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Robert Randau
Le commandant et les Foulbé :
roman de la grande brousse

Paris, Sansot, 1910. 359 p.


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II. — A l'ombre

Un fromager considérable quant à la grosseur et quand à la hauteur et quant au touffu élève son fût barbelé, flanqué de contreforts, devant la mosquée de la misside 1 ; ses racines noueuses bossèlent le parvis du sanctuaire ; plus d'un dévot distrait choppe des pieds sur elles avant de s'insinuer dans le saint lieu, et tombe le nez dans son Coran qui s'éparpille parmi les sandales et les crachats ; pour cette raison, les fidèles ont surnommé ce fromager jovial le père des prosternations, ; ils ont dressé à sa base une estrade de bambous et y prennent le frais : mais une compagnie de charognards perche sur ses maîtresses branches ; les oiseaux immondes caquètent et, hochant, très graves ; du croupion, font caca sur les notables qui se contentent des craques et ont foi, par politesse, les uns dans les autres ; lors, les longs sceptres noircis par l'usage se dressent, colériques, vers les bêtes raillardes qui continuent à converser entre elles jusqu'à ce qu'une ménagère jette hors de sa case quelque poisson pourri ou un lambeau de viande verte : la compagnie précipite aussitôt son essor vers la proie et se la dispute avec un tel fracas de becs qu'on croirait, de loin, un beau-père querellant son gendre fripon qui a consomme le mariage et ne veut plus verser aux parents de sa femme l'intégralité de la dot naguère convenue.

Le fromager, avec des pudeurs de miss décatie, ramasse ses jupes d'écorce noire qui traînent leurs plis cassants autour de son corps raide ainsi qu'un parapluie ; il voisine avec un baobab, gros père de parvenu, qui sangle son ventre dans une robe de chambre en drap blanc argent; comme ce gargantua engraisse toujours, l'étoffe s'est déchirée et dévoile des dessous peu engageants ; les villageois en arrachent aussi de grands pans pour tresser les cordelettes de leurs hamacs ; un liseron galant a fleuri le fromager à chaque boutonnière de branche ; il a dédaigné le baobab qui est goutteux, a de grosses rotules partout sous la peau, et est réellement trop adipeux et trop commun ; le poussah a relevé ses plus énormes branches et semble se gratter, d'un air pensif, le bout du tronc ; afin de se distraire, il a imaginé de se transformer en mât de cocagne pour les singes ; il distribue aux plus agiles ses fruits acidulés, qui sont, nul ne l'ignore, leur pain quotidien.

Les deux compagnons au coeur noueux, qui dodelinent de la tête, comme des chefs de province, laissent les polissons du village tuer à coups de flèches les rats qui nichent dans leurs flancs. Leur orgueil séculaire n'aura de bornes que lorsqu'un Lébou 1 astucieux transformera le fromager en pirogue pour le prochain gué, ou quand on jettera dans le tronc décrépit et crevé du baobab le cadavre infâme d'un griot, dont la pourriture souillerait le sol où on l'enfouirait ; et le baobab, désormais méprisé, n'aura, près de son camarade décapité, qu'à se dessécher lentement de dépit, et à s'anéantir enfin au cours de quelque feu de brousse.

Notes
1. Paroisse musulmane en Guinée.
2. La tribu semi-nomade des Lébous se voue en particulier aux travaux du bois.

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