III. — La popote
Je suis l'hôte d'une société de trois jeunes subalternes, mais l'on fricota un menu à part pour le plus jeune parmi eux, qui a depuis trois ans une
dysenterie tenace ; au moment du déjeûner, le coq, après avoir craché large, a prévenu ses patrons qu'il ne restait plus, dans son grand pot, de beurre fondu pour la cuisson des biftecks. Il a, secouant les pans de sa chemise crasseuse que, selon l'habitude des nègres européanisés, il passa par dessus sa culotte, opposé l'indifférence la plus stupide aux reproches de ses maîtres sur son imprévoyance. On a dépêché un exprès à l'interprète qui a consenti à nous céder un peu d'huile de palme dans une topette de fer blanc ; en espérant le déjeûner, nous avons brassé, en l'épiçant d'huile au piment, une salade de tomates et d'oeufs durs. Enfin le boy pousse le cri fatidique de « la suite ! » ce qui, dans la boyerie, annonce aux blancs que le gâte-sauces a terminé ses opérations et qu'il est loisible de se mettre à table.
Cependant les gargoulettes à rafraîchir sont taries et les bananes mûres du régime pendu sous la vérandah ont été pillées. La coupable se dénonce avec forfanterie : l'épouse d'un de mes commensaux, peule de pure race, assise sur une natte, derrière la porte, et qui se cure les doigts de pied, a eu, à l'instant même, soif et faim, ce qui lui est une grande distraction entre ses trois substantiels repas quotidiens ; nous boirons donc de l'eau tiède et serons privés de dessert.
Mais Raratou n'en tient compte et se moque de nos commentaires sur l'indignité de son attitude. Elle a la figure intelligente et fine d'un ouistiti apprivoisé ; son échine est longue et maigriotte, sa poitrine décèle avec orgueil que son ventre n'a jamais enfanté, ses pieds sont plats, nerveux, larges comme des fers à repasser, mais ses chevilles sèches sont cerclées d'argent ; ses boubous et ses pagnes, reluisants de neuf, se gondolent autour d'elle, en froufroutant, et elle écarte les bras, pour ne pas froisser trop tôt sa toilette. Son époux vindicatif lui pince les joues ; elle crie et le regarde sans tendresse, car il a manqué de déranger une coiffure dont elle tire vanité. Elle se perche derrière lui sur un escabeau ; on lui tend les plats dont on ne veut plus et elle les ramasse avec les doigts, sans façon.
Raratou est avide d'instruction ; l'instituteur Ouolof lui enseigne, à l'école, à parler, à lire et à écrire en français ; ses progrès sont surprenants. Elle a, dès l'enfance, appris chez les marabouts la Fatiha et la sourate de la Vache et sait former sur sa planchette enduite d'argile les caractères arabes séparés et ceux avec les ligatures. Elle bavarde à coeur joie ; ce matin, d'un peu, elle n'aurait pas déjeûné, après la prière de l'aurore, et c'eût été un évènement considérable. Le boy, un Malinké qui se dit musulman, mais dont elle suspecte la religion de fleurer le roussi des flammes éternelles, ne s'était-il pas mêlé de vouloir tuer un poulet qu'elle avait choisi pour son couscouss particulier ! Elle le lui arracha des mains et convoqua un Peul de sa connaissance qui égorgea la volailte selon les rites.
— Encore une brèche dans mon poulailler ! gémit son époux ; avec cela qu'il n'est déjà pas si garni ! Tu ne m'avais pas informé que tu désirais une poule !
— Qu'est-ce que cela fait, riposte-t-elle, tu es
un homme riche !
Elle continue à raconter son histoire, et s'étonne quand je lui demande si elle connaît le Un ; elle me répond sans y penser :
— C'est Al Oudjoudou ! et toi, connais-tu le Cinquante ?
— C'est Lâ ilâha ilallah 1.
Et sur le sol, je dessine l'un des mots de passe des sectateurs du Ka-bé. Elle me regarde ahurie, et se met à m'estimer singulièrement.
Mes hôtes et moi nous nous entretenons maintenant de sorcellerie, d'hommes-panthères ; de jeteurs de sort, de suceurs ae sang, de Soussous habiles aux poisons lents et aux poisons rapides. Raratou s'intéresse vivement à nos paroles ; elle n'admet pas que l'on doute ou que l'on se raille des choses magiques, elle abonde en anecdotes. Elle ne s'adresse plus qu'à moi, qui ai conquis sa confiance, et qui ne ris pas de sa faconde. Il y a dans la brousse plus d'une chose mystérieuse, affirme-t- elle, les êtres, animaux et végétaux, qui l'habitent sont nos petits frères, ils raisonnent à notre mode et n'ignorent pas les sortilèges ; il est certain d'entre eux à qui il convient de demander pardon lorsqu'on les immole, et l'on doit surtout s'abstenir de toucher la plante ou la bête, protectrice de la famille humaine ; les existences élémentaires se confondent avec nos existences, et chaque chose animée aime la justice.
Mes camarades se désintéressent des idées de Raratou ; ils causent service et l'un d'eux prononce le nom du chef de Timbi-Touni, dont le fils est devenu idiot ; la petite Peule s'agite et s'exclame :
— Ah ! c'est que le fils du chef n'est pas chu sans cause dans l'imbécillité !
Elle coupe sans façon la parole à son seigneur, et jabote, et mime avec vivacité toute une scène :
« Le fils du chef, lui, autrefois, avait beaucoup de tête, il mire toujours dans pays ce qu'il y a bon à voler ! Oui, lui grand voleur, toujours il tourne, il regarde chez les gens, il prend, de force ce qu'il veut. Personne ne se plaint parce que lui fils de chef ; lui toujours en colère, toujours sa tête se gonfle, toujours il tire son sabre sur les routes pour obliger les marchands à mettre leurs charges entre ses mains et à se sauver ensuite.
Et voilà : il y a un maoudo 2 beaucoup vieux, lui y a vivre seul sans même un captif avec lui, lui y a beaucoup pauvre, lui y a jamais rire, lui y a sourcils comme la montagne au dessus du marigot ; lui y a broussaille entre les sourcils ; et le maoudo lui il n'a rien qu'une pauvre vieille vache avec les cornes toutes cassées.
Et le fils du chef lui alors était beaucoup riche dans son gallé 3 : il a trois cases et une épouse dans chaque case, il a beaucoup belles vaches, il a cheval, il a beaucoup captifs, il a beaucoup riz et maïs dans greniers, il a beaucoup or et argent, il a beaucoup chaque chose.
Et lui, le fils du chef, dit à un captif parmi ses captifs, il lui dit d'aller voler dans le pâturage la vieille vache du maoudo et le captif obéit et va voler la vieille vache aux cornes cassées, et il l'amène, en riant parce qu'elle meuglait comme une vieille femme, et le fils du chef rit avec son captif et dit à ce captif parmi les captifs de la tuer et de préparer la viande avec des arachides et du piment et du gombo pour le bouillon du couscouss.
Et le captif obéit en tout à sa parole.
Et voici : le maoudo a faim le soir et cherche sa vache dans le bourouwal 4 et dans le soutou 5 pour traire un peu de lait et se nourrir avec ce lait ; et il ne trouve rien de sa vache, sinon les traces de ses pieds et ses bouses, et il les suit, et il arrive chez le fils du chef, et celui-ci est dans sa cour et s'amuse avec ses griots et ses captifs devant les feux des cuisines, et les griots et les captifs eux rient beaucoup du maoudo parce que lui a beaucoup vieille figure.
Et voici : le maoudo dit au fils du chef :
— C'est toi qui as volé ma vache ?
Et le fils du chef a dit :
— Oui, c'est moi ; et elle cuit depuis longtemps dans les marmites parce que sa viande est beaucoup ancienne, aussi coriace que ta viande, ô maoudo !
Et voici : alors le maoudo dont les sourcils sont comme les montagnes au dessus du marigot lui il vient très grand et il dit au fils du chef :
— Toi, tu avais beaucoup de tête : tu ne seras demain plus rien ! tu es un homme riche : tu ne seras demain plus rien ! tu as trois cases dans ton gallé : tu ne seras demain plus rien ! tu as une femme dans chaque case : tu ne seras demain plus rien ! tu as de belles vaches : tu ne seras demain plus rien ! tu as un cheval, des captifs, du riz, du maïs, de l'or et de l'argent : tu ne seras demain plus rien ! tu as beaucoup de chaque chose : tu ne seras demain plus rien !
Et voici :
— Tu as pris au maoudo sa pauvre vieille vache aux cornes cassées : tu ne seras demain plus rien !
Et voici : le fils du chef a peur, et vient blanc comme cendre, et dit au maoudo :
— Retire ta parole et je te donnerai quatre vaches pour remplacer la tienne !
Et le maoudo lui dit :
— Je suis pauvre parmi les pauvres ; je n'avais qu'une vieille vache aux cornes cassées, et cette vache était pour moi comme mon père et ma mère. Et tu as pris et tu as tué la vache du pauvre. Et demain tu ne seras plus rien !
Et voici : le lendemain le fils du chef s'asseoit au milieu de sa cour et il ne reconnaît personne; il ne parle plus ; il bave comme un taureau ; il ne mange pas si on ne lui donne pas à manger ; il n'est pas homme, il n'est pas animal, il n'est plus rien. Et aujourd'hui ses cases sont tombées, ses femmes sont parties avec leurs chéris, ses troupeaux, son cheval, sont morts, ses captifs se sont évadés et ses parents lui ont volé son riz, son maïs, son or et son argent, et chaque chose qu'il possédait. Et cela à cause de la parole du maoudo ! »
Notes
1. Mots de passe dans la secte du Ka-bé, hérésie des musulmans puritains du Fouta-Djallon.
[Erratum. — Plus grave qu'une confusion, il s'agit ici d'une faute monumentale de la part de l'auteur, pourtant né en Algérie, et d'une abberration. Primo, la formule Lâ ilâha ilallah est la shahâda, c'est-à-dire le premier des cinq piliers de la foi islamique. L'expression signifie : Il n'y a de Dieu qu'Allah. Secundo, le Ka-bé n'est pas une secte. C'est en réalité le Tawhîd ou condensé de la doctrine théologique musulmane. Il résume en 66 points (sittu-wa-sittûna, en arabe, Kaɓɓe ou Toɓɓe Tawhidi, en Pular) les attributs d'Allah et du Prophète Muhammad. — Tierno S. Bah]
2. Vieillard, en langue peule.
3. Maison d'habitation et ses dépendances (peul).
4. Pâture sur les plateaux (peul).
5. Brousse épaisse (peul).