Gradhiva, n° 12, 1992
Des premieres années de la colonisation française à nos jours, les phénomènes de possession rituelle que l'on rencontre dans l'ouest du Nigeront suscité des interrogations et des réflexions variées, aussi bien de la part d'administrateurs coloniaux que d'anthropologues ou d'historiens « professionnels”. L'histoire de la perception de cette pratique religieuse s'enrichit régulièrement de nouvelles approches et de témoignages originaux (Stoller et Olkes 1987 ; Stoller 1989 ; Rouch 1960, rééd. 1990 ; Vidal 1990a).
Dans ce champ d'étude, les témoignages issus de la colonisation évoquent l'existence de ces phénomènes le plus souvent en termes de “survivances animistes” ou “fétichistes”, inscrites dans un contexte d'islamisation généralisée qui les réprouve et les combat. Une importante source de données sur la possession demeure toutefois ignorée des recherches effectuées dans la région du fleuve Niger : le fonds Gilbert Vieillard, du nom d'un administrateur colonial civil en poste dans différents “Territoires” de l'Afrique Occidentale Française, de 1926 à 1939, qui contient de précieux documents sur la possession dans la partie occidentale du Niger, dans le département de l'actuelle capitale Niamey (voir carte 2). Par leur portée conjointement historique et anthropologique, ces textes s'avèrent indispensables à toute analyse de la complexité et de la diversité de la possession rituelle dans l'ouest du Niger, notamment dans ses expressions en milieu fulɓe.
La “culture” de la possession le long du fleuve Niger — de sa “boucle” au Mali, à la frontière entre le Niger et le Bénin — est originellement songhay-zarma. Son histoire est inséparable du développement et des transformations de l'Islam, notamment à partir de la fin de la dynastie des Sonni, de l'Empire songhay 1. Leurs successeurs — les Askia — en remettant en cause l'héritage religieux ambivalent (Islam/culte des génies) des Sonni, provoquèrent une importante migration des groupes songhay hostiles à une domination de l'Islam. Ces déplacements de populations se doublèrent du phénomène décisif de “l'irruption de la possession” qui, par conséquent, serait “contemporaine d'une étape historique qui pourrait être l'islamisation intensive du Songhay par l'Askia Mohammed” (Olivier de Sardan 1982 : 365).
Parmi les populations qui s'éloignèrent de l'aire d'influence immédiate des Askia, figurent les descendants directs de Sonni Ali (les Sohance, dont P. Stoller [1987, 1989] et J. Rouch [I960] décrivent les pouvoirs magico-religieux) et les Zarma, assimilés aux Songhay qu'ils côtoyèrent dans leurs déplacements à travers le Mali et le Niger actuels.
De nos jours, la pratique de la possession se rencontre dans un vaste espace géographique, de part et d'autre du Niger, en milieux songhay (la partie malienne du fleuve et l'extrême ouest du Niger), zarma (la rive orientale) mais aussi fulɓe (la rive occidentale).
Dans les villages fulɓe de Kareygoru à Torodi et Say, les rituels de possession sont essentiellement pratiqués par des descendants de “captifs” de Fulɓe (rimayɓe ou maccuɓe), membres à part entière et éléments constitutifs de base de la société fulɓe, au même titre que le groupe des “nobles” (rimɓe ou fulɓe). A l'exclusion des sorko (louangeurs des génies, en général songhay ou zarma), l'ensemble des acteurs de la possession dans cette région, des organisateurs aux possédés en passant par les simples spectateurs, peuvent se recruter dans la communauté fulɓe, comme c'est le cas dans de nombreux villages de la rive occidentale du fleuve (Vidal 1990a). La présence de la possession dans la société fulɓe n'exclut pas, bien entendu, la participation de Zarma, décrivant de la sorte une culture de la possession protéiforme et ouverte aux influences extérieures.
En effet, le peuplement fulɓe de la région de Niamey se caractérise par un grand nombre de contacts avec les populations locales — Songhay, Zarma et Gurmance — au cours de migrations en provenance de l'ouest (du Macina au Mali), principalement à partir de la fin du XVIIe siècle (Hama 1968 ; Urvoy 1976). Aussi, bien qu'islamisés lors de leur départ du Macina, les groupes migratoires fulɓe “adoptèrent progressivement, vers la fin du XIXe siècle, les cultes des populations au milieu desquelles ils étaient installés” (Cardaire 1954:22). Dans la même optique — mais pour une époque plus récente Loyzance (1955) évoque les “génies de leurs ancêtres fétichistes” auxquels les Fulɓe, en compagnie des Zarma et des Songhay “continuent volontiers à sacrifier”.
Ces quelques remarques n'ont pas pour but de débattre de la profondeur ou de la sincérité de l'attachement à l'Islam des Fulɓe ayant émigré sur la rive occidentale du Niger. Elles permettent simplement de préciser que la présence en milieu fulɓe de pratiques religieuses comme les rituels de possession est inséparable de l'ancienneté des contacts avec les Zarma et les Songhay qui en sont les initiateurs. Dans ce contexte historico-religieux, l'absence d'approche anthropologique de la possession chez les Fulɓe 2 sédentaires de l'ouest du Niger demeure paradoxale. Partant de ce constat et axant notre réflexion sur les pratiques observables de nos jours en milieu fulɓe — mais d'origine songhay-zarma — perçues à travers le rôle et les enjeux de la parole sur l'organisation et le fonctionnement de la possession (Vidal 1990 a et b, 1992), nous avons été amené à nous pencher sur l'important fonds Gilbert Vieillard déposé à l'Institut Fondamental d'Afrique Noire (IFAN, Dakar, département d'islamologie).
Grand connaisseur du monde fulɓe qu'il a parcouru de l'actuel Sénégal au Tchad, Gilbert Vieillard a laissé un ensemble de documents, classés par Thierno Diallo (1966) suivant quatre aires géographiques :
comprenant chacune six subdivisions “Documents” :
L'ensemble «Niger et pays voisins” est le deuxième par son importance (62 “cahiers” contre 109 pour le Fouta-Dyallon) : 9 de ces 62 “cahiers” contiennent des textes, des descriptions et des informations variées sur la possession dans le pays fulɓe de la rive occidentale du Niger. Certes minoritaires dans la masse des données sur l'histoire et l'organisation sociale, politique et religieuse des Fulɓe de l'aire sahélienne, ces documents (110 feuillets intéressent le monde des génies et la possession) n'en demeurent pas moins d'une valeur anthropologique et historique indéniable. Leur richesse et leur originalité (quelques-uns sont datés : de 1927 à 1930) contrastent fortement avec l'imprécision des informations sur le rapport des Fulɓe avec la possession, laissées par la plupart des administrateurs coloniaux dans la première moitié du XXe siècle.
Les documents conservés par les Archives de Niamey témoignent, en effet, d'une ignorance presque totale des pratiques religieuses fulɓe qui se sont développées parallèlement à la religion dominante qu'est l'Islam. Parmi les rapports et les notes d'administrateurs en poste dans la région de Niamey avant 1950, seuls deux textes font état d'entorses à un Islam omniprésent sur la rive occidentale du Niger. Tout d'abord, Berger, en 1945, au terme d'un recensement effectué dans un canton fulɓe, se contente de mentionner l'existence de “quelques fétichistes dans les villages du Gourma” (nom donné à la rive occidentale du fleuve). Ensuite, en 1948, dans le cadre d'un ambitieux projet de classification des différents groupes “ethniques” du cercle de Niamey en fonction de leur pratique religieuse (trois groupes sont alors définis :
L'administrateur Py situe les Fulɓe dans la première catégorie en précisant toutefois qu'ils sont “parfois islamisés de fraîche date et teintés de fétichisme” (Py 1948).
Ces brèves notes n'éclairent, en fait, nullement la situation des Fulɓe au regard de la possession rituelle : il n'est, en effet, question ici que d'un “fétichisme” général que l'on ne peut réduire à la possession, en l'absence d'informations plus précises de la part de ces auteurs.
Le manque de données sur ce thème précis de la possession en milieu fulɓe ne peut s'expliquer que par un désintérêt de l'Administration coloniale pour les questions religieuses en général et les pratiques “animistes”, en particulier. Ainsi, pour les populations songhay-zarma, nous disposons de quelques documents, de nature variée (du simple “rapport de tournée” à la monographie ethnologique ou au “mémoire” de recherche), sur les phénomènes de possession, leur organisation et leurs fondements mythologiques 3. En revanche, la place et le rôle des Fulɓe dans la diffusion de l'Islam dans la région permettent d'avancer deux éléments d'explication de l'occultation quasi générale — à l'exception bien entendu des travaux de Gilbert Vieillard — de l'existence de la possession sur la rive occidentale du Niger.
Le premier point à prendre en considération est I'influence religieuse du village de Say (en aval de Niamey) depuis la fin du XVIIIe siècle. Un lettré pullo musulman, Mohaman Jobbo, en fit un important centre de diffusion de l'Islam relayé par son disciple Bubakar Luduji. De cette époque date la percée politique et religieuse de Say, contemporaine du déclenchement du jihad (la “guerre sainte”) fulɓe d'Usman Dan Fodyo à Sokoto (dans l'actuel Nigéria) (Kimba 1981 : 46-47) et concrétisée de nos jours par l'installation d'une université islamique.
En second lieu, il convient de mentionner l'impact du mouvement réformateur musulman hamalliste 4 — actif dans la région de Niamey à partir de 1940 — violemment hostile aux rituels “animistes” et dont l'évolution a attiré l'attention de l'Administration coloniale (Pujol 1948 ; Py 1948). Mené par des Fulɓe, le mouvement hamalliste ne fit que conforter l'appréciation générale de la place prépondérante de l'Islam dans la région sous des formes orthodoxes ou réformatrices — au détriment des rituels de possession, pourtant bien présents et qui en furent les principales victimes.
Ces événements (le rayonnement de Say, foyer religieux, et la percée hamalliste) ont donc contribué à accréditer les représentations d'une société fulɓe, d'une part, entièrement et exclusivement musulmane (à l'image de ce qu'explique Py dans son recensement par religions) et, d'autre part, réfractaire aux pratiques religieuses de leurs voisins zarma (les rituels de possession), ceci malgré la permanence attestée de contacts entre les deux populations depuis leurs premières migrations.
Dans sa présentation du fonds Gilbert Vieillard, Monteil (1963) entérine en ce sens une perception incomplète du sentiment religieux des Fulɓe en proposant les seuls textes qui confortent l'unique référence à l'Islam. Leur importance quantitative au regard des documents sur la possession n'autorise pas, en effet, l'ignorance de ces derniers : Gilbert Vieillard a d'ailleurs clairement conscience de la complexité des pratiques religieuses des Fulɓe lorsqu'il affirme qu'ils ont “foumi et les païens les plus endurcis, et les néophytes les plus ardents” (Monteil 1963:19).
Administrateur civil dans la colonie du Niger (voir carte 1), chargé de la justice, de la police et de la perception des taxes, Gilbert Vieillard séjourna à plusieurs reprises Say entre novembre 1926 et la fin 1933 5. Avant son départ pour l'Afrique, il suivit les cours de Maurice Delafosse sur la culture et la langue fulfulde à l'Institut national des langues orientales. Stagiaire des services civils de l'AOF, il est d'abord affecté à Dakar, en mai 1926, puis, à sa demande, à Ouagadougou, deux mois plus tard, pour enfin s'installer à Say à la fin de la même année. Il en tire un important motif de satisfaction : il se trouve immergé dans un milieu fulɓe correspondant à l'image qu'il a de la “vraie vie coloniale” (O'Reilly 1942 : 70), en dehors des centres urbains.
A Say, il partage rapidement son temps entre ses tâches administratives et des discussions avec des “marabouts remplis de science” et des “griots 6 aux histoires inépuisables” (O'Reilly 1975 : 611). Progressivement, il entre en contact avec le monde de la possession par les génies, en assistant — d'abord de loin — à des cérémonies qui suscitent en lui un certain nombre d'interrogations : “il y a quelques danses en ce moment, probablement à l'occasion des semailles, mais sur toutes ces “sorcelleries”, les gens sont très discrets et on ne peut rien en tirer” 7. La fréquentation des rituels de possession et sa rencontre avec un “griot” 8 lui permettent alors d'approfondir ses connaissances sur la question.
A travers sa correspondance avec sa mère, on saisit à la fois son attrait pour des pratiques condamnées par l'Islam (la possession rituelle) et sa capacité à en analyser le contenu global. Il exprime ainsi en ces termes sa découverte des phénomènes de possession, auprès du “griot” Si Gungu Mayga :
Entre ces deux lettres (mai 1927 - mars 1928), Vieillard a donc approché et perçu quelques-uns des aspects fondamentaux de ce système religieux :
Avant ces réflexions sur les fondements mythologiques de la possession, Gilbert Vieillard possédait déjà une bonne connaissance du déroulement des rituels en milieu fulɓe, comme en témoigne le récit détaillé de l'initiation d'un nouveau possédé qui eut lieu entre le 28 décembre 1927 et le 2 janvier 1928 dans un village proche de Say. Ce texte est le plus ancien 10 témoignage écrit connu sur les rituels de possession dans l'ouest du Niger. Par delà sa valeur historique, la richesse des informations et la pertinence des analyses qu'il développe méritent qu'on le présente dans son intégralité :
« La “danse de folie”, à quelques kilomètres de Say, en aval. Nous partons après souper (donc la nuit). C'est un hameau 11 de cultivateurs renommés. Un abri, tenda, tendere, abrite l'orchestre : quatre grosses calebasses à demi enfouies dans le sable, retournées. forment le premier rang. Quatre tambourinaires accroupis les frappent, chacune avec deux faisceaux de baguettes. un dans la main droite, un dans la main gauche. Ils font des batteries bien rythmées, savantes, tantôt lentes, tantôt endiablées : deux violonneux dont le griot Mansourah, le griot du quartier des prostituées, jouent sans arrêt des airs divers consacrés à chaque génie, tristes et doux comme des plaintes et des caresses. Devant l'abri est l'arène des danseurs et danseuses. Un bûcher grésille et flambe tour à tour, éclaire la scène et lance des ombres fantastiques. Cinq ou six femmes, dont deux prostituées de Say, une courtisane de Kolo et deux ou trois jeunes hommes inconnus dansent ; à droite et à gauche les assistants, surtout jeunes gens. femmes parées, honnêtes ménagères, mauvais sujets de Say.
Les uns en curieux, esprits forts et ironiques, la plupart graves et un peu solennels ; en général, peu de gens “bien”, des nègres djerma et sorko 12. Les danseurs, trois ou quatre à la fois, font face aux musiciens. marchent sur eux, reculent, avancent en ligne ou processionnent à la queue leu leu. Un lent tour de piste précède les danses. La danse elle-même rappelle les danses coutumières de Say, corps penché en avant, fesses saillantes, mouvements rythmés de bras, un pan de pagne dans la main droite, ou les deux bouts du pagne, en echarpe sur les épaules, tenus dans chaque main. A côté des musiciens, deux vieux, ou trois, à tête de sorciers, psalmodient les versiculets consacrés aux génies, invoquent et prient : le vieux “a sinda gindo” 13, le “gimaaɗo” 14 règle le ballet, adresse des observations aux danseuses, secoue la frénésie des musiciens. Il préside aux incantations, petit, maigre, osseux, les yeux saillants, il se lève, drappé dans son boubou troué et terreux, le bâton levé et menaçant, il est superbe, sa voix cassée et aiguë monte et gronde, s'assourdit. Deux danseuses revêtent une blouse courte d'homme, à raies bleues et blanches, le “faro-faro”. Elles ont en main chacune une corne d'oryx, “diérikaré”, en l'honneur de “Hillikoy” (Hawadou) et se balancent lentement comme des ours, les bras ballants. La musique fait rage, devient endiablée, les danseuses suivent le mouvement et se mettent à hurler, à aboyer, à sortir des sons aigus du fond de la gorge, hou… ou ! hou … ! D'autres possédées qui se tenaient tranquilles dans l'ombre, parmi les spectateurs, ressentent la contagion : les abois redoublent. Les uns se lèvent et imitent les danseuses, les autres sautent comme des crapauds, marchent à quatre pattes, se roulent en proie à de vraies crises hystériques. Les assistants n'interviennent que pour maîtriser les plus furieux ou ceux qui risquent de se blesser en se heurtant contre les cases. Lamissi, courtisane de Say, est en transes, elle excite les danseuses, les dirige (l'une d'elles est Fontoni, mariée depuis). Lamissi a la figure claire de teint, mais vieillie, les yeux révulsés, à demi nue, un pagne troussé entre les cuisses, les mamelles pendantes : soudain elle s'approche de l'une des danseuses, l'accole et simule en accouplement bestial, reste les bras ballants, collée à sa croupe. Nul ne s'en émeut. Les possédés continuent à sauter comme des crapauds, à tomber en avant, en arrière, se disloquent. éreintées enfin, les deux danseuses vêtues du “faro-faro“restent immobiles, appuyées sur leurs cornes… C'était le troisième jour de l'initiation des recluses. Mais elles ne sont pas sorties ce soir, leurs exercices n'ont lieu qu'à 10 h du matin et 4 h du soir (lassara). Nous regagnons Say, escortés par quelques jeunes gens mais la fête continue.
2 janvier 1928 : Revenus vers 4 h du soir, à Lassara. Les recluses reviennent de la brousse, accompagnées par la surveillante, vieille esclave décrépite, fumeuse de pipe, exclusivement chargée de préparer leurs repas et de les soigner. Elle vient de les mener satisfaire leurs besoins naturels. Cependant, l'orchestre joue et quelques danseuses esquissent des pas, mais sans entrain. Enfin sortent les recluses de la petite case où elles passent toute leur “retraite”. Elles sont précédées chacune d'une initiée et suivies d'une initiée qui la tient en laisse par une corde nouée à la ceinture ; il y a, me dit-on, une fille et deux femmes : toutes trois sont assez jeunes sans bijoux aucun, vêtues d'un pagne bleu en bas, d'un pagne blanc voilant la tête, dans chaque main une brindille (de pendiré, plante lacitifère). Leur exercice commence. Elles font face aux musiciens, sur trois rangs, le chef des sorciers, le gimaaɗo, enterre un tiggare 15, petit bâton amulette dans le sable de l'arène-dancing, les novices, précédées du “professeur” et suivies de la meneuse en laisse, marchent sur les musiciens ; lent tour de piste, promenades lentes cadencées, la novice imitant les mouvements de celles qui marchent devant. Les “professeurs” ne changent pas pendant l'exercice, mais les meneuses sont relayées. Les promenades sont suivies de danses au rythme précipité, d'abord quelques pauses, l'élève soutenue maternellement par la meneuse, la tête sur son épaule (la meneuse ou le meneur, car les hommes s'en mêlent) qui essuie sa sueur, la réconforte ; mais bientôt les novices n'ont plus de répit, il faut les éreinter, les abrutir, les mettre en état favorable à la possession des génies. Le vieux gimaaɗo admoneste musiciens et danseuses. Les pauvres filles, tenues en laisse, imitent maladroitement les mouvements des précédentes, se font reprendre, quelque fois un peu brutalement, quand elles paraissent incapables de se diriger toutes seules, la suiveuse leur prend le bras, leur fait faire des gestes, balancements réguliers rituels ? La chorégraphie comporte des règles strictes qui se succèdent comme des mouvements de gymnastique suédoise et dans un ordre infrangible, les novices semblent y mettre toute leur bonne volonté mais sont éreintées, l'une d'elles, morte de fatigue, se traîne visiblement Maintenant toutes trois accroupies en face et tout près des calebasses, sautillent comme des grenouilles au bout de leurs cordes, en avant, en arrière. Enfin, on les ramène à leur case. Une seule a manifesté quelques timides essais de crise, mais sans grande conviction. Air indifférent, à peine amusé de beaucoup de spectateurs et spectatrices devant les crises. Soudaineté des crises. Tinni, la jolie courtisane bavarde avec Fatou, me demande une cigarette… Une ou deux minutes après, je l'aperçois se roulant à terre, râlant et hurlant. Des spectatrices donnent des pièces de monnaie, 1 f., 0.50 f., aux danseuses avant l'exercice, à celles qui vont entrer en transes.”
Les deux autres cérémonies de possession dont Gilbert Vieillard nous laisse une description 16 ne sont pas présentées avec autant de précision que ce “jeu (fijo en fulfulde, horo en zarma) de génies” organisé à l'occasion de l'initiation de femmes tombées malades à la suite de l'attaque d'un génie : de la description de personnages contrastés (malgré quelques qualificatifs quelque peu déplacés) aux différentes phases de la cérémonie, nous revivons à travers ce récit les rituels de possession tels qu'ils se pratiquent de nos jours sur cette rive occidentale du Niger, en pays fulɓe. Le soin apporté aux détails vestimentaires (essentiels dans une “danse” de ce type où les possédés revêtent les habits de leurs génies), aux attitudes corporelles, aux rôles des différents protagonistes de la cérémonie, ainsi qu'a la composition du public de possédés ou de simples spectateurs, situe l'importance de ce travail ethnographique. L'anthropologue dispose là d'une description de référence qui, n'omettant aucun fait marquant du rituel, rappelle quelques-unes des principales interrogations suscitées par les phénomènes de possession dans cette région du Niger. Mentionnons tout d'abord le rôle de la musique dans le déclenchement de la transe. Gilbert Vieillard insiste à différentes reprises sur la variété des rythmes joués par l'orchestre de frappeurs de calebasses, de tambourinaires et de joueurs de violon. Décrite en termes très imagés, la violence de la possession provoque l'épuisement du possédé à la fin de la cérémonie : dès lors, toute simulation de la part du danseur semble exclue. Parallèlement à la nature de la transe et à ses moteurs (la danse et la musique), Gilbert Vieillard apporte des précisions utiles sur l'apprentissage des pas de danse, un objectif central du processus initiatique qui nécessite le concours actif des zima et des sorko chargés de faciliter la venue des génies parmi les hommes.
Quelques mois après cette cérémonie, Gilbert Vieillard assiste, dans un village fulɓe à l'ouest de Say, à une “danse” de possession qui apporte d'intéressants éléments de réflexion sur les enjeux de l'acte rituel “Holey horo à Ouro Gueladio”). Au-delà du témoignage ethnographique, ce bref récit (2 feuillets) introduit des éléments de comparaison, avec le texte précédent, sur la question de la place de la ritualité dans la cérémonie qui confirme l'alliance du génie avec son “médium”, son “cheval” (puccu en fulfulde, bori en zarma). Les deux “danses” comportent ainsi quelques différences remarquables, notamment lorsque le parcours des différents acteurs de la cérémonie semble le plus codifié. Nous faisons ici référence, d'une part, à la sortie des novices de la case où elles passent leur retraite pendant le temps de la “danse” et, d'autre part, à leur présentation au public et aux musiciens. Lors de la cérémonie de Wuro Gelaajo (Ouro Gueladio), les femmes sortent de leur case de réclusion sous un grand pagne, sans être attachées 17, contrairement à Balmagora où — comme nous l'avons vu — elles avancent vers l'aire de danse “tenues en laisse”. Arrivées devant l'abri de l'orchestre, elles commencent par “une longue station, accroupies devant les calebasses” alors qu'à Balmagora Gilbert Vieillard ne mentionne qu'un “lent tour de piste” et des “promenades lentes cadencées”. De Balmagora à Wuro Gelaajo, les premiers gestes de la “danse” ne sont donc nullement répétés sous une forme invariable. D'autre part, la codification des pas de danse eux-mêmes, notée à Balmagora (un “ordre infrangible” et des “règles strictes” dans la chorégraphie) s'avère inefficace puisqu'elle ne permet pas, ce jour-là, les possessions des “novices”. Les “timides essais de crise” d'une seule des trois femmes concernées scellent l'échec du rituel.
En contre-point à ces différences, les deux descriptions (Balmagora et Wuro Gelaajo) mettent en évidence l'indispensable investissement physique des danseuses (à Balmagora : « il faut les éreinter, les abrutir, les mettre en état favorable à la possession des génies … l'une d'elles, morte de fatigue…” et à Wuro Gelaajo : « comme à Say, les retraitantes paraissent éreintées…”). Quelle que soit l'issue de la cérémonie (l'arrivée ou non de génies parmi les hommes), les “novices” la terminent épuisées. Nos observations — dans les villages fulɓe et zarma — confirment qu'il s'agit là d'une caractéristique de toutes les « danses de génies”.
Hormis la composition de l'orchestre, identique dans les deux cas, la coïncidence la plus remarquable concerne l'état de fatigue extrême que ressentent les danseuses. Ces deux récits, bien que ne reflétant qu'une vision personnelle et donc nécessairement morcelée de la réalité, tendent donc à déplacer l'objet de stéréotypes ou d'invariants dans le rituel des actions concertées de ses acteurs (zima, sorko ou danseurs) vers leur conséquence prévisible (l'épuisement des possédées). L'étude comparée de deux “danses” ébauchée par Vieillard coïncide avec nos propres conclusions sur l'organisation et les enjeux des rituels de possession rencontrés en pays fulɓe : la répétition dans le rituel concerne moins les détails et la forme des actions entreprises par les zima, les sorko ou les possédés que les objectifs assignés à chaque cérémonie (Vidal 1990a et 1992). Ainsi, l'éreintement des danseuses participe de l'objectif central que se fixe le rituel, à savoir le succès des possessions et la possibilité d'un dialogue entre les hommes et les génies. Sur ce point précis, nous avons pu constater qu'il n'est de possessions réussies sans une implication physique totale des “médiums” (même si cela n'est pas en soi une condition suffisante) et que, d'autre part, le mouvement des futurs “chevaux de génies” de leur case de réclusion vers l'aire de danse est l'objet de variations importantes, qui n'influent aucunement sur l'issue de la cérémonie.
Au sein des récits de type “légendaires” sur la vie des génies, recueillis par Gilbert Vieillard, il est possible de mettre en lumière un processus comparable à celui qui, dans le déroulement du rituel, valorise la poursuite d'objectifs précis au détriment de la reproduction d'attitudes qui ne s'inscrivent dans aucune stratégie décisive pour le succès du rituel 18. Dans le discours de l'informateur privilégié de Vieillard, cela signifie que les contradictions relevées dans deux histoires concernant un même génie sont secondaires au regard des thèmes (l'équivalent des objectifs du rituel) privilégiés par le texte.
Sous forme de contes où les génies prennent la parole, Si Gungu Mayga évoque la vie familiale d'Harakoy, la “maîtresse de l'eau”, mère de la principale famille de génies (les tooru), aussi bien chez les Fulɓe que chez les Zarma. Les deux récits qui nous intêressent donnent à Harakoy deux descendances différentes. La première histoire met en scène son mari, Aradou (un autre nom — dans le rituel du bori Hausa — de Dongo, le génie du tonnerre) “qui ne se maria jamais” avant de connaître Harakoy. Aradou avait pour habitude d'enlever les nouvelles mariées avant que leur union ne soit consommée. Le récit de Si Gungu Mayga rapporte l'échec d'Aradou dans cette entreprise auprès d'une jeune femme pullo. Malgré les conseils et l'aide de son père, il ne réussit pas à vaincre et éliminer le mari de la jeune femme et décida d'aller se réfugier dans le Niger. C'est là qu'il rencontra et épousa Harakoy, avec laquelle il eut cinq enfants.
Le deuxième récit nous relate les aventures de Diouwa, le mari d'Harakoy, et de Dabbo, un génie nain de la brousse (atakurma en zarma, ngotte en fulfulde). Le premier enfant d'Harakoy fut une sorcière et elle dut — à contre-coeur — l'abandonner afin d'éviter qu'elle ne s'attaque par la suite à ses autres enfants 19. Dabbo donne alors à Harakoy un “philtre pour qu'elle enfante tout de suite”. Grâce à cette potion, elle met au monde neuf enfants au terme d'une seule grossesse. Trois ans plus tard, ne pouvant subvenir aux besoins de sa famille, Diouwa met au point un test qui doit lui désigner son véritable enfant parmi les neuf d'Harakoy. Le génie Muhama Surgu est alors le seul enfant à tuer les neuf poussins que lui présente Diouwa, geste qui signe à ses yeux leur parenté. Diouwa part dès lors avec son fils à Gao, tandis que les huit autres enfants rejoignent leur mère dans le fleuve. C'est à la suite de cette séparation que Muhama et ses huit frères et soeurs “entrent dans les gens”, les possèdent.
En somme, dans ces deux textes, non seulement les ascendants et le mari d'Harakoy ont des identités différentes, mais les propres enfants de la “maîtresse de l'eau” communs aux deux histoires ne sont que trois (Fasiou, Diandiami et Yollegotyné : inconnus chez les tooru d'après J. Rouch [1960], R. Dutel [1946] et nos travaux, Vidal [1990]). Seuls quatre des douze génies cités dans les deux récits font partie de la descendance la plus communément admise d'Harakoy :
Les noms des enfants d'Harakoy figurant dans les deux récits peuvent introduire un important élément de contradiction : en effet, comment concilier deux histoires différentes dont, par ailleurs, l'un des principaux personnages (Harakoy) se voit attribuer deux descendances qui ont peu de points communs ? Une telle'ambiguïté se justifie si l'on admet que les thèmes centraux de ces histoires demeurent plus les actions et les pouvoirs d'Harakoy et de son mari (quel qu'il soit : Diouwa ou Aradou) que la composition de leur descendance, sur laquelle l'auteur ne s'attarde, par ailleurs, guère. Dès lors, les informations contenues dans les deux textes (les activités d'Harakoy et de son mari) peuvent être cumulées et acceptées comme telles par leurs destinataires. Le savoir de la possession illustré par les deux histoires d'Harakoy et de son mari obéit, à l'instar du rituel, à une logique qui privilégie les informations et les actions nécessaires à la compréhension du récit (ou à la pérennité du rituel), au détriment d'éléments biographiques ou de pratiques devenus secondaires dans cette perspective.
Parallèlement à ces éléments de réflexion sur la nature et le fonctionnement du savoir et du rituel en jeu dans la possession en pays fulɓe, le fonds Gilbert Vieillard propose une lecture élargie des multiples aspects de la pratique des zima et des sorko. Sous des formes variées, allant du proverbe au conte en passant par de brèves notes ou de simples listes de mots fulfulde, Gilbert Vieillard a méticuleusement relevé des observations et des propos (qui ne sont pas attribués à Si Gungu Mayga) qui ont pour caractéristique commune d'intéresser le monde des génies et le système religieux qu'ils fondent, complétant et interrogeant de ce fait les connaissances acquises depuis lors sur les phénomènes de possession.
Nous faisons tout d'abord référence ici à la liste de génies donnée par un “vieux zima de Say” à Gilbert Vieillard 20. Elle comprend 49 noms (ce qui est peu) dont seuls 27 sont connus de la zima fulɓe avec laquelle nous avons travaillé (dans le village de Kareygoru). Elle ne contient d'autre part que deux “familles” : les “génies blancs” et les “génies noirs”. La variation compréhensible du nombre des génies suivant les informateurs se double, ici, d'un nombre inhabituellement bas de “familles” : cette répartition en génies “noirs” et “blancs” ne correspond à aucune des classifications connues — depuis les travaux de R. Dutel et J. Rouch jusqu'aux nôtres — en génies Tooru, Blancs, Hargey, Hausa, Noirs et Hauka 21. Une fois relevée l'originalité de ce classement, il importe de souligner la contribution de cette liste de génies à l'élaboration permanente d'un panthéon de la possession de plusieurs centaines de génies, de générations en générations de zima et de sorko.
Un même processus explique le contenu — tantôt inédit, tantôt largement partagé par les spécialistes — des courtes louanges, destinées à sept génies, recueillies par Gilbert Vieillard (11 feuillets du Cahier n° 56). Ces phrases scandées en zarma par les sorko (même dans les cérémonies organisées et fréquentées par des Fulɓe) doivent faciliter la venue des génies en évoquant leurs qualités et leurs comportements les plus remarquables. Toujours dans le même “Cahier”, Gilbert Vieillard complète cette approche de la possession par les noms de génies et leurs louanges, en détaillant les principaux acteurs du rituel et en proposant des maximes qui éclairent une représentation fulɓe de la folie. Une nette distinction apparaît ainsi entre milkaado, le fou incurable et parfois même dangereux (le “milkaaɗo” est fou pour toujours) et kanaaɗo, le “fou”, c'est-à-dire aussi bien le possédé (le “kanaado”, “il a avalé beaucoup de brousse, il a avalé beaucoup de génies” 22) que le simple d'esprit (idiot, insensé — “kanaaɗo” — mais sans crise (i.e. non possédé).
Gilbert Vieillard revient dans un autre document sur la notion de kanaaɗo lorsqu'il évoque trois plantes qui jouent un rôle important dans le rituel de possession de déclencheur de la transe (le datura) ou d'attribut du possédé (euphorbia sudanica, en fulfulde wannyahi et une plante non identifiée : pori paga en fulfulde, tuuri fombo en zarma). Wannyahi est tenue par le possédé (kanaaɗo) “pendant qu'il se balance en cadence pour invoquer les génies” et pori paga est utilisée à des fins “magiques” par ce dernier. En somme, la description de l'utilisation de ces plantes conforte, plus franchement que les maximes citées précédemment, l'assimilation du kanaaɗo au possédé par un génie.
En complément des descriptions de rituels et de la présentation du monde des génies (composition du panthéon, louanges, pharmacopée), Gilbert Vieillard nous rapporte des réflexions de Fulɓe qui éclairent leurs rapports aux génies (Cahier n° 56). Nous en avons retenu deux qui illustrent la nature de la connaissance de la possession que nous propose Vieillard. Tout d'abord, sous le titre “passage d'un fleuve-abreuvoir”, il laisse la parole à un berger pullo qui justifie le respect dû au pêcheur sorko, lors de la traversée du fleuve avec son troupeau. Maître du fleuve et familier des génies qui l'habitent, le sorko peut en effet provoquer la noyade des vaches d'un berger ne l'ayant pas salué dans les normes (“voilà du travail !”) et, inversement, il favorisera leur passage au moyen d'un charme “magique”.
Comparable au sorko par l'importance de son rôle dans le rituel de possession, en tant qu'élément matériel cette fois-ci, le mortier est l'objet d'un interdit dans son utilisation. Sous forme de recommandation, l'informateur de Gilbert Vieillard indique qu'il “est mauvais de s'asseoir sur un mortier renversé, car c'est le siège des kaŋaaɓe (pl. de kanaaɗo), fous possédés par les génies ; de plus, la nuit, les génies (…) retoument les mortiers et s'y assoient”. Ajoutons que lors des rituels de possession, les génies, après avoir revêtu leurs habits distinctifs, s'assoient sur des mortiers retournés et entament le dialogue avec les différents protagonistes de la cérémonie.
Bien que très partielles, ces notes sur le pouvoir des sorko et l'emploi des mortiers confirment l'attachement des Fulɓe, dans la quotidienneté de leurs activités (la traversée du fleuve avec les vaches), aux représentations issues du système de la possession.
Au fil de ses observations et de ses transcriptions de devises, de maximes et de listes de noms de génies ou de plantes, Gilbert Vieillard cerne une conception du monde au sein de laquelle les génies occupent une place essentielle. Il est ainsi attentif aux moindres réflexions et témoignages (en fulfulde) de ses interlocuteurs sur leur perception de la maladie, du danger 23 et, plus généralement, des activités et des caractéristiques des génies qui peuplent la brousse et les eaux du fleuve.
La diversité des thèmes abordés dans le vaste champ des représentations et des pratiques religieuses — parmi lesquelles la possession rituelle — trouve une juste illustration dans un ensemble de sept récits de Si Gungu Mayga (répartis dans les “Cahiers” nos. 18, 21, 23 et 24). La caractéristique commune de ces histoires — dont deux nous sont déjà familières : “le petit-fils des génies du ciel” et “Guinmadié et Atkourma” — est, en effet, la présence de génies évoqués a travers leurs rapports conflictuels avec les hommes mais, aussi, leurs incessantes luttes internes pour la domination de “familles” et d'aires d'influence géographiques comme le fleuve.
Deux types d'informations retiennent plus spécifiquement notre attention. Il s'agit, d'une part, des conclusions de certains récits qui expliquent l'origine de la possession des hommes par les génies et, d'autre part, d'un ensemble de données sur la complexité des relations entre hommes et génies, étroitement liée à des positions géographiques autour des pôles que constituent la brousse, le ciel et le fleuve.
Le récit intitulé “Origine légendaire des gens d'Haribinda, la possession par les génies ; les enfants élevés dans la brousse” offre une illustration de ces thèmes dans une imporrante perspective temporelle. Si Gungu Mayga relate tout d'abord la vie des deux enfants des ancêtres du village d'Haribinda et s'intéresse, par la suite, au parcours de la fille, génie élevé dans une grotte par le chef des génies à la mort de ses parents. Cette femme-génie quitte alors la brousse pour le monde “civilisé” du village. Elle rencontre un frappeur de calebasses et un joueur de violon qu'elle épouse. Installée au village, la “fille du génie” provoque des possessions et affolent ceux qui assistent à ce spectacle de transes brutales : “cette chose-là (la possession), ce n'est pas à faire, regarde Allah, intercède pour notre village, nous sommes perdus”. En compagnie du joueur de violon qu'elle avait sollicité pour le déclenchement des possessions, elle consulte le frappeur de calebasses dont les manipulations de plantes (mélangées dans de l'eau) permettent la transformation de trois pierres (blanche, noire, rouge) en trois familles de génies (blancs, noirs, rouges). Une fois les génies fixés en familles, les possessions se développent dans un cadre précis. Distinguant nettement la naissance de la possession de l'organisation en familles de génies préexistants, ce récit distribue de façon remarquable les apports de la femme-génie et des musiciens. Ceux-ci exerçaient leur activité dans la brousse avant de s'installer, avec la femme-genie, dans un village “où il n'y a pas de violon”. De cette triple rencontre (génie/musiciens dans la brousse/village) naît un “désordre” (la possession telle qu'elle est perçue par les villageois qui en appellent alors à Allah) que seul un musicien parvient à maîtriser et à formaliser.
A partir de la figure légendaire de Faram Maka, ancêtre des sorko, Si Gungu Mayga évoque, dans un deuxième récit (“Faram Maka…”, Cahier n° 21), la possession en attribuant son origine à des entités au statut indéfini (humains ou génies ?). Vivant dans une fourmilière, Faram Maka a un enfant d'une villageoise (Haoukoy), jusqu'alors stérile et qui avait disparu en brousse. Leur enfant, anthropophage comme Faram Maka, est amené au village avec sa mère pour y être finalement tué parce qu'il refusait de prier avec les croyants. Prévenu, son père l'appelle et le “ranime” avant que les villageois décident de le brûler et de disperser ses cendres dans le fleuve. Dès lors, tous ceux qui burent l'eau du fleuve furent possédés : “depuis ce jour-là, les possédés, les kanŋaaɓe, leur folie veut sortir de leur coeur et ils s'agitent et hurlent”.
Marque de génies (la femme-génie du premier récit) ou d'entités vivant en marge de la société et du village (Faram Maka et son enfant), la possession naît de conflits et d'épreuves qui touchent parfois la seule communauté des génies. C'est notamment le cas dans le récit qui explique la descendance d'Harakoy (Guinmadié) et sa séparation en deux (Muhama d'un côté, ses huit frères et soeurs de l'autre). Comme nous l'avons vu, à la suite du départ de Muhama avec son père dans la région de Gao et de l'installation des autres enfants d'Harakoy dans les eaux du fleuve, les possessions débutèrent, toutes causées par ces neuf génies qui “entrèrent dans les gens de là”.
Ces évocations des premières possessions donnent une image précise de la complexité des relations qui unissent le monde des génies (la brousse [à travers les accidents de son paysage : une grotte, une fourmilière] et le fleuve) à celui des hommes (le village). Elles confortent d'autre part l'incertitude — dont fait état J. Rouch (1960) 24 sur les circonstances des premières possessions provoquées par les génies magistraux que sont les enfants d'Harakoy. Sur ce point controversé des rituels de possession, le fonds Vieillard apporte une contribution importante qui, si elle ne tranche pas sur un événement ou un génie précis à l'origine de la possession, a le mérite de situer ce phénomène décisif au terme d'un processus de contacts, d'échanges mais, aussi, de luttes, de défis et de trahisons dont ni les génies ni les hommes n'ont lamaîtrise absolue.
La question des échanges entre les hommes et les génies revient dans un certain nombre d'autres récits recueillis par Gilbert Vieillard et qui, contrairement à ceux évoqués jusqu'alors, ne contiennent aucune information sur l'origine de la possession. L'image du génie perfectible caractérise, ainsi, les aventures d'Aradou (Le petit-fils…), petit-fils de Faram Maka “père des génies de la brousse”, régulièrement vaincu par un Fulɓe dont il veut enlever la femme. Dans le fleuve, nous avons l'histoire du pêcheur sorko (in “Les sorko et les peuples des eaux”, Cahier n° 18) qui, afin de retrouver sa femme enlevée par un poisson, autorise celui-ci à manger de la chair humaine. Le sorko revoit donc sa femme et leur enfant né dans l'eau auquel il apprend les “formules magiques” qui protègent des poissons et des caïmans.
Longtemps après, suite à une dispute, son petit-fils tombe dans le fleuve et réussit à y vivre “deux saisons des pluies”. Depuis lors, les descendants de ce sorko ont le pouvoir de rester trois jours dans l'eau sans mourir. La force du sorko découle initialement de la soumission à la volonté du poisson qui enleva sa femme. Sans les protections magiques qu'il obtint de celui-ci, le sorko n'aurait pu transmettre à son petit-fils les moyens de se défendre contre les caïmans, lors de son long séjour dans le fleuve.
Les pouvoirs multiples des hommes et des génies, perçus dans leurs limites (le génie voleur de femmes et le sorko, tous deux soumis aux habitants du fleuve), débouchent inévitablement sur une confrontation dont l'enjeu est le contrôle d'un espace géographique donné. Le dernier récit que nous proposons, dans ses grandes lignes (“Hambali, les génies et leurs montures”, Cahier n° 23), illustre cette représentation conflictuelle des rapports entre les deux groupes. Si Gungu Mayga nous décrit dans un premier temps la rencontre et l'alliance entre Hambali et le génie Hamba-diam auquel il confie le commandement d'une armée à même de soumettre toute la région du fleuve. L'homme et le génie finissent toutefois par se quereller et le premier tue le second. Hamba-diam ressuscite grâce aux invocations de son père et combat pendant trois années Hambali, avant d'être à nouveau tué. Le père du génie décide alors de se venger et enlève les parents d'Hambali. Afin de mettre un terme à ce conflit, un accord est conclu aux termes duquel la mère d'Hambali et le génie sont “rappelés” sur terre. Hambali et Hamba-diam s'engagent à régner à tour de rôle, chacun par l'intermédiaire de son fils.
Alliés puis adversaires et à nouveau complices, les génies gèrent leurs rapports dans la seule perspective de la domination du pays et de ses habitants. Les trahisons, les vengeances et les réconciliations spectaculaires marquent la coexistence des génies et des hommes pour la maîtrise fleuve et de ses rives 25. En somme, tout en confortant l'image globale que nous avons de l'évolution des génies parmi les hommes, les textes laissés par Gilbert Vieillard enrichissent le contenu de leurs relations d'actions, de lieux et de représentations du panthéon (cf “Hambali…”) souvent inconnus des sources d'information jusqu'alors disponibles.
Véritable initiation à la possession dans — et même au-delà — du pays fulɓe, les documents du fonds Gilbert Vieillard qui retiennent notre attention ne se contentent pas d'offrir à l'anthropologue et à l'historien des descriptions précieuses — tant par leur ancienneté que par leur précision — de rituels et d'éléments du savoir spécialisé de la possession. Ces citations, ces notes et ces récits proposés au fil de leur recueil, sans souci particulier de classement donnent corps à un réel projet anthropologique. Rappelons à cet égard que, dès 1932, lors de son affectation à Zinder, Gilbert Vieillard est chargé de la rédaction de « Coutumiers”, tâche qu'il poursuivra l'année suivante à Dosso, puis au Futa Jalon (dans l'actuelle Guinée) en 1935, en étant alors totalement délivré de ses activités administratives.
L'immersion de Gilbert Vieillard dans une culture fulɓe — inévitablement influencée par les voisins zarma — s'entoure de moyens qui lui confèrent, aujourd'hui encore, une rigueur anthropologique dont témoignent ses publicatiens (Vieillard 1932, 1939, 1940).
Parcourant le monde fulɓe, il se penche à de multiples reprises sur leurs pratiques religieuses. Loin de les cantonner à l'étude d'un Islam lettré - dont il a par ailleurs étudié la production littéraire 26 — il a saisi la nécessité de rendre compte de la diversité des référents religieux des Fulɓe, parfois fort éloignés de l'Islam. En 1937, en Guinée, il exprime en ces termes son approche de la religiosité fulɓe :
“J'ai vu des choses passionnantes pour moi, de vrais Peuls fétichistes et trouvé des traces peu près “sûres” d'un culte solaire — la trinité feu/soleil/vache — qu'on soupçonnait” (O'Reilly 1942 : 99).
La perspective anthropologique de Gilbert Vieillard consiste dès lors à décrire dans leur richesse et leur complexité les pratiques religieuses rencontrées en milieu fulɓe, aussi bien au Niger qu'au Macina ou au Futa-Jalon.
Dans une région fortement influencée par le rayonnement religieux musulman de Say, il est resté à l'écoute de zima, de sorko et de simples témoins de la possession qui, loin de témoigner d'un système religieux en recul, révèlent - pour la première fois sous une forme écrite — un corpus de pratiques et de connaissances définissant la possession rituelle. La valeur historique des documents de ce fonds se double donc, pour l'anthropologue étudiant des activités religieuses évoluant en contre-point de l'Islam, des Askia de Gao au xve siècle aux Hamallistes du milieu du XXe siècle, d'un enseignement varié sur les objectifs de la ritualité et des savoirs qui l'engendrent. Dans cette optique, le travail de Gilbert Vieillard dans l'ouest du Niger prend place au tout premier rang des études anthropologiques sur la possession rituelle, non seulement en milieu fulɓe — qui constitua sa “base d'observation” — mais, plus généralement, dans l'ensemble de l'aire sahélienne.
Notes
1. Sur cette période charnière (fin du XVe siècle) dans l'islamisation du Songhay et sur la figure historique du dernier des Sonni (Ali Ber) qui cumulait des références à l'Islam et au culte des génies, se référer aux travaux de J. Rouch (1954 et 1960), A. Konare Ba (1977). B. Hama (in Collectif 1985). J.-P. Olivier de Sardan (1982) et P. Stoller (1989).
2. Evoquant les phénomènes de possession en milieu fulɓe, il existe une brève étude sur un rituel de Fulɓe nomades du centre du Niger, emprunté aux Hausa (où il est connu sous le nom de bori) (Wenek 1968)
3. Le plus fouillé de ces documents est le travail de R. Dutel (1946) qui précéda la recherche de grande envergure — mais en dehors de l'Administration coloniale — de J. Rouch (1960). Citons par ailleurs les travaux de Salaman (1903), Buck (1907). Boutiq (1909), Abadie (1927). Uwoy (1936), et Py (1948), ainsi qu'un texte anonyme (1925), dont les centres d'intérêt sont moins les phénomènes de possession que l'histoire, la religion et le peuplement songhay-zarma dans la région.
4. Du nom de son inspirateur, le Cheikh Hamallah, cette dissidence religieuse au sein de la Voie Tijane de l'Islam ouest-africain prit corps au début du siècle dans la région de Nioro (dans l'actuel Mali). Fondée sur un détail de pratique (le nombre de récitations d'une prière : 11 fois pour les Hamallistes, 12 fois pour les tijanes orthodoxes), ce mouvement prôna une réforme de l'Islam et de la société coloniale que ne toléra pas l'Administration française, Hamallah fut déporté en France tandis que ses discipies poursuivaient leur action prosélyte dans le Soudan français, vers l'est.
5. Son biographe et ami, le Père O'Reilly (1941) mentionne avec précision les dates de la première affectation de Vieillard à Say (novembre 1926-juillet 1928), après Ouagadougou et Dakar. Faute de documents (il se fonde essentiellement sur la correspondance de Vieillard avec ses parents en France) et suite au décès de Vieillard lors de la Campagne des Ardennes en 1940, il ne peut donner ni ses dates ni ses lieux d'affectation au Niger jusqu'en 1932 (de 1928 à 1937, il se contente d'évoquer des voyages entre la France et l'Afrique). En 1932-1933, Gilbert Vieillard sera en poste à Zinder, Tessaoua (en pays hausa) et Dosso (pays zanna). Ceci étant, sa présence à Say en janvier 1930 est attestée par un document daté du fonds (“La mort, l'enfantement”, Cahier n° 56).
6. Sous l'appellation de “griot”, aussi bien O'Reilly que Vieillard rangent non seulement les conteurs, les dépositaires de l'histoire orale des sociétés fulɓe et zarma mais, aussi, les zima, les prêtres des rituels de possession. Familiarisé avec ces pratiques. Vieillard distinguera par la suite les griots des zima, notamment dans les descriptions des cérémonies organisées par ces demiers.
7. Extrait d'une lettre à sa mère du 15 mai 1977 (O'Reilly 1941 : 78).
8. Si Gungu Mayga, présenté par Vieillard comme un “griot de Say”, porte un patronyme songhay (Mayga) mais s'exprime en fulfulde, il pourrait s'agir d'un Kurte, population d'origine songhay peu à peu assimilée aux populations fulɓe et installée sur les rives du Niger. Si Gungu Mayga est le principal informateur en milieu fulɓe de Vieillard qui a recueilli auprès de lui des histoires mettant en scène quelques-unes des figures majeures du panthéon songhay-zarma, connues des Fulɓe jusqu'à nos jours.
9. Dongo — ainsi que ses “frères” de la famille des Tooru — est cité aussi bien par les zima zarma (J. Rouch 1960 : R. Dutel 1946) que par les zima fulɓe que nous avons cotoyés (Vidal 1990-a).
10. “Holey hori de Balmagora” (in “Culte animiste, amulettes, danses rituelles”, Cahier n° 56). L'ensemble des histoires recueillies auprès de différents “conteurs”, de même que les proverbes, les formules rituelles ou les listes de génies ne sont pas datés. Tous les textes — y compris ceux de Si Gungu Mayga — ont été donnés à Vieillard en fulfulde qui les a transcrits (phonétiquement) puis traduits en français sur des feuillets séparés. Sauf précision contraire l'ensemble du vocabulaire spécialisé évoquant la possession et mentionné dans les textes suivants est fulfulde.
11. Il n'existe de nos jours aucun village du nom de Balmagora à “3 km de Say, en aval” comme le précise Vieillard.
12. Djerma : zarma. Sorko (en zarma ; sortoojo en fulfulde) : pêcheur songhay ou zarma, maître du fleuve et des divinités qui y résident. Par sa connaissance de la vie des génies et de leurs devises personnelles, le sorko est une figure centrale des rituels de possession fulɓe et zarma.
13. Littéralement, en zarma : “Il (ou celui qui) n'a pas de cou”.
14. Gimaɗo ou jimaajo : zima (en zarma).
15. Tigga : planter ; tiggare : bâton planté dans le sable à la base d'un des pieds de soutènement de l'abri des musiciens.
16. “Holey-horo à Ouro Gueladio” et “Say-Dongo-Holey-horo”, Wuro Gelaajo est un village fulɓe à 20 km à l'ouest de Say.
17. Vieillard décrit de la façon suivante ces premiers instants : “Une initiée mène les novices, derrière elle, la première, courbée à angle droit, lui tient la taille, les deux autres font de même à la queue leu leu, un grand pagne recouvre le tout, de sorte que l'on ne voit qu'une sorte de centaure, à huit pattes ; elles ne sont pas attachées comme à Say”. (Vieillard fait ici référence à la “danse” de Balmagora) (“Holey horo à Ouro Gueladio”).
18. Les deux récits évoqués ici sont “Le petit-fils des génies du ciel et de la terre, ravisseur des épousées” et “Guinmadié et Atkourma, les neuf enfants d'Harakoy et l'origine des génies de la forêt”.
19. Les sorciers ont la réputation d'être des anthropophages et de s'en prendre, en particulier, aux nouveau-nés.
20. Deux feuillets du Cahier n° 56, “Culte animiste, amulettes, danses rituelles”.
21. Chez certains zima fulɓe, il existe cependant une distinction bipolaire entre génies “faibles” et génies “forts” qui ne recoupe pas totalement la classification connue en “familles” (par exemple, les Tooru et les Hausa sont des génies “forts” et les Hargey des génies “faibles”, avec toutefois des exceptions). Schématiquement, les propos des génies “faibles” ne sont guère pris en considération et leur précipitation à posséder et à rendre malade les déprécie aux yeux des zima, alors que les interventions des génies “forts” sont respectées et écoutées : ils sont dignes de confiance. Ceci étant, la liste proposée en janvier 1928 par le zima de Say ne recouvre pas celle des génies “faibles” et des génies “forts” que nous connaissons.
22. Ladde, la brousse, désigne aussi le génie. Le terme traduit dans cette maxime par génie, gineeji, est issu du mot arabe jinn.
23. Parallèlement aux données sur le mortier et sur le rôle du sorko, Gilbert Vieillard rapporte des croyances sur le danger de s'exposer au clair de lune ou de jouer avec le reflet d'un miroir (“Clair de lune” et “Le miroir”, in Cahier n° 56).
24. Au sujet de la transformation des actions des génies depuis le ciel et le fleuve vers des récepracles humains (la possession), J. Rouch (1960) admet n'avoir pu recueillir d'informations concordantes et explique, qu'à la suite d'une guerre avec les génies noirs, « les différents enfants d'Harakoy, à l'exception du génie du tonnerre Dongo trouvèrent un “cheval”, une personne qu'ils possédèrent. Il précise touefois que cette histoire laisserait à entendre que ce rite (la possession) existait antérieurement » (p. 79).
25. Dans le récit de Si Gungu Mayga, Hambali “leva une armée dans le pays de la rive gauche (orientale) du Fleuve (et) alla sur la rive droite, gourma, (et) parcourut le monde” à la recherche d'un chef d'armée.
26. Dans le chapitres “Fouta-Dyalon” et “Masina” (subdivision “Documents religieux” du Fonds.