Yves Saint-Martin
L'Empire toucouleur, 1848-1897
Paris, Le Livre Africain, 1970. 192 p.
V. — Les heurts avec les Français et le Traité de 1860
Les heurts sur le Haut-Fleuve
Pendant qu'El Hadj Omar guerroyait au Kaarta, le nouveau gouverneur du Sénégal, Louis Faidherbe, avait eu à faire face à de multiples difficultés. L'insécurité régnait dans la région du Walo, toute proche de Saint-Louis. L'émir du Trarza, Mohamed-el-Habib, avait juré d'aller à la tête de ses Maures, « faire son salam » dans l'église de la capitale. En avril 1855, il fut repoussé de justesse.
Le Fouta s'agitait aussi, regimbant contre l'établissement d'un fort à Podor depuis 1854 ; mais la situation n'était pas alarmante au point de gêner sérieusement les communications françaises. Aux hautes eaux de 1855, Faidherbe put entreprendre une grande tournée sur le fleuve, ravitailler Bakel et construire un fort à Médine sur un terrain acheté au roi du Khasso. En même temps, étaient conclus des traités avec les pays riverains,
Makhana, Guidimakha, Kaméra. La confédération du Khasso était reconstituée sous la présidence de Dyouka Sambala, et les petits pays du Logo et du Natiaga rangés bon gré mal gré sous sa suzeraineté. Le beau-frère de Duranton était désormais consacré « l'ami de Faidherbe », et le patronage français sur le Khasso devenait une constante de la politique coloniale dans le Haut-Fleuve. Dans chaque traité, le premier article proclamait les Français « maîtres du fleuve, ainsi que des terrains où ils ont des établissements ». Ces traités garantissaient la liberté commerciale sans aucun paiement de « coutumes », et assuraient aux populations la protection française. A part les Sarrakolé du Guidimakha, tous ces peuples se situaient sur la rive gauche du Sénégal ; ainsi ces traités contenaient-ils implicitement l'idée que cette rive était réservée à l'influence française : on dira bientôt la rive gauche aux Français, la rive droite aux Toucouleur. La protection promise aux petits souverains de cette région, et étendue en 1858 au Boundou sera à l'origine des heurts avec El Hadj Omar, car elle entraînera plusieurs interventions.
Elle vaudra cependant à la puissance coloniale l'amitié intéressée mais durable des deux souverains les plus importants : Sambala du Khasso et Boubakar Saada du Boundou. Jouant la carte française, ils feront quelque
peu contrepoids à l'influence toucouleur. Mais certains successeurs de Faidherbe, comme Pinet-Laprade ou Valière, trouveront bien lourde l'obligation de protéger et parfois de départager dans leurs querelles ces roitelets avides et pillards, sur le boubou desquels brille la Légion d'honneur …
Solidement bâtis, et garnis de canons, les forts de Médine Sénou débou, Bakel et Podor, auxquels s'ajoutèrent par la suite Hayré, Saldé et Matam, constituaient autant de môles de résistance à une expansion vers l'ouest d'El Hadj Omar. Ils étaient aussi de précieux centres de renseignements et d'influence politique, et contrôlaient le commerce et la circulation des émigrants qui, à l'appel du cheikh tidjane, quittaient le Fouta ou le Boundou.
Lorsqu'en 1857, El Hadj, Omar se décida à revenir vers l'ouest, il nétait certainement pas desireux d'en decoudre directement avec les Français. Mais les heurts étaient d'autant moins évitables que le premier contact put laisser croire à Faidherbe que la guerre sainte était dirigée contre les Français et visait à leur expulsion. Le premier choc eut lieu à Médine, assiégée trois mois par les Toucouleur (avril-juillet 1857).
Les conquêtes coloniales et les aventures extérieures de la France au XIXe siècle ont fait fleurir nombre d'anecdotes glorieuses suffisamment simples et simplifiées pour être transcrites en images d'Epinal. Mazagran et Sidi-Brahim, en Algérie, avaient en quelque sorte inauguré la série. Le
Second Empire y ajouta Malakof, Camerone et Médine. Napoléon III n'a sans doute jamais songé à anoblir Faidherbe, trop petit personnage et suspect de républicanisme selon la tradition des « armes savantes ». Mais l'eût-il fait que c'est assurément le titre de « comte de Médine » qui lui fût venu à l'esprit, comme il conféra Malakof à Pélissier ou Palikao à Cousin-Montauban.
Faidherbe en effet sut exploiter pour sa propre renommée un événement glorieux, certes, pour ses armes, mais somme toute mineur. Surtout, il lui donna une signification profonde : celle d'un choc décisif entre la
barbarie fanatique du « prophète » noir, et la civilisation occidentale, chrétienne et moderne, s'avançant en Afrique pour le plus grand bien de ses populations. « Vive 1a France, vive l'Empereur. Vive Jésus » avait fait écrire Paul Holle sur la porte du fort assiégé de Médine. Faidherbe n'eut garde d'oublier ce détail qui faisait de la petite forteresse du Khasso l'ultime bastion de la catholicité — alors bien en cour aux Tuileries … Et Sambala se trouva par la même occasion embarqué, sans le savoir, avec
les soldats du Christ.
Or, il semble bien, et là-dessus toutes les traditions des Toucouleur concordent, qu'Omar n'ait pas voulu attaquer Médine, sachant, bien que cela lui vaudrait l'inimitité durable des Français, et que sa tournee de propagande au Fouta en serait rendue beaucoup plus difficile. Il venait d'organiser le Kaarta ; c'est là qu'il voulait asseoir sa puissance, et son retour vers l'ouest était principalement destiné à lui fournir non seulement des renforts, mais surtout des immigrants, par familles, par villages entiers si possible ; cohortes lentes et vulnérables que l'hostilité des colonnes et des canonnières françaises risquait de détruire ou de disperser lamentablement.
Cependant il devait compter avec les contingents les plus turbulents de son armée. A ceux qui le pressaient d'agir contre les Français, il expliqua que ceux-ci vivant du commerce, il suffirait de couper les postes pour les contraindre à renoncer à leurs positions du Haut-Fleuve. Après avoir forcé le passage du Sénégal a Sabouciré, il fut poussé par son entourage à marcher sur Médine, pour venger l'abjuration de Sambala et sa soumission aux infidèles. (14 avril 1857).
« Non ! Ceux-là d'entre vous qui ont la tête dure, dit le cheikh, vous ne vaincrez pas ! Ce qui est leur guerre, c'est de saisir toutes les routes, afin que personne n'arrive jusqu'à eux (les Français) pour faire du commerce. » 1
Malgré les répugnances d'Omar, le fort de Médine fut attaqué le 20 avril 1857. C'est un chef à la solide réputation d'indiscipline, Mohamarlou Hammat Kouro, surnommé Hadhee-Wadha, « Celui qui fait ce qu'on lui défend », qui en prit avec ses guerriers la responsabilité, allant jusqu'à
opposer la volonté supérieure d'Allah et de Mohamed à celle d'El Hadj Omar.
Dans Médine, le commandant du fort, Paul Holle, accueillit les gens du Khasso et du Logo qui n'acceptaient pas la domination toucouleur. Cela donnait d'importants renforts à sa petite garnison de soixante-trois artilleurs, tirailleurs et laptots, mais aussi lui imposait de nombreuses bouches à nourrir. Médine réussit tant bien que mal à tenir jusqu'à ce que la montée des eaux du fleuve, précoce cette année-là, permît à la flottille française de la secourir. L'arrivée de Faidherbe, qui brûla les étapes, brisa l'obstination de l'adversaire, qui reflua en désordre (18 juillet 1857). Pendant ces quatre mois, Omar était resté à Sabouciré sans prendre de part directe à la lutte. Mage, qui recueillit à Ségou des souvenirs encore tout frais, lui prête ces paroles bien significatives :
« Eh bien, vous l'avez voulu, vous êtes allés attaquer les Blancs, et les voilà qui vous chassent. Cependant, je n'avais pas affaire à eux : je n'ai affaire qu'aux Bambara et aux Noirs keffirs. Vous fuyez ; eh bien, non, je ne fuirai pas, et si les Blancs viennent jusqu'ici, ils me trouveront. »
Pourtant son action se limita alors à lancer à la rencontre des Français sa cavalerie d'élite, pour protéger la retraite des assiégeants qui purent se regrouper autour de Sabouciré, tandis que Faidherbe dispersait un immense convoi venant du Fouta et refoulait la cavalerie du cheikh (23 juillet 1857).
La faim et le découragement gagnaient les Toucouleur ' des désertions avaient lieu quotidiennement. Les pluies d'hivernage compliquaient encore la situation, tandis que les Français naviguaient en maîtres sur le fleuve et pouvaient rapidement y déplacer leurs troupes. Ce fut une période très critique pour El Hadj Omar. Il fit retraiter les siens vers le Bambouk et le Bafing, jusqu'à Koundian. Le mil manquait. Certains prêchaient la révolte :
« C'est pendant ce temps qu'Abdoulaye, fils de Boubakar s'est mis à faire de faux rapports pour soulever la colonne.
Des gens se mirent à se sauver toutes les nuits. Cent et deux cents musulmans se sauvaient. Ce fut ainsi jusqu'à ce qu'Omar ait réuni tous les gens de son pays natal, gens de Halwar et gens de Djama, et tous ceux des environs. Il leur ordonna de surveiller de très près les déserteurs, toutes les nuits. Ils le firent et la désertion fut arrêtée. » 2
L'élan mystique était bien tombé. On doutait de sa parole, de sa mission divine. La reprise en main fut difficile :
Il prêcha à la colonne. Il jura le plus dur serment que son expédition fut une chose décidée par le Maître des Trônes sur les Sept Cieux et sur les Sept Terres, et que cette décision ne peut être détruite par les agissements des infidèles, des hypocrites, des libertins et autres impies qui se trouvent parmi les musulmans, jusqu'au moment où paraîtra l'imam suprême, Mohamed El Mahdi. » 3
A Koundian même, il eut à faire face à de nouvelles manifestations d'indiscipline lorsqu'il entreprit de transformer ce petit village dominant une boucle du Bafing en une solide forteresse. Il dut prêcher d'exemple, et porter lui-même une pierre jusqu'aux fondations pour que les talibé se décidassent à participer à la construction du tata, preuve que beaucoup de captifs avaient profité de l'échec devant Médine pour s'échapper 4. Samba N'diaye, un maçon sarrakolé qui avait vécu de nombreuses années à Saint-Louis, dirigea la construction qui, selon Mage, prit cmq mois et dix jours 5.
Pendant ce temps, un corps d'armée commandé par Alfa Ousman parcourait et rançonnait les pays malinké à l'est et au sud-est du Bafing. Il poussa jusqu'au Birgo, où il fonda la place forte de Mourgoula, qui commandait le seuil manding vers le Niger. D'autre détachements furent lancés vers le Konkadougou et les provinces voisines, réputées riches en or. Le Bouré fut à nouveau mis à contribution. Dinguiray envoya des renforts et des troupeaux.
La tournée au Fouta-Toro (1858-1859)
Ces travaux, les razzia de mil et de boeufs, et les expéditions facilement victorieuses sur de petits cantons mal défendus, rendirent confiance et cohésion aux troupes. Au début de 1858, les approvisionnements
étant reconstitués grâce à la nouvelle récolte, les gués redevenus praticables et les pistes sèches, Omar donna le signal du départ pour une nouvelle aventure vers le Fouta-Toro. Il s'était fait précéder d'émissaires chargés de prêcher l'émigration vers le Kaarta et de prendre contact avec l'almami et les chefs.
Il passa d'abord par le Boundou, où l'agitation régnait. L'émir Boubakar Saada cherchait la protection française ; un lieutenant d'Omar, Ousman Diadhié, soulevait les villages du Ferlo. Pour mettre à la raison le village de N'dioum rallié à Ousman Diadhié, Boubakar Saada sollicita l'aide du capitaine Cornu, commandant le fort de Bakel. L'officier français accepta d'accompagner l'émir du Boundou avec quelques hommes et deux obusiers de montagne. Malgré le bombardement, le village de N'dioum résista. Une sortie des assiégés mit en fuite les gens du Boundou et les deux obusiers furent abandonnés 6. Ousman Diadhié les récupéra et les remit à El Hadj Omar à son passage à Boulébané en avril 1858.
L'armée toucouleur possédait désormais son artillerie, deux pièces légères faciles à transporter, et quelques munitions, obus, boîtes à mitraille et boulets. Sa présence, sans être décisive, sera lourde de conséquences pour la conquête
future des pays bambara. Samba N'diaye et une équipe de forgerons furent chargés du soin et de la réparation de oes engins.
Malgré ce renfort inattendu, Omar évita soigneusement les postes français de Sénoudébou et Médine. Il fit émigrer le plus possible de gens du Boundou. Les uns partirent de bon gré. Pour forcer les autres, on dut brûler leurs cases et piller leurs greniers :
« Ceux qui avaient refusé de partir, c'est le feu qui les fit émigrer : ils filèrent quand même ! Le cheikh dit : “Hé, Tyerno Haïmout, accompagne-les un peu, afin qu'ils soient mis dans le chemin du Kingui.” » 7
Puis le prophète se dirigea vers le Guoy. Il contourna largement Bakel, et pénétra au Damga, premier pays toucouleur. Il fit émigrer beaucoup d'habitants, dont un certain nombre revinrent rapidement quand Omar se fut éloigné, bien qu'il eût cru prêcher d'exemple en envoyant une partie de sa famille à Nioro. Tous ces faits et les propos qu'il tint alors prouvent qu'il n'avait pas l'intention de rester au Fouta et de chasser les Français. Son argument auprès des populations rétives au départ était :
« Votre pays va devenir celui des Blancs. Echappez à leur domination en émigrant au Kaarta. »
Il souhaitait seulement que Faidherbe, ses bateaux et ses troupes transportées par chalands ne vinssent pas troubler les mouvements de population qu'il provoquait. Aussi avait-il demandé à l'almami du Fouta de leur couper le passage sur le fleuve : 1 500 hommes travaillèrent pendant deux mois à construire un barrage de terre, de pierres et de branchages sur le fleuve, à Garli, à 15 kilomètres en amont de Matam. Mais la première crue emporta une partie de l'ouvrage trop peu solide et cette brèche fut suffisante pour que la flottille de Faidherbe forçât, le 19 juillet 1858, le passage de Garli.
El Hadj Omar n'en continua pas moins sa marche vers l'Ouest. Il s'installa au Bosséa, à Oréfondé, sans trop se préoccuper de la présence des Français sur ses arrières. Il resta de juillet à décembre 1858 à Oréfondé. Il y recevait de nombreuses délégations et à toutes disait la même chose :
« Sortez, ce pays a cessé d'être le vôtre. C'est le pays de l'Européen, l'existence avec lui ne sera jamais bonne. » 8
Mais tous n'étaient pas d'accord ; il leur arrivait de répondre, comme le firent les gens de Dialmath, qu'ils ne le suivraient pas :
« Votre pays va devenir le pays des Blancs !
— Oui, mais nous préférons notre pays à ceux que nos pères n'ont pas vus. » 9
Seuls ou presque, des personnages importants du Bosséa se laissèrent entraîner par la parole inspirée du cheikh. Mais le peuple ne suivit guère. Au Lao, mêmes difficultés. Malgré l'emploi des mêmes arguments : « Les Blancs vous prendront tout ! », le Toro lui-même, le pays natal du prophète, regimba. Le Moniteur du Sénégal affirme que, dans sa rage, Omar alla jusqu'à inçendier Halwar (janvier 1859). En février 1859, il s'arrêta à Ndioum, à l'est de Guédé. Il n'alla pas plus loin ; à la fin du mois, il se décida à repartir vers l'est.
C'est que les intrigues foisonnaient autour de lui. L'almami Mohamadou Birân qui avait construit le barrage de Garli, venait d'êre déposé. Les grands électeurs du Bosséa poussés par l'énergique et turbulent Abdoul-Boubakar que l'émigration de son père à Nioro rendait pratiquement maître de la contrée, complotaient pour élire un homme à eux.
Omar comprit q'il n'avait aucune chance d'être choisi : Abdoul-Boubakar affectait à son égard une attitude hostile, et poussait l'irrespect jusqu'à lui razzier ses troupeaux ! Lorsqu'un nouvel almami, frère du précédent, fut élu, il n'eut rien de plus pressé que de demander l'aide des Français contre El Hadj Omar établi à Oréfondé. Faidherbe sut profiter de ce sentiment général de lassitude. En juin 1858, il avait déjà détaché le Dimar de la confédération du Fouta, par un traité signé à Saint-Louis. Le 10 avril 1859, il imposait à nouveau la séparation du Toro et du Fouta.
Quelques jours plus tard se produisait l'escarmouche de Matam. Aux abords de la tour fortitfiée édifiée en 1857 et défendue par Paul Holle, s'étaient réfugiés beaucoup de gens qui préféraient la protection française à l'émigration forcée au Kaarta. Le cheikh tenta de les reprendre. Le fort riposta, et son canon prit à partie les assaillants qui se retirèrent après deux assauts infructueux, menés semble-t-il sans grande conviction. Baroud d'honneur qu'Omar concéda à ses talibé les plus impatients, comme pour leur administrer la preuve qu'il n'y avait rien de bon à espérer d'un choc avec les Français (13-16 avril 1859).
Derrière la retraite du prophète, dont l'armée ressemblait de plus en plus à une cohue, le gouverneur du Sénégal rétablissait la domination française, et dans bien des cas, il fut accueilli avec soulagement par ceux qui n'avaient qu'un désir : rester chez eux. Cela permit à Faidherbe d'imposer au Damga un traité dans lequel, à l'article 7, sa séparation d'avec le Fouta était implicitement prononcée (10 septembre 1859). Ainsi l'action d'El Hadj Omar dans le Moyen-Fleuve avait-elle eu pour principal résultat le démantèlement de l'altière confédération toucouleur, selon le plan établi par Faidherbe en 1855 10. L'invincibilité des Français, « maîtres du fleuve », s'était affirmée. Ni El Hadj Omar ni son fils Ahmadou ne la remettront jamais en doute.
Cependant la tournée du cheikh n'avait pas eu que des effets négatifs. Bon nombre de nouvelles recrues, le plus souvent avec femmes, enfants, captifs et troupeaux, avaient été dirigés vers l'ancien royaume des Massassi. Lorsque Omar entreprendra à partir de 1860, la conquête du royaume de Ségou, puis du Masina, il disposera d'effectifs plus nombreux, pourra organiser plusieurs colonnes, laisser derrière lui d'importantes garnisons.
Surtout, comme cela se produit souvent, le souvenir des populations — et notamment de celles restées au Fouta — se cristallisera non pas sur les brutalités et les exactions, mais sur le prestigieux spectacle du Commandeur des Croyants, précédé de ses étendards, entouré de ses griots,
suivi de son escorte de talibé fidèles, au premier rang desquels on pouvait reconnaître les chefs de quelques grandes familles, et des guerriers de grand renom. Lorsque plus tard, la domination française paraîtra trop lourde, les exigences des Blancs insupportables ou contraires aux traditions, beaucoup penseront à ce Kaarta où ils pourraient rejoindre le « prophète » ou son fils, pour y vivre selon leurs coutumes et leurs goûts. Volontaire, cette fois, quoique d'un débit variable selon les circonstances, ce courant tardif ne tarira jamais jusqu'à la chute de l'Empire toucouleur.
Le reflux vers l'est et le « Traité de paix » de 1860
La retraite d'El Hadj Omar passa pour une grande victoire française. .Faidherbe avait tendance à exagérer la puissance et à dénaturer les intentions de son adversaire et se posait en sauveur de la civilisation et de la présence française sur ce morceau d'Afrique :
« Aussi bien le temps du fanatisme, des illusions est passé. Nous ne sommes plus en 1854, où quelques indigènes même de cette ville pouvaient penser que l'imposteur El Hadj avait dans sa poche les chefs de Saint-Louis et qu'il jetterait tous les toubabs (Blancs) à la mer! »
déclarait Faidherbe dans un discours de distribution des prix du 14 juillet 1860. En fait Saint-Louis n'avait nullement été menacée par Omar, et les Maures Trarza, en 1855 s'étaient montrés beaucoup plus dangereux pour la capitale. Mais pour l'opinion publique, la retraite des Toucouleur ne devait-elle pas prendre le pas sur la prise de la smala d'Abd El-Kader ?
El Hadj Omar et les siens s'étaient lentement retirés du Fouta et du Boundou, et, passés sur la rive droite du fleuve, en amont de Bakel, y avaient installé des positions défensives, dont certaines très fortes à Guémou, Khoulou et Tambacara. Avec le gros de sa colonne, Omar avait poursuivi sa route jusqu'au Kaarta et au Kingui, afin d'y installer une partie des nouveaux immigrants. Mais l'arrivée de ceux-ci déplaisait fort aux Dyawara, qui étaient à nouveau en dissidence. Le cheikh toucouleur dut
se désintéresser des problèmes du fleuve pour marcher contre la coalition dyawara-bambara qui venait de se reformer. Rude campagne, terminée victorieusement par le siège de Marcoïa au Bélédougou. La ville fut prise le 20 novembre 1859 grâce aux obusiers manoeuvrés par Samba N'diaye.
Désormais, le cheikh était engagé à fond dans la direction du Niger, et avait déclaré qu'il ne ferait plus la guerre aux Français, à moins d'être attaqué par eux. Il n'avait même pas opéré de retour offensif lorsque franchissant le fleuve aux environs d'Arondou, Faidherbe s'était emparé, le 25 octobre 1859, du tata de Guémou, courageusement défendu par Ciré Adama, un neveu d'Omar. Le moment était donc propice à une négociation.
L'occasion fut saisie non par les chefs mais par les lieutenants : Tyerno Moussa, le gouverneur de Koniakari et le chef de bataillon Cornu, commandant de Bakel.
L'initiative vint de Tyerno Moussa, dès l'été de 1859. Elle
était la bienvenue. Des deux côtés, les pays du Haut-Fleuve étaient ravagés la famine régnait et il n'y avait plus rien à piller, considération importante dans les guerres de ce style où le butin compte souvent plus que les succès stratégiques. Cependant Faidherbe attendit pour accepter le rameau d'olivier d'avoir liquidé les bastions de Guémou et de Khoulo, et d'en savoir plus long sur les intentions d'Omar. A la fin de la saison sèche
de 1860 — mai-juin — il était avéré que le cheikh, engage à fon dans la conquête du Haut-Niger, ne pourrait pas de sitôt se retourner contre le Sénégal, où une trêve tacite s'était établie.
La prolongation et l'officialisation de cette suspension d'armes étaient souhaitées par les Toucouleur de la rive droite, et par les traitants saint-louisiens, désireux de reprendre leurs échanges. Elles agréaient également à Faidherbe, qui avait des sujets de préoccupation avec le
Kayor et le Saloum. Aussi les ouvertures de paix de Tyerno Moussa, renouvelées en mai 1860, furent-elles bien reçues. Le commandant Cornu commença par conclure avec lui une convention locale sur la liberté du commerce et de la circulation des personnes et des biens. Faidherbe, informé qu'on pouvait espérer davantage, se rendit en août à Bakel et à Médine : il eut plusieurs entretiens avec Tambo Bakhiri, envoyé de Tyerno Moussa et consulta Sambala, roi du Khasso et Niamodi, chef du Logo 11.
Tyerno Moussa, à Koniakari — une journée de cheval de Médine — était quotidiennement tenu au courant des pourparlers pour lesquels il avait, disait-il, le blanc-seing d'El Hadj Omar. Faidherbe eut plus de peine à convaincre ses propres alliés. Mais il passa outre à leurs réticences. Le 18 août 1860, le texte proposé par lui était aprouvé par Tyerno Moussa :
« J'accepte tes conditions. Ce qui est passé, est passé. D'après tes conditions, aucune armée n'ira inquiéter ses voisins. Nous ne chercherons pas à payer le mal qu'on nous a fait par le mal, car nous sommes hommes de bien … » 12
Du traité ainsi conclu, il ne reste aucun original authentique. Le texte dont nous disposons n'est qu'un premier jet, volontairement dépouillé de ce qui accompagne tout acte diplomatique en règle : préambule, titulatures, énoncé des principes, etc. Souvent reproduit sous cette forme sommaire, ce texte entièrement transcrit de la main de Faidherbe, se trouve dans un dossier des Archives du Sénégal 13. C'est donc là ce qu'on peut considérer comme l'orriginal. Le gouverneur se réservait de lui donner une forme plus solennelle pour le soumettre à la ratification d'El-Hadj Omar lui-même. En attendant, il fallait considérer cet acte comme une « note verbale », admise par les deux parties, appliquée ipso facto, et base d'un accord futur plus général. Plus tard, le gouverneur Brière de l'Isle, que ce traité gênait dans ses projets d'expansion, ira jusqu'à écrire, d'un crayon rageur : « Ce traité n'existe pas ! »
Il n'en constituera pas moins le point de départ d'une période de trente années de paix ininterrompue entre les deux parties. Il est donc utile de le reproduire ici :
« Traité de paix avec El Hadj Omar, août 1860.
- La frontière entre les Etats d'El Hadj Omar et les pays sous la protection de la France est le Bafing depuis Bafoulabé jusqu'à Médine. Nos pays sont : Natiaga, Logo, Médine, Niagala, Farabana, Kamanan, Konkodougou, Ventila, Diabola, tout le cours de la Falémé, Guidimakha, Kaméra, Guay, Boundou, et :
- Les pays d'El Hadj Omar sont : Diombokho, Kaarta, la partie du Khasso sur la rive droite du Bafing, Bakhounou, Fouladougou Bélédougou, et tout ce qu'il pourra prendre de ce côté.
- Al Hadj ne bâtira pas de tata et n'établira pas de guerriers dans le pays de Khoulou ni de Kanamakhounou.
- Al Hadj rendra les marchandises qu'il a prises à Médine. (Note de Faidherbe : impossible dans l'exécution.)
- Tout pillage, toute expédition de guerre cessera d'un côté comme de l'autre. Les sujets de l'un des pays n'iront pas en armes dans l'autre pays.
- Le commerce se fera librement entre les deux pays. Nous vendrons à Al Hadji tout ce qu'il nous demandera.
- Chaque pays gardera ses sujets et ses captifs, comme il l'entendra. On ne rendra ni sujets, ni captifs qui se sauveraient d'un pays dans l'autre. Cette condition est nécessaire parce que sans cela, on passerait tout le temps à se disputer des fugitifs. »
Le plus important était l'accord de délimitation. A l'exception du Guidimakha, principalement peuplé de Sarrakolé, la frontière entre les pays protégés par la France, et ceux dominés par El Hadj Omar était fixée au Sénégal et au Bafing selon la règle : rive gauche aux Français, rive droite aux Toucouleur.
L'influence française pourrait s'étendre jusqu'à Bafoulabé, au confluent du Bafing et du Bakhoy, où jusqu'à présent aucun sujet de Napoléon III ne s'était encore aventuré. Quant à El Hadj Omar, on lui reconnaissait à l'avance la possession de tout ce qu'il pourrait conquérir à l'est du Sénégal et du Bakhoy. En fait, il s'agissait d'un traité de partage colonial avant la lettre : deux impérialismes délimitaient leurs zones d'mfluence sur des populations soumises ou encore à soumettre, mais dont l'avis comptait fort peu 14 !
Les autres clauses affirmaient la liberté du commerce ; les Français s'engageant à vendre au cheikh toucouleur tout ce dont, il aurait besoin, cela impliquait la fourniture d'armes et de munitions, necessaires à la poursuite du Jihad et au maintien de l'ordre dans les provinces conquises. Il fallait que Faidherbe fût bien assuré contre un retour offensif d'Omar pour consentir à cela, qui apportait pleine satisfaction aux traitants saint-louisiens, et écartait la concurrence anglaise. Bakel et Médinee surent en profiter : des documents commrerciaux montrent que par la suite il s'y traitera de 1500 à 1 800 fusils par an, avec les munitions correspondantes. L'arsenal fourni par les Français serrvira la cause de l'impérialisme toucouleur, mais non sans arrière-pensée. Aider Omar à se tailler un vaste domaine et son fils Ahmadou à le conserver, pouvait être avantageux à l'expansion économique française : à la rapacité et à la versatilité de nombreux petits roitelets, se substituerait un Etat solidement tenu en mains et aussi policé que la situation interne de l'Afrique permettait de l'espérer. A une époque ou l'Europe n'envisageait pas encore le partage colonial, mais simplement l'exploitation économique, principalement commerciale, de l'Afrique noire, le traité de 1860 pouvait paraître pleinement satisfaisant.
Il restait cependant à le faire ratifier par El Hadj Omar. Celui-ci guerroyait alors au nord-ouest de Ségou. Il avait été convenu avec Tyerno Moussa que des officiers français munis de sauf-conduits parviendraient jusqu'à lui et mèneraient directement les ultimes pourparlers. Tyerno Moussa avait déjà donné les ordres et fait préparer les gîtes d'étape. Mais la confiance n'était pas totale du côté français. Au Conseil d'administration de la colonie, où Faidherbe rendit compte, le 21 août 1860, de ses pourparlers de Médine, il y eut des objections, des réticences 15. Le gouverneur jugea plus sage de surseoir à l'envoi de deux officiers, préférant poursuivre les contacts par l'intermédiaire d'informateurs indigènes, en attendant la consolidation de la situation militaire sur le Niger. Omar pouvait être battu, la résistance des Bambara de Ségou, alliés aux Peul du Masina, étant acharnée. Quelle aurait été alors la position des plénipotentiaires français ?
L'idée sera réalisée seulement en 1863, par l'envoi de la mission Mage et Quintin à Ségou.
Mais les objectifs principaux étaient, de part et d'autre, atteints. Omar pouvait conquérir les pays du Niger sans craindre d'opérations hostiles sur ses arrières ; et les Français restaient « les maîtres du fleuve », de sa police et de son commerce, de l'embouchure à Médine. Bien plus, ils pourraient désormais régler les problèmes territoriaux et politiques du Sénégal sans redouter l'ingérence directe du cheikh toucouleur, engagé dans la conquête d'un Empire nigérien.
La paix ainsi établie, quoique non ratifiée, devait, nous l'avons dit, durer environ trente ans. La vérité oblige à constater que des deux parties contractantes, c'est le pouvoir toucouleur qui se montrera le plus respectueux de l'accord conclu.
Notes
1. Tyam, op. cit., versets 602-603. A propos de l'affaire de Médine, soulignons que Tyam n'est pas le seul à rapporter cette attitude hostile d'El Hadj Omar à une action contre les Français. Maurice Delafosse cite le manuscrit arabe de Mamadi Aïssa, cadi de Nioro. (Renseignements coloniaux, Supplément de l'Afrique Française, n° 10, octobre 1913, p. 362.)
Mage avait avant lui recueilli la même version à Ségou (Mage, Voyage au Soudan occidental, p. 247).
On la retrouve dans le Tarikh anonyme du Fonds Brévié de l'I.F.A.N.-Dakar. Manuscrit inédit, cahier 10, p. 65.
Elle a également été retenue par El Hadj Seydou Nourou Tall, petit-fils d'Omar, Fonds Gaden, Fouta-Toro, A, cahier 17, feuillet 8. I.F.A.N.-Dakar (inédit).
Enfin la suite des opérations d'El Hadj Omar au Boundou et au Fouta-Toro, ainsi que le traité conclu avec son assentiment en 1860, montrent bien que son action n'était pas dirigée principalement contre les Français.
2. Tarikh anonyme, Fonds Brévié I.F.A.N., op. cit., p. 68.
3. Idem. On remarquera qu'Omar ne se donne pas pour le Mahdi, l'imam caché qui doit apparaître à la fin des temps, et convertir le monde entier à l'Islam, mais pour un de ses précurseurs. Tous les prophètes musulmans n'ont pas eu cette humilité ni cette prudence…
4. Tyam, op. cit., verset 634.
5. Mage, op. cit., p. 250. Omar avait toujours reçu avec faveur les adhésions de ceux qui, comme Samba N'diaye, avaient appris un métier ou une techmque européenne.
Dès sa première tournée, il en avait recruté plusieurs.
6. Y. J. Saint-Martin, L'artillerie d'El Hadj Omar et d'Ahmadou, in Bull, de l'I.F.A.N., t. XXVII, série B, no 3-4, 1965, p. 560 à 572.
7. Tyam, op. cit., verset 646. On remarquera que les gens du Boundou, en majorité sarrakolé, sont envoyés au Kingui, où ils trouveront une population dyawara qui parle leur langue. Ainsi s'adapteront-ils plus facilement.
8. Tyam, op. cit., versets 658-659.
9. Archives du Sénégal, 13 G 118.
10. Archives du Sénégal. Projet de paix à imposer au Fouta. 13 G 9/ 5, p. 36.
11. Archives du Sénégal, 15 G 1, pièces 6 et 7.
12. Archives du Sénégal, 15 G 62, pièce 8.
13. Idem 15 G 1, pièce 8.
14. Ce traité reconnaissait à El Hadj Omar, jusque-la considéré comme un chef religieux, un pouvoir politique et territorial effectif. L'Empire toucouleur devenait pour les Européens, un état officiellement reconnu.
15. Archives du Sénégal, 3 E 29, folios 1 à 5.