de population, la qualité des armements et la capacité de mobilisation deviennent désormais les traits marquants qui caractérisent l'adversaire. Ainsi, dans les écrits de Faidherbe, relève-t-on une certaine humanité accordée aux autres : l'humanité dont font preuve les adversaires pendant la guerre, lesquels sont en outre difficiles à vaincre.
Faidherbe exprime son opinion sur l'importance des empires dans l'histoire et sur le rôle positif des conquérants : « Mais bientôt au milieu des ruines qu'ils ont amoncelées se manifestent d'heureuses conséquences de leur passage sur la terre » (ibid. : 158). Ce sont surtout les conquérants qui jouent un rôle important pour l'accomplissement du progrès, car ils créent « entre les hommes des facilités de communication qui n'existaient pas dans l'état de fractionnement où se trouvent les pays sauvages » (ibid. : 158). De ce point de vue El-Hadj Omar représente la puissance qui a donné à la France de nouvelles possibilités d'implantations dans l'espace sénégambien ; il est désigné comme le précurseur d'immenses transformations géopolitiques annonçant la modernité. La guerre avec El-Hadj Omar divise l'espace sénégambien entre les territoires peuplés de ses partisans et ceux de ses adversaires, facilitant ainsi, pour Faidherbe, la perception de la diversité ethnique et le poussant à faire des généralisations qu'il était impossible d'établir aux époques précédentes.
El-Hadj Omar fascine Faidherbe par son charisme et par l'étendue de ses projets. D'une part, il évoque l'aspect sauvage de ses « bandes de Talibé ». D'autre part il voit dans la puissance d'El-Hadj Omar une image symétrique de celle de la France. Cet « agrandissement » de l'adversaire sera repris avec enthousiasme par les historiographes coloniaux des années 1930, qui, tout à fait dans la tradition faidherbienne, présentent cette guerre comme une confrontation entre l'Europe et l'Islam, entre l'avenir prometteur et le passé obscurantiste, entre le Bien et le Mal, incarnés respectivement par Faidherbe et par El-Hadj Omar.

Faidherbe a élaboré une catégorisation ethnique des peuples de l'Afrique occidentale, conforme au savoir de son temps, qui concevait l'anthropologie comme la « biologie du genre humain », traitant des races et de leurs caractères morphologiques (Boëtsch & Ferrié: 1993). Il a construit un certain système à partir du matériel dont il disposait. Ce système, en tant que réduction, était en même temps une utopie : il signifiait l'abandon « de la fraîcheur » des textes du XVIIIe siècle et de leur « sens de l'enquête » (Pouillon : 1993) (même s'il a déclenché tout un travail d'enquête), mais il signifiait également l'acquisition d'un nouveau regard.
Avec Faidherbe, les Peuls sont pensés à travers les catégories de l'histoire universelle. Il nous impose une réflexion sur ce qu'est l'humanité, sur l'importance accordée à la notion de différence culturelle et sur l'altérité ethnique dans l'histoire, et il cherche à les expliquer. En attirant notre attention sur la diversité culturelle, sur la relativité des valeurs, et sur les rythmes particuliers de l'évolution des sociétés, Faidherbe re-situe les populations dans la destinée commune de l'humanité et il nous démontre à quel point il nous est difficile de nous débarrasser du comparatisme dans nos procédés épistémologiques.
Il ne suffit pas, nous semble-t-il, d'expliquer le système faidherbien uniquement en termes d'intérêts colonialistes ou comme étant le reflet fidèle du niveau atteint par l'anthropologie et l'ethnologie de son époque. Ce système doit se comprendre en tenant compte des attitudes esthétiques et philosophiques de son temps, attitudes reposant sur la croyance au progrès, en l'histoire libératrice et en l'universalité de l'Occident (Domenach 1986: 9). La dichotomie « individualisme-hiérarchie » qu'Ed Van Hoven (1990) repère à juste raison dans les écrits des ethnologues français du début du XXe siècle, n'est qu'une des nombreuses manifestations de l'appartenance de ces auteurs à un certain « mode dans la pensée, dans l'énonciation, dans la sensibilité » (Lyotard 1988 : 44).
Le slogan moderne « Tout est à écrire » aurait pu être celui de Faidherbe. Il partage avec son époque le goût pour la mise en évidence des structures et des origines, ainsi que pour la décomposition et la reconstruction de la réalité observée. Faidherbe considérait sa tâche au Sénégal comme une affaire de construction, d'organisation du pays. Il ressort de ses écrits un certain optimisme, la sensation qu'il a eue de vivre une nouvelle époque, d'agir autrement, de préparer l'avenir. C'est une oeuvre qui annonce le futur en même temps qu'elle dresse un bilan des acquis des prédécesseurs. Ici se trouve peut-être une des explications de l'emprise qu'a exercée l'oeuvre faidherbienne sur les générations d'adminisrateurs coloniaux qui lui ont succédé. L'image des Peuls, construite par Faidherbe, possède également l'aspect attirant et prometteur de l'utopie : elle donne l'espoir de trouver plus de dialogue,, d'échanges, plus de coopération, et que se réalise, enfin, un autre avenir pour les peuples africains.

Paris, 1996.


Notes.
Je remercie Jean-Loup Amselle et Jean Schmitz pour leurs suggestions, précieuses pour cet article.
S'agissant des oeuvres de Faidherbe, nous n'indiquerons plus, par la suite, que la date de publication, suivie, éventuellement, de l'indication des pages auxquelles nous renvoyons le lecteur.
1. La reflexion dans ce sens est poursuivie dans plusieurs articles parus dans les Cahiers d'Études africaines: Grosz-Ngaté, M. (1988); Ed Van Hoven (1990); Wooten, S. R. (1993).
2. « Indeed, he seems to have had very few original ideas of his own about what course the long-term development of Senegal should take » (Barrows 1974: 243).
3. Voir également, au sujet du rôle d'organisateur de la connaissance de l'Afrique rempli par Faidherbe, et à propos des périodiques qu'il a créés (L'Annuaire du Sénégal et Dépendances (A.S.D.) et Le Moniteur du Sénégal et Dépendances), A. Bathily (1976: 80)
4. Jean-Loup Amselle emploie le terme d'« espace colonial » et montre son importance pour la création de l'« ethnie coloniale », y compris l'attribution d'un nouveau nom (Amselle 1985: 38). On remarquera que la réalité de ce processus est précédée par tout un travail de représentation, effectué notamment par Faidherbe.
5. En ce sens on assiste au développement et à la subversion de la procédure décrite par Ed Van Hoven — le transfert de l'« individu ethnique » sur toute une communauté (Van Hoven 1990: 180). La « race » devient un individu, qui agit en tant que sujet.
6. « La représentation que nous avons de l'Afrique se fonde sur un schéma rendant compte des différents types de sociétés présents sur le continent, ainsi que des stades auxquels ils sont parvenus. Cette représentation doit beaucoup au schéma selon lequel un certain nombre de races auraient occupé respectivement la place de conquérants et celle de conquis » (Amselle 1990: 72).
7. La véritable dépendance entre cette vision du « peuple élu » et le sentiment de l'identité, partagée par les Peul eux-mêmes, a besoin d'être explorée. Quelques éléments du rapport entre l'islamisation des habitants du Fuuta-Tooro et l'image française des Haalpulaar sont donnés par David Robinson (1988: 83-90).
8. En parlant des travaux des membres de la Société d'anthropologie de Paris, à laquelle participait Faidherbe, Karim Haoui écrit : « Les anthropologues … ont toujours utilisé prioritairement les caractères anatomiques pour classer les races humaines. En revanche, quand ils détaillent les divers rameaux, familles ou variétés d'une même race, ils emploient parfois les langues comme discriminants. Cependant, ils n'ont jamais remis en cause le principe de base de classification des races, l'anatomie. » (Haoui 1993: 56). Pour Faidherbe, apparemment, il n'y a pas de contradiction entre la « particularité » physique des Peul et l'aspect « mélodieux » de leur langue. La langue, cependant, permet de mieux délimiter la frontière entre les Peul et les autres.
9. Sur l'image négative des Toucouleurs dans Le Moniteur du Sénégal et Dépendances, créé par Faidherbe, voir Gerresch (1973).

Bibliographie