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Amadou Hampâté Bâ
Amkoullel. L'enfant peul. Mémoires

Paris. Actes Sud. 1991. 409 p.


      Table des matieres       

A l'école des Blancs

Réquisitionné d'office

Alors que je coulais des jours heureux entre l'école coranique, mon grand frère et mes camarades d'association, survint un élément qui allait marquer un tournant majeur dans ma vie. En fait, chaque fois que mon existence commençait à s'engager sur une belle voie bien droite, le destin semblait s'amuser à lui donner une chiquenaude pour la faire basculer dans une direction totalement opposée, faisant régulièrement alterner des périodes de chance et de malchance. Cela commença bien avant ma naissance, avec mon père Hampaate, qui aurait dû (et ses enfants après lui) hériter d'une chefferie dans le pays du Fakala, et qui se retrouva, seul rescapé survivant de toute sa famille, réfugié anonyme au fond d'une boucherie. Réhabilité par le roi même qui avait fait massacrer tous les siens, voilà qu'il meurt trop tôt pour que je le connaisse vraiment et que le sort fait de moi un petit orphelin de trois ans. Un riche et noble chef de province vient-il à épouser ma mère et à m'adopter comme héritier et fils présomptif, faisant planer au-dessus de ma tête le turban des chefs de Luta ? Patatras ! Nous nous retrouvons tous en exil et me voilà fils de bagnard. Enfin revenus à Banjagara où la vie semble reprendre son cours normal, voilà que l'on m'arrache brutalement à mes occupations traditionnelles, qui m'auraient sans doute dirigé vers une carrière classique de marabout-enseignant, pour m'envoyer d'office à “l'école des Blancs”, alors considérée par la masse musulmane comme la voie la plus directe pour aller en enfer !
A l'époque, les commandants de cercle avaient trois secteurs à alimenter par le biais de l'école : le secteur public (enseignants, fonctionnaires subalternes de l'administration coloniale, médecins auxiliaires, etc.) où allaient les meilleurs élèves ; le secteur militaire, car on souhaitait que les tirailleurs, spahis et goumiers aient une connaissance de base du français ; enfin le secteur domestique, qui héritait des élèves les moins doués. Le quota annuel à fournir pour les deux premiers secteurs était fixé par le gouverneur du territoire; les commandants de cercle exécutaient la “commande” en indiquant aux chefs de canton et aux chefs traditionnels combien d'enfants il fallait réquisitionner pour l'école.
C'est ainsi qu'un beau jour de l'année 1912, vers les deux tiers de l'année scolaire, le commandant de cercle de Banjagara Camille Maillet donna ordre au chef traditionnel de la ville, Alfa Maki Taal, fils de l'ancien roi Agibu Taal, de lui fournir deux garçons de bonne famille, âgés de moins de dix-huit ans, pour compléter l'effectif de l'école primaire de Banjagara.
Alfa Maki Taal convoqua les chefs des dix-huit quartiers de Banjagara et leur demanda quel était le quartier dont le tour était venu de fournir des écoliers. Koniba Kondala, chef de notre quartier de Deende Boodi, se frappa le front du bout des doigts, manière traditionnelle de déclarer sans paroles :
— C'est mon tour, je suis de corvée.
Pour bien éclairer la situation, il me faut expliquer qui était Koniba Kondala. Né à Kondala, un village du Fakala, pays de mes ancêtres paternels, Koniba Kondala était, en fait, un ancien dimaajo de la famille d'Alfa Samba Fuuta Baa, l'un de mes grands-oncles paternels qui fut général d'armée et chef de province au temps de l'Empire pullo du Maasina, sous le règne de Sheyku Amadu. Lorsque le roi Tijani Taal, neveu d'Elhadj Umar, envahit le pays, prit le village de Kondala et décima toute ma famille paternelle, Koniba rallia les Toucouleurs et se donna au roi. Il devint son “captif volontaire”, en quelque sorte, en même temps qu'un agent de renseignements éminemment utile en cette période de guerre et de représailles envers tous les anciens notables peuls du pays.
Le roi Tijani Taal utilisa en son temps les services e Koniba Kondala, sans toutefois lui donner une place importante dans son entourage. Je ne sais comment il se retrouva plus tard à la cour du roi Agibu Taal ni le rôle qu'il y joua, mais toujours est-il qu'au temps d'Alfa Maki Taal, Koniba Kondala était chef de notre quartier.
Depuis quelque temps, notre tuteur Ɓeydari était devenu sa “bête noire”. Ɓeydari, on s'en souvient, avait appris auprès de mon père Hampaate et du vieil Allamodio le métier de boucher et se livrait au commerce de la viande, ce qui lui permettait de faire vivre toute la maisonnée : non seulement mon frère Hammadun et moi, mais aussi luimême, sa propre famille et les familles de ses compagnons, anciens captifs de mon père, qui s'étaient mariés et vivaient tous dans la concession familiale. Or, Koniba Kondala avait pris l'habitude de venir se servir gratuitement à l'étal de Ɓeydari, et il emportait toujours les meilleurs morceaux. Un jour, excédé de voir ses plus beaux gigots et ses épaules bien grasses se volatiliser pour rien, Ɓeydari arrêta la main de Koniba au-dessus de l'étal, au moment où il allait s'emparer de sa plus belle pièce. — Puisque tu manques de mesure, lui dit-il, force est pour moi de t'en donner. A partir d'aujourd'hui, tu ne prendras plus ici le moindre morceau de viande sans payer. Va-t'en ailleurs exercer ton pillage.
Koniba Kondala ne put qu'obtempérer, mais il se jura de faire payer cher à Ɓeydari sa rebuffade. Et de ce jour il se mit à l'affût, prêt à saisir le premier prétexte pour se venger. L'occasion dont il rêvait se présenta quand il reçut l'ordre de réquisitionner deux garçons pour l'école des Blancs. Quel mal plus grand pouvait-il faire à Ɓeydari que de lui arracher le même jour les deux petits orphelins qu'il adorait, pour les envoyer à l'école des “mangeurs de porcs” ? Et quelle vengeance ultime contre la famille de ses anciens maîtres du Fakala ! De plus, il aurait l'immense plaisir de placer Ɓeydari dans une situation impossible. il ne doutait pas, en effet, que ce dernier allait tout tenter pour soustraire au moins l'un de nous au sort qui l'attendait, et pour cela il n'avait que deux possibilités : soit venir s'agenouiller devant lui, Koniba Kondala, pour le supplier de libérer au moins l'un des deux fils de Hampaate en échange de la fourniture gratuite et quotidienne des plus beaux morceaux de son étal, soit aller supplier le maître d'école, ou l'interprète, de faire rayer l'un des deux garçons de la liste des élèves, ce qui lui coûterait une fortune audessus de ses moyens. Dans les deux cas, pensait-il, Ɓeydari serait obligé de perdre la face sans même être sûr d'obtenir satisfaction.
La vérité m'oblige à dire que j'avais moi aussi contribué à nourrir l'animosité de Koniba Kondala à notre égard. Il entretenait en effet avec soin un beau jardin potager qu'il avait parsemé de fétiches protecteurs plus effrayants les uns que les autres et dont tout le monde avait peur. Or un jour, avec mes camarades de waaldé, nous avions enlevé et détruit tous ses fétiches avant de saccager joyeusement son jardin, conformément à notre coutume. Et il savait bien qui était responsable de ce méfait…
C'est dire avec quelle jubilation, dès la fin de la réunion des chefs de quartier, Koniba Kondala se précipita chez Ɓeydari pour lui annoncer, la mine réjouie, que ses deux pupilles Hammadun Hampaate et Amadu Hampaate étaient désignés pour aller à l'école des Blancs.
— Que la volonté de Dieu soit faite, comme il plaît à Dieu qu'elle le soit ! répliqua tranquillement Ɓeydari.
C'était bien là la dernière réponse à laquelle s'attendait Koniba ! Sa déception se peignit sur son visage. Frustré de la belle scène qu'il espérait, il ne put s'empêcher de s'écrier :
— Eh bien, tant pis pour tes petits maîtres ! Ce qu'ils apprendront à l'école des Blancs les amènera à renier leur foi ; ils deviendront des mécréants et des vauriens, ils seront mis au ban de leur société !
Ɓeydari ne se donna même pas la peine de répliquer. De plus en plus déçu, Koniba aboya :
— Où sont-ils ?, bien persuadé que Ɓeydari ne le lui dirait pas et qu'il aurait là une occasion de sévir.
Sans se départir de son calme, Ɓeydari répondit :
— Ils sont aujourd'hui à l'école coranique d'Alfa Ali.
Koniba Kondala sortit comme une tornade et fonça chez le vieux maître Alfa Ali, auprès duquel Cerno Bokar nous avait placés avant d'effectuer un petit voyage. Hammadun et moi étions assis sous le hangar de la cour, en train d'étudier nos leçons respectives sous la conduite d'un maître auxiliaire. Alfa Ali était resté à l'intérieur de sa maison.
Dès que Koniba apparut, tout le monde prononça, comme par un réflexe automatique, la formule coranique que l'on prononce quand un malheur arrive : « Certes, nous appartenons à Dieu et c'est à Lui que nous retournons. » Voir Koniba se diriger vers soi était en effet considéré comme l'annonce inévitable d'un malheur, car il ne venait chez les gens que pour les recruter ou les réquisitionner d'office soit pour un travail forcé, soit pour l'armée, soit pour l'école. Le moindre mal qu'il pouvait faire, c'était de réquisitionner vos animaux de bât pour le transport quasiment gratuit — ou si peu payé ! — du personnel ou du matériel de l'administration coloniale civile ou militaire, quand ce n'était pas pour les grosses sociétés de commerce françaises du lieu — auquel cas les prestations fournies par la population étaient considérées comme “contribution au développement de la colonie”.
Koniba était un homme de haute taille, aux proportions énormes. Tout en lui était dur et dru. On l'avait surnommé “le lion noir à l'œil rouge”, image éloquente quand on sait que le lion noir est toujours mangeur d'hommes. Sans le moindre égard pour Ammoussa, le moniteur qui nous donnait nos leçons, Koniba intima à mon frère et à moi l'ordre de le suivre. Quelqu'un était allé avertir le vieux maître Alfa Ali, qui accourut en hâte. Il s'indigna :
— C'est la première fois que je vois recruter pour l'école deux frères de même père et de même mère en même temps. Que se passe-t-il, Koniba Kondala ?
— Hé, toi, marabout ! ricana Koniba. Peut-être que cela n'a pas été écrit dans le Coran, mais apprends qu'ici-bas la force prime le droit. Si la force te coupe une phalange et que tu trouves cela injuste, elle te coupera la main, puis le bras tout entier, et le jour et la nuit n'en continueront pas moins à se succéder, les couples à s'accoupler, le vent à souffler, les rivières à couler et les plantes à pousser.
Ajuste mieux ton turban et retourne donc à tes livres, à tes planchettes et à tes plumes de roseau !
Le vieux maître prononça à son tour la phrase conjuratoire, puis il se tourna vers nous :
— Suivez-le, mes enfants, et que Dieu vous rende justice.
Koniba Kondala éclata de rire :
— Quand le tubab commande, Dieu ferme les yeux et laisse faire. Ne perds donc pas ta salive.
Hammadun et moi, qui avions souvent vu Koniba Kondala aux prises avec Ɓeydari, appréhendions de le suivre. Nous traînions le pas. Parvenus à un coude de la ruelle, nous fonçâmes à toutes jambes vers le marché où Ɓeydari tenait boutique. Nous voyant détaler, Koniba Kondala comprit sans peine où nous nous rendions et nous y rejoignit peu après, écumant de rage, ruisselant d'injures et de menaces. Il tenta de nous empoigner mais Ɓeydari, qui était lui aussi d'une taille impressionnante, s'interposa, brandissant son grand couteau à deux tranchants. Une très mauvaise pensée traversa mon esprit : je souhaitai voir Ɓeydari ouvrir le ventre de Koniba Kondala comme il le faisait avec ses animaux de boucherie ; mais l'idée qu'il serait aussitôt mis en prison avec de lourdes chaînes tintantes aux pieds, comme jadis mon père Tijani, chassa cette pensée de ma tête ! Tout au fond de moi, une petite voix me susurrait : “Si Ɓeydari va en prison, qui s'occupera de toute la famille ?” Ma peur fut si forte que, par une sorte de réaction nerveuse inconsciente, je m'écriai :
— Non, Ɓeydari n'ira pas en prison !
— Si, Ɓeydari ira bel et bien en prison ! répliqua méchamment Koniba Kondala ; et il nous poussa audehors, mon frère et moi, interdisant à Ɓeydari de nous suivre. Il nous fit prendre le chemin qui menait au palais du chef Alfa Maki Taal.
— Allez, plus vite ! criait-il. Me prenez-vous pour un caméléon, cousin germain de votre père, pour traîner le pas de la sorte ? Si vous ne vous pressez pas, Je vous administrerai des gifles si fortes que tous vos ancêtres se retourneront dans leur tombe pour savoir ce qui arrive à leurs rejetons.
— Où nous emmènes-tu ? osa demander Hammadun.
— Là où vous méritez d'aller, à la porcherie des tubabs ! Vous y serez transformés en pourceaux, ou mieux encore, en petits fagots destinés à alimenter les feux de l'enfer !
C'est ainsi que, sous une bordée d'injures et de menaces, nous arrivâmes au palais du chef, l'âme envahie d'une angoisse de condamnés à mort.
Le vestibule était empli de serviteurs et de visiteurs attendant d'être reçus. Koniba Kondala, qui avait ses entrées libres chez Alfa Maki Taal, nous conduisit directement dans la cour intérieure. Là, il nous confia à un sofa qui montait la garde, en lui recommandant de nous tenir à l'œil parce que nous étions capables de nous sauver. Nous laissant sous sa surveillance, il prit l'escalier qui menait au premier étage. Quelques instants plus tard il en redescendait, précédé par le chef Alfa Maki Taal. Dès que ce dernier nous vit, il se retourna vers Koniba Kondala :
— Comment ! Mais ces garçons ne sont-ils pas les deux fils de Kadija Paate ?
— Oui, Fama, ce sont bien ses deux fils.
— Et tu voudrais que je désigne pour l'école le même jour deux frères de même père et de même mère ?
Fama, ces deux garçons ne sont pas comme les autres : ce sont les seuls descendants mâles des Hamsalah et d'Alfa Samba Fuuta Baa, par Tayru Hammadun, Boori Hammadun et Hudu Hammadun ; or cette famille est celle dont jadis Sheyku Amadu, le roi des Fulɓe du Maasina, a dit qu'elle était l'or du Fakala et que si ses membres pouvaient être semés comme du mil, il en aurait planté afin que les pays de la Boucle du Niger n'en manquent jamais dans chaque génération. Ces garçons sont les derniers rejetons d'une famille ennemie de la tienne.
Le Fama alla s'asseoir sur une estrade de terre noire recouverte de couvertures brodées ; immédiatement courtisans, sofas, serviteurs et visiteurs en boubou de parade entourèrent l'estrade. Il se tourna vers nous :
— Approchez, mes enfants, nous dit-il. Instinctivement, je sentis que cet homme ne nous voulait aucun mal.
— De vous deux, reprit-il, quel est le plus avancé en études coraniques.
Sa question m'amusa. A-t-on idée de demander, entre un ânon et un pur-sang, quel est le plus rapide ? A côté de mon grand frère Hammadun j'étais, intellectuellement parlant, comme un baudet par rapport à un coursier bien entraîné. A tous points de vue, mon frère Hammadun était un chef d'œuvre de la nature. C'était le plus beau garçon de tout Banjagara, et sans avoir une stature de lutteur, il était doué d'une telle force physique que jamais un camarade n'avait pu le terrasser, au point qu'on l'avait surnommé “le raide”. Quant à sa mémoire, elle était si prodigieuse qu'à l'âge de onze ans il avait déjà achevé de retenir par coeur la totalité du Coran. Quand Koniba était venu nous recruter, mon frère en était à son second “tour” du livre saint, alors que moi je pataugeais encore dans la première moitié.
Quand chacun de nous eut expliqué à Alfa Maki Taal à quel niveau il était arrivé, le chef se tourna vers mon frère :
— Rentre chez toi et retourne à tes études, lui dit-il. Et cette fois-ci, quand tu termineras ton deuxième tour du Coran, c'est moi qui paierai personnellement ta walîma, ton repas de fête.
Hammadun remercia le chef et partit, le cœur gros de me laisser tout seul.
Alfa Maki Taal appela un des serviteurs :
— Va dire à mon épouse Ta-Selli de m'envoyer mon fils Madani.
Pendant que l'on attendait la venue de Madani, que je pensais être un grand dignitaire du palais, une griote cantatrice richement parée entra dans la cour, les lobes de ses oreilles alourdis par d'énormes boucles d'or torsadé et les ourlets des pavillons délicatement sertis de petits anneaux précieux. Levant les bras pour faire tinter ses nombreux bracelets, elle lança d'une voix élevée et puissante, sur une longue note filée, le nom des Taal en guise de salut, puis elle entama un chant glorifiant l'épopée toucouleure. Tout à coup, elle se tut. Madani venait d'arriver. A ma grande surprise, je vis un petit garçon de sept ans. Vêtu d'un beau boubou de toile noire dite de Guinée, il portait sur un côté de la tête une grosse tresse de cheveux, le reste du crâne étant proprement rasé, comme il est de coutume pour les enfants Taal jusqu'à leur circoncision.
On l'amena devant son père. Ignorant ce que celui-ci lui voulait ni pourquoi il l'avait fait appeler, le garçonnet étai tout tremblant. Alfa Maki se tourna vers Koniba Kondala :
— Puisque le commandant réclame deux écoliers de bonne famille, lui dit-il, voici mon fils Madani. Il remplacera Hammadun Hampaate, que j'ai renvoyé. Emmène mon fils en même temps qu'Amadu chez le commandant et dis bien à ce dernier que s'il lui arrivait de vouloir en libérer un, je lui demande, pour des raisons de famille, de ne pas libérer l'un sans l'autre. Je veux qu'ils subissent tous deux le même sort. Il me comprendra.
Koniba Kondala était dans tous ses états. Perdant tout sens de la mesure et de la bienséance, il s'écria :
— O Fama, garde ton fils ! Fais revenir Hammadun Hampaate et envoie-le avec son jeune frère à l'école des Blancs ! Ne leur donne pas l'occasion de s'ennoblir par des études coraniques. Les descendants des Hamsalah deviendraient de grands marabouts, des personnalités, et c'en serait fait du prestige religieux de la famille !
Alfa Maki se fâcha :
— Père Koniba ! tonna-t-il. Sache que, pour moi, le passé est le passé. Je n'entends pas, et la morale islamique me l'interdit, faire retomber sur des petits-fils la faute de leurs ancêtres. Ne me rappelle plus jamais ce qui s'est passé entre nous et nos frères peuls musulmans du Maasina. Nous sommes tous des Halpular, des hommes de langue pular. Je n'ai rien contre ces enfants. Ils sont nés à Banjagara comme certains de mes enfants, et comme les vôtres aussi. Ils ont devant Dieu les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont comme des voyageurs qui ont pris une même pirogue, qui jouissent du même paysage et qui courent les mêmes dangers.
Kaawu Dieli, l'ancien grand marabout-griot de la cour du roi Agibu Taal (et le grand-père de notre camarade Muktar Kaawu), devenu conseiller du chef Alfa Maki Taal, était présent.
— O toi, Koniba Kondala ! s'écria-t-il. Cesse de commander du vent quand nous commandons de l'eau pour éteindre notre incendie. Va, emmène Madani Alfa Maki et Amadu Hampaate, et répète fidèlement au commandant, sans rajout ni amoindrissement, ce que le Fama t'a dit de dire. Le meilleur des serviteurs est celui qui s'arrête à la limite qui lui est tracée et qui rapporte fidèlement ce qu'il est chargé de dire. L'intempestif n'est jamais un bon auxiliaire.
Koniba Kondala, visiblement honteux d'avoir été ainsi publiquement rabroué par celui auquel il cherchait à plaire, se saisit brutalement de mon bras et me poussa devant lui, alors qu'il susurrait de sa voix la plus respectueuse et la plus douce à Madani :
— Venez, Maki, mon Seigneur ! Suivez-moi…
Quand je pense à ce que certains Taal ont fait subir à ma famille, je me rappelle le comportement si noble d'un Taal comme Alfa Maki, et je me dis qu'il faut fermer les yeux sur les travers des hommes et ne prendre d'eux que ce qui est bon. Ce qui est bon nous est commun ; quant aux travers, nous avons tous les nôtres, et moi aussi j'ai les miens. Aujourd'hui encore je suis reconnaissant à Alfa Maki de la grandeur de son geste, et son image bienveillante est restée dans ma mémoire.
A peine étions-nous engagés sur la route menant à la résidence du commandant de cercle que l'orage qui s'accumulait en Koniba Kondala contre moi se déchaîna. Pendant que je trottinais de mon mieux derrière lui, prenant garde que mes orteils ne heurtent ses talons rugueux comme une terre argileuse après le recul des eaux, le vieux dimaadio ouvrit tout grand son volumineux répertoire de poissard. Il fit pleuvoir sur ma race, mes parents et moi-même les pires injures, me traita de petite vipère couvée par un caïman borgne, de porte-guigne né d'un lion édenté et d'une tigresse sans crocs ni griffes, plus quelques noms orduriers que je ne saurais citer.
— Espèce de fils de crocodile sans dents ! fulminait-il. A cause de toi un descendant direct d'Elhadj Umar va être envoyé à l'école des mangeurs de porcs. Quel malheur !
Tout le long du chemin, il ne fit que me maudire et m'envoyer en enfer. Je recevais toutes ces injures sans réaction apparente, aussi inerte qu'un mur de pisé absorbant en silence les rayons torrides du soleil de midi, mais intérieurement chaque parole me déchirait et allait brûler mon cœur. Plus d'une fois, je manquai perdre le souffle à force d'indignation.

Le commandant et la pièce de cent sous

Enfin, nous arrivons sur le pont qui traverse le Yaame, à environ huit cents mètres de la résidence du commandant.
— O Dieu ! continue de se lamenter Koniba, par la faute de ce fils maudit de Hampaate lui-même maudit, voilà que mon petit prince Taal, au lieu de faire de longues études coraniques pour devenir un grand marabout, est envoyé à l'école des moustachus buveurs de vin coupé de lait de truie !
Et me donnant un bon coup sur le crâne il me pousse en avant, exhalant toute sa rancoeur dans une dernière malédiction :
— Puisse Dieu t'expédier dans le septième gouffre de son enfer puant !
A la sortie du pont, nous avançons sur la belle route qui mène aux escaliers de la Résidence. Bien damée à main d'homme grâce aux “prestations de service” obligatoires auxquelles était soumise la population, elle est bordée des deux côtés par de grands flamboyants, arbres ainsi nommés pour leurs belles fleurs rouges et recherchés pour leur ombre rafraîchissante. Aux abords de la Résidence, des groupes de visiteurs sont assis sous les arbres ou à l'ombre des murs ; ils attendent que le bureau du commandant ouvre ses portes et que l'interprète leur fasse signe d'approcher. Tous ces gens parlent à voix basse. Personne n'ose élever la voix ni rire aux éclats. Sans doute le commandant de cercle, plus redoutable qu'un fauve, ne doit-il pas être troublé dans son sommeil.
Apparemment, Koniba Kondala fait partie, ici aussi, des privilégiés, car il franchit directement et sans encombre les quelques marches qui mènent à la véranda située devant le bureau du commandant. Toujours suivi de Madani, je lui emboîte le pas et vais m'asseoir à côté de lui au fond de la véranda, a même le sol.
Un homme semble veiller sur les lieux. En un va-et-vient incessant il arpente la véranda sur toute sa longueur, visiblement fier de sa belle tenue : le chef orné d'une grande chéchia rouge aussi éclatante que les fleurs du flamboyant, il porte une vareuse bleu marine, une culotte blanche, des bandes molletières bleues et des sandales jaunes en pur cuir de France. Sa taille est fièrement prise dans une large ceinture jaune à boucle argentée. C'est certainement le personnage le plus important de la Résidence après le commandant !
Quelques instants après, je reviens de mon erreur. Un Africain corpulent, revêtu d'un somptueux boubou blanc brodé bien amidonné, chaussé de bottes brodées, coiffé d'un casque colonial en très bon état et les doigts chargés de grosses bagues en argent, gravit les marches de la véranda d'un pas majestueux et tranquille. A peine est-il entré sous la véranda que l'homme à la chéchia rouge se fige au garde-à-vous dans un salut militaire impeccable, puis court recevoir son casque et va le suspendre à un porte-manteau. L'homme au boubou brodé prend place sur une chaise à côté du bureau du commandant. Au moindre bruit, éjecté comme un ressort, il se lève et jette un regard furtif dans le bureau. Je comprendrai plus tard que c'est l'interprète, le “répond-bouche” du commandant, et qu'il est beaucoup plus important que le personnage précédent, que l'on appelle “planton”.
A peine l'homme au boubou a-t-il pris place sur sa chaise qu'un troisième personnage apparaît, qui gravit les marches d'un pas aussi tranquille que l'interprète. Sa tenue est celle des “Blancs-Noirs” : veste en drill blanc bien ajustée à la taille, chemise blanche, culotte en drap marocain couleur chocolat, souliers vernis à bout pointu et chaussettes noires, le tout surmonté d'un casque colonial presque neuf.
Le planton se met à nouveau au garde-à-vous, salue le nouvel arrivant, court recevoir son casque et va le suspendre à côté de celui de l'interprète. Puis, toujours en courant, il va ouvrir la porte d'une pièce faisant face, dans le couloir, à celle du commandant. Le “Blanc-Noir” en veste blanche (j'apprendrai plus tard que c'est le commis-secrétaire indigène du commandant) serre rapidement la main de l'interprète et entre dans le bureau, sans faire le moindre cas de Koniba Kondala, et encore moins des deux garçonnets qui l'accompagnent.
Ce monde entièrement nouveau pour moi me plonge dans la perplexité. Quelle est donc cette maison dans laquelle tout le monde parle par mimiques et marche à pas étouffés ? Quel est le rôle exact de chacun ?… Tout à coup, à l'intérieur du bâtiment, des pas fermes résonnent sur le sol de briques cuites. Le bruit se rapproche. Dans le bureau du commandant, quelqu'un déplace la chaise, toussote plusieurs fois, se racle la gorge et se mouche bruyamment. Une voix forte appelle :
— Planton !
— Oui ma coumandan ! répond le planton en se précipitant vers le bureau, que le commandant a sans doute rejoint à partir de ses appartements intérieurs.
Il s'arrête net devant la porte et salue militairement, puis reste figé dans cette position comme une statue de bronze.
A l'intérieur, le commandant crie quelque chose. Avant que le planton ne réponde, l'interprète saute de sa chaise comme s'il avait été taquiné par un scorpion et se précipite devant la porte.
— Voilà moi, ma coumandan! s'écriet-il.
Il écoute un moment, puis se tourne vers Koniba Konda la et lui dit en bamana :
— Le commandant te demande de venir lui présenter les deux nouveaux écoliers.
Au passage, le planton y va de sa petite remarque :
— Dépêche-toi Koniba Kondala ! Les Blancs sont de la race “allons vite-vite”.
— La marche “allons vite-vite” mène au village “cou-cassé”, réplique entre ses dents Koniba Kondala.
Il nous pousse devant lui et tous, y compris l'interprète nous nous retrouvons dans le bureau du grand commandant de cercle de Banjagara, Camille Maillet. Je l'observe attentivement ; une longue raie partage par le milieu ses cheveux noirs bien peignés et très plats, et son visage s'orne d'une barbe bien fournie qu'accompagne à merveille une moustache dont chaque pointe se relève en queue de scorpion. Il porte une veste à col droit en toile blanche fermée par cinq boutons dorés du plus bel effet et garnie de quatre poches, deux en haut et deux en bas, également fermées par des boutons dorés. Au total, avec la garniture des épaulettes, je compte onze boutons dorés.
Son pantalon et ses chaussettes sont blancs mais, curieusement, ses chaussures bien luisantes sont noires.
Le vieux Koniba nous présente en rapportant mot pour mot les propos d'Alfa Maki Taal, sans omettre la prière par laquelle ce dernier demande au commandant de réserver à son fils le même sort qu'à moi. L'interprète traduit sa déclaration.
Le commandant, tout en l'écoutant, caresse doucement sa barbe et fixe le petit Madani d'un air pensif. Ce dernier, troublé, ne sait plus où poser son regard et tourne les yeux en tous sens.
— Es-tu content d'aller à l'école ? lui demande le commandant par le truchement de l'interprète.
— Non, je préfère mourir plutôt que d'aller à l'école, réplique Madani. Je veux retourner chez moi, auprès de ma mère. je n'aime pas l'école, et l'école non plus ne m'aime pas !
— Mais ton père et moi-même tenons à ce que tu ailles à l'école, explique le commandant. Tu y apprendras à lire, à écrire et à parler français, cette belle langue que tout fils de chef doit connaître parce qu'elle permet d'acquérir le pouvoir et la richesse.
— Mon père et ma mère veulent que j'aille à l'école coranique et non à l'école des Blancs ! geint le petit Madani.
Et tout à coup il se jette à terre en sanglotant, se tortille sur le sol en déchirant son boubou et pousse des cris aigus :
— Yaa-yaa-yaaye !… Rendez-moi à ma mère, rendez-moi à ma mère ! Yaaaye ! Je veux retourner à l'école coranique !…
— Mais tu pourras aller à l'école coranique chaque jeudi et chaque dimanche, et aussi le matin de bonne heure, tente d'expliquer le commandant.
Peine perdue. Madani continue de se rouler par terre en pleurant.
Sans doute découragé, le commandant se tourne alors vers moi et me fixe de ses gros yeux gris. Plus curieux qu'intimidé, je supporte son regard, observant son beau nez droit, ses sourcils, ses lèvres minces, son front haut et ses grandes oreilles. Intrigué, peut-être, par mon attitude, il m'interroge :
— Qui es-tu ?
— Je suis moi-même.
Il éclate de rire.
— D'accord, mais comment t'appelles-tu et comment s'appellent ton père et ta mère ?
— Je m'appelle Amadu Hampaate. Mes pères, car j'en ai deux, s'appellent Hampaate Baa et Tijani Amadu Ali Caam. Ma mère, elle, se nomme Kadija Paate Jallo.
— Et comment se fait-il que toi tout seul tu aies deux pères alors que les autres enfants n'en ont qu'un ?
— Je ne sais pas, mais c'est comme ça et j'en suis très content, car j'en ai perdu un, Hampaate, et il m'en reste un, Tijani. Si je n'avais eu que Hampaate, maintenant je serais sans père. Et alors, qui est-ce que j'appellerais papa ?
En écoutant la traduction de l'interprète, le commandant rit tellement qu'il s'en renverse dans son fauteuil et tape les accoudoirs de ses mains. Or, quand le commandant rit l'interprète rit aussi, et quand l'interprète rit, le planton et tous les autres en font autant. Si bien que tout le monde se met à rire dans le bureau sauf moi-même, qui garde mon sérieux, et Madani qui continue de pleurer.
Son calme retrouvé, le commandant reprend :
— Veux-tu aller à l'école pour apprendre à lire, à écrire et à parler le français qui est une langue de chef, une langue qui fait acquérir pouvoir et richesse.
Je réponds avec force :
— Oui, papa commandant ! Et je t'en conjure par Dieu et son prophète Mohammad, ne me renvoie pas, garde-moi et envoie-moi à ton école le plus vite possible !
Visiblement, le commandant est interloqué par une réponse aussi inattendue de la part d'un petit nègre, surtout dans cette région très musulmane. Comment ne serait-il pas surpris quand il voit un garçon se rouler à terre et gémir pour ne pas aller à l'école, et l'autre le supplier de l'y envoyer ?
— Pourquoi, mon petit, tiens-tu tellement à aller à l'école, contrairement à tous les enfants de Banjagara ?
— Interprète, dis au commandant que j'ai manqué deux fois d'être chef : une fois en tant que fils de Hampaate et une fois en tant que fils de Tijani. Or, ce dernier m'a dit que la chance se présente toujours trois fois avant de se détourner définitivement. Le commandant me donne ma troisième chance de devenir chef, je ne voudrais pas la rater comme j'ai raté les deux premières. C'est pourquoi je veux aller à l'école.
— Et pourquoi veux-tu devenir chef ? Que feras-tu après ? demande le commandant.
— D'abord, je veux apprendre la langue du commandant pour pouvoir parler directement avec lui, sans passer par un interprète. Ensuite, je voudrais devenir chef pour pouvoir casser la figure à Koniba Kondala, cet ancien captif de mes ancêtres qui se permet, parce qu'il est envoyé par le commandant, de couvrir d'insultes toute ma famille. Dans la maison de mon père Hampaate, j'ai neuf rimayɓe qui pourraient, sans la peur qu'ils ont du commandant, faire avaler à Koniba Kondala et sa langue et sa luette !
Koniba Kondala se prend pour le commandant lui-même. Il voulait nous envoyer, mon frère et moi, tous les deux le même jour à l'école. C'est le Fama qui s'y est opposé ; il a donné son propre fils Madani à la place de mon frère. Et puis, Koniba Kondala en veut à mon grand frère Ɓeydari Hampaate parce que celui-ci ne le laisse plus prendre sans payer ses plus beaux morceaux de viande. Voilà pourquoi je veux devenir chef : pour échapper aux insultes et aux tracasseries de Koniba Kondala et pour pouvoir parler directement au commandant.
Me tournant vers le vieux dimaajo, je pointe mon doigt vers lui :
— Koniba Kondala ! Si jamais je deviens chef, la première chose que je ferai sera de te fouetter, méchant bonhomme ! Tu paieras pour avoir insulté mon père et ma mère depuis la maison d'Alfa Maki jusqu'au pont, et tout cela parce que tu me rends responsable de l'envoi de Madani à l'école des tubabs, ces tubabs que tu appelles « moustachus buveurs de vin coupé de lait de truie » et qui, selon toi, vont faire de nous des mécréants promis à l'enfer !
Le cœur enfin soulagé, je me tais. Au fur et à mesure que l'interprète traduit ce long discours, je vois monter la colère du commandant. A la fin, furieux comme un démon, il tape de la main un grand coup sur la table et se met à crier si fort que la peur me saisit. Croyant avoir dit une grosse bêtise, je cherche des yeux un endroit où me cacher, mais je retrouve vite mes esprits en voyant l'interprète, le visage courroucé, se tourner non vers moi mais vers Koniba Kondala :
— Malheur à toi, vieil imbécile ! s'écrie-t-il. Le commandant va te faire payer cher ton attitude envers cet enfant de douze ans qui pour ton malheur n'a pas sa langue dans sa poche, et aussi pour les propos injurieux que tu as tenus envers la France.
Tout à coup le planton, armé de sa cravache, s'engouffre en trombe dans le bureau sans y avoir été invité, visiblement prêt à frapper. Sans doute alerté par le ton des voix, il aura senti que des coups et des gifles étaient dans l'air et se prépare à cogner, ce qui, d'évidence, fait partie de ses attributions. Je comprends alors que cet homme, que j'avais d'abord pris pour une haute personnalité, n'est qu'un subalterne dressé à courir, à ouvrir les portes, à se mettre au garde-à-vous pour un oui ou pour un non, et prêt à user de sa cravache sur quiconque lui serait désigné par le commandant. En somme, c'est un exécuteur inconditionnel des ceuvres pénibles du grand chef blanc.
L'entrée soudaine du planton a pour effet de calmer un peu le commandant.
— Pourquoi, demande-t-il à Koniba Kondala, as-tu insulté et maltraité cet enfant sans défense, alors que tu n'avais rien d'autre à faire que de me l'amener ? Espèce de vieil hypocrite ! Tu nous jures amour et fidélité quand nous sommes présents et tu nous traites de buveurs de vin coupé de lait de truie quand nous tournons le dos. J'ai bien envie, pour que tu saches de quoi tu parles, de te faire servir un verre de cette boisson…
A ces derniers mots, Koniba Kondala porte les deux mains sur sa tête comme en signe de malheur, puis s'incline profondément, les deux bras ramenés derrière le dos, dans l'attitude traditionnelle clé supplication et de demande de pardon :
— O interprète, gémit-il, dis au commandant que je suis le plus malheureux des hommes. J'ai commis une faute grave. Je demande mille fois pardon au commandant. Qu'il me mette en prison, qu'il me fasse fouetter, mais je l'en supplie, qu'il ne me serve pas le verre qu'il veut me faire boire ! Je jure par Dieu, par son Prophète, par les anges qui portent le trône divin, par les deux anges interrogateurs des défunts dans leur tombe, par les deux anges gardiens des sept paradis et des sept enfers, que je ne recommencerai plus jamais à maltraiter quiconque, et moins encore à dire du mal de mes papas et mamans tubabs !
Son visage ridé, déformé par ses mimiques et ses grimaces, dit éloquemment à quel point il est bouleversé à l'idée d'être obligé, peut-être sous la menace de la cravache du planton ou de la baïonnette de la sentinelle, de boire un verre de vin coupé de lait de cochon ! Heureusement pour lui, le commandant Maillet n'est pas un “bouffe-nègre”. Emu, peut-être, par la sincère frayeur du pauvre homme, il se contente de le menacer du bout de son crayon :
— Si jamais quelqu'un porte encore plainte contre toi ou me signale simplement une faute de ta part, tu auras affaire à moi. Ce n'est pas un verre, mais trois verres de cette boisson que je te ferai boire, puis je t'enverrai pourrir en prison à Buguni !
Le nom de Buguni réveille en moi deux types de souvenirs : les uns agréables, parce qu'ils évoquent les années de ma petite enfance, les autres pénibles, parce qu'ils me rappellent l'emprisonnement de mon père. Je revois en pensée Tijani arriver dans la cour, les pieds chargés de lourdes chaînes, fatigué d'avoir, tout au long de la journée, cassé des pierres sur les routes, coupé des arbres à la hache ou fendu des billes de bois. Certes, je désire vivement pouvoir fouetter un jour Koniba Kondala, mais je ne lui souhaite vraiment pas d'aller à Buguni— pas plus, d'ailleurs, que de boire de l'alcool coupé de lait de cochon !
Le commandant se tourne vers moi :
— Quant à toi, mon petit ami, chaque dimanche après-midi tu viendras sur mon terrain de tennis ramasser les balles qui se perdent dans le décor.
Ouvrant alors le tiroir de son bureau, il en sort une belle pièce brillante de cent sous en argent et me la tend :
— Tiens, dit-il, va acheter avec ça une blouse, un pantalon, une chéchia rouge et des babouches pour t'endimancher. Je veux que tu viennes bien habillé et bien propre sur le terrain de tennis.
Koniba Kondala en écarquille tout grands ses yeux. A l'époque, cent sous, c'était une fortune, cela représentait le prix d'une belle génisse ! Curieux, je regarde la pièce de près. On y voit un homme, une femme et un enfant, nus tous les trois. Quelle chose étrange ! Est-ce un symbole ? Un fétiche ? J'ai entendu des Fulɓe dire :
— Celui qui s'attache à ces pièces dénude sa propre âme.
Pendant ce temps, le commandant a griffonné quelques signes sur un bout de papier. Il le tend à Koniba Kondala et dit d'une voix sèche :
— Conduis maintenant ces deux enfants au maître d'école.
En sortant de la Résidence, nous prenons le chemin qui mène à l'école. Elle se trouve elle aussi sur la rive gauche du Yaame, comme le quartier de Sinci, mais un peu plus loin. En cours de route, alléché sans doute par mes cent sous de bel argent, Koniba me dit d'une voix douce, sur un ton de reproche amical :
— Je blaguais avec toi, comme j'ai le droit de le faire en tant que dimaajo et en tant que grand-père 40, mais toi tu as mal pris ma plaisanterie et tu m'as méchamment “entravé” chez le commandant. Tu es un vilain petit maître, un mauvais fils de Pullo ! Pour te prouver que je suis toujours ton captif disposé à te servir, toi et les tiens, confie-moi ta pièce d'argent. J'irai la porter tout de suite à Ɓeydari Hampaate. Je ne voudrais pas que tu la fasses tomber, ni qu'elle te soit volée par un écolier plus âgé que toi.
— Eh, Koniba Kondala ! lui dis-je en éclatant de rire. Si tu me demandes encore ma pièce, je retournerai tout de suite chez le commandant pour lui dire que tu veux m'arracher son cadeau.
— Hon ! maugrée-t-il. Le petit du rongeur hérite de ses parents des dents longues, pointues et tranchantes. Donne-moi la paix !
A partir de ce moment, et tout le reste de la route, il garda le silence.

Et voilà comment j'ai été recruté pour l'école, et comment j'ai reçu ma première pièce d'argent.

La première classe

Il n'existait pas de bâtiment spécial pour l'école. Les cours se donnaient dans un hangar de l'ancienne écurie royale aménagé en préau. A notre arrivée, le maître d'école était en train de donner son cours aux vingt-trois élèves de sa classe. C'était un “moniteur de l'enseignement primaire indigène”, c'est-à-dire issu de l'Ecole professionnelle de Bamako (seuls les diplômés de l'Ecole normale de Gorée avaient droit au titre d'instituteurs). Il s'appelait M. Moulaye Haïdara. C'était un métis maure d'une famille chérifienne du Sokolo (Mali). En nous voyant approcher, il interrompit sa leçon et se tourna vers nous. Koniba Kondala lui remit la note du commandant et nous présenta, puis il partit sans attendre, comme s'il redoutait que ma langue trop bien pendue ne lui attire, même en ce lieu, quelque nouveau désagrément.
Madani et moi nous tenions debout devant le maître. Celui-ci ouvrit un grand registre, plus haut que large, et y inscrivit soigneusement nos noms. Puis il nous demanda, dans notre langue, quel était le métier de nos parents. Madani répondit que son père était chef. Moi, ne sachant que dire, je donnai comme métier de mon père celui qu'exerçait Ɓeydari Hampaate, c'est-à-dire boucher. M. Moulaye Haïdara se tourna vers ses élèves et dit à haute voix en français, en me montrant du doigt :
— Amadu est un boucher. Répétez !
Les élèves reprirent en chœur :
— Amadu est un boucher.
— Encore, dit le maître.
Les élèves répétèrent, ensemble puis chacun à son tour :
— Amadu est un boucher.
Cette phrase fut la première que j'appris et retins de la langue française.
Le maître se leva et nous conduisit au dernier rang de la classe. Il me fit asseoir à l'avant-dernière place et Madani à la dernière, en nous demandant de tenir nos bras sagement croisés sur la table. Je me perdis en réflexions. Pourquoi m'avait-on placé avant Madani, fils du chef du pays, et pourquoi Daye Konaré, l'un de ses captifs, était-il assis au premier rang ? Peut-être était-ce une erreur ? Après un moment, je me levai pour céder ma place à Madani et m'installai à la sienne.
— Qui vous a permis de changer de place ? s'écria le maître en bamana.
Je me levai et répondis dans la même langue, que parlaient d'ailleurs la plupart des enfants :
— Madani est mon prince, monsieur. Je ne peux pas me mettre devant lui.
— Ici, c'est moi qui désigne les places, on ne les choisit pas. Tu entends ?
— J'entends, monsieur.
— Reprenez les places que je vous ai données. Ici, il n'y a ni princes ni sujets. Il faut laisser tout cela chez vous, derrière la rivière.
Ces paroles me marquèrent profondément. Comment cela était-il possible ? Dans nos associations, nous étions tous camarades égaux, mais nos fonctions respectives reflétaient tout de même plus ou moins les classes auxquelles nous appartenions, et nul n'en avait honte. Ici, d'après le maître, il n'y avait plus rien. J'essayai d'imaginer un monde où il n'y aurait plus ni rois ni sujets, donc plus de commandement, plus de castes d'artisans et de griots, enfin plus aucune différence d'aucune sorte. Je n'y arrivai pas.
M. Moulaye Haïdara reprit sa leçon. Ce jour-là, les élèves devaient apprendre et réciter par cœur un texte que le maître énonçait bien distinctement en français, mot par mot puis phrase par phrase. Les élèves répétaient chaque mot après lui, puis chaque phrase, d'abord tous en chœur, puis chacun l'un après l'autre. Cela dura environ une demi-heure. Puis le maître demanda à chacun de répéter seul le texte après lui, la classe le reprenant en chœur comme si l'élève était devenu le maître. J'écoutais attentivement et répétais après les autres, m'appliquant à bien retenir les paroles même si je n'en comprenais pas le sens. Ma mémoire auditive, comme celle de tout bon élève d'école coranique, était dressée à ce genre de gymnastique, habitués que nous étions à apprendre par cœur des pages entières du livre sacré sans en comprendre le sens. Ce simple exercice de mémoire ne présentait pour moi aucune difficulté, d'autant que, dans mon désir d'apprendre le plus vite possible la langue de “mon ami le commandant”, j'y mettais toute mon ardeur.
La leçon dura une bonne partie de la matinée. J'avais eu largement le temps de la retenir. Quand le vingt-troisième élève eut fini de la réciter en bredouillant quelque peu et que toute la classe l'eut répétée en chœur après lui, je me levai à mon tour. Le maître se mit à rire :
— Non, pas toi. Rassieds-toi.
— Monsieur, tout ce que mes camarades viennent de dire, je peux le réciter.
Il cessa de rire :
— Tu as tout retenu ?
— Oui.
— Alors récite, que je l'entende.
Tous les visages se tournèrent vers moi, yeux braqués et oreilles tendues. Sûr de ma mémoire, je commençai à réciter d'une voix monocorde et chantonnante, comme je l'avais entendu faire aux élèves, le texte de la leçon dont je me souviens encore :

Mon cahier ressemble à mon livre… mais il est moins épais… Il est plus mince… Il est rectangulaire… Sa couverture n'est pas en carton… C'est une feuille épaisse de couleur… Mon cahier a trente-deux pages 41

Kaa koo Jeydani! s'exclama le maître (c'est-à-dire : “Miracle d'Abd el-Kader el Djilâni !”, un grand saint musulman des premiers siècles de l'Islam réputé pour ses miracles).
Très content, il vint me prendre par la main et me fit monter sur son estrade. Il parla longuement aux élèves en français en me montrant, mais je n'ai jamais su ce qu'il leur avait dit. Le soir, à la sortie de la classe, il me donna un bel album d'images, une chéchia rouge garnie d'un pompon de soie bleue, et un petit drapeau aux couleurs françaises.
Dès le lendemain matin, il m'emmena chez le trésorier du cercle, M. Delestré, un ancien adjudant de la coloniale en retraite versé dans les cadres civils en qualité de commis des Affaires indigènes. Il avait charge, entre autres choses, d'inscrire sur une liste les bons élèves sans ressources qui pouvaient être proposés pour une bourse mensuelle de trois francs versée à leur famille. Etant considéré comme orphelin de père, je fus accepté sans difficulté. Le trésorier coucha mon nom sur sa liste.
Au moment où se produisaient ces événements, ma mère se trouvait à Banjagara. Elle y venait de temps en temps pour nous voir, mon frère et moi, pour voir sa propre famille et aussi pour jeter un œil sur la bonne gestion de son troupeau. Comme elle n'était pas femme à laisser un voyage improductif, elle en profitait pour apporter à Banjagara des articles bambaras de Kati qu'elle revendait sur place, puis remportait à Kati des spécialités du Maasina qui y étaient fort appréciées.
Elle était tranquillement installée dans la cour de la maison familiale lorsque, soudain, elle vit arriver Ɓeydari en sueur, propulsant ses cent kilos aussi rapidement qu'il le pouvait et que le bon usage le lui permettait, car pour un adulte il était malséant, sinon ridicule, de courir. Il venait lui annoncer “l'enlèvement” dont nous avions été victimes, Hammadun et moi, de la part de Koniba Kondala qui nous avait réquisitionnés tous les deux en même temps pour l'école des Blancs. Un peu plus tard, mon frère Hammadun arrivait à son tour. Il expliqua à ma mère qu'il avait été renvoyé grâce à l'intervention du chef Alfa Maki Taal, mais que j'étais resté sur place ; il n'en savait pas plus.
Quand il s'agissait de se renseigner, ma mère n'était jamais à court de moyens. Peu après elle savait tout ce qui s'était passé : l'attitude généreuse d'Alfa Maki Taal, mon passage chez le commandant et mon arrivée à l'école avec le petit Madani.
Pour elle, la solution était simple. Comme cela se pratiquait à l'époque dans les familles aisées, elle allait “racheter”, et à n'importe quel prix, mon renvoi de l'école. Les transactions de ce genre se passaient entre les parents d'un côté, l'interprète et le maître d'école de l'autre, ces deux derniers se partageant le prix du “rachat”. Il existait plusieurs motifs de renvoi possibles : la maladie physique ou mentale, l'indiscipline, et quelques autres dont je ne me souviens plus. L'interprète soumettait le motif du renvoi au commandant, qui l'approuvait généralement sans difficulté car il ne mettait jamais en doute les déclarations de son directeur d'école, et surtout de son interprète : en bons “Blancs-Noirs” qu'ils étaient, c'est-à-dire nègres à moitié européens, ils étaient automatiquement au-dessus de tout soupçon !
Ma mère choisit pour motif “l'indiscipline”, trouvant les autres motifs dégradants. Ma réputation de chef d'une association de soixante-dix galopins et les maraudages auxquels je me livrais régulièrement avec mes camarades justifiaient amplement ce choix. Il ne restait donc plus à ma mère qu'à vendre suffisamment de têtes de bétail et à aller trouver l'interprète et le maître d'école pour leur proposer mon “rachat”. Auparavant, elle se rendit chez mon maître Cerno Bokar, qui était un peu le directeur de conscience de toute la famille.
Elle l'informa de ce qui m'était arrivé, puis laissa éclater son indignation :
— Amadu n'ira jamais dans cette école des Blancs où l'on va faire de lui un infidèle ! Je m'y opposerai par tous les moyens ! Je vais le racheter, et s'il le faut, je vendrai pour cela la moitié de mon cheptel !
Cerno la tempéra :
— Pourquoi le fait d'aller à l'école rendrait-il Amadu infidèle ? Le Prophète lui-même a dit : “La connaissance d'une chose, quelle qu'elle soit, est préférable à son ignorance” ; et aussi : “Cherchez la connaissance du berceau au tombeau, fût-ce jusqu'en Chine !” Kadija, ma sœur, ne t'interpose pas entre Amadu et son Seigneur. Celui qui l'a créé est mieux informé que nous sur sa destinée, laisse donc Amadu entre ses mains. Qu'Il le mette où Il voudra et dispose de lui comme Il l'entendra. S'Il a décidé qu'Amadu ne doit pas s'instruire à l'école française, quoi qu'il arrive Amadu en reviendra ; et s'Il a décidé que là est sa voie, Amadu la suivra. Je te le demande, ma sœur, ne rachète pas Amadu et ne l'empêche pas d'aller à l'école des Blancs. Garde tes taureaux pour un autre usage.
Ma mère ne put que s'incliner, car tout le monde, dans la famille, se fiait au jugement de Cerno. C'est ainsi que, par le triple effet de la rancune de Koniba Kondala, de la sagesse de mon maître et sans doute de la volonté divine, s'infléchit ce jour-là la ligne de ma destinée. Elle m'écarta du chemin tout tracé qui devait me mener à la carrière de marabout-enseignant (doublée sans doute d'une activité de tailleur-brodeur comme mon père Tijani et Cerno Bokar lui-même) pour me pousser sur une nouvelle voie dont personne, à l'époque, ne savait où elle me mènerait.
Dès lors, je pris chaque matin de bonne heure le chemin de l'école, qui se trouvait environ à deux kilomètres de la maison. Je portais en bandoulière un sac de toile contenant mes nouveaux trésors : mes cahiers, mes livres, mon ardoise, un beau porte-plume en bois blanc de France muni d'une plume sergent-major, des crayons, un crayon d'ardoise, deux gommes — l'une à encre, l'autre à crayon —, un buvard, une toupie garnie de sa ficelle, un petit couteau et un sachet préparé par Nyele contenant quelques friandises : arachides, patates douces, pois de terre, etc.
J'arrivais à l'école vers six heures quarante-cinq. A sept heures moins cinq, sur un signe du maître, l'élève Mintikono Kulibali (dont le prénom signifie “celui qu'on n'attend pas”) se précipitait sans attendre vers une longue lame métallique suspendue à une traverse et qui servait de cloche.
Se saisissant d'une tige de fer qui reposait au pied de la lame, Mintikono — que les élèves avaient surnommé “le petit hippo”, autrement dit “le petit hippopotame” en raison de sa corpulence — infligeait à la lame, comme pour la corriger de quelque méfait connu de lui seul, trois grands coups vigoureux. Il avait monopolisé d'office la sonnerie de la cloche et corrigeait vertement quiconque se permettait de sonner à sa place ou seulement de toucher à sa lame bien-aimée, que les gamins appelaient malicieusement “l'amante de Mintikono”. Le maître lui-même n'y pouvait rien.
Aux premières vibrations de la cloche, les élèves, qui étaient en train de courir en criant, de rire et de gambader dans la cour comme une troupe de jeunes singes lâchés dans un champ d'arachides, cessaient brusquement tout mouvement et se tournaient vers le maître. “En rangs !” criait celui-ci. Ils accouraient alors et venaient se ranger en deux rangs impeccables de chaque côté de la grande porte. “Bras tendus !” ordonnait le maître. Chacun tendait son bras droit à l'horizontale et le plaçait sur l'épaule du camarade placé devant lui. Quand le maître criait : “Fixe !” nous ramenions vivement notre bras sur la hanche, paume ouverte vers l'avant, puis, marchant en file indienne, nous entrions dans la classe où chacun regagnait sa place et s'asseyait en silence, ses bras croisés posés sur la table.
M. Moulaye Haïdara, grimpant sur l'estrade, allait s'asseoir derrière son bureau. Il ouvrait son grand registre et procédait à l'appel des présents en pointant les noms ; cette petite cérémonie quotidienne terminée, il commençait ses cours. La classe était scindée en deux parties : une première division composée des élèves les plus avancés, et une seconde division qui n'en était encore qu'à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Les uns travaillaient à leurs devoirs tandis que le maître s'occupait des autres.
Habitué depuis longtemps à transcrire mes leçons coraniques sur une planchette de bois, en un mois j'avais appris par cœur tout mon alphabet et pouvais l'écrire correctement. A la fin du deuxième mois, je connaissais parfaitement mon syllabaire. Ma méthode d'apprentissage était particulièrement efficace : je tympanisais tout le monde à la maison en déclamant à tue-tête des séries de mots de même consonance, telles que : au loin, du foin, un coin, des liens, les miens, un chien, un point, des soins… ou encore : qui, quoi, c'est toi, ma foi… élevant et laissant traîner la voix sur l'article ou le premier mot, comme le faisaient les élèves. Afin que tout le monde, y compris le voisinage, puisse profiter pleinement de mes connaissances nouvelles, il m'arrivait même d'aller me percher sur le toit d'où je lançais à pleine voix ces litanies d'un nouveau genre, au point que le patient Ɓeydari lui-même en était excédé !
Je ne saurais décrire le processus par lequel les nouveaux élèves parvenaient à parler rapidement le français, car le maître ne traduisait absolument rien en langue locale des leçons qu'il nous dispensait. A moins d'une nécessité particulière, il nous était d'ailleurs strictement interdit de parler nos langues maternelles à l'école, et celui qui était pris en flagrant délit se voyait affublé d'un signe infamant que nous appelions “symbole”.
La principale méthode utilisée était celle du “langage en action”. Chaque élève devait dire tout haut les mots (enseignés au départ par le maître) qui décrivaient ses gestes et son action du moment. Rudimentaires au début, avec le temps les phrases devenaient plus riches et plus complexes. Le maître, par exemple, ordonnait à un élève d'aller au tableau noir. En se levant, le garçonnet ânonnait, d'une voix chantante et traînante :
— Le maître m'ordonne d'aller au tableau noir… Je me lève… Je croise les bras sur ma poitrine… Je sors du banc… Je me dirige vers le tableau noir… Je m'approche de l'estrade, sur laquelle est placé le bureau du maître… Je monte sur l'estrade… Je prends le torchon mouillé avec la main gauche et un morceau de craie blanche avec la main droite… J'essuie le tableau noir… J'écoute le maître … Il me dicte une phrase… J'essaie de l'écrire sans fautes… Le maître corrige ma dictée… Il est satisfait… Il me caresse la tête… J'en suis bien content… Le maître m'ordonne de regagner ma place… Je la regagne avec fierté…, etc.
Grâce à cette méthode, je mis peu de temps à pouvoir m'exprimer en français. Cela n'a rien d'étonnant quand on pense que la plupart des enfants africains, vivant dans des milieux où cohabitaient généralement plusieurs communautés ethniques (il y avait à Banjagara des Fulɓe, des Bamana, des Dogon, des Haoussas… ) étaient déjà peu ou prou polyglottes et habitués à absorber une nouvelle langue aussi facilement qu'une éponge s'imbibe de liquide. En l'absence de toute méthode, il leur suffisait de séjourner quelque temps au sein d'une ethnie étrangère pour en parler la langue — ce qui est d'ailleurs encore valable aujourd'hui. Bien des adultes, réputés “illettrés” selon la conception occidentale, parlaient quatre ou cinq langues, en tout cas rarement moins de deux ou trois ; Cerno Bokar lui-même en parlait sept. S'y ajoutaient parfois l'arabe et, maintenant, le français — ce dernier souvent parlé, il est vrai, à la façon piquante des tirailleurs, que l'on appelait le forofifon naspa.
Mais comme toujours, il y avait des exceptions. Deux de nos camarades, un Bambara et un Dogon, non rompus comme la plupart des enfants peuls et toucouleurs à l'apprentissage mnémotechnique intensif des écoles coraniques, et par ailleurs d'un esprit assez lent, avaient le plus grand mal à assimiler les enseignements du maître. Un jour, celui-ci, après une lecture expliquée, demanda à chaque élève de trouver un verbe et de le conjuguer au présent de l'indicatif. Chacun s'exécuta tant bien que mal. Quand ce fut le tour de notre camarade bamana, Moussa P., il se leva avec précipitation.
— As-tu trouvé un verbe à conjuguer ? lui demanda le maître.
— Oui, monsieur.
— Et quel verbe as-tu trouvé ?
— Le verbe… le verbe… cabiner !
M. Moulaye Haïdara en ouvrit tout grands ses yeux et même sa bouche.
— Ah oui ? dit-il. Eh bien, conjugue donc ce verbe à la première personne du singulier, au présent de l'indicatif et au futur.
Tout fier, Moussa se mit à décliner :
— J cabine, tu cabines, il cabine, nous cabinons, vous cabinez, ils cabinent !
Le maître, dont le caractère était rien moins que patient et dont les nerfs s'enflammaient vite, commençait à mordiller sa lèvre inférieure, signe évident de colère, et à triturer la liane qu'il tenait dans sa main. Moussa ne voyait rien. Tout heureux, il passa au futur : “Je cabinerai, tu cabineras…”
Le maître bondit sur lui :
— Certainement, tu cabineras !
Et il se mit à le cingler si fort de sa liane que le pauvre Moussa, sous le coup de l'émotion, s'en oublia dans sa culotte et se mit à gémir :
— Yaa-yaa-yaaye… Monsieur ! J'ai cabiné ! Wallaye (par Dieu) j'ai cabiné !…
L'autre camarade, un Dogon nommé Sagou K., eut un jour à réciter, comme chaque élève, une phrase dite par le maître. Cette phrase était : “Le corps humain se compose de trois parties : la tête, le tronc et les membres.” Quand son tour fut venu, Sagou, qui avait beaucoup de mal à retenir les mots français, improvisa et chantonna, en un français phonétique approximatif : “Le cor himin sin kin foossi (se compose) trois frati (parties) : la tête, soreeye (oreilles), né… foufé !” Ne se souvenant pas du mot “bouche”, il avait inventé une sorte d'onomatopée à partir du verbe “souffler” qui, pour lui, évoquait la bouche. M. Moulaye Haïdara le fit recommencer plusieurs fois, mais jamais le malheureux ne put parvenir au bout de la phrase sans sortir son sempiternel foufé. Le maître était hors de lui. Inutile de dire que Sagou eut droit, lui aussi, à une solide correction.
Heureusement, il y avait aussi des moments de détente. Un matin, après la petite cérémonie de l'appel des présents, le maître écrivit sur le tableau noir la date du jour et la fit suivre immédiatement d'une maxime en français qu'il nous énonça lentement à haute voix : Ni le grenier ni la mansarde ne s'emplissent à babiller. Dès qu'il prononça les mots “à babiller”, tous les élèves qui parlaient le bamana — autant dire la plus grande partie de la classe éclatèrent de rire en s'esclaffant :
— Hee ! Heee ! monsieur, monsieur !…
Surpris et fâché, le maître se tourna vers nous :
— De quoi riez-vous, tas d'imbéciles ?
Daye Konaré, l'élève favori à deux titres (il était le premier de la classe et par ailleurs petit frère du boy remplissant les fonctions de “maître d'hôtel” chez le gouverneur de la colonie), fut le premier à retrouver son calme.
— Pardon, monsieur, dit-il, mais les deux derniers mots que vous venez de prononcer sont, en bamana, une grosse injure que vous nous adressez alors que nous ne l'avons pas méritée.
Etonné, M. Moulaye Haïdara se retourna et relut les mots attentivement. Il ne s'était pas rendu compte, tout concentré qu'il était sur le sens français, du jeu de mots possible avec le bamana. Tout à coup il fut pris, lui aussi, d'un rire inextinguible. Toute la classe se pâma avec lui. En effet, si “à babiller” signifie en français “bavarder sans suite et à propos de rien”, en bamana, phonétiquement, cette expression signifie “le sexe de vos mamans” (pour parler poliment). Entendre une telle grossièreté dans la bouche du maître, surtout proférée innocemment, était du plus haut comique pour les enfants. Il n'en fallait pas plus pour faire éclater leur hilarité. M. Moulaye Haïdara en riait aux larmes ! Quand il eut fini par se remettre et que le silence revint enfin dans la classe, il expliqua longuement la sentence du point de vue grammatical et en tira la morale. La phrase devait être apprise par cœur et récitée à la fin de l'après-midi.
A midi chacun rentrait déjeuner chez soi, sauf les punis qui étaient consignés à l'école. Le maître nous conduisait en rangs jusqu'à la grande route, assez loin des résidences des Blancs. Là, il criait : “Halte !” puis : “Rompez !” ce qui provoquait immédiatement une débandade joyeuse.
Les cours reprenaient à quatorze heures. Le soir, à dix-sept heures, les vigoureux coups de cloche de Mintikono nous libéraient de nos peines. Nous nous placions sur deux rangs : d'un côté les punis qui devaient passer la nuit chez le maître où une pièce spéciale les attendait (leurs parents, prévenus, leur portaient à manger), de l'autre ceux qui pouvaient rentrer chez eux, aller s'amuser avec leurs camarades d'association ou passer la soirée au clair de lune avec leurs Valentines.
Le plus clair de l'enseignement -— comme dans toutes les écoles primaires indigènes locales — consistait à nous apprendre à lire, à écrire et surtout à parler correctement le français. L'enseignement mathématique élémentaire se limitait aux quatre opérations de base : addition, multiplication, soustraction et division. Après un an ou deux, les élèves ayant réuni un nombre de points suffisant étaient envoyés dans une école régionale où on les préparait aux épreuves du certificat d'études primaires indigène, dont l'obtention était nécessaire pour être dirigé sur l'Ecole professionnelle de Bamako.
Je ne serai moi-même dirigé sur l'école régionale de Jenne qu'à la rentrée scolaire de 1913. Quant aux élèves qui ne dépassaient pas le stade de l'école primaire, ou bien ils retournaient dans leurs familles, ou bien, en raison de leur connaissance, même rudimentaire, du français, ils étaient employés par les Blancs comme personnel domestique : cuisiniers, petits boys ou pankas — du nom de l'écran mobile suspendu au plafond, que l'on actionnait en tirant sur une corde et dont le mouvement donnait un peu d'air frais.

Première rencontre avec Wangrin

C'est au début de l'été de 1912 que j'ai fait la connaissance d'un personnage hors du commun qui devait plus tard jouer un certain rôle dans mon existence, quoique de façon indirecte, puisque la publication du récit de sa vie allait me valoir, en 1974, de recevoir un prix littéraire : je veux parler de celui que, sur sa demande même, j'ai désigné par l'un de ses pseudonymes : “Wangrin”, un homme qui, par ses seuls dons de ruse et d'intelligence, parvint — fait rarissime à l'époque pour un indigène — au sommet de la réussite sociale et financière puisqu'il finit par accumuler une fortune comparable au capital des plus grosses sociétés françaises de l'époque, roulant et trompant sans vergogne les riches et les puissants d'alors, aussi bien africains que français (y compris les redoutables administrateurs coloniaux dits “dieux de la brousse” et la toute-puissante “chambre de commerce” elle-même), se sortant par une pirouette des pires imbroglios créés par lui-même à plaisir, poussant parfois le panache jusqu'à prévenir certaines de ses futures victimes du “tour carabiné” qu'il allait leur jouer, et, finalement, redistribuant aux pauvres, aux infirmes et aux déshérités de toutes sortes une grande partie de ce qu'il avait gagné en dupant les riches.
Pourtant, ce n'est pas cette première partie de sa vie qui est digne d'intérêt, mais la seconde, celle où, à la suite d'une trahison, il perdit en un seul jour la gloire et la fortune, sombrant dans la misère la plus profonde, voire la déchéance. C'est à cette époque qu'il s'est montré le plus grand. Là où d'autres seraient devenus fous, ou emplis d'aigreur, lui accéda à la sagesse. Sans rancune envers personne, sans aucun regret de la fortune perdue, continuant à distribuer aux pauvres les quelques sous qu'il gagnait par-ci par-là, il savait rire de la vie, de lui-même et de sa propre histoire. Devenu une sorte de clochard philosophe, il tenait séance dans les estaminets de la ville, et l'on venait de loin pour entendre ses récits pleins de verve et d'humour et ses savoureux propos sur la nature humaine.
C'est juste après sa ruine, vers 1927, que je devais le rencontrer à nouveau en Haute-Volta, où j'effectuais une mission en tant que jeune fonctionnaire colonial. C'est là qu'il me racontera, des soirées durant, accompagné en sourdine par la guitare de son fidèle griot Diêli Maadi qui l'avait suivi dans son malheur, toutes les péripéties incroyables de sa vie. Et c'est lui-même qui allait me demander d'écrire un jour cette histoire et de la faire connaître pour, disait-il, “servir aux hommes à la fois d'enseignement et de divertissement” — à condition de le désigner par l'un de ses pseudonymes, pour ne pas donner à sa famille, présente ou future, “des idées de supériorité ou d'infériorité” 42.
Lorsque Wangrin était arrivé à Banjagara pour y exercer les fonctions de moniteur d'enseignement, vers 1911 ou 1912, c'était encore un tout jeune homme. J'avoue ne pas savoir où il enseignait — peut-être y avait-il d'autres classes que celle de M. Moulaye Haïdara ?… Il ne tardera pas, d'ailleurs, à sortir de cette situation modeste pour accéder à celle, plus honorifique et plus lucrative, d'interprète auprès du commandant de cercle. Après un combat mémorable, il ravira sa place au vieil interprète ancien tirailleur que j'avais vu chez le commandant, l'homme aux doigts couvertsde bagues et qui ne savait parler que le français forofifon naspa.
Lorsque je l'ai rencontré pour la première fois, Wangrin venait d'être momentanément détaché par le commandant auprès d'un commis des Affaires indigènes de passage à Banjagara, M. François-Victor Equilbecq, qui effectuait une tournée à travers tout le pays pour recueillir le plus grand nombre possible de contes soudanais. Quand M. Equilbecq arriva à Banjagara en juin 1912, le commandant de cercle convoqua le chef Alfa Maki Taal pour lui demander d'envoyer au nouvel arrivant tous ceux, hommes, femmes, vieillards ou enfants, qui connaissaient les contes. Je figurais parmi les enfants choisis.
Chaque conte retenu était payé à l'informateur dix, quinze ou vingt centimes, selon sa longueur ou son importance. Au début, Wangrin les traduisait à M. Equilbecq, qui prenait des notes. Mais bientôt ce dernier se déchargea sur lui du soin de recueillir directement la plupart des textes. Wangrin rédigeait une première traduction en français, puis la communiquait à M. Equilbecq, lequel y apportait éventuellement des corrections ou des modifications de son cru. Il devait publier une grande partie des contes recueillis en 1913, chez E. Leroux, dans la “Collection des contes et chants populaires”, texte qui sera repris en 1972 par les éditions Maisonneuve et Larose sous le titre “Contes populaires d'Afrique occidentale”. Il n'est pas sans intérêt de savoir que Wangrin en a été l'un des principaux rédacteurs. Son nom est cité au bas de la plupart des contes, précédé de la mention “traduit par” ou “interprété par”. Mon nom y figure aussi par endroits, sous l'appellation bizarre de “Amadu Baa, élève dimâdio de l'école de Banjagara” — bizarre car le mot rimâdio n'existe pas; tout au plus peut-on dire qu'il mêle curieusement les deux mots dimaajo et rimayɓe, respectivement singulier et pluriel de “captif de case”…
Lorsque les autres enfants conteurs et moi avons été présentés à Wangrin, quelqu'un lui dit que j'étais le neveu de son grand ami Hammadun Paate (le frère cadet de ma mère), chef de la puissante association d'adultes à laquelle il s'était affilié dès son arrivée à Banjagara. Il me considéra aussitôt comme son propre neveu, ainsi que le voulait la tradition africaine où l'ami du père est un père, l'ami de l'oncle un oncle, etc. Désormais, que j'aie ou non des contes à lui rapporter, j'allais le saluer presque chaque jour en sortant de l'école, et il m'arrivait fréquemment de passer la soirée chez lui.
Plus tard, vers 1915 ou 1916, après la fameuse “affaire des bœufs” où, grâce à son habileté et contre toute attente, il triomphera en justice d'un “dieu de la brousse” — autrement dit d'un administrateur des colonies — Wangrin quittera Banjagara pour aller poursuivre en Haute-Volta sa fulgurante ascension. Nous ne serons cependant jamais totalement privés de ses nouvelles car son épouse, une Dogon de Banjagara dont la famille était proche voisine de la mienne, écrivait de temps en temps à ses parents, qui nous tenaient au courant.

La mort de mon grand-frère

Quand vint le début de l'été 1913, mon frère Hammadun ne put résister au désir de revoir notre mère, qui n'était pas venue à Banjagara depuis assez longtemps. Il demanda à Ɓeydari l'autorisation de se rendre à Kati, où elle résidait alors avec Tidiani. Ɓeydari n'était pas très favofable à ce projet en raison des difficultés et de la longueur du trajet — environ 750 kilomètres —, surtout pour un jeune homme d'une quinzaine d'années qui n'avait encore jamais quitté sa ville natale. Mais Hammadun insista tellement, son besoin de revoir notre mère était si fort qu'à la fin Ɓeydari se laissa fléchir et donna son autorisation. Il n'était pas question, toutefois, de laisser mon frère accomplir seul un tel voyage. Justement, l'un de nos voisins, un griot nommé Madani Umar S., avait l'intention de se rendre à Segu par voie de terre. Ɓeydari lui donna une certaine somme d'argent et lui confia mon frère, persuadé que celui-ci serait en bonnes mains pour son premier long voyage. Après Segu, Hammadun pourrait rejoindre Bamako en empruntant une pirogue sur le Niger. Les douze derniers kilomètres qui séparaient Kati de Bamako seraient une promenade…
Depuis que j'étais revenu à Banjagara, c'était la première fois que mon frère et moi allions être séparés. Nous étions aussi proches que “deux fils de la même couverture” ; je lui rendais avec plaisir tous les menus services qu'un petit frère doit normalement à son grand frère, et lui, en retour, m'entourait de son affection et de sa protection. Il était mon modèle et je l'admirais. Il allait me manquer beaucoup.
Mais la vie était là. Je fus bien vite repris par les mille et une occupations qui remplissaient mes journées : l'école française, les leçons de Cerno Bokar, les soirées avec Kullel et les anciens, les réunions avec mes camarades et nos charmantes Valentines…
Les grandes vacances arrivèrent vite. J'étais de nouveau livré à moi-même et à mes activités de chef de la puissante waaldé de cadets des quartiers sud de Banjagara. Dawuda Maïga et moi formions plus que jamais un duo inséparable. Je ne savais pas que je vivais mes dernières vacances heureuses à Banjagara.
Un soir — c'était le mois d'août, je crois — alors que Dawuda et moi rentrions à la maison après l'une de nos expéditions en brousse, nous trouvâmes toute la famille en train de pleurer. Les femmes poussaient des lamentations entrecoupées du long cri Yooyoo… mi hélii ! annonciateur de malheur. Ɓeydari, la tête penchée, cachait ses yeux de sa main. Nyele, affalée, semblait à bout de force et de larmes. Dès qu'elle me vit, elle poussa un grand cri et se précipita sur moi. Me serrant fortement dans ses bras, elle m'apprit, entre deux sanglots, que mon frère flammadoun était mort. Ma mère avait envoyé un télégramme annonçant qu'il était décédé peu après son arrivée à Kati. “Ne pleure pas, ne pleure pas !” me disait Nyele, son propre visage ruisselant de larmes. “Il ne faut pas pleurer les morts…” Elle me consolait comme elle le pouvait.
Je ne puis décrire le choc que j'ai éprouvé. On aurait dit que mon esprit ne pouvait enregistrer la réalité d'une telle nouvelle. Je restai immobile, sans larmes, sans paroles. Longtemps après, je ne pus que dire :
— Alors, je ne le verrai plus ?… Et son association ?
Dawuda était aussi choqué que moi. Ce n'est que quelques jours après, alors que nous étions seuls tous les deux, que les pleurs sont enfin venus. Nous sanglotions :
— Nous n'avons plus de défenseur … Un tel a son grand frère… tel autre a son grand frère… nous, nous n'avons plus le nôtre… jamais plus nous ne le reverrons… Que s'était-il passé ? Qu'est-ce qui avait pu conduire à la mort ce beau garçon dans la force de l'âge ? Hammadun, avant de mourir, avait tout raconté à notre mère.
Le griot Madani Umar S., à qui Ɓeydari avait confié Hammadun, n'avait rien trouvé de mieux que de se servir de lui comme porteur à pied, alors que lui-même voyageait confortablement à cheval. Il avait enfermé tous ses bagages dans deux énormes sacs qu'il faisait porter à mon frère comme si celui-ci avait été son palefrenier. Malgré la longueur des étapes et les risques de rencontres dangereuses en ces temps où les fauves pullulaient, il partait à cheval en avant, laissant mon frère se débrouiller tout seul sur la route. C'était le début de la saison des pluies. Ployant sous le poids des bagages, les pieds pataugeant dans la boue, ses vêtements trempés sur son dos, Hammadun marchait seul jusqu'au prochain village. Et là, avant de pouvoir se restaurer et se reposer, il lui fallait encore se renseigner partout pour savoir où Madani Umar S. était descendu. Le lendemain matin, Madani repartait à cheval, sans s'occuper de lui. A la longue, les marches épuisantes sous la pluie, la solitude, l'angoisse eurent raison des forces de mon frère: il attrapa une mauvaise bronchite, sans doute aggravée de paludisme. Lorsqu'il arriva enfin à Segu, il grelottait de fièvre et ses jambes le soutenaient à peine.
A Segu, Madani confia mon frère à un laptot de ses amis, auquel il demanda d'organiser son voyage sur le fleuve jusqu'à Koulikoro. Hammadun fit ce long trajet en pirogue découverte. La pluie, la fraîcheur et le manque de soins n'arrangèrent guère son état. A Koulikoro, il prit le chemin de fer pour franchir les cinquante derniers kilomètres qui le séparaient de Bamako. Là, il descendit chez Abdallah, un vieil ami de Tijani et de Kadija. Effrayé par sa faiblesse, Abdallah fit prévenir ma mère à Kati en toute hâte. Elle arriva le jour même pour chercher son fils mais, devant son état, elle décida de le laisser se reposer quelques jours encore à Bamako, où elle espérait pouvoir le faire soigner. Un jour qu'il semblait moins fatigué, elle voulut le sortir et lui montrer un peu la ville. Malgré sa maladie, mon frère était encore d'une beauté saisissante — il était, je l'ai dit, l'un des plus beaux garçons du cercle de Banjagara, et pourtant Dieu sait s'il y avait dans la région des jeunes Fulɓe de toute beauté ! Lorsqu'ils arrivèrent au grand marché où Kadija était connue, une nuée de curieux les entourèrent. Des griots s'exclamaient :
— Hee ! Voici un vrai Pullo, et de la plus belle espèce ! Wallaye ! Par Dieu ! Il n'a pas été accouché à la hâte, on l'a fabriqué avec soin…
Très ennuyé d'être la cible de tous les regards, Hammadun, qui n'en pouvait plus, demanda à Kadija la permission de rentrer à la maison. Après quelques jours, son état ne s'améliorant pas, elle décida de le ramener chez elle à Kati. Ils firent le court voyage en train.
Dès son arrivée à Kati, mon frère s'alita. Et c'est là que, par bribes, il raconta son histoire à ma mère. Dans son délire, il revivait les souffrances de son voyage et gémissait :
— Hé, Madani !… On m'a confié à toi, et tu me laisses tout seul, dans la brousse, au milieu des fauves ! … Oh ! quelle distance ! … Jamais je n'arriverai au village … Que vais-je manger ? … Madani, où es-tu ?… Comment vais-je te trouver ?… Oh! je suis fatigué… je suis fatigué…
Ma mère lui fit prodiguer tous les soins possibles, mais il était trop tard. Au bout de quelques semaines, il rendait son âme à Dieu. Son seul grand plaisir, en dehors du bonheur d'avoir retrouvé sa mère, fut de tenir dans ses bras et d'embrasser notre petite sœur Aminata qui était née à Kati. Il attacha un fil à sa petite main, et dit :
— Je retiens ma sœur en mariage pour mon ami Maki Taal.
Plus tard, Maki Taal ne donna pas suite à ce projet, sinon ni Aminata ni personne dans la famille n'aurait voulu pour elle quelqu'un d'autre que celui qui avait été désigné sur son lit de mort par mon grand frère Hammadun.

A l'annonce de son décès, presque tout Banjagara prit le deuil. Dans chaque famille, on pleura mon frère. Doué pour tout, extrêmement adroit de ses mains — ses petites sculptures et ses broderies étaient de vraies œuvres d'art —, c'était avant tout un garçon respectueux et aimable avec tout le monde, et totalement dénué de tout sentiment de supériorité. Quand ses camarades se baignaient dans la rivière, il restait souvent assis sur la rive pour garder leurs vêtements, se privant lui-même du plaisir de la baignade. Les enfants africains sont habitués à partager ce qu'ils possèdent, mais lui donnait tout. Et jamais il ne tolérait de voir un garçon plus fort s'attaquer à un plus faible, il prenait aussitôt sa défense.
Avec moi, je l'ai dit, il était très affectueux ; mais cela ne l'empêchait pas d'être très exigeant sur certains points. Lorsqu'on me terrassait dans la lutte au corps à corps, où je n'étais pas très fort, il s'en vexait et me le reprochait ; mais dès que l'on m'avait vaincu, je courais chercher un bâton et celui qui m'avait terrassé en avait pour une semaine à recevoir des volées de coups, au point que l'on disait :
— Si Amkullel te terrasses, tu as honte ; mais si tu le terrasses, tu en as pour une semaine de bagarre; il vaut mieux ne pas se battre avec lui.
Là, mon frère était très fier de moi.
Quand un camarade m'attaquait, il ne me défendait pas, il voulait que je me débrouille tout seul ; mais il ne permettait pas qu'un plus âgé s'attaque à moi. D'ailleurs, de son vivant, personne ne l'a jamais osé.

L'école de Jenne: premier certificat d'études

Vers la fin des vacances, alors que nous commencions à peine à nous remettre de la disparition d'Hammadun, M. Moulaye Haïdara me convoqua chez lui. Il m'apprit que j'avais obtenu le nombre de points nécessaire pour être envoyé à l'école régionale de Jenne où je pourrais préparer le certificat d'études indigène, et si tout allait bien, le passer en deux ans. Je devais rejoindre l'école à la rentrée de septembre. Il en avisa ma famille.
Ɓeydari en fut si affecté qu'il en tomba malade. Il réunit un conseil de famille pour annoncer la mauvaise nouvelle et envisager des dispositions. Jenne était distante d'environ deux cents kilomètres de Banjagara, ce qui, à l'époque, représentait au moins trois ou quatre jours de marche, à pied d'abord jusqu'à Mopti, puis en bateau. Or, nous n'avions à Jenne aucun parent à qui l'on pourrait me confier. Il fut donc décidé que Nyele m'accompagnerait pour s'occuper sur place de mes besoins et veiller sur moi.
Cette décision ne m'arrangeait guère. Je partais pour une vie nouvelle, j'étais un grand garçon et j'avais envie d'être libre ; mais je savais bien que si Nyele vivait auprès de moi, je serais sous sa surveillance constante. Du haut de mes treize ans, je refusai donc fermement sa compagnie.
— Je dois aller à Jenne exactement comme mes six autres camarades, leur expliquai-je. Aucun d'eux ne sera accompagné d'un parent ; pourquoi voudriez-vous que moi je me fasse accompagner comme si j'apprenais à marcher ? Je n'ai pas peur d'aller à l'étranger.
On me supplia, Nyele pleura, mais je tins bon. Finalement, la mort dans l'âme, Ɓeydari, Nyele et leurs compagnons plièrent devant ma volonté et acceptèrent de me laisser partir seul. Ils savaient qu'ils ne me reverraient qu'aux grandes vacances de l'été suivant. Les six autres camarades désignés en même temps que moi étaient Maki Taal, l'ami d'Hammadun, Tégué Ouologuem, Yagama Tembély, Moussa Kulibali, Mintikono Samaké et Badji Ouologuem.
Trois jours avant notre départ de Banjagara, le commandant de cercle nous convoqua. Il nous félicita d'avoir mérité par notre travail une promotion aussi enviable, première étape sur la route qui devait nous mener vers le pouvoir et la richesse, et pour marquer son contentement, il offrit à chacun d'entre nous deux tenues complètes, une couverture et la somme fort appréciable de sept francs. Ordre fut donné à Koniba Kondala de recruter un porteur pour chaque écolier car nous devions faire à pied les soixante-dix kilomètres qui nous séparaient de Mopti, ville où nous pourrions prendre le bateau pour rejoindre Jenne par le Niger.
A trois reprises, par pure malignité, je refusai le porteur que Koniba Kondala me présentait, lui trouvant chaque fois un défaut plus ou moins fantaisiste, uniquement pour bien faire sentir à Koniba Kondala que j'étais déjà devenu plus “chef” que lui. Je le fis courir toute une journée à la recherche du porteur idéal. A la fin, excédé, il alla trouver Ɓeydari pour lui demander de me faire entendre raison.
— Si j'avais su, se lamenta-t-il, jamais je n'aurais envoyé ce petit morveux d'Amkullel à l'école ! Je m'en mords les doigts jusqu'à la deuxième phalange !
Ɓeydari était ravi. Il répliqua en citant l'adage :
— “A trop vouloirjeter au loin une grenouille qui vous dégoûte, elle finit par tomber dans une bonne mare”— autrement dit, à trop vouloir faire du mal à quelqu'un, il arrive qu'on finisse par provoquer les conditions qui feront son bonheur. O Koniba Kondala, ajouta-t-il, il t'arrive avec Amkullel ce qui arrive à un homme mal intentionné qui se couche sur le dos et pisse en l'air pour essayer de salir le ciel. Non seulement son urine n'atteint jamais son but, mais finalement c'est sur son propre ventre qu'elle retombe.
J'avais pris ma première revanche sur Koniba Kondala. Satisfait, je condescendis à accepter le quatrième porteur. Ɓeydari était tout heureux de voir qu'à peine mon orteil gauche engagé dans l'étrier du commandement, je pouvais inquiéter un fauve comme Koniba Kondala, la terreur de la ville. Du coup, il cessa de s'inquiéter pour mon départ.
— Je crois que nous pouvons être tranquilles, dit-il à Nyele. Amadu sera en bonnes mains dans ses propres mains.
Je consacrai le temps qui me restait à aller saluer en ville mes oncles et tantes et les amis fidèles de mes parents, dont certains avaient joué, jusqu'à ce jour, un rôle si important dans ma vie. Ils m'avaient aimé, instruit, éduqué, guidé. Tous avaient été des pères pour moi : Balewel Diko, le compagnon inséparable de mon père Hampaate ; mon oncle maternel Hammadun Paate et mon “oncle” Wangrin ; Kullel, dont je portais le nom ; et surtout Cerno Bokar, qui m'avait fait sauter sur ses épaules quand j'étais petit et qui maintenant, patiemment, attendait que je devienne un homme. Il me bénit, me confia à Dieu, et cela suffit pour effacer toutes mes craintes. Je le quittai plein de confiance, gardant au cœur le souvenir de son bon sourire et de son front si brillant que l'on pouvait presque s'y mirer.
De son côté, Ɓeydari avait décidé de se rendre un peu plus tard à Kati afin d'aller présenter ses condoléances à ma mère pour le deuil d'Hammadun. Il avait l'intention de faire le voyage à pied jusqu'à Segu en empruntant exactement le même chemin que mon frère, pour se rendre compte par lui-même de toutes les souffrances qu'il avait endurées.

Un beau matin, de très bonne heure, après les derniers adieux et les dernières larmes, mes six camarades et moi, amplement munis de provisions de route et de bénédictions de toutes sortes, nous nous engageons sur la route de Mopti, accompagnés de nos porteurs et de quelques gardes. C'est la quatrième fois que je voyage sur cette route. La première fois, âgé tout juste d'un mois et demi, je trônais tel un petit roi sur la tête de Nyele, bien installé dans une grande calebasse : ma mère me conduisait chez ma grand-mère pour me présenter à elle. La deuxième fois, Nyele me portait plus classiquement dans son dos ; nous retournions à Taykiri où ma grand-mère venait de mourir. La troisième fois, c'était le grand départ pour Buguni ; âgé de quatre à cinq ans, accroché tantôt au dos de Nassouni, tantôt à celui de Batoma, je contemplais le paysage au rythme de leur pas. Aujourd'hui, j'ai treize ans. Je n'ai plus de frère, ma mère est au loin, je laisse derrière moi tous ceux qui ont veillé sur mon enfance et je ne sais pas ce qui m'attend, mais je marche d'un bon pas sur la route : je pars pour étudier, et pour devenir un chef.
A dix kilomètres de la ville, une brusque crue du Yaame, dont les eaux ont emporté le léger pont de bois qui l'enjambait, nous bloque sur la rive ; une décrue tout aussi soudaine survient deux jours après, suffisante pour nous permettre de traverser la rivière à gué. C'est chose rare en cette saison, mais cette année-là le régime des pluies a été déficitaire et la population s'en inquiète pour la récolte à venir. Nous marchons deux jours encore, et c'est enfin Mopti. Chaque élève va loger chez un parent ou un ami de sa famille. Pour ma part, je me rends chez Tiébéssé, l'amie d'enfance de ma mère. On nous donne deux jours de congé, le temps nécessaire pour réunir les onze élèves de Mopti qui doivent grossir notre convoi pour Jenne. Je profite de ce congé pour découvrir un peu la ville en compagnie de quelques camarades.
Située au confluent du Niger arrivant de Guinée et du Bani arrivant de Côte-d'Ivoire — respectivement appelés le “fleuve blanc” et le “fleuve noir” en raison de la coloration plus ou moins sombre de leurs eaux — Mopti préside à la naissance du grand Niger, qui lance à partir delà un véritable réseau de bras et de canaux dans lesquels il enserre une multitude de mares et de lacs, amorçant la longue courbe qui va donner à toute la région son nom de “Boucle du Niger”.
Ce n'est pas pour rien qu'on a surnommé Mopti “la Venise du Soudan” : toutes ses activités sont plus ou moins liées à la vie du fleuve et au rythme de ses crues. Les Bozo, qui sont les plus anciens occupants du lieu, fabriquent à la main ces longues et merveilleuses pirogues que l'on voit fendre silencieusement les eaux et dont certaines sont capables de transporter des tonnes de marchandises. Peuple de pêcheurs et de chasseurs, ils sont les “maîtres de l'eau” traditionnels de toute la région.
Dans cette zone de confluence des “eaux noires” et des “eaux blanches”, on rencontre des ethnies de diverses origines, des plus claires aux plus sombres. Après les Bozo, les plus anciennes sont les Songhay et les Fulɓe ; les Bamana et les Dogon n'y sont venus que plus tardivement.
Toute la région de la Boucle du Niger constituait autrefois, dans sa partie ouest, un véritable réservoir des richesses du pays en matière d'agriculture, d'élevage, de pêche et de chasse, sans parler des traditions religieuses et culturelles. L'homme y vivait à l'aise et l'artisanat traditionnel y était particulièrement développé. Le Maasina, où les Fulɓe vinrent se fixer jadis en raison de la richesse de ses pâturages, est situé au cœur de cette région dont Mopti est l'un des fleurons.

Le matin du départ, les onze élèves de Mopti se joignirent à nous, portant notre effectif à dix-huit. Le commandant de cercle de Mopti avait fait mettre à notre disposition deux grandes pirogues, munies de toutes les provisions nécessaires. Elles nous attendaient au bord du fleuve, en face des établissements Simon. Chaque pirogue fut occupée par neuf garçons. Les élèves de Mopti, massés au bord du pont, pleuraient en faisant signe à leurs parents restés sur la rive.
Sur un signal, les laptots plongèrent leurs perches dans l'eau et imprimèrent à la pirogue un ëlan vigoureux. Poussant quelques camarades, j'avançai la tête pour regarder la foule attroupée sur la berge. Tout à coup, je fus pris d'une sorte de vertige : les gens semblaient s'écarter de nous en reculant en arrière mais sans marcher, comme s'ils dérivaient à la surface de l'eau. Je mis quelques instants à réaliser que c'était notre pirogue qui s'éloignait d'eux et non le contraire. De mon lointain voyage sur le fleuve avec ma mère, il ne me restait aucun souvenir : je découvrais tout pour la première fois.
Quand nos pirogues furent parvenues au milieu du courant, alors que nous nous dirigions vers le point où les eaux du Niger et du Bani se rencontrent, le chef laptot cria :
— Ouvrez vos paquets et jetez dans l'eau un peu de chaque aliment que vous possédez !
C'était le tribut traditionnel à payer à la déesse des eaux Maïrama au moment où l'on quittait le “fleuve noir” (le Bani) pour pénétrer dans les eaux larges et majestueuses du “fleuve blanc” (le Niger). Chacun de nous prit dans sa main sa petite offrande et, le moment venu, la jeta le plus loin possible dans les eaux clapotantes.
Notre pirogue, qui jusque-là suivait sans effort le courant descendant du Bani, heurta tout à coup les vagues qui se formaient à la rencontre des eaux du Niger dont nous devions remonter le courant jusqu'à Kuwakuru. Elle se cabra pour les surmonter. Toute la coque subit un soubresaut qui secoua passagers et bagages. Je crus un instant que Maïrama, la princesse des eaux, s'était fâchée contre nous pour quelque raison obscure et qu'elle donnait un grand coup de pied dans notre embarcation. Mais dès que les laptots eurent contourné le coude du fleuve et nous firent naviguer au large, tout rentra dans l'ordre. Le reste du voyage se déroula sans problème.
A Kuwakuru, nous devions quitter le lit principal du Niger pour emprunter les eaux d'un bras secondaire qui nous mènerait jusqu'à Jenne. Les eaux calmes de ce bras coulaient paresseusement dans une plaine immense, vaste dépression qui porte plusieurs noms selon les régions traversées et qui s'étend jusqu'à Tombouctou. Malgré le déficit des pluies en cette saison d'inondation, la plaine était encore largement submergée. De loin en loin, on apercevait des villages qui formaient à la surface des eaux comme des îlots d'argile ocreuse ou grise. Presque toujours surplombés par des bouquets de rôniers élancés aux touffes hirsutes et frisées comme des tignasses de folles, ils dominaient un océan de verdure, les eaux épanchées dans la plaine étant recouvertes d'un immense tapis d'herbes et de plantes aquatiques. Les zones épargnées par cette végétation exubérante reluisaient par endroits au soleil. On aurait dit de grandes clairières tapissées de plaques d'argent.
Le chef laptot cria :
— Dès que nous franchirons le prochain coude du marigot, vous verrez les grandes tourelles de la mosquée de Jenne.
Tous les élèves se ruèrent hors du rouf :
Nous allons voir Jenne ! Nous allons voir Jenne !
Ne disait-on pas que cette ville, la plus belle de toute la Boucle du Niger, était située juste au-dessous d'Al-Djennat, le jardin d'Allâh (le paradis) dont elle portait le nom ?
Effectivement, sitôt le tournant franchi, nous vîmes apparaître, au-dessus d'une masse de verdure qui nous cachait encore la ville et le corps de la mosquée, les flèches des trois tourelles pyramidales dont les flancs étaient hérissés de tiges de rônier artistiquement disposées, et dont le rôle était d'assurer la solidité du matériau de construction. D'une délicate teinte ocrée, ces flèches se détachaient sur un ciel dégagé qui semblait avoir été lavé et bleui par la main même de Dieu ; c'étaient les pinacles des trois grandes tourelles de la grande mosquée de Jenne, la plus belle, à l'époque, de toute l'Afrique noire, depuis Khartoum l'orientale jusqu'à Conakry l'occidentale.
Au fur et à mesure de notre approche, le rideau de verdure semblait s'écarter et se trouer tout exprès pour nous laisser découvrir les beautés de la ville. Bientôt surgit la majestueuse façade orientale de la mosquée, que tant d'illustrations et de photographies ont fait connaître à travers le monde ; puis apparurent les maisons à terrasse de la ville, caractérisées par leurs motifs décoratifs d'une beauté exceptionnelle et cernées de frondaisons verdoyantes.
Nos pirogues accostèrent à l'est de la ville, dans le petit port d'El Gazba. Il était on ne peut plus animé. Des femmes se lavaient au bord de la rivière, d'autres y nettoyaient leur linge ou leur vaisselle, des enfants s'y baignaient. On y avait amené des animaux pour boire, si bien que les braiments des anes se mêlaient aux hennissements des chevaux et aux bêlements des moutons. Partout on entendait fuser des éclats de rire. Chacun parlait fort et discutait sans trop s'occuper des enfants qui pleuraient. Sur la berge reposaient à sec de grandes pirogues en cours de construction ou de réparation, semblables à de grands crocodiles assoupis en train de prendre l'air.
Les laptots nous firent accoster non loin de la maison de Chékou Hassey, chef songhaï de la ville, qui était chargé d'héberger les élèves originaires de la région de Jenne. Quant à nous, enfants de Banjagara, nous étions attendus par deux représentants d'Amadu Kisso Sisee, chef de la communauté pullo, que le commandant avait chargé de nous loger. Les deux hommes nous conduisirent dans la concession du chef pullo où des logements nous avaient été réservés. On nous répartit dans ces logements par groupes de cinq ou six élèves. Maki Taal, Yagama Tembély (un Dogon dont le père était ami de Ɓeydari), Badji Otiologuem, Mintikono Samaké, Moussa Kulibali et moi devions occuper la même chambrée et partager les mêmes repas.
L'après-midi même, le chef pullo Amadu Kisso Sisee nous conduisit en personne à la résidence du commandant de cercle. L'interprète Mamadu Saal, dit “Papa Saal”, un vétéran de la conquête du pays, nous introduisit dans le bureau du commandant, un administrateur des colonies nommé Max Brizeux. Celui-ci vivait maritalement avec Fanta Bougalo, une très belle femme forgeronne de Banjagara qui faisait partie de l'association dirigée par ma mère. Quand elle entendit annoncer l'arrivée des enfants de Banjagara, elle descendit de l'étage où elle avait son appartement pour voir s'il n'y en aurait pas quelques-uns de sa connaissance. Elle me reconnut. Sur-le-champ, elle me recommanda à Amadu Kisso Sisee en lui donnant des renseignements sur ma famille, recommandation qui me vaudrait plus tard un régime de faveur.

Le commandant fit venir M. Baba Keïta, l'instituteur indigène qui assurait les fonctions de directeur de l'école régionale. Diplômé de l'Ecole normale William Ponty de Gorée, au Sénégal, il passait pour un homme très instruit. Il prit possession de ses dix-huit nouvelles recrues, nous fit mettre en rangs et nous conduisit à l'école régionale, l'un des plus beaux et des plus vastes monuments de la ville après la grande mosquée. Tout l'après-midi fut consacré à établir nos fiches et à nous répartir entre les quatre classes que comptait l'école.
M. Baba Keïta était assisté de deux moniteurs d'enseignement (seuls les diplômés de l'Ecole normale avaient droit au titre d'instituteurs) : c'était Tennga Tiemtoré, un Mossi aux dents taillées en forme de dents de scie, et le pittoresque Allassane Saal, fils du vieil interprète Papa Saal. Physiquement lourdaud et intellectuellement un peu simple, il n'avait fait que peu d'études à l'école primaire élémentaire indigène et devait sa nomination beaucoup plus à l'influence politique de son père qu'à ses aptitudes personnelles — il était devenu le sempiternel moniteur des élèves débutants que l'on appelait les “abécédaires”, auxquels il serinait les premiers rudiments de la langue française. Malheureusement, sa langue trop épaisse emplissait tellement sa bouche que les sons n'en sortaient que tronqués ou bizarrement déformes. Il affectionnait particulièrement de faire réciter à ses élèves la phrase : “Je mange du coucous, tu manges du couscous, tout le monde mange du couscous…” mais, de sa voix bizarre, il prononçait “kosskoss”, ce que les élèves s'empressaient de répéter à cœur joie et qui lui avait valu le surnom de “Monsieur Koss-koss”.
Le surveillant de l'école se nommait Fabarka. Homme de grande taille, teint très bronzé, visage renfrogné, il était extrêmement sévère avec les enfants et ne se gênait nullement pour les frapper avec un martinet à deux lianes qu'il portait constamment sur son épaule droite. Les élèves peuls l'avaient surnommé Baa-dorrol: “Papa-fouet”.
Quant à notre directeur, M. Baba Keïta, c'était le modèle même du grand “Blanc-Noir”. Constamment habillé à l'européenne, il avait épousé une métisse “père blanc-mère noire” à la peau claire et aux longs cheveux lisses.
Ils sortaient très peu, vivaient enfermés chez eux à la manière des tubabs et se nourrissaient de mets européens qu'ils dégustaient assis devant une table, à l'aide de couverts de métal. M. Baba Keïta poussait le raffinement — pour nous du plus haut comique ! — jusqu'à se moucher dans un morceau de toile dans lequel il enfermait soigneusement ses excrétions avant de les enfouir, sans doute pour ne pas les perdre, au plus profond de sa poche. Il tenait constamment en inain un trousseau de clés qu'il faisait tinter de temps en temps pour se distraire. Peu bavard et de nature nonchalante, il avait la voix nasillarde, ce qui nuisait à l'agrément de sa conversation qui était toujours, très instructive. Les écoliers de Banjagara lui donnèrent vite le sobriquet de “M. Nez bouché”.
Deux mois après notre arrivée, M. Baba Keïta, malgré ses qualifications, fut remplacé par un instituteur blanc, M. François Primel. Sitôt en place, le premier souci de M. Primel fut de réorganiser l'école en y ajoutant une cinquième classe. Il se réserva les deux premières, confia la troisième à Tennga Tiemtoré et la quatrième à Allassane Saal ; quant à la cinquième, uniquement composée des “abécédaires”, il chargea les élèves de première et de deuxième d'aller y enseigner à tour de rôle des leçons préparées par lui-même, sous le contrôle de Tennga Tiemtoré.
Notre nouveau directeur créa une caisse scolaire qui fut baptisée “cantine”. Chaque boursier devait y verser un franc cinquante à titre de cotisation mensuelle. Notre bourse étant de sept francs par mois et la pension versée à nos logeurs de cinq francs, il restait donc à chaque élève cinquante centimes d'argent de poche pour trente jours, soit l'équivalent de seize cauris par jour et vingt et un le dimanche. A titre indicatif, un tirailleur touchait alors quinze francs par mois et un franc représentait à peu près mille cauris.
Personnellement, j'étais un grand privilégié, un véritable “fils à papa” — ou plutôt un “fils à maman” — car ma mère m'envoyait régulièrement quinze francs tous les deux mois. M. Primel me retenait dix francs pour gonfler mon pécule et je disposais des cinq francs restants comme bon me semblait. Cela portait mon crédit mensuel à près de trois mille cauris, soit environ cent cauris par jour, plus que n'en disposaient bien des familles. Cette fortune me suscita des amis, mais aussi des jaloux, généralement plus forts que moi ; ils m'envahissaient de demandes de cauris, et si je refusais ils n'hésitaient pas à me rouer de coups. Je n'avais plus mon bâton pour me défendre, ni mes camarades de waaldé pour me protéger dans les corps-à-corps…
Dans notre chambrée, au milieu de mes cinq camarades de Banjagara, ma situation n'était guère plus enviable. Notre chef de file Maki Taal, plus âgé et plus fort que nous tous et très despote avec ses cadets, disposait de nous comme il le voulait. Nous étions vraiment ses petits boys. Il obligeait chacun de nous à lui verser des cauris qui servaient à acheter du beurre dont il agrémentait son ordinaire. Quand le plat de riz, ou d'une autre céréale, arrivait, il le séparait en deux, se réservant la moitié contenant le beurre et toute la sauce grasse et nous abandonnant l'autre moitié sans sauce. En compensation, nous avions le droit de manger ses restes, s'il y en avait.
Un beau jour, il décida que désormais je serais seul à supporter les frais d'achat du beurre. Je m'exécutai pendant quelque temps mais à la longue, excédé, je me révoltai et refusai de payer. Ne pouvant me faire entendre raison, Maki Taal me livra au robuste Mintikono Samaké. Celui-ci me frappa de toutes ses forces et, comme on pouvait s'y attendre, finit par me terrasser. Comme je ne cédais toujours pas, il entreprit, tandis qu'il me maintenait solidement à terre, de boucher complètement mes oreilles avec de la poussière fine dont j'eus beaucoup de mal, par la suite, à me débarrasser. Le soir même, bouillant d'indignation, je me rendis dans la cour où le chef pullo Amadu Kisso tenait une assemblée. Les enfants n'ayant pas le droit de pénétrer dans cette cour, surtout quand les adultes y étaient réunis, tous les visages se tournèrent vers moi. Je saluai d'une voix forte :
— As-salaam aleykum ! La paix sur vous, assemblée des anciens.
Etonnés, les vieux répondirent automatiquement :
— Aleyka es-salaam ! La paix sur toi. Bissimillâh ! Bienvenue ! Que veux-tu ?
— Je veux voir le chef Amadu Kisso.
— Pourquoi ?
— Je viens porter plainte pour avoir été maltraité par des compagnons de chambrée.
Immédiatement, on me fit avancer auprès d'Amadu Kisso. Il suspendit la séance pour m'écouter. Je montrai mes oreilles et les traces des coups que j'avais reçus ; j'expliquai le régime auquel nous soumettaient les plus forts du groupe. — lJe viens porter plainte, ajoutai-je d'un ton véhément, car moi je ne veux plus supporter tout cela.
Toute l'assemblée éclata de rire.
— En voilà un qui sait ce qu'il veut ! s'esclaffèrent certains vieux.
— De quelle ville viens-tu ? me demanda Amadu Kisso.
— De Banjagara.
— Qui sont tes parents ?
— Mon père, qui est mort, s'appelait Hampaate. Il était un descendant des Baa et des Hamsalah du Fakala. Ma mère s'appelle Kadija Paate, et elle est la fille de Paate Poullo Jallo.
Dès que j'eus prononcé les noms des Hamsalah et de Paate Poullo, un bruissement parcourut l'assemblée. Amadu Kisso reconnut en moi le garçon dont Fanta Bougalo lui avait parlé chez le commandant de cercle.
— Comment ! s'exclama-t-il, voilà un descendant des Hamsalah et de Paate Poullo qui vient dans notre ville, dans notre concession même, et que l'on maltraite ? C'est une honte pour nous ! il se tourna vers moi : Désormais, tu logeras chez mon épouse et tu partageras mes repas.
Il envoya sur-le-champ chercher ma malle et mes effets de couchage et me transféra chez sa femme préférée, celle qui préparait sa nourriture. Par chance, cette femme, qui s'appelait Aïssata, portait le nom de l'une de mes grands-mères maternelles du Fakala ; c'était l'une de nos parentes éloignées du côté de ma grand-mère Anta Njoɓdi.
Bien entendu, cette promotion inattendue augmenta encore le nombre de mes ennemis et aviva la colère de Maki Taal et de Mintikono Samaké contre moi. J'eus alors la bonne idée de me constituer, moyennant une vingtaine de cauris par jour et quelques friandises, une sorte de “garde du corps” en la personne de deux jeunes Bobos : Koroba Minkoro et Hansi Kulibali. C'étaient deux garçons très forts et bien décidés à rendre la vie amère à quiconque oserait me toucher. De simples gardes du corps au début, ils devinrent rapidement mes amis et soutiens inconditionnels. Après que chacun d'eux eut triomphé personnellement de Mintikono la grande terreur, tout fut dit quant à ma tranquillité personnelle.
Dès le moment où je vécus dans la maison d'Amadu Kisso, ce fut pour moi le grand bonheur. Je mangeais à ses côtés, j'assistais chaque soir à toutes les conversations et réunions qui se tenaient dans sa cour, et parfois même dans la journée quand je n'avais pas école. C'était comme si je n'avais quitté la cour de mon père Tijani que pour entrer clans la sienne. Là aussi se succédaient conteurs et traditionalistes évoquant, sur fond de musique, toute l'histoire du pays, la création de la ville de Jenne, ses traditions, anciennes, ses chroniques amusantes, sa conquête par l'armée française… J'y appris aussi beaucoup de choses sur les Bozo, les Songhay, les Bamana de la région de Saro (principauté qui a toujours tenu tête au roi bamana de Segu) et sur les Fulɓe eux-mêmes. Cela me permit de compléter ou d'approfondir ce que je savais déjà.
Douze ethnies vivaient alors à Jenne en bonne intelligence dans les douze quartiers de la ville : les ethnies bozo, bobo, nono, songhay, pullo, dimaajo (caste des captifs peuls), bamana, malinké, maure, arabe, mianka, et samo, ces deux dernières races y étant les plus rares. La ville était administrée par un triumvirat bozo-songhaï-pullo, secondé par deux collèges : un collège d'anciens et un collège de marabouts. La police était assurée par la classe des captifs, celle des artisans étant plus spécialisée dans la surveillance des mœurs. Les métiers traditionnels artisanaux (forgerons, tisserands, cordonniers, etc.) étaient organisés en corporations appelées tennde (ateliers) et dirigées par un comité que présidait un doyen d'âge.
La ville était parsemée de petits cimetières où étaient inhumés des saints dont on invoquait l'intercession, mais elle comptait aussi, tant dans ses murs qu'à l'extérieur, d'anciens lieux sacrés païens où certains continuaient d'aller sacrifier, tels le mur de la vierge Tapama ou le bois sacré de Toulaa-Heela, résidence du grand génie Tummelew, maître de la terre et protecteur des lieux.
Un jour de cette année 1913, l'inspecteur de l'enseignement Jean-Louis Monod (l'auteur des “Livrets de lecture” où j'avais appris mes premières leçons) vint effectuer une inspection à Jenne. Flanqué de notre directeur, il entra dans la classe et procéda à un petit interrogatoire pour tester nos connaissances et notre niveau. A un moment donné, il demanda :
— Quelle est la capitale de la France ?
De nombreux bras se levèrent. Notre camarade Aladji Nyaté, qui était le plus grand de la classe mais pas le plus vif en esprit, leva sa main qui dépassait celle de tous les autres et se mit à crier :
— Moi, monsieur ! Moi, moi, monsieur !
Il se démena tant que sa voix et sa taille finirent par attirer l'attention de l'inspecteur :
— A toi, là-bas, le grand.
Aladji Nyaté, tout heureux, entreprit d'abord de se déplier en deux temps pour extraire son grand corps de nos petites tables-bancs d'écoliers ; une fois debout, il croisa ses bras et commença à chantonner :
— La capitale de la France… la capitale de la France… C'est Jenne !
Il était si content qu'un grand sourire emplissait la moitié de son visage. Notre maître M. Primel se prit la tête entre les deux mains, comme s'il venait d'être saisi par une vive douleur.
— Assieds-toi, espèce de grand escogriffe de Jenne ! ria l'inspecteur au comble de l'indignation. Apprends que Jenne n'est pas la capitale de la France. La capitale de la France, c'est Paris : P-A-R-I-S, Paris !

La grande famine de 1914 : une vision d'horreur

Au cours de l'été 1913, le ciel s'était montré avare en eau. Les pluies d'hivernage avaient été déficitaireas dans presque toute la Boucle du Niger, aussi bien dans la zone inondée s'étendant de Diafarabé à Gao que dans la zone exondée allant de San à Douentza. Quand la saison est normale, les pluies d'hivernage commencent en juin, période où l'on procède aux semailles. Les pluies de la période de soudure reprennent en septembre, octobre et parfois même en novembre ; c'est à ces époques que l'on récolte le maïs et le mil, qui ont déjà donné auparavant un peu de mil hâtif et de maïs hâtif. Mais, cette année-là, les pluies de la première période avaient été faibles et celles de la période de soudure inexistantes. Kaminou, l'esprit gardien des eaux célestes, avait apparemment fermé ses écluses et était resté sourd aux incantations des féticheurs, lesquelles n'avaient pas eu plus d'effet que les supplications et les prières des marabouts musulmans. Les larmes des sources avaient refusé de quitter leurs cavités souterraines. Les eaux des rivières et des fleuves, qui avaient commencé à sortir timidement de leurs lits, étaient vite revenues s'y réfugier. Même dans les meilleures régions, les inondations n'avaient pas connu leur régime habituel.
En l'absence des pluies attendues, les rizières, les prairies, les champs de haute brousse virent leurs jeunes pousses griller et se recroqueviller sous un soleil torride qu'aucun nuage ne venait tempérer. Les pâturages subirent le sort des récoltes. Sans herbe à brouter, les vaches virent tarir leur lait, les petits veaux moururent, et le cheptel fut en partie décimé. Même les poissons furent touchés. Faute d'un niveau d'eau suffisant, les femelles ne purent franchir les rives des cours d'eau pour aller, comme elles le faisaient chaque année, émigrer dans les plaines inondées où se trouvaient leurs lieux naturels de ponte. Affolées, elles pondirent au hasard dans le lit des rivières, demeure de leurs époux. Leurs œufs, privés de protection, furent entraînés par le courant. La production saisonnière baissa de cinquante pour cent.
Pour se nourrir, les cultivateurs puisèrent dans leurs réserves, puis dans leurs semences. Bientôt, il n'y eut plus rien.
L'hivernage calamiteux de l'été 1913 fut ainsi le générateur d'une famine effroyable qui, en 1914, devait causer la mort de près d'un tiers des populations dans les pays de la Boucle du Niger. Les régions de l'ouest du territoire (de Sansanden et Segu jusqu'à Bamako, Kutyala, Sikaso et Buguni), suffisamment riches en vivres, n'avaient guère souffert, mais, à l'époque, il n'y avait ni véhicule ni routes carrossables pour transporter les excédents de vivres dans les régions frappées. Seuls le Bani et le Niger reliaient alors l'ouest et l'est du Haut-Sénégal-et-Niger ; or ces deux voies de transport naturelles étaient vite tombées à leur étiage, quand elles n'étaient pas barrées par des bancs de sable mobiles qui retardaient considérablement la navigation des pirogues, même de petit tonnage.
Durant ce temps, mes camarades et moi n'avions aucune idée réelle de la famine effroyable qui, ailleurs, s'abattait progressivement sur les populations. Nous savions qu'il y avait disette, mais nous n'en souffrions pas, Jenne étant en partie épargnée et nos logeurs bien approvisionnés, sans doute grâce à la présence dans la ville de la résidence du commandant de cercle.
En cours d'année, la situation ne cessant d'empirer, Ɓeydari décida, que cela me plaise ou non, d'envoyer Nyele me rejoindre à Jenne afin qu'elle veille à ce que je ne manque de rien. En fait, je fus ravi de revoir ma bonne Nyele. Elle me serra longtemps dans ses bras en pleurant. Nyele commença par chercher un bon logement, qu'elle trouva dans le quartier d'Al Gazba. Elle l'équipa pour nous deux. Quand tout fut prêt pour nous accueillir, elle alla au nom de toute la famille, remercier le chef pullo Amadu Kisso de m'avoir hébergé chez lui et traité comme un fils, mais elle me récupéra et m'installa dans notre nouveau logement. Elle se fit alors engager comme cuisinière chez le “grand interprète” Papa Saal pour y servir son épouse préférée. Celle-ci ne résidait pas chez son mari, mais un peu plus loin, dans une belle maison à étages qui comportait de nombreuses pièces spacieuses, aérées et bien éclairées. Cette maison était toujours fermée et surveillée par un portier armé. Personne, sinon les serviteurs et Papa Saal lui-même, ne pouvait y pénétrer. Exceptionnellement, grâce à Nyele, j'y avais mes entrées et mes sorties libres, et l'on m'y comblait de gâteries. Je ne regrettai donc pas trop la demeure d'Amadu Kisso, où je continuai de me rendre de temps en temps pour saluer mon bienfaiteur. Sur le plan matériel, j'étais en effet passé d'un paradis moyen à un paradis supérieur, car, tout chef pullo qu'était Amadu Kisso, le train de vie de sa femme préférée ne pouvait en aucune manière être comparé à celui de la femme préférée de Papa Saal, “grand interprète du commandant”, donc deuxième personnalité du cercle après le commandant lui-même, par qui tout le monde était obligé de passer pour présenter une requête ou défendre une cause, ce qui n'allait pas sans l'offrande discrète de la “chose nocturne”, le cadeau que l'on faisait parvenir de nuit pour s'assurer “la bonne bouche” de l'interprète …
On me présenta à Papa Saal comme le “fils de Nyele”. Il me toléra chez sa femme, mais jamais il ne m'adressa la parole.

Le 15 juin de chaque année, toutes les écoles de l'Afrique occidentale française fermaient leurs portes pour trois mois. A l'approche de cette date, les activités redoublaient pour les maîtres comme pour les élèves en raison des examens de fin d'année et des préparatifs à régler avant le départ en vacances. Pour les élèves parvenus en fin de cycle, c'était la période de préparation du certificat d'études primaires indigène qui permettait aux lauréats soit d'être envoyés à l'Ecole professionnelle de Bamako, soit d'être directement affectés à des tâches de bureau subalternes dans l'administration coloniale.
M. Primel prépara notre voyage avec beaucoup de soin. Après avoir fait le décompte de nos économies, il acheta pour chaque élève, selon le montant de son avoir, des vêtements et quelques souvenirs. Mon pécule étant assez important, je lui demandai d'acheter également des vêtements pour Nyele. Je reçus, pour ma part, un riche trousseau composé de plusieurs ensembles de belle qualité, le tout rangé dans une belle malle en bois, fermée par un cadenas. Il me restait encore la somme de quinze francs ; c'est dire si mes économies avaient été bien gérées !
J'étais très fier de mes beaux habits, mais encore plus fier de ma mère Kadija et de ma servante-mère Nyele, qui toutes deux avaient tant fait pour que je sois heureux. Et certes, je l'étais ! Avant de partir, je donnai un franc à chacun de mes gardes du corps, pour les remercier de leur soutien et les encourager à demeurer auprès de moi à la rentrée prochaine.
Le jour du départ, Nyele reçut l'autorisation de monter avec moi dans l'une des deux pirogues rapatriant les élèves de Mopti. Elle avait été bien inspirée, car à Mopti nous allions retrouver Ɓeydari, de retour d'un long séjour à Kati où il était allé présenter ses condoléances à Kadija pour la mort de mon frère Hammadun.
Notre pirogue, dotée de grands roufs jumelés, était poussée par huit pêcheurs bozos que commandait l'ex-sergent d'infanterie Bouna Pama Dianopo, frère aîné de notre camarade Tiebary Dianopo, l'un des plus brillants élèves de notre promotion. Le lit du fleuve n'était plus qu'un grand filet d'eau serpentant entre les méandres des hautes berges et des bancs de sable jaune. L'eau en était si claire et si transparente qu'à part quelques grandes poches d'eau tapissées de vase que l'on rencontrait de loin en loin, partout on voyait le fond du fleuve. Les poissons semblaient y évoluer comme dans un aquarium.
Bouna Pama, qui était d'une adresse merveilleuse au harpon, nous criait de temps en temps :
— Mes frères, quelle espèce de poisson désirez-vous manger aujourd'hui avec votre riz ?
Et il harponnait de main de maître autant de poissons qu'il en fallait pour satisfaire tout le monde. Nyele faisait la cuisine, ce qui nous dispensait, elle et moi, de payer notre quote-part des dépenses alimentaires. Bien pourvus en vivres grâce à nos provisions de riz et aux poissons que pêchait Bouna Pama, nous n'avions pas besoin de nous arrêter avant d'atteindre Sofara. Les villages étaient d'ailleurs assez rares sur cette portion du Bani. Nous ignorions donc tout du drame que vivaient les habitants de cette région.

Enfin nous apercevons au loin, dans la plaine, les dômes de rôniers qui coiffent le gros bourg de Sofara. Les percheurs font accoster la pirogue. Heureux de nous dégourdir les jambes, nous nous élançons. C'est à qui arrivera le premier dans la ville, tant nous sommes pressés de voir le célèbre marché de Sofara, si bien fourni et si réputé que les gens viennent de Kong, et même d'In-Salah, pour s'y approvisionner et y faire des affaires.
Brusquement, comme nous franchissons une sorte de butte allongée qui nous cachait le paysage, nous débouchons sur une profonde excavation dont le spectacle nous fige sur place. C'est un horrible et incroyable charnier à ciel ouvert. Des morts et des mourants y sont entassés les uns sur les autres. Certains corps sont enflés au point d'éclater, d'autres se vident de leur contenu, entourés cde membres et de chairs éparpillés que se disputent des vautours.
Terrassés par l'horreur, nous ne pouvons ni bouger ni parler. A notre approche, les charognards se sont envolés à lourds battements d'ailes, mais ils ne vont pas bien loin. Posés sur les rebords du renflement de terre qui entoure l'excavation, ils nous observent. Ils n'ont plus peur des hommes. Ne s'en repaissent-ils pas à longueur de journée ?
Au comble de l'épouvante, hébétés, suffoqués par une puanteur inqualifiable qui nous prend au nez et à la gorge, nous allons encore être témoins d'une scène que l'on a peine à croire. Nous voyons approcher deux hommes, chacun tirant par les pieds le corps d'un être humain. Or, si l'un est mort, l'autre n'est visiblement encore que mourant. Les deux fossoyeurs, endurcis, peut-être, par l'habitude, rient et parlent fort comme s'ils ne traînaient rien d'autre que de vulgaires branches d'arbres. Arrivés au bord de la fosse commune, ils y jettent les deux corps, puis tournent les talons et repartent en bavardant, comme s'ils venaient d'accomplir une besogne des plus banales.
Ce qui se passe alors sous nos yeux, nul d'entre nous ne pourra jamais l'oublier. L'agonisant, dans un dernier sursaut de son désir de vivre, pousse un gémissement enroué. Sa bouche s'entrouvre, ses yeux s'écarquillent comme s'il voyait venir vers lui quelque vision épouvantable. Ses doigts, convulsés, cherchent en vain à s'accrocher à quelque chose. Son corps tressaille, un liquide suinte de sa bouche. Tout à coup il se raidit comme du bois sec, puis, quelques secondes après, s'affaisse mollement. Ses yeux immobiles, presque blancs, restent braqués vers le ciel. Le malheureux vient d'expirer, déjà couché parmi les morts.
Poussant un grand cri, nous nous débandons vers Sofara, pleurant et appelant au secours. Tout en courant, je me souviens de la mort paisible de mon maître Cerno Kotinta à Buguni, et de mon père Tijani lui fermant doucement les yeux. N'y a-t-il donc personne pour fermer les yeux de ces pauvres gens ? Pourquoi meurent-ils si nombreux, et si horriblement ? Pourquoi leurs cadavres sont-ils abandonnés entre les mains de deux brutes qui les traitent comme des éboueurs charriant des ordures ?
Arrivés à Sofara, nous découvrons des rues presque vides. On ne rencontre çà et là que des passants. squelettiques, des enfants décharnés au ventre gonflé, des vieux loqueteux et tremblants et des chiens faméliques. Certains, épuisés par la faim, n'ont même plus la force de marcher. Ils se couchent sur le sol, dans leur vestibule, à l'ombre d'un mur, n'importe où, et n'en bougent plus. Et partout, partout, des cadavres que les “croque-morts” viennent ramasser un à un.
L'administration, dépassée par l'ampleur de la catastrophe, ne peut rien faire pour aider les populations ; tout au plus réussit-elle à nourrir ceux qui travaillent pour elle. Personne n'ayant la force d'enlever les cadavres qui jonchent les vestibules ou les ruelles, les autorités ont été obligées de recruter et de nourrir des équipes de “ramasseurs de cadavres”. Du matin au soir, ils débarrassent la ville de ses morts. Les deux hommes que nous avons vus à l'œuvre à la fosse commune étaient deux d'entre eux.
D'un pas presque automatique, nous nous dirigeons vers le marché, cœur vivant de la ville, dans l'espoir un peu fou qu'il aura été épargné et que nous allons y retrouver les bruits, les cris et les rires qui animent tous les marchés africains. Hélas, la place est vide. Parmi les étals désertés, seuls quelques rares vendeurs offrent de maigres feuilles bouillies, des fruits de rôniers et quelques variétés de fruits sauvages. Certes, nous avions entendu parler d'une famine dans le pays, mais aucun de nous n'imaginait ce que cela signifiait vraiment. C'est là, à Sofora, que je l'ai touchée du doigt dans toute son horreur.
Complètement hébétés, ahuris, bouleversés par ce spectacle de mort, nous errons à travers la ville. Bouna Pama Dianopo, qui nous cherchait, finit par nous rejoindre. Responsable de notre pirogue, il nous intime l'ordre de fuir cet endroit et de revenir nous embarquer le plus vite possible. Par précaution, il fait préparer le dîner à l'intérieur du rouf, mais aucun de nous n'est capable d'avaler quoi que ce soit. Ils furent rares, cette nuit-là, ceux qui, dans leur sommeil, n'ont pas crié ni appelé leur mère, poursuivis par quelque effroyable vision.

A Mopti, je logeai avec Nyele chez Tiébéssé, l'amie d'enfance de ma mère. C'est là que je retrouvai Ɓeydari, qui revenait de Kati. J'eus même la joie de découvrir auprès de lui mon compagnon d'enfance Dawuda Maïga, que sa mère avait amené à Mopti dans l'espoir d'y trouver quelque nourriture. Ɓeydari avait découvert Dawuda errant dans la ville, comme beaucoup d'autres enfants abandonnés à eux-mêmes, tant les réfugiés y étaient nombreux. C'était une chose qu'il ne pouvait supporter : Dawuda et moi étions nés presque ensemble, nous avions vécu côte à côte comme des frères, il se sentait également responsable de nous deux. Il prit Dawuda et sa mère avec lui.
Comme Jenne, Mopti était à la fois un port et la résidence officielle d'un commandant de cercle. Cela lui valait un sort privilégié. Quelques pirogues y arrivaient. Des provisions de mil y étaient stockées, que l'administration ne pouvait envoyer dans les villages de l'intérieur des terres, faute de moyens de transport. En outre, le fleuve et les mares entourant la ville étaient très poissonneux. Les Bozo y faisaient chaque jour des pêches abondantes qui nourrissaient une partie de la population. Des réfugiés venant de tous les villages de la Boucle du Niger y affluaient en masse, en particulier les Dogon qui savaient pouvoir compter sur la solidarité ancestrale et sans réserve des Bozo à leur égard. Leurs deux ethnies étaient liées, en effet, par les liens sacrés d'alliance de la sanankouya (dont j'ai parlé précédemment), que des ethnologues appellent “parenté à plaisanterie” parce qu'elle permet de se plaisanter et de se mettre en boîte, voire de s'injurier, sans que cela puisse jamais tirer a conséquence. En fait, il s'agit de tout autre chose que d'une plaisanterie ; cette relation représente un lien très sérieux et profond qui, jadis, entraînait un devoir absolu d'assistance et d'entraide, puisant son origine dans une alliance extrêmement ancienne, nouée entre les membres ou les ancêtres de deux villages, deux ethnies, deux clans (par exemple entre les Sérères et les Fulɓe, les Dogon et les Bozo, les Toucouleurs et les Diawambé, les Fulɓe et les forgerons, les clans peuls Baa et Jallo, etc.). Evoluant avec le temps, il n'est souvent resté de cette alliance que la tradition de mise en boîte réciproque, sauf entre les Dogon et les Bozo dont la sanankounya est sans conteste l'une des plus solides de l'Afrique de la savane, avec, peut-être, celle qui unit les Fulɓe et les forgerons.
Chassés de leurs montagnes par la famine, les Dogon se ruèrent sur Mopti où le premier Bozo rencontré n'hésitait pas à partager sa nourriture avec eux. Mais ils étaient si nombreux qu'ils durent se disperser tout le long du fleuve, dont les rives étaient l'habitat privilégié des pêcheurs bozos. Beaucoup essaimèrent jusqu'aux régions préservées de Segu et de Bamako, et même jusqu'à Kati où ils se regroupèrent autour de mon père Tijani, ce qui permit à ce dernier de fonder autour de sa concession le “quartier des Dogon”.
Nous restâmes quelques jours à Mopti, le temps pour Ɓeydari d'organiser notre retour en transportant, aussi discrètement que possible, des provisions de mil et de poisson séché. Il me ramena à Banjagara avec Dawuda et Nyele. La mère de Dawuda, je ne sais plus pour quelle raison, était restée à Mopti.

A Banjagara, la situation était, au moins dans certains quartiers, la même qu'à Sofara. Les pluies de juin avaient commencé à tomber, mais il faudrait attendre le mois d'août pour les premières récoltes de maïs hâtif ; si tout allait bien, en septembre on récolterait le maïs normal et le premier mil hâtif. Les grandes récoltes de mil n'auraient lieu qu'en octobre. Du moins, grâce aux premières pluies, les animaux d'élevage avaient-ils commencé à retrouver un peu d'herbe pour se nourrir, et les poules quelque chose à picorer.
Notre quartier de Deende Boodi, peuplé en grande partie de bouchers, de bergers peuls et d'éleveurs — et où se trouvaient tous les membres de ma famille, aussi bien paternelle que maternelle — avait moins souffert que les autres, d'autant que chaque famille qui avait quelque chose à manger envoyait toujours des plats aux parents et aux voisins. Je puis dire que c'est la solidarité africaine qui a permis au quartier de Deende Boodi de survivre sans trop de mal pendant cette grande famine, ce qui ne fut pas le cas dans d'autres quartiers, notamment ceux des Dogon et des ethnies à tatouages venues du Sud, qui ont vraiment beaucoup souffert.
Dans notre maison, ce n'était certes pas l'abondance, mais Ɓeydari réussit toujours à nous nourrir. Je me souviens que nous mangions beaucoup d'abats. Je ne sais comment il se débrouillait, mais il lui arrivait même, parfois, de nous rapporter du riz ! Toutes les concessions voisines avaient quelque chose à manger grâce à lui. Il envoyait aussi de la nourriture à Cerno Bokar, dont l'école, grâce à lui et à quelques autres parents d'élèves, ne manqua de rien. Et comme Cerno élevait chez lui quelques bonnes poules pondeuses, sans parler de ce que les élèves parvenaient à grappiller dans ses petits champs, il réussit même, au prix de quelques sacrifices, à secourir de son côté de malheureux Haoussas et Dogon.
De son côté, Wangrin, qui était alors grand interprète du commandant, ne ménagea pas non plus son aide aux pauvres gens, soit directement, soit en leur faisant obtenir des secours auprès de l'administration. Beaucoup ne purent survivre que grâce à lui.
Pendant tout mon séjour à Banjagara, je ne souffris pas de la faim, mais on m'interdisait plus ou moins de sortir de la maison. De temps en temps, Dawuda et moi nous échappions pour aller nous laver à la rivière qui se trouvait à quelque trois cents mètres de là, mais on y rencontrait des gens si faméliques que, bientôt, cela nous découragea. De toute façon, il n'y avait plus d'activités de waaldé. J'avais appris qu'il ne restait plus, à Banjagara, qu'à peu près le tiers de mes anciens camarades. Parmi les deux tiers manquants, beaucoup étaient morts, d'autres avaient fui la ville avec leur famille.
Un jour, alors que la situation était encore dramatique dans la ville, je me tenais assis dans le vestibule avec Mêlé, la première épouse de Ɓeydari et Biga, un vieux tanneur qui vivait chez nous. Un affamé qui ne pouvait plus se tenir debout entra dans notre vestibule et avança vers nous, se traînant à quatre pattes. Il était si maigre que l'on n'aurait su dire à quelle ethnie il appartenait.
— Donnez-moi quelque chose à manger, dit-il d'une voix faible, sinon je vais mourir dans votre vestibule et l'enlèvement de mon corps vous posera des problèmes.
Déjà Nyele s'était levée pour aller chercher quelque chose dans la maison. Elle en revint avec un plat de bouillie de mil qu'elle avait mis de côté pour le soir. Elle le tendit au pauvre homme, qui engouffra le tout avec une hâte effrayante. Quand il eut terminé, Nyele lui offrit une calebasse emplie d'eau fraîche. Il en but une grande goulée, poussa un rot, et nous remercia. Nous étions tous bien contents. Mais brusquement, son visage devint livide, il vacilla.
— Je sens la mort venir, balbutia-t-il, il faut que je vous débarrasse de mon corps.
Je ne sais comment il trouva la force de se remettre sur ses pieds. Il sortit en titubant, traversa la ruelle et alla tomber au pied du mur qui faisait face à notre maison. Nyele cria, appela au secours…
— Inutile ma bonne mère, lui dit le moribond, je viens de consommer la ration qui me restait à prendre sur cette terre.
Et aussitôt, il entra en agonie. Quelques minutes après il expirait.
Comme il était décédé sur la voie publique, c'était à l'administration de s'occuper de son corps. Un fossoyeur portant un brassard vint à passer dans la rue. Il se saisit du pied du cadavre et le traîna comme il aurait fait de la carcasse d'un cabri. Nous le vîmes disparaître au coin de la ruelle. Sans doute était-il allé jeter le corps dans la fosse commune à ciel ouvert qui existait aussi à Banjagara, à côté du cimetière, et que je me suis bien gardé de jamais aller voir.

La déclaration de guerre

Nous approchions du 14 juillet. Les autres années, le katran zoulié, comme on disait dans le pays, donnait lieu à des fêtes fastueuses qui mettaient toute la population du pays à contribution. Chaque canton devait envoyer à Banjagara un important contingent de chevaux, de danseurs, de musiciens et de participants. Dans les vingt-cinq jours qui précédaient la fête, c'était tout un “branle-bas de combat” à travers le pays. Vers le 12 juillet, la population de la ville commençait à augmenter. Les rois des environs et les chefs de canton arrivaient dans leur plus bel apparat, accompagnés d'orchestres traditionnels et de troupes de danseurs, suivis d'un cortège de chevaux superbement harnachés. Certaines années, on en dénombra jusqu'à deux mille cinq cents ! Bien entendu, les hommes requis pour participer à la fête ou pour la préparer devaient abandonner pour cela leurs activités habituelles.
Dans la nuit du 13 au 14 juillet, une gigantesque retraite aux flambeaux traversait la ville pour se rendre de l'autre côté du Yaame, jusqu'au pied de la résidence du commandant. Chaque assistant, cavalier ou piéton, civil ou militaire, homme, femme ou enfant, était muni d'une torche allumée. On aurait dit un incendie en marche. Certains vieux se posaient des questions sur le sens de cette cérémonie rituelle :
— Chaque année, il faut que les Blancs sacrifient au feu. Sûrement, c'est au feu qu'ils doivent le secret des armes meurtrières qui leur ont permis de conquérir le pays et de faire de nous leurs captifs et leur propriété.
Pour les gamins, ce n'était qu'une occasion de jeux et de réjouissances.
La célèbre cantatrice Flateni, ancienne griote du roi Agibu Taal, accompagnait généralement le cortège. De sa voix émouvante et puissante, qui dominait la foule, elle chantait les vieux péans de guerre où l'on célébrait les exploits des héros toucouleurs de l'armée d'Elhadj Umar aux batailles de Médine, Tyayewal ou autres. Ses chants tiraient des larmes aux plus endurcis. Mais il arrivait aussi qu'ils les fassent pleurer de rire car elle n'était pas tendre pour les tubabs, “peaux allumée” et “gobeurs d'œufs”. Heureusement, les dignitaires coloniaux ne comprenaient pas le pular ! La population ne pouvait faire autrement que de subir la colonisation, mais chaque fois qu'elle le pouvait, elle se payait largement la tête des colonisateurs, à leur nez et à leur barbe !
Le lendemain matin avaient lieu le défilé militaire, les exhibitions des musiciens et des danseurs des différentes ethnies représentées, des jeux pour les jeunes (notamment autour d'un mât de cocagne), et enfin une course de chevaux qui, elle, suscitait un enthousiasme sans réserve et enflammait les passions.
Cette année-là, il n'y avait pas eu de célébration du 14 juillet. Le commandant de cercle de Banjagara avait convoqué tous les chefs de canton pour le 13 juillet, mais en raison de la famine, chaque chef ne devait être accompagné que de deux ou trois notables. En revanche, tous les anciens tirailleurs libérés avec un grade de sousofficier indigène (qui n'excédait jamais celui d'adjudant-chef, sauf pour les militaires indigènes de la “première période de conquête” et pour les citoyens des “quatre communes” de Dakar, Saint-Louis, Rufisque et Gorée) étaient également convoqués.
Certes, la famine sévissait encore, mais le véritable motif qui empêchait la célébration avec pompe de la prise de la Bastille était tout autre. Depuis le 28 juin 1914, date de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche et de son épouse à Sarajevo, une menace de guerre planait dans le ciel de l'Europe, particulièrement sur la France, l'Allemagne et l'Angleterre. En Afrique, tous les représentants de l'autorité française vivaient dans l'inquiétude. Les chefs militaires s'agitaient. Les dignitaires de l'administration civile (le commandant de cercle et son adjoint) et ceux de l'administration militaire (le capitaine de bataillon et son adjoint) ne cessaient de se réunir et de palabrer entre eux, ce qui étonna tous les fonctionnaires indigènes car militaires et civils n'avaient pas précisément pour habitude de travailler ensemble ; la plupart du temps, ils vivaient plutôt comme chiens et chats.
Le matin du 14 juillet, il n'y eut qu'un modeste salut aux couleurs, accompagné d'une vaste distribution de vivres à tous ceux qui souffraient encore de la faim. Les chefs de canton, les notables et les anciens gradés indigènes du cercle se trouvaient alors à Banjagara. Au cours de la nuit précédente, au moment où aurait dû avoir lieu la traditionnelle retraite aux flambeaux, le commandant de cercle et le capitaine les avaient réuni pour une communication confidentielle. Le commandant confia à son auditoire un “secret masculin”, c'est-à-dire un secret très fort, un secret dont la divulgation attire inévitablement des ennuis graves. Il leur demanda de bien le garder dans leur tête.
Mais le secret a quelque chose de la nature de la fumée. Quelle que soit l'épaisseur du revêtement de chaume qui recouvre une case, la fumée le traversera pour aller se répandre dans l'espace et trahir la présence d'un feu. Le secret que le commandant de cercle et le capitaine commandant le bataillon n'avaient pu taire, ceux à qui ils le confièrent ne purent, eux non plus, le garder pour eux. Deux jours après, tout le monde savait qu'une tornade de feu se préparait à éclater sur la France et que ses colonies ne seraient sans doute pas épargnées.
Dans la famille, notre principal informateur était un Dogon, Baye Tabéma Tembély, père de mon camarade d'école Yagama Tembély. En tant que sous-officier indigène, il participait aux “secrets masculins” des autorités et venait ensuite se confier à son vieil ami Ɓeydari. Comme je traînais toujours plus ou moins auprès d'eux, je surprenais parfois leurs propos. Le lendemain de cette première réunion, il eut une longue conversation avec Ɓeydari.
— J'ai peur, lui dit-il. je connais bien les Européens et tous les détours de leurs paroles, et ce que le commandant nous a dit hier ne m'inspire pas la paix. J'ai bien l'impression qu'avant longtemps la poudre parlera en France.
Dans la matinée du 15 juillet, il s'entretint avec son fils Yagama pour le préparer aux événements.
— Il se pourrait, lui dit-il, que je fasse un long voyage qui m'emmènera non pas seulement au Sénégal, sur les rives du “grand fleuve salé” (l'Océan) mais au-delà même de ce grand fleuve, jusqu'au pays des “peaux allumées”. Ils sont à la veille de faire parler la poudre. Or, c'est une palabre qui tue ou estropie ceux qui la tiennent. En tant que militaire français de réserve, il se pourrait que je sois appelé. Si cela arrive, sois courageux comme doit l'être tout fils de tirailleur. Mais en attendant, ne dis rien de tout cela à personne.
Très ému, Yagama vint aussitôt me rapporter les paroles de son père en me demandant de n'en souffler mot. Mais c'était un secret trop lourd à garder pour moi tout seul ; à peine Yagama était-il sorti, je courus chercher Dawuda et lui racontai tout, en lui recommandant à mon tour, bien inutilement, de tout garder pour lui.
Un branlement sourd agitait la population, et pas seulement à Banjagara. Chacun sentait que quelque chose n'allait pas au pays des Blancs. On redoutait le pire.
Dans la nuit du 3 au 4 août 1914, les clairons du bataillon se mirent à trompeter, émettant des notes de mauvais augure. Quelques instants après retentissait à son tour le grand tam-tam royal de guerre toucouleur, selon un rythme qui annonçait une grande calamité. Aussitôt, toutes les concessions retentirent de l'exclamation pular “Jam! Jam!” (paix ! paix!) qui est censée repousser le malheur. Chacun tendait l'oreille, attendant un nouveau message codé qui définirait la nature du malheur annoncé. On n'attendit pas longtemps. Après le dernier des sept grands coups de tam-tam donnés à quelques secondes d'intervalle, d'autres coups suivirent, plus saccadés et plus rapides, entrecoupés du tintement précipité des cylindres métalliques. C'était le signal sonore traditionnel annonçant l'entrée en guerre avec des étrangers. Aussitôt de toute la ville monta une clameur :
“C'est la guerre ! C'est la guerre !”
Aux premières heures de la matinée, le commandant de cercle réunit tous les chefs et notables du pays et leur déclara :
— L'Allemagne vient d'allumer les poudres en Europe. Son empereur, Guillaume II, veut dominer le monde. Mais il trouvera devant lui notre France éternelle, championne des libertés !
Les territoires français d'outremer étaient appelés à participer activement à l'effort déployé par la France pour gagner la guerre, en hommes et en matières premières. On annonça le recrutement des hommes et le lancement des réquisitions pour le mil, le riz, les matières grasses et les animaux de boucherie. Heureusement, les pluies abondantes du mois d'août et les premières récoltes de maïs et de mil hâtifs avaient fait reculer le spectre de la famine, et il fut généralement tenu compte des ressources propres à chaque région.
Un ancien chef de guerre de l'armée toucouleure, le vieux Youkoullé Diawarra, que la conquête française avait tellement appauvri qu'il en était réduit à mendier sa nourriture et ses noix de cola quotidiennes, apprit que la guerre était dans l'air. Tout heureux, il rentra chez lui à la hâte, sortit de ses vieux coffres son arsenal guerrier d'antan et se rendit chez Alfa Maki Taal pour se mettre à sa disposition.
Alfa Maki Taal lui expliqua qu'il ne s'agissait point d'une guerre africaine, mais d'une guerre purement européenne entre “peaux allumées”. Le vieux Youkoullé Diawarra, qui avait espéré qu'une nouvelle occasion de guerroyer et de ramasser du butin s'offrait à lui pour le guérir de sa pauvreté, en fut extrêmement désappointé. Dans le passé, il n'avait vécu que grâce aux guerres qui lui avaient toujours rapporté quelque mais depuis l'occupation française, il n'avait plus rien. Quand il arrivait sur le marché de Banjagara, les mains et les poches vides, on l'entendait s'exclamer avec tristesse :
— Wallâye ! Par Dieu! La chose la plus triste pour moi, c'est la paix, car elle me prive même du moyen de me payer une noix de cola !
Frustré de ses espoirs, furieux, il se mit à maudire tous les Européens de toutes races et leur “civilisation” avec eux. Au risque de se faire arrêter pour déclarations séditieuses, il déambulait à travers les rues, clamant sa fureur : — Que les “peaux allumées”, ces maudits bouffeurs d'œufs, se fassent tous tuer jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un seul sur la face de la terre !
Alors que chacun s'exclamait tristement :
— Wanaa jam ! Allâh doom ! (Ce n'est pas de la paix, que Dieu nous protège !).
Youkoullé, lui, vociférait :
— O Dieu ! Tue toutes les “peaux allumées” ! Rends les entrailles de leurs femmes stériles et qu'elles ne portent plus jamais de fruits !
Il englobait dans sa rage la totalité des Européens qui, pour lui, avaient été la cause de sa décadence sociale et matérielle, et qui maintenant le frustraient d'une occasion de retrouver un peu de sa grandeur d'antan.
Pour le faire taire, il fallut rien de moins que l'autorité de Kaawu Diêli, le grand griot-marabout du roi.

A Banjagara, chacun y allait de sa petite explication. Dans ma famille vivait un vieux spahi retraité, Mamadu Dawuda, qui avait participé aux campagnes de l'armée française contre l'almamy Samori. — Ça ne gaze plus entre Français et Allemands, disait-il. Ça va barder ! J'ai vu comment les “peaux allumées” se battaient contre l'almany Samori, je les connais. Ils vont se casser mutuellement leurs villes et leurs villages. Croyez-moi, ça va être un bordel de feu et de sang ! Ils sont tellement savants qu'ils ont réussi à asservir la matière ; ils la font travailler à leur place. Regardez le fer : ils en ont fait leur captif sans âme, mais doué d'une telle force qu'il est capable de travailler plus vite et plus fort que l'homme.
— Et pourquoi de tels hommes se battraient-ils entre eux? demanda Biga le vieux tanneur.
— O Biga ! Comme l'a dit l'ancêtre Aga Aldiou : “Si on lave une culotte le soir alors qu'on l'a mise propre sur soi le matin, ce n'est sûrement pas pour rien …” Il doit bien y avoir une raison, nous la connaîtrons un jour. Attendons…
Avant quatorze heures, la nouvelle du conflit franco-allemand s'était répandue dans la population comme la fumée dans l'espace. A vingt heures, une grande réunion rassembla Fulɓe et Toucouleurs à Kérétel, la célèbre place de Banjagara où nous avions connu, il n'y avait pas si longtemps, tant de soirées agréables. La place se trouvant tout près de notre maison, je m'y glissai pour écouter ce qui s'y dirait.
Les hommes, assis par groupes, discutaient entre eux. Ils se demandaient surtout pourquoi les Français et les Allemands en étaient venus aux armes. Pour les uns, c'était sûrement à cause d'un litige portant sur la terre : une limite entre champs, entre terrains de chasse ou de cueillette, entre lieux de pêche ou de pâturage ou autre chose de ce genre ; peut-être des troupeaux allemands avaient-ils pénétré sans autorisation clans les prairies françaises ? Pour d'autres, il ne pouvait s'agir que d'une question de femmes. Les chefs des “peaux allumées”, tout le monde le savait, étaient d'ardents lapins, leur membre viril conservait bien la chaleur et s'enthousiasmait dès qu'une belle femme venait balancer sous leurs yeux sa taille fine et ses hanches bien rondes. On ajoutait que les femmes étaient très rares en France (opinion fondée sur le fait que les coloniaux amenaient très rarement leurs épouses à la colonie et se cherchaient des compagnes dans la population indigène) et que, d'ailleurs, elles tenaient plutôt du tempérament de la vache paisible que de celui de la chatte — entendez par là qu'elles n'engendraient que peu d'enfants, comme la vache qui ne vêle qu'un veau à la fois alors que la chatte met au monde des portées nombreuses. De plus, ne disait-on pas qu'elles donnaient naissance à trois fois plus de garçons que de filles ? Dans un pays où il y avait une si grande pénurie de femmes, tout ce qui touchait à cette question ne pouvait manquer d'être un détonateur de guerre…
D'un autre groupe se leva le Jawanɗo Gela Mbure, qu'on appelait “le grand parleur”. Il imposa silence à tout le monde, puis déclara d'une voix forte :
— Depuis un long moment, nous discutons en vue de comprendre pourquoi les Français nos maîtres, et les Allemands que nous ne connaissons pas, sont entrés en guerre. Pour les uns, c'est une question de femmes. Pour les autres, c'est une question de champs. O frères de ma mère, vous n'y êtes pas, la vérité est tout autre ! La voici, sans méandres ni aspérités, unie et bien plate comme la plaine de la zone inondable : nous constituons, pour les “peaux allumées”, un bien matériel très important. Aux uns ils ont enseigné leur langue, aux autres leur façon de cultiver, à d'autres encore le métier de la guerre, et ainsi de suite. Pourquoi tout cela ? Ce ne sont pas des apôtres venus s'acquitter d'une mission charitable sans attendre de récompense immédiate — ils ne travaillent que pour la vie d'ici-bas, ils n'attendent rien de l'autre monde. Il y en a même parmi eux qui ne croient ni en Dieu ni en la vie future. On dit que leur chefferie a coupé les ponts avec Dieu ; leurs marabouts n'ont aucune place dans leurs conseils, et ils ont fait une séparation nette entre leur mosquée (l'Eglise) et leur case à palabres (l'Etat, le Parlement).
Pourquoi les tubabs sont-ils venus nous envahir, pourquoi nous ont-ils capturés et domestiqués ? Uniquement pour se servir de nous en cas de besoin, tout comme le chasseur se sert de son chien, le cavalier de son cheval et le maître de son captif : pour les aider à travailler ou à combattre leurs ennemis. Cela n'a rien d'étonnant. Nous aussi, jadis, avons fait des captifs par la guerre, avant de le devenir nous-mêmes.
Et pourquoi les tubabs d'Europe se sont-ils déclaré la guerre ? Mes frères, je vais vous le dire : les Français sont entrés en guerre pour nous conserver, rien que pour nous conserver, et les Allemands pour nous avoir. Il ne faut pas chercher une autre explication. D'ailleurs, à quoi bon perdre notre temps à nous interroger sur les motifs de leur bagarre ? Il vaudrait mieux trouver un moyen de faire dérailler cette calamité, car quelle que soit la cause de cette guerre, nous en subirons le poids d'une manière ou d'une autre. Déjà Baye Tabéma Tembély, le sergent Kassoum, Tiassarama Kulibali, Mamadu Aïssa sont rappelés sous les drapeaux. Hier, ils ont été habillés en militaires, et après-demain, avec tous leurs camarades anciens tirailleurs, ils partiront pour la ville militaire de Kati, et de là pour lehee-bee-hejala, le terrible “on ne sait trop quoi”.
Si l'incendie ne s'éteint pas très vite, alors demain, après-demain ou dans un an, les “peaux allumées” ramasseront tous nos fils et nos biens pour entretenir leur guerre, car nous sommes là pour ça. Aussi, mes frères, dès demain matin, demandons à notre chef Alfa Maki Taal d'organiser des prières publiques pour supplier Dieu de refermer les vannes de malheur qu'il vient d'ouvrir. De l'avis du grand marabout Cerno Sidi, cette guerre risque d'inonder bien des pays blancs et noirs et d'y faire d'innombrables victimes 43
A ce moment du discours de Guéla M'Bouré, je m'endormis.
Le lendemain Alfa Maki Taal, vraisemblablement à la demande du commandant, convoqua les marabouts et notables de la ville. La réunion eut lieu en face de la mosquée. J'y accompagnai Cerno Bokar et mon oncle Bokari Caam, frère cadet de mon père Tijani.
Quand l'assemblée fut au complet, le commandant de cercle et le capitaine du bataillon, flanqués d'un côté par les brigadiers chefs de gardes Mamadu Bokary et Brahime Soumaré, de l'autre par le sergent Kassoum Kaba et l'adjudant Bia Djerma, arrivèrent sur la place. Le commandant prit la parole :
— Depuis hier, nous sommes en guerre avec l'Allemagne. La poudre a parlé cette nuit et elle parlera chaque jour davantage jusqu'à ce que l'ennemi soit battu et demande la paix. Or l'homme a besoin de l'assistance de Dieu dans le malheur. C'est pourquoi le Gouvernement français demande que des prières soient faites dans tous nos territoires afin que Dieu protège la France et lui donne la victoire.
Malgré la gravité de la situation, un vieux “captif de case”, goguenard comme le sont beaucoup de rimaïbé, se pencha et murmura à l'oreille de Bokari Caam :
— Le lézard dévergondé ne retrouve le chemin de son trou que pour se protéger de celui qui a commencé de lui couper la queue. (Autrement dit : “Quand certains incrédules reviennent à Dieu, c'est que le malheur les frappe.”)
La plaisanterie était amère.
Les notables choisirent soixante-six marabouts parmi les plus réputés du cercle ; ceux-ci à leur tour désignèrent six d'entre eux pour présider les prières. Ils organisèrent en l'honneur de la France une veillée coranique qui fut célébrée dans la nuit du 11 au 12 août 1914. A partir de vingt-trois heures, chacun des soixante-six marabouts devait, au cours de la nuit, réciter le Coran dans sa totalité.
L'administration mobilisa d'abord les réservistes, puis fit appel aux volontaires. Plus tard, on procéda à l'appel des jeunes gens par classe. A Banjagara, cela ne souleva pas trop de difficultés ; à la limite, les gens n'acceptaient pas trop mal le recrutement — du moins avant qu'il ne devienne excessif — car pour eux faire la guerre était un honneur, une occasion de montrer son courage et son dédain de la mort, et Dieu sait s'ils l'ont montré au cours des deux dernières guerres ! A l'époque, les Toucouleurs de Banjagara, peut-être en raison de l'ancienne alliance du roi Agibu Taal avec les Français, furent assez peu recrutés, à la différence des Dogon. Ma famille, elle, ne comptait aucun garçon en âge de partir sous les drapeaux.
C'est la contribution obligatoire en vivres et en animaux de boucherie qui souleva, dans certaines régions, le plus de difficultés. A Banjagara, le commandant avait d'abord envisagé de transmettre purement et simplement aux chefs de canton l'ordre d'avoir à livrer telle ou telle quantité de bétail ou d'aliments, à charge pour eux de répercuter cet ordre aux chefs de famille des villages de leur canton. Comme je l'appris plus tard, Wangrin était intervenu. — Mon commandant, avait-il dit en substance, c'est maladroit, ce n'est pas ainsi qu'il faut procéder. En envoyant un ordre sans explication, vous allez semer la panique. De peur de tout perdre, les gens vont fuir de l'autre côté de la frontière, en Gold Coast, en emportant tous leurs biens avec eux. Il peut aussi y avoir des révoltes. Ce qu'il faut, c'est convoquer les responsables, leur expliquer que la France a besoin d'eux et que chacun doit faire des efforts pour nourrir les troupes qui combattent au front, car dans ces troupes, il y a des Africains, peut-être des parents.
Le commandant eut la sagesse d'écouter Wangrin. Bien préparés psychologiquement, les gens acceptèrent les réquisitions ; ils apportaient même parfois spontanément leur contribution à l'effort de guerre. Au lieu de leur dire : “Réquisition !” on leur avait dit : “Nous avons besoin de vous”, nuance capitale pour les vieux Africains. Et comme beaucoup d'entre eux avaient des fils soldats en France, dans leur esprit ils donnaient pour nourrir leurs enfants. Si le commandant n'avait pas procédé ainsi, il y aurait eu un exode en Gold Coast qui aurait vidé la région de sa substance, et peut-être même des révoltes suivies de répressions terribles, comme ce fut le cas dans d'autres régions.

Bientôt, ce fut le mois de septembre. Les vacances se terminaient, si tant est que l'on puisse appeler ainsi une période aussi chargée d'événements douloureux. Avec la famine, les horribles spectacles auxquels il m'avait été donné d'assister, puis la déclaration de guerre et son cortège d'angoisse et de contraintes, ce furent certainement les vacances les plus tristes de ma vie.
Le 8 septembre, le commandant de cercle convoqua tous les élèves de l'école régionale de Jenne pour organiser leur voyage de retour. Des vivres nous furent distribués et des porteurs mis à notre disposition. Nous devions faire à pied en deux jours les soixante-dix kilomètres qui nous séparaient de Mopti, escortés d'un garde de cercle chargé de nous protéger contre d'éventuels pillards, car malgré les premières récoltes, il y avait encore à travers le pays de nombreux affamés qui auraient pu être tentés par nos provisions. La famine ne devait vraiment prendre fin qu'avec les grandes récoltes de mil du mois d'octobre.
Une nouvelle fois je quittai mon ami Dawuda Maïga et tous mes parents, sans me douter que je ne les reverrais pas avant plusieurs années. Le jour du départ, trois élèves venus de Sanga, une ville du pays dogon, se joignirent à nous. Cette fois-ci, Nyele ne m'accompagnait pas. A Mopti, les camarades que nous avions laissés dans la ville, plus un contingent de nouveaux élèves venus du cercle de Niafounké, s'embarquèrent avec nous dans plusieurs pirogues. Quelques jours après, nous arrivions sans problème à Jenne, ayant peine à croire que nous l'avions quittée, joyeux et insouciants, à peine trois mois plus tôt …
Visiblement, la ville n'avait pas souffert. Les vivres y étaient abondants, la plaine inondable offrant beaucoup plus de possibilités de récolte et de cueillette que les zones montagneuses, surtout les falaises du pays dogon au-dessus de Banjagara, où la population souffrit de la faim plus longtemps qu'ailleurs.
A Jenne aussi l'administration coloniale avait commencé à procéder aux réquisitions de céréales et de bestiaux pour “contribuer à l'effort de guerre”, mais apparemment, du moins à ce que je pouvais en juger, cela n'avait pas entraîné de restrictions pour la population. Il est vrai que nous n'en étions qu'à la première année de guerre.
Je trouvai un logement chez des amis de ma famille. Et la vie monotone de l'école recommença pour nous, avec, cette fois-ci, la perspective angoissante des épreuves du certificat au terme de l'année scolaire.
Le seul fait vraiment nouveau était que chaque après-midi M. Primel, notre directeur, venait lire et commenter pour nous les communiqués de l'agence Havas qui donnaient des nouvelles sur l'évolution des opérations de guerre en Europe. Nous apprenions que, là-bas, des gens mouraient dans la boue et le froid des tranchées. Mais nous, enfants, n'en étions guère touchés ; cela ne nous empêchait pas de continuer nos jeux. En revanche, nous étions vivement intéressés par le personnage de Guillaume II, qu'on nous présentait comme un grand sorcier, un diable incarné en homme, un prince maudit qui voulait réduire toute l'humanité à sa merci. On nous le montrait, sur des illustrations, coiffé d'un casque terminé par une corne pointue évoquant la corne du rhinocéros. Sa poitrine était bardée de cordelettes : c'étaient là, à n'en pas douter, des gris-gris et ornements magiques que le diable avait tressés tout exprès pour lui et quelques-uns de ses chefs de guerre. Guillaume II, nous disait-on, voulait commander au monde entier, et pour cela il avait pactisé avec le diable, qui l'inspirait et l'assistait en toute chose.
Les vieux Fulɓe de Jenne n'étaient pas dupes.
— Les chefs blancs, disaient-ils, présentent leurs ennemis à nos enfants, donc indirectement à nous-mêmes, comme s'ils étaient des sorciers et des diables ; mais il est impensable que toute une race soit uniquement constituée de mauvaises gens. Les hommes sont comme les herbes et les plantes des champs : les espèces vénéneuses poussent à côté des espèces guérisseuses, et les plantes comestibles à côté de celles qui ne le sont pas. Chez tous les hommes, à part les sages ou les saints, on trouve un trait commun : chacun est porté à dénigrer son ennemi ou son adversaire et à le présenter comme un vaurien. Pourtant, bien peu se rendent compte qu'en diminuant la valeur de leur rival, ils ne font que minimiser leur propre valeur.
Quant aux vieux Bozo, Bamana et Songhay de la ville, ils n'accordaient guère de crédit aux accusations de barbarie et de sorcellerie lancées contre les Allemands de Guillaume II et de son fils le Kronprinz.
— Hé-hé ! faisaient-ils en hochant la tête. Doucement !… Tout ça, c'est des histoires de famille, c'est comme entre Toucouleurs et Fulɓe…
Toujours est-il qu'à la longue notre maître d'école réussit à nous faire haïr si violemment les Allemands que nous ne les appelions plus que du nom injurieux de “boches”. Notre haine pour eux était telle qu'à la seule vue d'un serpent ou d'un scorpion nous nous mettions à hurler :
— Hé! Voilà un sale boche ! Tuez-le, tuez-le avant qu'il ne s'échappe ! N'avions-nous pas vu nous-mêmes, sur le portrait de Guillaume II, les pointes de sa moustache se faire face comme deux scorpions prêts à piquer, les queues méchamment relevées ?
En cours d'année, un instituteur indigène diplômé de l'Ecole normale William Ponty de Gorée, M. M'Bodje, fut affecté à Jenne en remplacement de Tennga Tiemtoré. Il se prit d'amitié pour moi, mais cela ne suffit pas à dissiper la nostalgie qui m'envahissait peu à peu. Je ne sais trop pourquoi, je n'aimais plus du tout l'école. Comme mon frère Hammadun quelques années auparavant, je n'avais plus qu'un seul désir : revoir ma mère, non pas pour une simple visite, mais pour vivre avec elle à Kati. Je faisais mon travail avec facilité, mais mécaniquement, sans l'enthousiasme du début.

Fugue

A la fin de l'année j'obtins mon certificat d'études. je savais que si je laissais les choses aller leur train, dès les premiers jours de vacances je serais aussitôt acheminé sur Banjagara avant d'être envoyé à l'internat de l'Ecole professionnelle de Bamako, ou encore affecté immédiatement à un obscur poste administratif qui serait peut-être très éloigné de Kati. Je ne pouvais courir ce risque, il me fallait partir avant. Je fis prévenir ma mère par télégramme de mon intention de la rejoindre, en lui demandant d'avertir Ɓeydari. Elle m'envoya quinze francs pour couvrir les frais de mon voyage. Normalement, j'aurais dû attendre de connaître le sort qui m'était réservé par l'administration, ou au moins solliciter, avant de partir, l'autorisation du directeur de l'école. Je n'en fis rien, ce qui équivalait à une fugue pure et simple.
Je découvris que M. M'Bodje se préparait à partir en compagnie de son neveu pour aller passer ses vacances au Sénégal. Etant donné nos bonnes relations, je lui demandai s'il accepterait de me prendre dans son convoi. M. M'Bodje, qui ignorait tout de ma situation et me croyait en règle, accepta en toute bonne foi que je me joigne à lui, mais sous certaines conditions. La première était que je devrais supporter seul les frais éventuels de mon transport, par bateau et par train. Pour ce qui était de la nourriture, il me la garantissait, sachant que nous la trouverions en chemin — et de fait, ce furent les chefs des villages traversés qui nous nourrirent — il suffisait, en ce temps-là, de porter un costume ou une coiffure d'importation européenne pour être pris pour un agent de l'administration coloniale ayant le droit de manger, de boire et de se loger à merci chez l'habitant. Or, M. M'Bodje portait un superbe casque colonial ! Je lui montrai les quinze francs que m'avait envoyés ma mère, somme largement suffisante pour couvrir mes frais éventuels. Il fut rassuré.
Sa deuxième condition était que je devrais faire le voyage à pied. Il m'expliqua qu'il ne disposait que d'un seul cheval et qu'il devrait prendre son neveu en croupe, celui-ci étant trop jeune et trop malingre pour pouvoir marcher à pied comme moi.
— Mais tu n'auras à marcher que jusqu'à Segu, me dit-il pour me consoler. Après, tu pourras voyager en bateau jusqu'à Bamako.
Cela représentait, à l'époque, un peu plus de trois cents kilomètres, mais le trajet ne me faisait pas peur. La seule idée d'aller retrouver ma mère décuplait mes forces. Je me sentais capable de faire toute la route de Jenne à Kati à pied s'il le fallait, d'autant que M. M'Bodje avait engagé une équipe de porteurs ; j n'avais donc pas à craindre de me retrouver chargé de lourds bagages comme, deux ans plus tôt, mon pauvre frère Hammadun. Je lui dis que j'acceptais sa deuxième condition, et nous tombâmes d'accord. J'allai préparer ma malle.

Un matin de bonne heure, au début de la deuxième quinzaine du mois de juin 1915, notre petit convoi s'ébranle en direction de l'ouest. Il comprend huit porteurs, un chef porteur, un palefrenier, M. M'Bodje, son neveu Cheik M'Bodje et moi-même. Le soleil vient à peine de se lever. M. M'Bodje fait monter son neveu en croupe et prend les devants avec son cheval. La file des porteurs s'étire sur la route. Je trottine à pied derrière eux. Avant de partir, M. M'Bodje m'a particulièrement recommandé au chef porteur; celui-ci s'etait arrangé, moyennant quelques piécettes, pour faire porter ma malle par l'un de ses hommes. Nous comptons mettre environ dix jours pour couvrir les trois cents kilomètres qui nous séparent de Segu.
Après quelques journées de marche, coupées par des étapes dans de petits villages, nous arrivons à proximité de Say (Soka en pular), un gros bourg bamana situé entre le Bani et le Niger. Comme toujours, M. M'Bodje est en avance sur nous grâce à son cheval. A deux kilomètres environ de Say, nous le trouvons qui nous attend, assis avec son neveu à l'ombre d'un grand arbre. Pour donner plus de solennité à son entrée dans la ville, il tient à ce que nous y arrivions tous ensemble. Say n'est pas, en effet, une cité ordinaire ; la force colossale du royaume de Segu s'est toujours, dans le passé, brisé les dents contre elle. Non seulement elle n'a jamais été conquise, mais jamais elle n'a accepté ne serait-ce que de reconnaître la suzeraineté de Segu. Un proverbe pular dit : “Segu a de la force, mais Segu connaît la force de Soka (Say). Quand Soka tousse, Segu est secouée.” Il eût été vraiment malséant, pour un “Blanc-Noir” de la qualité de M. M'Bodje, habillé, chaussé et coiffé à la manière correcte des Blancs-Blancs euxmêmes, de pénétrer quasi anonymement dans une cité qui a réussi à tenir tête à la couronne de Segu. Chevauchant son pur-sang et précédé d'une file de huit porteurs conduite par un chef porteur armé d'un fouet, il fera certainement plus sensation qu'un cavalier isolé portant un gamin maigrichon en croupe, fût-il coiffé d'un casque colonial ! Après quelques instants de repos, notre convoi s'ébranle en serpentant à travers les buissons. M. M'Bodje ferme la marche.
Say fait partie de ces rares cités bambaras qui sont gardées par une meute de chiens de guerre bien dressés. Sentinelles vigilantes que ni sommeil ni distraction ne peuvent surprendre, ils rôdent constamment autour des murs d'enceinte, prêts à déchirer à belles dents quiconque oserait passer à leur portée.
Comme nous nous approchons du village, les chiens, qui ont senti notre odeur, se mettent à aboyer comme jamais encore je n'ai entendu chiens le faire. C'est un chœur assourdissant et discordant où les grondements caverneux se mêlent aux cris nasillards et aux hurlements les plus stridents. Ces aboiements effroyables nous arrêtent net, le souffle coupé, le cœur pris dans un étau glacé. Notre chef porteur, qui connaît apparemment la coutume de ces chiens, nous crie :
— N'ayez pas peur, continuez de marcher, et marchez fermement !
Au même instant, des jeunes gens habillés en chasseurs traditionnels sortent de la ville et courent au-devant de nous. Ils crient aux chiens :
— Waba Mah ! Mah !
Ces trois mots ont un véritable effet magique Les chiens se taisent net, rabattent leurs oreilles, rentrent leur queue entre leurs pattes postérieures comme pour s'excuser d'avoir été si tonitruants, puis s'assoient tranquillement sur leur arrière-train, laissant pendre de leur gueule bavante une longue langue rose.
Un bel homme bien bâti, dont les cheveux sont tressés en petites nattes, sort du groupe de jeunes gens. Il s'avance vers M. M'Bodje, s'incline et dit en bamana :
— Je suis le fils du chef du village. Sois le bienvenu à Say, ô honorable étranger. Considère-toi ici comme chez toi. C'est mon père qui te le dit par ma bouche.
M. M'Bodje, qui ne parle que le wolof (langue du Sénégal), le pular et le français, me demande de lui servir d'interprète. Du coup, je me sens monter en grade tant aux yeux des autres qu'à mes propres yeux. Par mon intermédiaire, il remercie le fils du chef et lui demande de nous conduire auprès de son père.
Guidés par notre escorte, nous pénétrons dans la cité. Ses ruelles sont si étroites et si tortueuses que deux hommes ne peuvent y circuler de front sans se gêner. Celle que nous suivons débouche tout à coup sur une place assez vaste, bordée de grands doubalens, arbres à feuillage touffu qui donnent de l'ombre toute l'année. La maison du chef se trouve juste en face. Le fils du chef nous fait pénétrer dans le vestibule, une salle de bonnes dimensions dont les murs sont tapissés de trophées de chasse et de fétiches qui pendent un peu partout.
On nous présente au chef du village. Celui-ci, chef de canton aux yeux de l'administration coloniale, est aussi doyen d'âge, “maître du couteau” sacrificiel et l'un des sept grands maîtres des fétiches du Pondori et du Djenneri — autant dire presque une idole vivante. Sous une couronne de cheveux blancs, son front est large, haut et brillant, ses yeux à la fois bienveillants et graves, et son nez si long et si droit qu'on l'a surnommé, bien que très révérencieusement, foulalnoun, “nez de Pullo”. De très grandes oreilles, réputées symboles de sagesse et de connaissance, achèvent de donner à ce patriarche bamana un aspect des plus vénérables.
Depuis des années, ayant perdu l'usage de ses jambes, il passe ses journées assis sur une peau de bœuf tannée, dans le vestibule de sa demeure qui est à la fois salle de séjour, salle à palabres, siège du tribunal populaire et sanctuaire des dieux ancestraux. Installé sur une sorte de petite estrade de terre, c'est de là qu'il dirige d'une main de maître les affaires de ses administrés, réglant tous les problèmes qui surgissent entre eux, ou avec les dieux et les ancêtres, ou encore avec ces autres “dieux de la brousse” que sont les Blancs-Blancs, conquérants et chefs suprêmes du pays.
Ce chef traditionnel bamana est si hostile à l'Islam qu'il prend soin de ne jamais tourner son visage vers l'est, direction de La Mecque vers laquelle les musulmans se tournent pendant leurs prières. Bien que vaincu en son temps par Sheyku Amadu, fondateur de l'Empire pullo islamique du Maasina, le chef de Say n'a jamais eu peur que d'un seul homme : le colonel Archinard, chef des “peaux allumées”. Ce grand sorcier blanc à “cinq ficelles” n'a-t-il pas réussi à pactiser avec le grand génie Tummelew qui lui a livré le secret du bosquet de tamariniers au sud de Jenne, seul endroit d'où l'on pouvait partir pour prendre surement la ville 44 ?
Un dialogue s'engage par mon intermédiaire entre le chef et M. M'Bodje.
— Quelle est la qualité de notre hôte blanc-noir (toubaboufin) si bien vêtu en Blanc-Blanc de France-blanche ? demande le chef.
— C'est un grand marabout de l'école où l'on apprend à écrire de gauche à droite, et non de droite à gauche comme dans les écoles coraniques. Il est né loin à l'ouest, au pays où le soleil se couche dans le grand fleuve salé. — Dis au marabout de l'école que je suis très heureux qu'il écrive de gauche à droite et non dans l'autre sens comme les musulmans !
M. M'Bodje rend la politesse au chef. Celui-ci reprend :
— Demande au marabout de l'école comment va le grand commandant moustachu.
— Il va bien et je vous remercie pour lui, me fait répondre M. M'Bodje.
— Et le petit commandant imberbe ?…
Même réponse.
— Et le garde-l'argent ventripotent (le trésorier) ?…
Chaque fois M. M'Bodje, dont je sens monter l'énervement, répond la même chose.
— Et Mamadu Saal le répond-bouche (Papa Saal l'interprète) ?… Et le porte-plume (le secrétaire) ?… Le garde-porte (le planton) ?… Le guérisseur (le médecin) ?… Le maître du fil à nouvelles (le postier) ?… Les grimpe-poteaux (les monteurs des P.T.T. et surveillants des lignes) ?… Sans oublier le cuit-repas… Le sert-repas… Le lave-linge et le fait-le-lit… Le lave-marmites, le donne-du-vent (le panka) et le ramasse-crottin (le palefrenier) ?…
M. M'Bodje, qui a coutume de sabrer d'un trait vengeur les répétitions et les longueurs chez ses élèves, est excédé. Il me glisse de temps en temps à l'oreille en français :
— Va-t-il bientôt finir d'égrener son chapelet de noms !
Heureusement, il est homme à dominer son impatience et il répond chaque fois poliment ainsi que le veut l'usage. Il est tout de même resté suffisamment “noir” pour savoir que, chez nous, les litanies de salutation sont interminables et qu'il serait de la plus grande incorrection de s'y dérober.
Arrivé à la fin de son énumération, le vieux chef tire de sa poche une tabatière. Il prend entre ses doigts une pincée de poudre de tabac et l'aspire d'un coup bref par ses deux narines, ce qui le fait éternuer. Il bénit alors le ciel d'avoir permis à son père et à sa mère de l'engendrer sous une bonne étoile, puis il reprend d'une seule traite :
— Demande au marabout de l'école comment vont également tous ceux que j'ai omis de nommer, oui, comment vont-ils dans cette belle ville de Jenne dont les musulmans disent qu'elle est à la fois un paradis (djenna), un bouclier (djouna) et la folie (djinna). Pour moi, ce que je trouve de plus fou et qui m'agace le plus, ce sont ces cris que les marabouts lancent cinq fois par jour du haut des tourelles de leurs mosquées !
Profitant d'un moment de silence,M. M'Bodje s'adresse à moi :
— Amadu, dis au vénérable et honorable grand chef que tout le monde à Jenne se porte bien, depuis le commandant jusqu'aux petits marmitons, et que tous me chargent de le saluer ainsi que ses courtisans, ses femmes et ses enfants, sans oublier personne. Dis au chef que nous sommes ses hôtes pour cet après-midi et cette nuit seulement. Dès que, demain matin, les premières lueurs de l'aube fendront les ténèbres du côté de l'orient, nous reprendrons la route pour Motinia, et de là jusqu'à Segu.
Après m'avoir écouté, le chef s'écrie, avalant une partie de mon nom :
— Adou ! Dis au marabout de l'école des “peaux allumées” que son parler est comme un beau tronc de rônier droit et élancé et que je le remercie. Dis-lui aussi que demain à l'aube, il aura tout ce dont il a besoin pour continuer son chemin.
M. M'Bodje peut enfin prendre congé du vieux chef, qui nous fait servir le soir un excellent couscous au mouton préparé par l'une de ses épouses.

Sur les pas des chiens de guerre

La nuit fut excellente. Au petit matin, avant même que les coqs aient poussé leur premier cri, un cheval joliment harnaché, tenu par un garçon à peine plus âgé que moi, a été amené dans la cour du campement. Un homme y attend, entouré d'une meute de douze chiens semblables à ceux que nous avions vus la veille. M. M'Bodje, toujours très matinal, est le premier à sortir et à découvrir le spectacle. Il m'appelle d'une voix forte. Réveillé en sursaut, je bondis dans la cour où, à mon tour, je vois le joli cheval et le garde-chien entouré de sa meute. L'homme porte un costume de chasse littéralement bardé d'amulettes en cuir et de plaques métalliques — ce qui, paraît-il, est le costume traditionnel des gardiens de meute. Il est coiffé d'un casque impressionnant : sur une coupelle de bois taillée à l'exacte mesure de son crâne, on a monté une tête de lion à l'abondante crinière, si bien que des poils fous auréolent sa tête et retombent de chaque côté de son visage, que prolonge une longue barbe postiche faite avec une crinière de cheval. Deux besaces portées en bandoulière s'entrecroisent sur sa poitrine. Une queue de bœuf munie de petits grelots pend à son poignet droit. Accroupi, il attend patiemment, entouré de ses douze chiens de combat bien dressés qu'apparemment le chef a mis à notre disposition. Ce sont des chiens gigantesques, trapus, à la tête énorme. Toutes leurs articulations sont entourées de cordelettes nouées. Leur tête est recouverte d'une pièce d'étoffe noire trouée pour les oreilles et maintenue par des ficelles colorées passant autour du museau et du cou. Un collier “gris-gris”, garni de pointes acérées, entoure également leur cou. On ne saurait dire, des chiens ou de leur gardien, lequel est le plus effrayant — cette sorte de chiens, que l'on appelait “chiens de guerre” et qui n'étaient élevés que dans le pays de Say, a aujourd'hui complètement disparu.
M. M'Bodje, tel un policier, porte toujours sur lui le sifflet dont il se servait auparavant à l'école et dont il use maintenant pour appeler les porteurs. Il le porte à ses lèvres : “Frrr! Frrr! Fittt !” siffle M. M'Bodje. Aussitôt tous les porteurs sont à pied d'œuvre, chacun à côté de son balluchon. M. M'Bodje va saluer l'homme aux chiens, puis il lui demande par mon intermédiaire :
— Pourquoi le vieux chef nous fait-il escorter par une meute ?
L'homme répond :
— Depuis que le colonel Archinard a pactisé avec le génie Tummelew pour prendre Jenne, tous les mauvais esprits qui avaient été emprisonnés auparavant dans le bosquet sacré de Toula-Heela se sont évadés de leur prison. Ils se sont dispersés entre Say et Segu où ils sévissent en attaquant les voyageurs sans protection. Ils les rendent fous ou malades. Or, ces génies rebelles n'ont peur que des chiens dressés de Say et des forces émanant des gris-gris dont ils sont porteurs. C'est pourquoi le chef a décidé de vous faire escorter par eux jusqu'à la sortie de son pays. C'est la tradition qui le veut ainsi.
Le jeune palefrenier s'avance à son tour et dit à M. M'Bodje :
— Le chef met ce cheval à votre disposition pour servir de monture à vos deux enfants — c'est-à-dire au neveu de M. M'Bodje et à moi-même. C'est la seule portion du voyage que je ferai sur le dos d'un cheval.
“Monsieur Frrr-Frrr-Fittt !”, comme l'ont surnommé les porteurs, donne le signal du départ avec son sifflet. Fort de quatorze hommes, de douze chiens et de deux chevaux, notre convoi quitte Say et prend la direction de Segu. Le chemin est étroit. Comme la coulée d'un gros boa, il se tortille et se faufile à travers des buissons touffus légèrement bercés par la brise agréable d'un petit matin.
Bientôt la brousse tout entière est parcourue d'une sorte de frémissement. Elle semble s'étirer dans son lit pour secouer les dernières torpeurs de la nuit. A notre gauche, une tourterelle roucoule doucement, comme pour réveiller sa compagne paresseuse. Une autre lui répond sur la droite. Au loin retentissent les appels des coqs. C'est comme un signal. Les animaux diurnes, comprenant qu'ils peuvent se mouvoir et bruire sans danger, sortent de leurs abris. Les moineaux pépient à qui mieux mieux dans les branches, sautant de l'une à l'autre sans cesser de babiller. Tout se met à bouger et à vivre, et les peurs nées de l'ombre s'effilochent comme la brume sous les premiers rayons du soleil.
Tant que l'ombre règne dans la demi-obscurité de l'aube ou du crépuscule, chaque hallier d'épineux que l'on aperçoit au loin donne l'impression d'être un monstre trapu aux formes fantastiques, tapi sur ses talons, prêt à bondir sur quiconque s'avance vers lui. Les porteurs racontent tellement d'histoires d'esprits et de diables que je finis par en voir derrière chaque groupe d'arbres dès que la nuit tombe.
J'ai remarqué, au fil des jours, que l'ombre impose généralement le silence à nos porteurs, tandis que la lumière du jour les rend volubiles et même quelque peu tonitruants, du moins jusqu'à ce que l'extrême chaleur, la fatigue et la faim aient raison de leurs forces. Rien de tel que l'obscurité ou la faim pour clore la bouche d'un homme.
Quant à nos chiens de guerre, qui marchent en sentinelles avancées de notre convoi, eux seuls ne font aucun bruit, n'accordant leur attention qu'à tout ce qui frappe leur ouïe, leur vue ou leur odorat, en élèves bien dressés de l'école des chasseurs bambaras du Sarro dont la devise est : “Sentir, entendre, voir et se taire.”
Nous marchons en général sans déjeuner, attendant d'être arrivés à une étape pour nous reposer et nous restaurer. Dans chaque village, les réceptions sont identiques, à quelques petits détails près. Partout M. M'Bodje, “grand marabout de l'école des Blancs”, est reçu et traité en véritable fondé de pouvoir des “peaux allumées”.
Couscous, plats de riz, bouillies de mil au lait, lait frais, miel limpide et fruits de saison, tout nous est offert en quantité, et à titre gracieux, cela va sans dire.
Le chef d'un village est même allé jusqu'à remercier humblement M. M'Bodje d'avoir, par condescendance, accepté de se reposer dans son village et d'avoir bien voulu manger sa nourriture que, par modestie, il qualifia de “mal préparée” ; et pour effacer sans doute le mauvais arrière-goût que ses plats avaient pu nous laisser, ce chef offrit à M. M'Bodje cinq mille cauris (équivalant à la valeur de cent sous en 1915) pour nous acheter du mil au cours du voyage !
Tout ce respect et cette générosité, quelque ambigus qu'ils soient en raison du rapport supposé de M. M'Bodje avec la toute-puissante administration coloniale, reposent en fait sur une tradition ancestrale d'hospitalité envers tout voyageur de passage. Jadis, dans l'Afrique de la savane — la seule dont je puisse parler véritablement parce que je la connais bien — n'importe quel voyageur arrivant dans un village inconnu n'avait qu'à se présenter au seuil de la première maison rencontrée et dire : “je suis l'hôte que Dieu vous envoie” pour qu'on le reçoive avec joie 45. On lui réservait la meilleure chambre, le meilleur lit et les meilleurs morceaux. Souvent même, le chef de famille ou le fils aîné lui abandonnait sa propre chambre pour aller dormir sur une natte dans le vestibule ou dans la cour. En échange, l'étranger de passage venait enrichir les veillées en racontant les chroniques historiques de son pays ou en relatant les événements rencontrés au cours de ses pérégrinations. L'Africain de la savane voyageant beaucoup, à pied ou à cheval, il en résultait un échange permanent de connaissances de région à région. Cette coutume des “maisons ouvertes” permettait de circuler à travers tout le pays même sans moyens, comme je l'expérimenterai moi-même plus tard bien souvent.

Une dizaine de jours après notre départ de Jenne, un matin, vers dix heures, nous arrivons en vue de Segu, sans avoir jamais fait aucune rencontre dangereuse. De peur, sans doute, de se faire déchirer à belles dents par notre meute, les mauvaises gens comme les méchants esprits auront préféré se tenir prudemment à l'écart de notre chemin.
Pour remercier le conducteur de la meute, M. M'Bodje lui offre une chéchia usagée et deux pièces de un franc. L'homme accepte la chéchia, mais refuse catégoriquement les deux pièces. Il repart à travers la brousse avec ses chiens et le joli cheval qui nous avait portés, le petit M'Bodje et moi.
Nous entrons dans Segu par son côté est. Cette cité extraordinaire, qui fût tour à tour la capitale des rois bambaras et toucouleurs et dont l'importance est à la fois mythique, politique, sociale et commerciale, s'étire le long de la rive droite du Niger, à l'ombre d'acacias séculaires. En face de la ville, le fleuve s'étale majestueusement dans la plaine. En nul autre endroit de la Boucle du Niger il n'atteint, je crois, une largeur comparable.
M. M'Bodje espère prendre le bateau Le Mage (du nom du célèbre explorateur) dont le départ est prévu pour treize heures, mais il doit au préalable faire viser ses papiers à la Résidence du cercle. Pressé par le temps, il nous fait traverser rapidement la ville. A défaut de pouvoir la visiter, j'observe de tous mes yeux tout ce qui se présente. La grande artère que nous suivons, large, aérée, est bordée d'arbres magnifiques. Les maisons d'ocre rose rappellent celles de Jenne ou de Mopti. Les rayons du soleil jouent à travers les feuillages. A notre droite, le fleuve s'écoule paresseusement. Tout, dans cette ville, est paisible et beau. Une chose me frappe : les femmes de Segu que nous croisons portent presque toutes un anneau d'or entre leurs deux narines. L'un de nos porteurs m'explique que c'est là une parure de coquettes et un signe de bonne fortune, exclusivement réservé aux femmes.
Nous arrivons enfin au palais de la Résidence, une élégante construction à étages dont toute la façade est garnie d'arcades et de murs agréablement ajourés.

Les trois couleurs de France

Une fois toutes les formalités remplies, notre petit convoi se dirige vers le port. Stupéfait, je vois une embarcation métallique gigantesque se balancer légèrement sur les flots. Par une sorte d'anus latéral, elle évacue régulièrement de longs jets d'eau à grands coups de pcb-pch-pchch ! … tandis que des volutes de fumée s'échappent de deux grosses cheminées inclinées. C'est la première fois que je vois un bateau à vapeur. A côté des longues pirogues bozos élégantes et silencieuses, on dirait une sorte de gros monstre fluvial cuirassé de fer et n'arrêtant pas de pisser et de fumer.
Sur les quais se déploie un véritable petit marché, chacun espérant vendre aux partants quelques provisions de route ou un souvenir de Segu. On marchande ferme, des bagarres éclatent par-ci par-là. M. M'Bodje doit même user de toute son autorité de “marabout de l'école des Blancs”, attestée par son costume et son pince-nez blanc-blanc, pour séparer deux combattants entêtés. Des porteurs et des laptots transportent des sacs et des valises sur le bateau. M. M'Bodje fait embarquer ses bagages par ses porteurs, puis les paie et leur donne congé.
Tout à coup, on voit dévaler sur la pente de la berge menant au quai un énorme personnage en costume officiel européen, si gros que sa tête sans cou semble directement plantée dans son buste de taureau et que ses bras ne peuvent même pas retomber le long de ses flancs ; il les porte écartés à la manière d'un gros oiseau prêt à s'envoler. C'est M. Monnet, commissaire de bord du bateau Le Mage, suivi de porteurs chargés de provisions de bouche pour les passagers blancs.
— Attention ! Attention ! crient les marchands en bamana, M. Ventripotent s'amène, entraîné par sa bedaine…
Chacun se range le mieux qu'il peut pour laisser passer cette énorme masse de chair que seule la mauvaise humeur semble propulser. Apparemment furieux de trouver le quai aussi encombré, le commissaire, tel un ouragan, bouscule tout ce qui lui fait obstacle, sans se soucier d'écraser au passage sous ses gros souliers les petites marchandises ou pacotilles étalées par terre et que les malheureux marchands n'ont pas toujours eu le temps de retirer. M. Monnet, ancien adjudant de l'armée d'Afrique, fait partie de ces coloniaux qui croient à l'efficacité de la brutalité pour affermir et pérenniser l'autorité française que les Borgnis-Desbordes, Archinard et autres chefs blancs aux manches ornées de ficelles d'or ont fondée en Afrique occidentale à coups de fusil et de canon.
A ce moment précis, sur la planche inclinée qui sert de passerelle, deux laptots sont en train de hisser un énorme tonneau. Voyant le commissaire dévaler la pente en agitant ses bras, le chef laptot leur crie :
— Dépêchez-vous, ou vous finirez dans l'eau avec votre tonneau. Ventripotent fonce droit sur vous. S'il vous trouve sur son chemin, il barrira comme un éléphant veuf et vous jettera à l'eau comme des bêtes crevées !
Jamais prophétie ne se réalisa mieux et à l'instant. Lorsque M. Monnet arrive au bas de la passerelle, les laptots ont encore un mètre environ à franchir pour finir de hisser leur charge et débarrasser le chemin. La colère du commissaire éclate avec la violence de la première tornade tropicale de l'année. Il vomit une bordée d'injures :
— Espèces de paresseux ! Sales nègres ! Fils de putains! Cochons malades !… pour ne citer que les plus modérées parmi les expressions dont il gratifie les malheureux laptots.
Tout en vociférant, il se propulse droit sur eux. Connaissant sa force et son caractère violent, les laptots se jettent à l'eau avec leur tonneau, préférant le faire d'eux-mêmes plutôt que d'y être expédiés manu militari par l'irascible commissaire. Celui-ci franchit la passerelle et s'engouffre dans le bateau.
— C'est injuste, c'est vraiment injuste ! maugrée M. M'Bodje.
Mais à qui se plaindre ? C'était l'époque où le Blanc, qu'il ait tort ou raison, avait toujours raison, du moins en règle générale. Et pourtant je vais avoir l'occasion, peu après, de constater que même au fond d'une brute il peut y avoir une étincelle de bonté, et qu'il ne faut jamais désespérer de l'homme.
Nous embarquons avec bruit, nous bousculant les uns les autres. Il avait été bien entendu avec M. M'Bodje, avant notre départ de Jenne, qu'en matière de frais de transport je devrais me débrouiller tout seul. Nous nous séparons donc. Il se rend avec son neveu dans une cabine de troisième classe (le bateau comporte des cabines de première, deuxième et troisième classes), tandis que je reste sur le pont, place réservée aux nègres noirs-noirs et aux bestiaux. Chacun s'y installe comme il peut et cherche un endroit où étaler sa natte. Nous ne devrons payer nos places qu'une fois embarqués.
Un premier sifflement enrhumé déchire péniblement l'atmosphère ; j'entends un bruit de chaînes qui cognent contre les flancs du bateau ; des laptots affairés courent d'un bord à l'autre. Au deuxième sifflement, je sens le bateau remuer et se balancer. Les roues commencent à tourner et leurs aubes à baratter l'eau du fleuve qui retombe autour d'elles en longues gerbes crémeuses. Le bateau s'éloigne progressivement du quai et gagne les hautes eaux. Sa proue semble couper le fleuve en deux, soulevant de chaque côté une houle puissante qui se rue vers les berges et fait danser les pirogues bozos comme des poulains affolés. Quelques-unes cassent leurs amarres. Bientôt, nous perdons le port de vue.
Je me lève et vais consulter le tableau des tarifs. Quand je vois le prix des billets, l'angoisse me saisit : pour les voyageurs du pont, le transport jusqu'à Koulikoro — c'est-à-dire le lieu de débarquement final avant Bamako — coûte sept francs. Je sors en hâte de ma bourse tout l'argent dont je dispose. Hélas, à force de distribuer des petites sommes dans tous les villages traversés, sur les quinze francs que m'avait envoyés ma mère, il ne me reste plus que deux francs ! Je n'avais pas imaginé que le prix du transport serait si élevé, surtout sur le pont.
Pas question de faire appel à M. M'Bodje pour m'aider, les choses ont été clairement précisées entre nous. Et je ne peux même plus redescendre à terre pour finir le voyage à pied !…
Juste à cet instant, la cloche sonne pour inviter les voyageurs à venir payer leur place. Comme j'ai attrapé, au cours du voyage, une mauvaise ophtalmie due à une insolation, j'en prends prétexte pour me présenter le dernier. Quand mon tour arrive, clignant des paupières et sans presque réfléchir à ce que je fais, je tends ma bourse à l'homme qui me précède et lui demande d'en sortir le montant de mon billet. Pendant que l'homme fouille et refouille dans tous les recoins de mon gousset — où, bien entendu, il ne trouve que deux francs — mon cœur bat si fort que mes oreilles en bourdonnent ! Comment tout cela va-t-il finir ? Comment va réagir le terrible commissaire ?
L'homme, relevant la tête, déclare que ma bourse ne contient que deux misérables francs. Je pousse un cri et me jette à terre, pleurant et gémissant :
— J'avais sept francs ! J'avais sept francs ! je ne sais comment j'ai perdu mes cinq francs, c'était une grosse pièce d'argent. Yaye-yaye ! … O ma mère, j'ai perdu mon argent ! O ma mère!…
Plus ma conscience me gronde intérieurement de mentir si effrontément, et plus ma frayeur me pousse à gémir et à forcer mon rôle de misérable victime du sort. Bien entendu M. M'Bodje, qui se trouve dans sa cabine, ignore tout de ma situation. Alerté par mes cris, le commissaire sort de son bureau. Il s'approche de moi et me demande pourquoi je me lamente comme un damné. Je lui conte alors ma fable avec un aplomb qui ne laisse place en son esprit à aucun doute.
— Où vas-tu ? me demande-t-il.
— Je vais à Kati rejoindre mes parents pour les vacances.
— Qui es-tu et que fais-tu tout seul, loin de tes parents ?
— Je suis un écolier pullo de l'école régionale de Jenne.
— Ah ! C'est très bien cela ! Et qu'est-ce qu'on t'enseigne à l'école ?
— On m'y apprend à lire, à écrire, à parler le français, à chanter, et surtout à aimer la France et à la servir même au prix de ma vie ou de la vie des miens.
— Bien ! Bien ! Tu as appris des chansons françaises ?
— Oui monsieur.
— Lesquelles ?
— La Maneillaise et Les Trois Couleurs.
— Chante Les Trois Couleurs pour moi.
Je ne me fais point prier et entonne avec force et conviction :

Les connais-tu les trois couleu-eurs
Les trois couleurs de Fran-ance !
Celles qui font rêver les cœu-eurs
De gloire et d'espéran-ance.
Bleu céleste, couleur du jou-our
Rouge de sang, couleur d'amou-our
Blanc, franchise et vaillan-ance !
Blanc, franchise et vaillan-ance !

L'ancien adjudant, tout exalté par ces nobles paroles et emporté par le rythme, me saisit par les deux bras et m'entraîne dans une sorte de danse, me faisant tournoyer autour de lui, tandis qu'il m'accompagne de sa puissante voix :

Blanc, franchise et vaillan-ance !
Blanc, franchise et vaillan-ance !

Notre danse à deux n'est accompagnée ni de fifres ni de galoubets mais des battements de mains de la foule des passagers, toujours prêts à se réjouir et heureux de participer à un divertissement aussi inattendu. A la fin, tout essoufflé, le vieil adjudant s'arrête et me dit :
— Ah ! tu es vraiment un bon fils de la France ! Tu es ici sur un bateau qui appartient à la France éternelle 46 pour laquelle sont morts de grands savants, de grands soldats, et pour laquelle mourront bien d'autres héros encore. Cesse donc de pleurer, mon petit, tu voyageras sur ce bateau pour rien et tu mangeras à ma table.
— Merci mon bon Blanc, merci, merci beaucoup !
Je ne pensais pas m'en tirer à si bon compte, et je regrette aussitôt les mauvaises pensées que j'ai pu avoir à l'égard du gros commissaire.
Le bruit qui régnait sur le pont a fini par attirer l'attention des voyageurs des classes supérieures. Quelques-uns descendent pour voir ce qui se passe. Tout à coup, une très belle jeune femme pullo se précipite sur moi :
— Amkoullel ! Amkullel ! Fils de mon oncle ! D'où sors-tu et que fais-tu dans ce bateau ?
J'écarquille les yeux : c'est Fanta Hamma, ma propre cousine du côté maternel, qui regagne Bamako en compagnie du fonctionnaire français dont elle est alors “l'épouse coloniale”. Par un heureux hasard, le commissaire la connaît bien. Il lui conte ma mésaventure et lui dit comment il compte arranger les choses pour moi. Ma cousine, qui n'est nullement impressionnée par les Blancs, tape amicalement sur son gros ventre et lui sourit :
— Fais voyager mon cousin dans ma cabine en première classe, lui dit-elle. Nous ne sommes que deux et il y a de la place pour trois.
M. Monnet acquiesce. Du coup, me voilà promu à un rang plus élevé que celui de mon maître M. M'Bodje, qui, lui, voyage en troisième classe !
Quelque temps après, le commissaire ordonne de relever les bâches qui tapissent le pont, afin de laver celui-ci à grands seaux d'eau. Chacun prend ses nattes et ses paquets, on soulève les bâches et, ô miracle, on voit tout à coup briller, coincée contre le bord du pont, une belle pièce de cinq francs ! On fait annoncer la trouvaille, afin que le propriétaire éventuel de la pièce puisse se faire connaître. Personne ne l'ayant réclamée, tout le monde en conclut que c'est bien la pièce que j'ai déclaré avoir perdue, et on me la remet. Pour ne pas me trahir et à ma plus grande honte intérieure, je suis bien obligé de l'accepter. Je passe la nuit suivante à me reprocher mon mensonge, aggravé encore par le larcin que je viens de commettre malgré moi en acceptant une somme qui, je le sais bien, ne m'appartient pas. Ma tête est pleine de questions sans réponse :
— Pourquoi Dieu a-t-il aussi bien arrangé les choses pour moi ? Est-ce parce que j'ai distribué mes vrais cinq francs aux pauvres tout au long du voyage ? N'aurais-je pas dû plutôt être puni pour mon mensonge ?
Aucun raisonnement ne parvient à m'apaiser. Ma conscience me houspille sans cesse et m'inspire le mépris de moi-même. Tout au long de nos trois jours de navigation, j'allais être ainsi partagé entre les délices d'un voyage extrêmement confortable et mes tourments intérieurs.

La pirogue métallique de terre

A Koulikoro, nous devons prendre le train pour Bamako. Ancienne capitale de Soumangourou Kanté, le roi forgeron qui vainquit l'empire du Ghana avant d'être vaincu lui-même par Soundiata Keïta, fondateur de l'empire du Mandé (Mali) au XIIIe siècle, Koulikoro est devenue, sous l'occupation française, une simple circonscription administrative. Un escadron de spahis et une école de cavalerie y tiennent garnison. A la gare, la cohue est indescriptible. La foule, ignorant qu'il faut attendre l'heure du départ du train, se presse contre la grande porte donnant accès à la salle où l'on vend les billets. Quatre agents de police, travaillant pour le chef de gare, repoussent les malheureux à grands coups de nerfs de bœuf :
— Nous s'en fout ! Nous faire service ! Service c'est service ! Vous autes là, allez ! Foumalkan tous là-bas !
Ne pouvant rien faire pour nos pauvres frères, nous attendons tranquillement l'ouverture des portes. Je retrouve là M. M'Bodje et son neveu, qui attendent eux aussi.
Avec un sifflement strident, le train de Bamako entre enfin en gare. Les voyageurs en jaillissent en désordre. Quelqu'un ouvre les portes du hall et Fanta Hamma va prendre nos billets.
A Segu, j'avais découvert mon premier “bateau a fumée”. A Koulikoro je découvre ma première “pirogue métallique de terre”, ainsi que les gens appellent le chemin de fer. Une pirogue a fumée voguant sur l'eau, à la limite c'est concevable, car l'eau coule et vous porte ; mais qu'une longue et lourde pirogue métallique arrive à se déplacer toute seule sur de la terre ferme, cela, c'est à coup sûr de la haute magie, une sorcellerie de diable blanc, à ahurir les plus grands magiciens de la haute brousse !
Les wagons dans lesquels nous nous entassons sont à ciel ouvert. Je vois s'étendre au loin les deux règles d'acier sur lesquelles le train (comme je l'ai appris dans le deuxième livret de Jean-Louis Monod et dans la brochure A travers nos colonies) va glisser tout à l'heure à une allure plus rapide que celle d'une gazelle du Sahel fuyant devant une panthère affamée. Je ne suis pas très rassuré.
— Et si le train trébuche et que les wagons perdent leur équilibre sur les rails, que deviendront les voyageurs et leurs bagages ?, je demande à ma cousine quelle prière il convient de réciter avant de nous embarquer dans une aventure si redoutable.
Elle me rit au nez :
— La prière la plus efficace, c'est de ne pas avoir peur. Sois pullo et n'aie pas peur, et tout ira bien In shâ Allâh (s'il plaît à Dieu).
Quand tous les voyageurs sont en place, le chef de gare siffle le départ, le chef de train souffle dans une corne, le mécanicien tire sur l'avertisseur, et la machine elle-même émet un long cri enroué. La locomotive se met à vomir un nuage de fumée qui jaillit par saccades de sa grande cheminée, avec des poussières et des brindilles de feu qui viennent de temps en temps nous cingler le visage. Puis des jets de vapeur d'eau s'échappent de ses flancs. Les freins se desserrent, les bielles et les roues motrices entrent en action, la machine se cabre, les wagons s'entrechoquent, le tout dans des grincements et un fracas épouvantables. Enfin le train s'ébranle ; prenant peu à peu de la vitesse, il commence à filer à travers le paysage. Et c'est alors le chant rythmé des apss-apss gan-gan ! — apss-apss ! gangan ! opss-opss ! gan-gan opss-opss ! — gan-gan ! suivis des rapides tchou-kou-tchou-gan-gan-gan ! tchou-koutchou-gangan-gan ! entrecoupés de temps en temps d'un long sifflement joyeux. Hommes, arbres et animaux semblent se précipiter vers nous. Bientôt j'oublie mes craintes, ne pensant plus qu'à contempler le spectacle qui défile devant nos yeux.

Le train mit environ une heure et demie pour couvrir les cinquante kilomètres qui nous séparaient de Bamako. La nuit venait de tomber. Depuis 1908, Bamako était devenue la capitale du “Haut-Sénégal-et-Niger” et, comme telle, lieu de résidence du gouverneur du territoire. Eclairée à l'électricité, de loin elle avait un aspect féerique. Une grande écharpe de lumière semblait avoir été jetée en travers de la colline qui dominait la ville : c'était la route qui menait de Bamako à Koulouba, lieu de résidence du gouverneur. Comme nous approchions, les lampes qui l'illuminaient me firent penser à de grosses étoiles suspendues aux branches des arbres.
A Bamako, ma cousine et son mari m'emmenèrent chez eux. Ils me logèrent dans une pièce avec eau courante et éclairage électrique. J'étais émerveillé de pouvoir faire jaillir l'eau d'un mur de pierre, rien qu'en tournant un robinet, et de pouvoir créer l'obscurité ou la lumière en appuyant sur un bouton ! Le soir, avant d'aller me coucher, je confessai toute mon histoire à ma cousine. Elle me demanda si j'avais toujours la pièce de cinq francs sur moi. Je la lui tendis. Elle me la prit et le lendemain la monnaya en petites pièces qu'elle distribua devant moi aux mendiants qui passaient dans la rue. Alors seulement, le poids qui m'écrasait disparut.
Dans la matinée, ma cousine envoya quelqu'un à Kati pour prévenir mes parents de mon arrivée. Mon père Tijani se déplaça lui-même pour venir me chercher. Ce geste, beaucoup plus que des démonstrations qui ne lui étaient pas habituelles, témoignait de son affection et j'en fus touché. Arrivé en fin d'après-midi, il décida de repartir le soir même avec moi pour Kati, où ma mère et mes autres parents m'attendaient avec impatience. Vers dix-huit heures, alors que le soleil jetait ses derniers feux au-dessus de l'horizon, il donna le signal du départ. Cela signifiait que nous devrions franchir de nuit la plus grande partie des douze kilomètres qui nous séparaient de Kati.

Le gouffre de la grande hyène noire

A cette époque, le pays était encore fortement boisé. La majeure partie du trajet traversait une épaisse forêt infestée d'hyènes et de panthères. A mi-route, il fallait longer sur notre gauche une grande et sombre excavation appelée Dounfing. Ce gouffre, peuplé d'une végétation impénétrable et réputé hanté par les plus méchants esprits, était la demeure traditionnelle de Jatrufin, la grande hyène mythique noire, aux pattes blanches et au front marqué d'une étoile, et dont la crinière, à la nuit tombée, étincelait de mille flammèches.
Pour la croyance populaire (habilement poussée en ce sens par les confréries religieuses que les allées et venues le long de la route empêchaient de célébrer leur culte), il était préférable de voir la mort en face plutôt que de risquer de rencontrer Diatroufing en train de prendre le frais après le coucher du soleil. A la nuit tombée, le lieu était constellé de lucioles et de vers luisants dont on disait qu'ils sortaient des poils mêmes de Diatroufing. Autant dire que voyager entre Bamako et Kati après le coucher du soleil, c'était aller se jeter tout droit clans la gueule de la grande hyène, maîtresse de ces lieux obscurs.
Fanta Hamma avait si peur pour nous qu'elle en pleurait à chaudes larmes, persuadée que nous allions tout droit vers la mort ou vers une folie provoquée par les diables. Nous risquions, il est vrai, d'être attaqués par l'un des fauves qui hantaient les cavernes de la colline, et même d'être dévalisés par les bandes de coupeurs de chemin qui pullulaient dans la forêt. Mais ni dieu ni diable n'auraient pu empêcher Tijani de faire ce qu'il avait décidé. Il avait pour adage :
— “On ne peut ni mourir avant l'heure, ni ne pas mourir quand l'heure sonne. Alors pourquoi avoir peur ?”… J'ai promis à ma femme de rentrer cette nuit avec notre fils, dit-il à ma cousine. Il ne saurait donc être question de passer la nuit à Bamako. Et puis, Amadu a maintenant quinze ans. Il est grand temps qu'il apprenne à affronter les ténèbres, les diables, les sorciers, les brigands et les fauves.
Il n'était tout de même pas venu sans arme : il portait en bandoulière un grand sabre tranchant et tenait dans sa main droite une pertuisane, sorte de petite lance à lame triangulaire. Ainsi équipé, solide et musclé mais fin de ligne et de visage, je lui trouvais très fière allure. Il émanait de lui une impression de force et de tranquille assurance. Il me tendit un poignard maure et m'indiqua comment m'en servir le cas échéant.
Un griot de Banjagara, qui était venu saluer Fanta Hamma ce jour-là, était présent. Prenant sa guitare, il se mit à chanter la devise des Caam et à louer le courage et la générosité de Tijani. Il improvisait :

O Tijani Amadu Ali Caam,
Tu me donnes aujourdhui un nouveau chapitre
A ajouter à la devise de gloire de ta famille !
Diables, sorciers, fauves et brigands,
Garez-vous, le fils d Amadu Ali arrive,
Tenant son fils aîné par la main.
Vous ne pourrez l'arrêter,
Il traversera votre domaine
Comme une étoile filante…

Quand il eut terminé, pour honorer la devise des Caam qu'il venait de chanter ma cousine lui donna cinq francs, comme il est de coutume avec les griots. Elle avait recruté un porteur qui se chargea de ma petite malle. Nous échangeâmes les derniers adieux et remerciements, et nous voilà partis !

Mon père marchait devant moi d'un bon pas. Le porteur nous suivait. Le soleil était bas sur l'horizon. Tous ceux que nous croisions sur la route et qui rentraient en ville s'exclamaient :
— Hé, homme pullo ! Tu entreprends si tard un voyage sur Kati, comme si Dounfing n'existait pas ?
— Allaahu akbar, Dieu est le plus grand !, répondait mon père.
A quatre kilomètres environ de Bamako, il s'arrêta sous un grand figuier. Il arracha de l'arbre un certain nombre de feuilles, prononça sur chacune d'elles certains versets coraniques selon un nombre déterminé, puis les lança aux huit points de l'espace, cardinaux et collatéraux. Il en garda une sur lui.
— Maintenant, dit-il, la bouche de la haute brousse est muselée. Nous serons, avec l'aide de Dieu, tranquilles jusqu'à Kati.
Et il reprit la route d'un pas ferme, presque joyeux, chantant à pleine voix le grand poème composé par Elhadj Umar et appelé Le Sabre, car tel un sabre, dit-on, il tranche les maléfices et anéantit les œuvres des mauvais esprits…
La nuit était presque totale. Plus nous avancions, et plus nous nous enfoncions dans une obscurité que rendait plus épaisse encore la présence des arbres, particulièrement denses dans cette région hérissée de collines et de chaînons, dernières ramifications des monts mandingues.
Le sous-bois retentissait de crissements, de cliquètements et de stridulations d'insectes, que ponctuaient de temps en temps les cris plus inquiétants des animaux nocturnes.
Malgré la fraîcheur de la nuit, je sentais la sueur couler sur mon front. J'avais peur, certes, et chaque recoin me paraissait être un guet-apens du diable ou un affût de brigands, mais j'avais la certitude que rien de fâcheux ne pourrait m'arriver, tant était grande ma confiance en mon père.
La route de terre rouge, damée à la main par des cohortes de manceuvres africains réquisitionnés d'office (car il importait que la garnison militaire de Kati soit reliée à Bamako par une route), tranchait sur les ténèbres. Tout à coup, se cabrant comme devant un danger, elle escalada péniblement un renflement de terre. Nous découvrîmes alors sur notre gauche un gouffre ténébreux peuplé d'arbres géants autour desquels lianes et épineux s'entrelaçaient étroitement comme pour les revêtir d'une cuirasse végétale impénétrable. C'était l'entrée sud de Dunfin.
Une multitude de vers luisants scintillaient, striant l'espace de traits lumineux comme de petites étoiles tombées du ciel. Des profondeurs du gouffre montait un concert de bruits nocturnes, auquel une sorte d'écho donnait une ampleur inquiétante. Des coassements de grenouilles se mêlaient aux hululements des hiboux, qu'interrompaient parfois des miaulements de chats sauvages. On entendait le grondement d'une cascade dont les eaux, tombant de plusieurs dizaines de mètres de hauteur, s'écrasaient avec fracas dans l'abîme. Tout concourait à donner au lieu un caractère sombre et terrifiant. Nous étions bien au seuil de l'endroit maudit. Un frisson parcourut tout mon corps, mais c'était une réaction involontaire de mes nerfs ; mon esprit demeurait tranquille.
La route étroite qui longeait et surplombait le gouffre dessinait autour de lui un arc de cercle d'environ deux kilomètres. Mon père me prit par la main. Environ une demi-heure après, comme nous franchissions le dernier obstacle, une panthère miaula nerveusement loin derrière nous, déçue, sans doute, d'avoir raté un bon dîner. Mon père poussa un soupir de soulagement et rendit louanges à Dieu. Finalement, ni diable, ni fauve, ni brigand n'avait eu l'idée de nous faire un mauvais parti. Nous avions franchi sans dommage, en pleine nuit, le domaine de Jatrufin, la terrible hyène noire semeuse de terreur dans les cœurs.

A partir de Dunfin, la route redevenait large et rassurante. Bientôt les lumières de Kati scintillèrent au loin. Nous arrivâmes enfin à la maison, où tous les membres de la famille, entourés de nos amis, nous attendaient.
Ma mère était là, souriante, toujours aussi droite, toujours aussi belle. Un simple ruban de velours noir entourant son cou suffisait à la parer. Elle m'embrassa, mais sans plus, la bienséance pullo ne permettant pas aux mères de trop manifester leurs sentiments envers leurs propres enfants, surtout en public, et surtout s'il s'agissait d'un grand garçon de quinze ans ! La tradition africaine de jadis — du moins dans mon milieu — évitait les grandes effusions ; pour nous, les actes valaient plus que les paroles et le long périple que j'avais accompli uniquement pour venir retrouver ma mère, comme sa sollicitude ininterrompue pour moi durant nos années de séparation, parlaient d'eux-mêmes.
En revanche, je me précipitai sur mes deux nouvelles petites sœurs : Aminata (celle qui avait été fiancée par mon frère Hammadun avant sa mort) et Fanta la dernière-née. Aminata était d'abord tout intimidée, mais quand je la fis sauter dans mes bras elle oublia bien vite ses craintes pour éclater de rire. Puis je pris la petite Fanta et l'attachai dans mon dos, comme l'aurait fait une grande sœur.
Après le repas, je fus assailli de questions. Chacun voulait savoir ce qui m'était arrivé au cours des années écoulées, on m'interrogeait sur Banjagara, sur Jenne, sur les pays que j'avais traversés, les gens que j'avais rencontrés, leurs coutumes, etc., comme l'on fait quand arrive un voyageur venu de loin. C'était mon premier auditoire pour mes aventures personnelles. Je ne manquais pas d'anecdotes à raconter, ni de paroles pour les dire… Ce fut une longue et heureuse veillée. Elle se prolongea tard dans la nuit.

Notes
40. La classe des “captifs de case” (rimayɓe, sing. dimaajo) bénéficie traditionnellement d'une totale liberté de parole, de gestes et de comportement. De plus, du fait de son âge, Koniba Kondala s'assimile ici à la classe des “grands-pères”, qui ont le droit de plaisanter librement avec leurs petits-enfants.
41. Ce texte se trouve dans le premier “Livret de lecture du français pour les écoliers noirs” de Jean-Louis Monod.
42. Certains spécialistes littéraires ayant vu dans l'Etrange Destin de Wangrin, en dépit des déclarations de l'auteur dans son avertissement liminaire, une œuvre fondée en partie sur la fiction et l'imaginaire (on a même parlé parfois d'un “récit autobiographique” !), Amadou Hampâté Bâ s'en est défendu dans une postface qui aurait dû être insérée dans le tirage du livre intervenu en 1989, mais qui ne l'a pas été en raison d'une négligence de l'éditeur. On nous assure qu'elle figurera bien dans le tirage prévu pour 1992.
Quoi qu'il en soit, ce texte, qui apporte également de nouveaux éléments sur la personnalité de Wangrin, figure à la fin d'une brochure éditée chez Nathan (Paris) dans la collection “Une œuvre, un auteur” et intitulée l'Etrange Destin de Wangrin, d'Amadou Hampâté Bâ. Etude critique par Antoine Makonda. (Note de H. Heckmann, mandataire de l'auteur.)
43. Cf. L'Etrange Destin (p. 71).
44. Le colonel Archinard, avant de prendre Djenné, avait camouflé ses troupes et ses canons dans un bosquet de tamariniers situé au sud de la ville et consacré au génie Tummelew, d'où la légende selon laquelle il avait pactisé avec l'esprit protecteur des lieux.
45. A condition toutefois de connaître et de respecter les périodes annuelles d'interdit qui frappaient certains villages animistes.
46. A l'époque, ces propos n'avaient rien d'excessif. Pour la moindre des choses on célébrait la France éternelic on criait : “Vive la France.”

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