Paris. Actes Sud. 1991. 409 p.
Je n'ai gardé aucun souvenir des péripéties de notre voyage de retour. Etait-ce une période de sommeil de mon esprit, un accès d'amnésie infantile ? Je ne sais. En revanche, je me souviens parfaitement de notre arrivée à Dukombo, à sept kilomètres environ de Banjagara. La coutume voulant que le retour dans une ville ne s'effectue qu'au coucher du soleil, nous campâmes sous le grand hangar dogon construit à l'entrée du village. Un émissaire fut dépêché à Banjagara pour annoncer notre arrivée à travers la ville. Mon frère aîné Hammadun Hampaate trop impatient pour attendre, prit la route en courant et nous rejoignit à Dukombo au milieu de l'après-midi.
On peut imaginer la joie de ma mère de retrouver son fils aîné qui se tenait devant elle, beau comme un ange, le visage rayonnant. C'était un grand garçon de onze à douze ans. Il salua toute la famille, puis embrassa chaleureusement mon petit frère. On me fit avancer devant lui. J'avais gardé peu de souvenirs de notre vie commune à Banjagara et le regardai avec une certaine méfiance, voyant en lui un rival qui allait accaparer ma mère que j'avais déjà bien du mal à partager avec mon petit frère Mohammad el Ghaali. Mais mon aîné était si beau, si souriant qu'avant même d'avoir parlé, il me conquit ; je me précipitai dans ses bras et nous éclatâmes de rire, à la grande satisfaction de notre mère.
Me juchant à califourchon sur ses épaules, il m'emmena au bord de la rivière Yaame qui vient de Banjagara et passe par Dukombo avant d'aller se jeter plus loin dans le Niger. Nous y restâmes un bon moment à jouer aux ricochets, puis mon frère alla cueillir des fruits de jujubier dont il emplit ma poche. Il était tout heureux de me voir m'attacher à lui comme si nous ne nous étions jamais quittés.
Quand le soleil commença à baisser, Samburu vint nous chercher pour le départ. Tous les membres de la caravane, grands et petits, revêtirent leurs plus beaux habits de fête. A environ quatre kilomètres de la ville, une forte délégation de parents et d'amis nous attendait. Après les interminables salutations et souhaits d'heureux retour, le cortège s'ébranla et nous arrivâmes enfin à Banjagara, juste après le coucher du soleil.
Tijani se dirigea avec sa suite vers sa concession de famille où vivait toujours sa mère, la vieille Yaaye Jawara. Kadija, qui n'avait pas dans cette demeure de logement réservé, se rendit avec Batoma et Nasuni, ses trois fils et son frère cadet Hammadun Paate dans la concession de son père Paate Pullo.
Dans toute la ville, on ne parlait plus que du retour inattendu de Tijani Caam, de sa bonne mine et de l'importance de sa caravane. On se demandait s'il avait vraiment été au bagne.
Le lendemain, comme le règlement et la courtoisie l'exigeaient, Tijani se rendit à la résidence du cercle pour saluer le nouveau commandant (qui avait remplacé Charles de la Bretèche), lui présenter ses papiers de voyage et formuler le souhait de demeurer à Banjagara parmi les siens. Le commandant refusa de le recevoir. Il lui fit dire par son adjoint de se tenir tranquille à Banjagara, et surtout de se faire oublier dans son propre intérêt. Sensible comme un escargot dont on touche les cornes, mon père prit très mal ces propos. Il se rendit compte avec amertume qu'il avait été desservi auprès du nouveau commandant sans doute par ceux-là mêmes qui avaient tout fait pour provoquer sa destitution et sa condamnation, voire sa mort.
Mais il fallait organiser notre nouvelle vie. Tijani fit aménager dans sa concession un logement confortable de plusieurs pièces pour ma mère et lui demanda de s'y transférer. Elle voulut m'y emmener avec elle, mais Ɓeydari Hampaate, Abidi, Nyele et Nasuni s'y opposèrent catégoriquement.
— Amadu n'est plus un enfant en bas âge qui ne peut être séparé de sa mère, plaida Ɓeydari. Nous sommes là, et c'est nous qui représentons sa famille paternelle où il doit normalement revenir. Nous ne pouvons pas le laisser définitivement à Tijani Caam. C'est assez que tu l'aies emmené à Buguni pendant toutes ces années parce qu'il était petit et que la loi religieuse t'autorisait à le garder, mais maintenant il doit rejoindre sa famille paternelle. Sa demeure normale est chez nous, ce qui ne l'empêchera pas d'aller vous voir quand il voudra.
La loi musulmane aussi bien que la coutume donnaient alors plus de droits à la famille paternelle qu'à la famille maternelle sur un garçon âgé de plus de sept ans. Ɓeydari Hampaate, en tant que chef de famille désigné par mon père Hampaate pour lui succéder, avait donc plus de droits sur moi que mon père adoptif Tijani. Ma mère fit à nouveau appel au conseil des anciens et des responsables religieux, mais cette fois-ci elle n'obtint pas gain de cause. En raison de mon âge, le conseil décida que je relevais désormais de ma seule famille paternelle, qui me récupéra. Je m'étais bien abstenu de dire quoi que ce soit durant tout cet épisode, mais au fond, quelque peu traumatisé par les cours d'école coranique trop sévères de Tijani, j'avais très envie de rejoindre Ɓeydari, Nyele et la vieille maison paternelle où j'étais sûr de toujours trouver, quelles que soient mes incartades, douceur et indulgence. Cet arrangement devait d'ailleurs se révéler pour moi des plus agréables, car en raison de la liberté dont jouissent les enfants africains, en fait j'allais me partager à ma guise entre les deux maisons.
A son retour, Tijani avait trouvé un parc sans bétail et des parents sans ressources occupant des demeures délabrées. Ma mère n'avait plus beaucoup de biens après les dépenses du voyage pour une si importante caravane, mais elle vendit une partie de ce qui lui restait pour restaurer la concession de son mari afin qu'il puisse mener, comme elle se l'était promis, une vie digne de son nom et de sa naissance. Puis elle reprit ses activités commerciales.
Quelques mois plus tard, la vieille Yaaye Jawara, comme si elle n'était restée en vie que pour avoir la joie de revoir son fils, rendit son âme à Dieu, le cœur satisfait.
Avant de partir pour l'exil, Tijani avait proposé à ses trois épouses de reprendre leur liberté. Seule sa première épouse et cousine, Kajatu Bokari Musa, avait décidé de profiter de cette offre et avait fait prononcer le divorce. Par la suite elle avait épousé un commerçant pullo, Mamadu Baa, et en avait eu un fils. Malheureusement, son mari décéda peu après. Lorsque Tijani revint à Banjagara, il la retrouva seule, élevant sa fille Dikkore qu'elle avait eue de lui et le petit garçon qu'elle avait eu de Mamadu Baa. Il était alors impensable, en Afrique, d'abandonner une femme seule telle une feuille volante, à plus forte raison si elle avait des enfants, ce qui l'aurait condamnée à la misère ou à vivre aux crochets de sa propre famille, généralement de l'un de ses frères. La solution classique consistait à l'intégrer, par voie de mariage, dans un nouveau foyer où elle retrouvait les droits légitimes d'une épouse, et ses enfants un père. Le mariage jouait alors, pour les femmes veuves ou divorcées et leurs enfants, un rôle de protection sociale. Après réunion du conseil de famille, si personne d'autre n'avait demandé la femme en mariage, on chargeait généralement un cousin ou un parent qui n'avait pas encore atteint les quatre épouses autorisées par la loi islamique, de l'épouser. (Dans les sociétés africaines traditionnelles, les veuves épousaient généralement l'un des frères du mari défunt.)
Tijani, en tant qu'ancien mari de Kajatu, son cousin et père de sa petite fille, décida de la reprendre. Après avoir obtenu l'accord de Jaray Agibu et de Kadija, il épousa donc de nouveau Kajatu Bokari Musa, qui réintégra sa maison.
Dès que notre vie eut repris un cours normal, ma mère, d'accord avec Tijani et Ɓeydari, m'emmena chez Cerno Bokar afin que je poursuive auprès de lui mes études commencées à Buguni avec Cerno Kunta Sisee.
Cerno Bokar venait d'ouvrir à Banjagara une petite école coranique qui n'était encore fréquentée que par deux élèves : mon frère aîné Hammadun et la petite Dikkore, fille de Kajatu Bokari Musa. J'en devins le troisième élève. On nous appelait “les trois pierres du foyer de l'école de Cerno”, par allusion aux trois pierres du foyer de la cuisine africaine sur lesquelles repose la marmite. Plus tard, de nombreux autres élèves vinrent se joindre à nous.
Cerno Bokar, qui avait veillé sur mes premières années, était pour moi autant un père qu'un maître ; mais à cet âge, en vérité j'étais plus intéressé par mes jeux avec mes petits camarades que par l'école et les études, surtout depuis que j'avais retrouvé un compagnon de ma petite enfance, qui serait l'ami de toute une vie : Dawuda Mayga.
Mes journées ne variaient pas beaucoup. Nyele me réveillait avant le lever du soleil. Je me débarbouillais, faisais ma prière du matin puis courais vers l'école où m'attendait ma planchette, qui portait encore le texte coranique inscrit la veille. Je m'installais dans un coin et la récitais à haute voix pour l'apprendre par cœur. Chaque élève clamait sa leçon à tue-tête sans se soucier des autres, dans un vacarme indescriptible qui, curieusement, ne gênait personne. Vers sept heures, si je savais bien mon texte je prenais ma planchette et m'avançais vers Cerno. Il se tenait généralement dans le vestibule de sa demeure, plus rarement dans sa chambre.
— Moodi! (maître) lui disais-je, j'ai appris ma leçon.
Je m'accroupissais auprès de lui et récitais mon texte. S'il était satisfait, je pouvais aller laver ma planchette pour y inscrire de nouveaux versets dont il me donnait le modèle. Sinon je conservais ma leçon de la veille et la révisais jusqu'au lendemain, mais je prenais alors un jour de retard sur le délai dont je disposais pour terminer l'apprentissage du Coran — délai qui était traditionnellement de sept ans, sept mois et sept jours, mais certains élèves doués, comme mon grand frère Hammadun, pouvaient le terminer beaucoup plus tôt. Chaque leçon non apprise était punie par Cerno de quelques légers coups de liane ou, châtiment plus douloureux, d'un pincement d'oreille. Mais cela me semblait bien doux à côté du traitement que j'avais connu à Buguni avec mon père Tijani — et sans doute à côté du traitement d'un grand nombre de maîtres d'écoles coraniques de l'époque.
Après avoir copié mon nouveau texte, je le présentais à Cerno. Il le corrigeait, puis le lisait à haute voix tandis que je le suivais du bout de mon index. Retournant dans mon coin, je le rabâchais dix ou quinze fois, ce qui me menait vers huit heures du matin. Cerno me donnait alors la permission de rentrer chez moi.
Dès mon arrivée à la maison, Nyele me servait mon petit déjeuner : des restes réchauffés du dîner de la veille, des beignets de riz trempés dans de la sauce, des beignets au lait frais ou encore de la bouillie de mil au bit caillé. Je suspendais soigneusement le boubou que j'avais enfilé pour me rendre à l'école, puis m'installais et mangeais de bon appétit. Une fois bien restauré, j'enlevais tous mes vêtements et, complètement nu comme tous ines petits camarades, je courais chercher Dawuda Mayga pour aller jouer avec lui à l'extérieur de la ville. C'est l'Islam qui exigeait de vêtir les enfants, non la tradition africaine qui n'exigeait l'habillement qu'après la circoncision.
Jusqu'à mon retour à Banjagara, Dawuda Mayga, quoique moins âgé que mon frère Hammadun, s'était attaché à lui; mon frère aîné était en effet le chef de l'association de jeunes (waalde) la plus importante de toute la ville, puisqu'elle rassemblait les enfants de sept quartiers de Banjagara. Mais depuis qu'il avait retrouvé en moi un compagnon de jeu de son âge, Dawuda ne me quittait plus. De ce jour, nous formâmes une paire d'amis inséparables, d'autant que nos familles étaient unies : la mère de Dawuda était une amie d'enfance et une camarade d'association de ma mère, et nos deux maisons se trouvaient dans la même ruelle. Elèves assidus de l'école de la brousse, Dawuda et moi étions surtout d'incorrigibles petits piégeurs d'animaux et chapardeurs de potagers, ce qui me valut parfois, de la part de Cerno Bokar, quelques coups de chapelet sur le dos.
Nus comme des vers, nous courions jusqu'au bord de la rivière Yaame, armés chacun d'une longue tige de mil garnie à son extrémité d'un nœud coulant que nous fabriquions avec des crins de cheval. Nous nous en servions pour capturer des geckos, ces petits lézards plats qui courent la nuit sur les murs et les plafonds des cases grâce à leurs pattes adhésives et dont le cri guttural était considéré comme maléfique. Il n'en fallait pas plus pour condamner à mort la malheureuse bestiole ; le verdict populaire prétendait même que tuer un gecko portait bonheur ! C'est donc la conscience tranquille qu'armés de notre longue tige à lacet nous allions les traquer au fond de leurs repaires. Par la même occasion nous n'épargnions ni souris, ni rats, ni margouillats, une autre sorte de lézard aux écailles joliment colorées. Puis, comme pour nous purifier, nous nous lavions dans la rivière.
Si d'autres camarades se trouvaient là, nous organisions une lutte, soutenus par les encouragements des adultes de passage. De structure malingre comme la plupart des enfants peuls, j'étais l'un des moins forts de mes compagnons mais je maniais très adroitement le bâton et n'avais pas peur des coups. Sans bâton, j'étais une proie facile, mais quand j'en tenais un je me faisais respecter par tous, je devenais même une petite terreur ! Dawuda, bien proportionné, était plus fort que moi et mieux doué pour le corps à corps. D'un caractère goguenard et rieur, il ne recherchait pas la bagarre, mais quand elle était déclenchée il se battait avec courage.
Nous jouions aussi souvent au tèlè, jeu un peu semblable au golf ; on frappe une balle avec un bâton pour lui faire atteindre non un trou mais un but, et chaque équipe essaie d'empêcher l'autre de marquer des points.
Vers midi nous retournions déjeuner dans nos familles, ensemble ou séparément. De toute façon nous nous retrouvions après le déjeuner pour aller ramasser, derrière le village, des tiges de mil dont nous rapportions deux fagots pour l'école coranique. On s'en servait le soir pour allumer un grand feu au milieu de la cour de Cerno. A la nuit tombée, les “grands élèves” étudiaient leurs leçons à sa lumière, car il y avait des cours du soir pour ceux qui voulaient devenir hafiz à la fin de leurs études, c'est-à-dire retenir le Coran tout entier de mémoire — ce que les familles célébraient par une fête. Des jeunes gens parvenaient ainsi à écrire et à réciter le texte entier du Livre saint sans une seule faute, alors qu'ils n'en comprenaient pas le sens ; seuls ceux qui, plus tard, apprendraient l'arabe pourraient accéder à sa signification.
Pour nous, les gamins, les cours reprenaient à quatorze heures. Pelotonnés à l'ombre du mur de la case du maître, nous apprenions la leçon que nous aurions à réciter le lendemain. Vers seize heures ou dix-sept heures, après la prière du milieu de l'après-midi, nous étions libérés. Nous courions à la maison pour y déposer nos vêtements et retournions sans tarder à nos petits jeux.
Nous avions coutume, le soir, de nous rendre au bord de la rivière pour y rencontrer les troupeaux d'ânes ou de chèvres qui revenaient du pâturage. J'aimais particulièrement la caravane d'ânes appartenant à Malaw Waaki, un gros commerçant haoussa établi à Banjagara, et que ramenaient quelques gardiens. Chacun de nous se saisissait d'un âne et le chevauchait depuis la rivière jusqu'à la concession de Malaw Waaki. Ma monture préférée était un ânon de petite taille, très paisible, que je me plaisais à faire trottiner en le harcelant de coups de talon. Un soir, le petit ânon, excédé sans doute par mon traitement quotidien, décida de me jouer un tour. Il attendit tranquillement que je sois bien installé sur son dos et soudain, sans crier gare, il rua si fort qu'il m'envoya rouler dans la poussière à deux mètres de lui. Puis il partit au galop en poussant des braiments sonores, comme pour mieux se moquer de moi. Je me relevai très contusionné, mais surtout mortellement vexé. J'en conçus un dégoût non seulement pour les ânes mais même pour les âniers, qui pourtant ne m'avaient rien fait. Je cessai de les fréquenter.
Je me tournai alors vers les troupeaux de chèvres que surveillait Sega, un vieux chevrier à moitié aveugle. Quand venait l'heure de la traite, il serrait une chèvre contre lui en emprisonnant l'une de ses pattes dans sa jambe repliée sur sa hanche, puis il la trayait de la main droite. Le lait ruisselait dans une calebasse qu'il tenait de la main gauche. S'il arrivait qu'une chèvre se dégage brusquement en renversant la calebasse, les gamins se tordaient de rire et sautaient de joie, ce qui leur valait une belle bordée d'injures car, comme tout bon chevrier qui se respecte, le vieux Sega avait la bouche amère et l'injure abondante. Lorsqu'il était bien occupé à traire, je me glissais parfois au milieu du troupeau, me saisissais d'une chèvre et me mettais à la téter. Le vieux Sega, que sa position empêchait de me poursuivre, m'envoyait alors un chapelet de malédictions assaisonnées d'insultes de toutes sortes. Je lui rendais la monnaie de sa pièce puis, repu, m'enfuyais à toutes jambes. Ce petit manège dura un certain temps, jusqu'à ce que je me passionne pour autre chose.
Comme tous les enfants de la ville, je devais impérativement regagner la maison avant le coucher du soleil, avant que n'ait retenti l'appel à la prière du couchant (maghreb). Le crépuscule, surtout le moment précis où le soleil lance ses dernières flèches de lumière avant de s'engloutir dans l'inconnu, était depuis toujours considéré comme un moment ambigu et dangereux où des forces obscures sont tout à coup libérées. Dans l'antique tradition pullo, le soleil est considéré comme symbolisant l'œil de Geno, l'Eternel, le Dieu suprême. Quand cet œil s'ouvre, la lumière se répand sur le monde et permet aux hommes de vaquer à leurs affaires ; les mauvais génies, sorciers, vampires ou jeteurs de sort se retirent alors dans leurs retraites respectives, tandis que lutins et farfadets se terrent dans des abris secrets. Mais quand cet œil béni se ferme et que l'obscurité envahit la terre, le poussin, apeuré, se réfugie sous les plumes de sa mère, le veau et l'agnelet se blottissent contre le flanc de leur maman, les femmes prennent leur bébé dans leur dos ou dans leur giron afin de protéger son “double” contre les vampires suceurs de sang ; les insectes font tinter leurs enclumes et les animaux nocturnes de la haute brousse commencent à pousser mille cris qui animent la nuit.
C'est l'heure où chaque maman doit conjurer le “mauvais œil” du soir. Jamais Nyele ne manquait, juste avant le coucher du soleil, de faire brûler des matières spéciales sur des braises ardentes. Tandis que la fumée déroulait ses volutes, elle chantait en pular une litanie conjuratoire traditionnelle tout en me retenant auprès d'elle. Dès que la fumée s'était dissipée, elle me libérait.
Le mercredi après-midi, le jeudi toute la journée et le vendredi matin, pas d'école ! Nous avions quartier libre. Seuls ou accompagnés d'autres petits camarades qui commençaient à se regrouper autour de nous, Dawuda et moi en profitions pour nous livrer à nos expéditions habituelles en brousse ou sur les rives du Yaame : cueillir des fruits sauvages, piéger de petits animaux ou pêcher des poissons que nous faisions rôtir sur place et dont nous nous régalions, et surtout rapporter de la terre à termitière que nous pétrissions au bord de la rivière et qui servait à façonner des jouets ou de petits personnages. Mais nous allions bientôt nous aventurer sur un terrain plus dangereux.
A l'époque, sur les vingt-neuf circonscriptions administratives que comptait le territoire du Haut-Sénégal-Niger, Banjagara était l'une des plus importantes, sinon par le nombre de ses habitants, du moins par sa situation politique et économique et la densité de sa population européenne. La ville abritait en effet un bataillon, ce qui entraînait la présence d'une administration militaire comprenant dix officiers et sous-officiers français et d'administration civile comprenant un commandant de cercle, un adjoint au commandant et six ou sept agents civils français. C'est dire l'importance de la présence française dans la ville, comparée à celle de Buguni ou il n'y avait en tout et pour tout qu'un commandant de cercle quelques employés et quelques gardes.
Tout ce qui touchait de près ou de loin aux Blancs et à leurs affaires, y compris leurs balayures ou leurs ordures, était tabou pour les nègres. On ne devait ni les toucher ni même les regarder ! Or, un jour, j'entendis le cordonnier Ali Gomni, un ami de mon oncle maternel Hammadun Paate, déclarer que les excréments des Blancs, contrairement à ceux des Africains, étaient aussi noirs que leur peau était blanche. Je rapportai sans tarder cette étrange information à mes petits camarades. Une discussion s'ensuivit, si violente que l'on faillit en venir aux mains. Dawuda et moi étions comme toujours du même avis, tandis que nos camarades Afo Janu, Hammadun Boynaru et Mamadu Gorel s'opposaient violemment à nous.
— D'accord, criaient-ils, on peut parfois mentir, mais au moins le mensonge doit rester dans les limites permises ! Un mensonge qui veut grimper jusqu'au septième ciel finit par dégringoler sur le nez du menteur !
Dawuda et moi étions extrêmement blessés par les critiques insultantes de nos camarades. La seule manière de les confondre était d'aller nous assurer par nous-mêmes de la réalité des faits, quitte, ensuite, à exiger un règlement de comptes avec nos contestataires. Tout compte fait, il y avait une volée de coups de bâton dans l'air…
Les Blancs avaient leur quartier d'habitation sur la rive gauche du Yaame, et les indigènes de Banjagara sur la rive droite. Un grand pont de pierre séparait les deux agglomérations. On appelait le quartier des Blancs “Sinci”, c'est-à-dire “instauré”. N'y vivaient que les Blancs euxmêmes et leurs principaux auxiliaires indigènes : les gardes de cercle (agents de sécurité de l'administration civile chargés de la police) et les tirailleurs (militaires indigènes chargés de la défense territoriale). Les tirailleurs étaient placés sous le commandement d'un capitaine, lequel était secondé par un lieutenant, deux sous-lieutenants et quatre sergents européens, plus deux adjudants, quatre sergents et huit caporaux indigènes. Quant aux fonctionnaires civils indigènes et au personnel domestique des Blancs (boys, cuisiniers et autres), ils devaient impérativement regagner chaque soir la ville indigène sur la rive droite du Yaame.
Sinci était étroitement gardée : le quartier civil par des gardes de cercle et le quartier militaire par des tirailleurs, deux catégories d'Africains bien domestiqués et dressés comme de méchants chiens de garde. Les indigènes qui s'aventuraient à Sinci sans y être officiellement invités risquaient la prison ou, au minimum, de sérieux coups de cravache. Or, on ne pouvait trouver des excréments de Blancs qu'à Sinci, et Dawuda et moi voulions à tout prix vérifier leur couleur de nos yeux. Ce fut vite décidé : nous irions à Sinci, jusque dans l'antre du fauve, et advienne que pourra ! Si notre entreprise avait été connue de nos parents, à coup sûr ils nous l'auraient interdite en nous empêchant de sortir de la maison ; mais notre secret fut bien gardé.
Un matin de très bonne heure, Dawuda et moi nous retrouvons trottinant sur le chemin menant au Yaame. Pour ne pas nous faire remarquer, nous le traversons à l'ouest, assez loin du pont. Arrivés sur l'autre rive, nous nous engageons sur un sentier bordé à gauche par le cimetière des Blancs — fleuri comme un jardin ! — et à droite par le champ de courses, ce qui nous fait déboucher sur la route qui mène au village de Dimbolo. Sitôt sur la route, nous bifurquons et nous enfonçons dans la brousse qui borde la façade sud de Sinci, derrière le quartier résidentiel. Un bosquet se dresse à environ deux cents mètres de la ville. Cachés par les hautes herbes nous nous approchons et nous y postons pour explorer les lieux, quand un événement inespéré vient faciliter notre entreprise. Une file de prisonniers enchaînés s'avance, chacun d'eux portant sur la tête un grand seau. Escortés par un garde de cercle armé, ils se dirigent vers un grand trou que l'on devine un peu plus loin. Le vent, qui souffle dans notre direction, amène à nos narines une odeur révélatrice qui n'a vraiment rien à voir avec le fumet de la cuisine des Blancs. Nous nous regardons, ébahis :
— Mais ce sont les excréments des Blancs que les prisonniers transportent là !
Et effectivement, nous voyons les prisonniers vider à tour de rôle le contenu de leur seau — comme ils le font d'ailleurs chaque jour — dans le grand trou aménagé spécialement pour recevoir les excréments des Blancs, sans doute trop précieux pour être mélangés à ceux des Noirs.
Même en observant la scène de loin, nous sommes vite convaincus : les Blancs déposent “mou” et “noir”. C'est la preuve que nous avions raison, mais cela ne suffit pas : il nous faut rapporter une pièce à conviction pour nos camarades récalcitrants. Dès que la file des prisonniers s'est éloignée des lieux, nous sortons prudemment de notre cachette. Courbés en deux, nous nous approchons du trou nauséabond. Chose curieuse, les excréments y sont mélangés à une quantité incroyable de papier, au point que nous nous demandons un moment si les Blancs ne ch… pas aussi du papier. Il s'ensuit même une discussion assez mouvementée entre Dawuda et moi à ce sujet, mais ce n'est point le moment de nous attarder. Découvrant un peu plus loin un journal abandonné, nous y empaquetons le mieux possible un peu du “corps du délit” pour le rapporter en ville.
Juste comme nous allions quitter les lieux, Dawuda aperçoit un peu plus loin plusieurs “villages d'ordures”, autrement dit de grands tas d'ordures ménagères qui s'étalent derrière le mur d'enceinte du quartier résidentiel. Poussés par la curiosité, nous allons les examiner. A notre plus grande stupéfaction, nous y découvrons une mine de trésors ! Les Blancs y jettent toutes sortes d'objets particulièrement précieux : boites d'allumettes vides, boîtes en fer de diverses tailles, flacons et bouteilles de toutes les couleurs, papiers dorés et argentés, morceaux d'étoffe de couleur, couverts dépareillés ou cassés (y compris des couteaux, quelle aubaine!), tessons de vaisselle joliment décorés, vieilles casseroles, rasoirs à manche cassés, fourneaux de pipes fêlés, planchettes, clous, bobines vides, bouts de crayons, montures de lunettes, et surtout gros catalogues illustrés, entre autres celui de la Manufacture d'armes et cycles de Saint-Etienne qui, à Buguni, m'avait valu une certaine notoriété auprès de mes camarades. Nous ramassons ce qui peut tenir dans nos bras, bien décidés à revenir une autre fois pour compléter notre collection. Puis, chargés de notre butin, nous revenons triomphalement à Banjagara.
Nos camarades, après avoir vérifié de leurs yeux la couleur de nos “pièces à conviction”, sont bien obligés d'admettre que nous avions dit vrai. Dawuda et moi leur proposons le choix : des excuses, ou la bastonnade. Ils nous font des excuses… Le jour même, tous les enfants du quartier sont au courant :
— Amkullel et Dawuda ont rapporté de Sinci des excréments de Blancs ! Va voir, c'est noir comme du charbon !
Par la suite, Dawuda et moi retournerons souvent à Sinci pour prélever de nouveaux trésors dans “les villages d'ordures”, créant ainsi, sans nous en rendre compte, un véritable musée d'ordures ménagères de Blancs. Notre collection fut installée chez Dawuda où sa mère Moyre avait libéré pour nous la moitié d'un hangar.
Au retour de chaque expédition, nous faisions joyeusement le tri de nos prises. Tout cet attirail hétéroclite était classé, nettoyé et arrangé selon notre goût. Les morceaux d'étoffe, par exemple, servaient à confectionner des vêtements pour nos petits personnages en terre glaise que Dawuda, excellent modeleur, fabriquait de ses mains : petits soldats criants de vérité, personnages de différentes classes sociales, mais aussi chèvres, vaches, chevaux, etc.
Avec ces poupées d'argile, nous jouions à reproduire des scènes réelles ou imaginaires de la vie à Banjagara : soldats bien alignés pour le défilé du 14 juillet, courses de chevaux, réception de chefs indigènes par le commandant… Le défunt roi Agibu Taal et son vaillant premier fils Alfa Maki Taal (qui lui avait succédé en tant que chef traditionnel des Toucouleurs de Banjagara) étaient particulièrement à l'honneur. Nous assurions les dialogues : Dawuda tenait le rôle du roi et moi celui du prince. Les grands imams de Banjagara et les marabouts importants — y compris Cerno Bokar — n'étaient pas oubliés eux non plus.
Parfois notre camarade Afo Janu, de caractère taquin et assez belliqueux, venait jouer avec nous, mais cela se terminait toujours par une bagarre. Comme il était beaucoup plus fort que nous, nous ne pouvions espérer le terrasser ; nos bâtons suffisaient en général à le tenir en respect, mais si d'aventure nous les avions oubliés, notre camarade se faisait un malin plaisir de bousculer notre installation, de casser quelques figurines et surtout d'en chaparder, ce qui provoquait immanquablement une lutte féroce dont il sortait toujours vainqueur. Il ne nous restait plus, sous l'effet d'une rage impuissante, qu'à déchirer nos boubous, à la grande indignation de nos mères.
A cette époque, Dawuda et moi étions encore les seuls à oser nous aventurer à Sinci. L'expédition n'était pas sans risque. De temps en temps, en effet, il nous arrivait de tomber sur des gardes de cercle ou des tirailleurs particulièrement zélés qui nous pourchassaient méchamment. Et s'ils parvenaient à mettre la main sur nous, c'en était fait de la peau de nos fesses… Plus d'une fois, Dawuda et moi avons été fouettés et enfermés par les gardes pour avoir osé fourrager dans les dépotoirs des Blancs. Nous n'étions libérés que sous une pluie de taloches impitoyables; mais rien ne pouvait nous faire renoncer à pratiquer notre sport favori. Ce n'est que beaucoup plus tard, l'âge venant, que nous cesserons d'aller farfouiller dans le “village d'ordures” des Blancs comme des poules mères grattant des détritus pour y trouver de quoi nourrir leurs poussins.
Notre musée, unique en son genre, était devenu le rendez-vous de nombreux gamins du quartier. A force de les entraîner au bain, à la cueillette, au maraudage des jardins potagers, d'organiser avec eux des courses à pied, des danses au clair de lune et des séances de récitation de contes, Dawuda et moi finîmes par rassembler autour de nous un petit groupe décidé à nous suivre partout, parfois même contre le gré de leurs parents. Le moment était venu de fonder notre propre association d'âge, ou waalde. Au départ, nous étions onze membres fondateurs dont voici les noms, suivis du sobriquet amical ou taquin que nous utilisions entre nous :
Mes camarades décidèrent de me choisir pour chef. il n'y avait là rien de surprenant, tous les membres de ma famille étant ou ayant été chefs d'association. Mon père Hampaate, après sa réhabilitation par le roi Tijani Taal, avait fondé vers 1870 la première waalde de jeunes Fulɓe de Banjagara ; ma mère Kadija Paate, son frère aîné Amadu Paate, son frère cadet Hammadun Paate, sa sœur cadette Sirandu Paate et même Ɓeydari, notre tuteur, étaient tous chefs de leurs associations respectives, ce qui, à l'époque, leur donnait un assez grand pouvoir.
En attendant, il nous fallait faire reconnaître notre waalde et lui donner une vie officielle. La première démarche consistait à nous relier à une association aînée. La coutume voulait en effet que toute association de cadets soit parrainée par une association aînée qui jouait auprès d'elle un rôle de conseil et, le cas échéant, de protection. Notre choix se porta tout naturellement sur la waalde de mon grand frère Hammadun.
Il nous fallait aussi choisir un doyen, un “père” qui serait notre mawɗo, sorte de président d'honneur toujours choisi parmi une association d'adultes et qui jouait traditionnellement un rôle de conseiller, de représentant officiel et éventuellement de défenseur en cas de difficultés avec la population. Nous choisîmes Ali Gomni, de la caste des cordonniers, ami de mon oncle maternel Hammadun Paate et membre de son association. Moyre Kumba, la mère de Dawuda Mayga, alla le solliciter de notre part. Après les quelques réticences d'usage, il accepta et fixa la date de notre première réunion solennelle, au cours de laquelle nous devions élire nos dirigeants et fixer le règlement intérieur de notre waalde. Chaque association était en effet organisée selon une hiérarchie qui reproduisait la société du village ou de la communauté. Outre le mawɗo, doyen et président d'honneur extérieur à l'association, il devait y avoir un chef (amiiru), un ou plusieurs vice-chefs (jokko), un juge ou kadi (alkaali), un ou plusieurs commissaires à la discipline ou accusateurs publics (mutasibi), enfin un ou plusieurs griots pour jouer le rôle d'émissaires ou de porte-parole.
Le jour venu, quand nous fûmes tous réunis dans la cour, Ali Gomni prit la parole :
— Avant toute chose, dit-il, il faut que nous donnions à notre waalde une tête et des dirigeants, et aussi un nom pour la tirer de l'anonymat. Qui voulez-vous désigner comme chef ?
— Notre chef est tout naturellement désigné, répondirent les camarades, c'est Amkullel. Les associations de la moitié de Banjagara ont à leur tête un membre de sa famille. S'il s'en montre digne, nous le suivrons et nous combattrons pour lui. Mais s'il fait l'imbécile, nous le fouetterons jusqu'à ce qu'il en pisse rouge, et personne ne nous fera péter de peur pour ça !
Je fus donc élu chef, et la waalde reçut le nom de “waalde d'Amkullel”. Reprenant l'exclamation traditionnelle des adultes dans leurs grandes assemblées officielles, tout le monde cria:
— Allaahu townu diina! (Que Dieu élève très haut la communauté !)
La suite de la réunion se déroula sans incident, si ce n'est qu'un certain nombre de camarades tentèrent de s'opposer à la désignation de Dawuda Mayga comme kadi (juge). Pour des raisons tenant à la naissance, ces camarades récalcitrants auraient préféré voir nommer kadi un Jallo, un Sisee, un Soo ou un Dikko. Notre doyen (mawɗo) Ali Gomni, qui était le maître en cordonnerie de Dawuda, prit sa défense. Il fit valoir que le vieux Modibo Kumba, maître de la mère de Dawuda et considéré comme le grand-père de ce dernier, avait été lui-même le kadi de la puissante association fondée, dans les premières années du royaume de Banjagara, par Amadu Ali Caam (père de Tijani Caam) avant que ce dernier ne devienne chef de la province de Luta. Or, en son temps, cette waalde tenait tête à celle de Numusa Jubayru, l'un des généraux du roi, et réunissait ce que le royaume toucouleur de Banjagara comptait alors de plus brave et de plus noble parmi ses fils.
En tant que chef, mon avis était prépondérant. Etant donné que je ne concevais aucune différence sociale entre Dawuda et moi, je lui donnai ma voix. Il fut donc accepté comme kadi malgré les jérémiades de ces quelques camarades qui, en fait, auraient bien voulu la place pour eux-mêmes, ou à défaut pour l'un des leurs. Mamadu Jallo, dit Mamadu Gorel (“le petit bonhomme”), fut élu second chef Madani Maki et Muktar Kaawu, fils de griots, furent nommés griots de notre association. Ils auraient pour charge de convoquer aux réunions et de percevoir les cotisations, eux-mêmes en étant exemptés. Ils transmettraient les nouvelles et seraient messagers plénipotentiaires entre notre waalde et les autres associations de la ville. En somme, ils joueraient un rôle de porte-parole et d'intermédiaires, exactement comme les griots adultes au sein de la société africaine d'alors. Tous les autres enfants griots de la waalde se devaient de les aider éventuellement dans leur tâche.
C'est Bori Hamman qui devint notre mutasibi, c'est-à-dire notre fouinard et accusateur public. Le mutasibi était la bête noire de toutes les associations. Sorte de détective et de commissaire aux mœurs, il était chargé de veiller en toutes occasions au respect des règlements et de dénoncer tout manquement à la discipline ou à la bienséance. Afo Janu, dimaajo (“captif de case”) par son statut familial, fut désigné comme deuxième mutasibi, assistant de Bori Hamman.
Une fois ce conseil institué, nous élaborâmes nos règlements intérieurs, à peu près semblables à ceux de toutes les autres associations. Les infractions étaient jugées en premier ressort par le kadi ; le contrevenant pouvait en appeler au chef, puis, en un troisième stade, à l'assemblée générale présidée par le doyen. Les peines prévues étaient graduées.
Elles consistaient, pour les infractions les plus légères, à payer des amendes en cauris ou en noix de cola, à être jeté à la mare tout habillé ou douché avec des calebasses emplies d'eau. Pour les délits très graves, la peine pouvait être de un à dix coups de fouet — voire l'exclusion temporaire ou définitive.
Les séances devaient être présidées par le chef, qui était assisté du second chef et du kadi. Les réunions plénière étaient hebdomadaires en saison sèche et mensuelles pendant la saison des pluies, appelée “hivernage”. Il pouvait y avoir aussi des réunions imprévues décidées par le chef et annoncées par les griots.
Notre waalde, dûment constituée, pouvait commencer à fonctionner. Tous les cadets de la waalde de mon frère aîné Hammadun vinrent grossir la nôtre, plus adaptée à leur âge. Elle prit avec le temps une assez grande importance. Plus tard, vers 1912, quand nous aurions absorbé une association rivale d'un autre quartier, elle rassemblerait même jusqu'à soixante-dix garçonnets issus de toutes les couches ethniques et sociales de Banjagara.
Certains lecteurs occidentaux s'étonneront peut-être que des gamins d'une moyenne d'âge de dix à douze ans puissent tenir des réunions de façon aussi réglementaire et en tenant un tel langage. C'est que tout ce que nous faisions tendait à imiter le comportement des adultes, et depuis notre âge le plus tendre le milieu dans lequel nous baignions était celui du verbe. Il ne se tenait pas de réunion, de palabre ni d'assemblée de justice (sauf les assemblées de guerre ou les réunions des sociétés secrètes) sans que nous y assistions, à condition de rester tranquilles et silencieux. Le langage d'alors était fleuri, exubérant, chargé d'images évocatrices, et les enfants, qui n'avaient ni leurs oreilles ni leur langue dans leur poche, n'avaient aucune peine à le reproduire ; à la limite, j'ai plutôt simplifié leurs tirades, pour ne pas trop déconcerter le lecteur. Les règles étaient, elles aussi, empruntées au monde des adultes. La vie des enfants dans les associations d'âge constituait, en fait, un véritable apprentissage de la vie collective et des responsabilités, sous le regard discret mais vigilant des aînés qui en assuraient le parrainage.
Comme tous les enfants de cette époque, je jouissais d'une grande liberté, surtout depuis que je dirigeais une waalde. Je prenais mes repas un peu où je voulais : dans ma maison paternelle avec Ɓeydari, mon frère Hammadun et Nyele, dans la maison de Tijani, ou encore chez la mère de Dawuda. Mais le plus souvent, surtout le soir, je mangeais chez mon père Tijani où je pouvais retrouver ma mère, Kullel et tous ceux qui animaient les veillées.
Nous prenions nos repas en deux groupes séparés : celui des hommes et celui des femmes. Les hôtes de marque étaient servis à part, sauf s'ils manifestaient le désir de manger avec tout le monde. Des plats étaient régulièrement réservés pour être envoyés au-dehors : à des parents, des amis, des personnes à honorer. La tradition voulait en effet qu'une famille aisée réserve toujours un plat pour un pauvre, qu'une femme mariée envoie un plat à sa famille et que le fils en envoie un à ses parents.
Chez Tijani, la servante préposée aux repas était toujours la douce Yabara. Elle installait les nattes dans le grand salon et y brûlait de l'encens afin de purifier l'atmosphère. Quand les plats étaient prêts, elle les disposait sur les nattes puis allait chercher Tijani :
— Naaba, le repas est prêt !
— Appelle les convives, répondait mon père.
Yabara appelait alors tous les hommes et garçons de la maison. Seul Tijani avait une place réservée, marquée par une peau de mouton cousue sur une peau historiée garnie de belles franges. Lorsqu'il était assis, Yabara venait lui présenter une grande calebasse d'eau, du savon et une serviette. Il se lavait soigneusement les mains, puis la calebasse circulait parmi les convives.
Tijani était toujours le premier à se servir. Il prenait dans le plat une poignée de nourriture, puis invitait les autres à en faire autant en disant Bissimillâhi (au nom de Dieu). Chacun commençait alors à manger. Le chef de famille était toujours le premier à se laver les mains et à commencer à manger afin de donner l'exemple ; à la fin du repas, il se devait de se laver les mains et de se lever le dernier afin que chacun ait largement le temps de manger à satiété.
Durant les repas, les enfants étaient soumis à une discipline rigoureuse. Ceux qui y manquaient étaient punis, selon la gravité de leur faute, d'un regard sévère, d'un coup d'éventail sur la tête ou d'une gifle, ou même d'un renvoi pur et simple avec privation de nourriture jusqu'au repas suivant. Nous devions observer sept règles impératives :
Toute cette discipline ne visait nullement à torturer inutilement l'enfant, mais lui enseignait un art de vivre. Tenir les yeux baissés en présence des adultes, surtout des pères — c'est-à-dire les oncles et les amis du père —, c'était apprendre à se dominer et à résister à la curiosité. Manger devant soi, c'était se contenter de ce que l'on a. Ne pas parler, c'était maîtriser sa langue et s'exercer au silence : il faut savoir où et quand parler. Ne pas prendre une nouvelle poignée de nourriture avant d'avoir terminé la précédente, c'était faire preuve de modération. Tenir le rebord du plat de la main gauche était un geste de politesse, il enseignait l'humilité. Eviter de se précipiter sur la nourriture, c'était apprendre la patience. Enfin, attendre de recevoir la viande à la fin du repas et ne pas se servir soi-même conduisaient à maîtriser son appétit et sa gourmandise.
En fait, même pour les adultes, le repas correspondait jadis — et encore aujourd'hui dans certaines familles traditionnelles — à tout un rituel. En Islam comme en tradition africaine, la nourriture était sacrée et le grand plat commun, symbole de communion, était censé receler en son centre un foyer de bénédiction divine.
Tijani s'aperçut un jour que la plupart des enfants se levaient avant d'être pleinement rassasiés de céréales et tendaient hâtivement la main pour recevoir leur ration de viande, de peur de voir les meilleurs morceaux partir avant que ne vienne leur tour. Il comprit vite notre manège. De ce jour, il décida de donner à chaque gamin sa part de viande à l'avance. Nous devions la placer à notre gauche et attendre la fin du repas pour la manger.
A l'époque, à Banjagara, la base de la nourriture était le mil. Le riz n'étant pas cultivé dans notre région, un plat de riz représentait un grand luxe que l'on ne s'offrait qu'à l'occasion des grandes réjouissances. “Le riz est une nourriture de roi”, disait un adage des montagnes de Banjagara. Mais grâce à la fortune de ma mère, chez nous on en mangeait deux fois par mois, et plus tard on en mangea même chaque vendredi. Ces jours-là, je me gardais bien de me laver les mains à la fin du repas. Je courais dans la rue chercher un petit camarade. Quand j'en avais trouvé un, je cachais ma main droite derrière mon dos et l'apostrophais :
— Si tu le peux, dis-moi ce que j'ai mangé aujourd'hui à la maison.
Comme il hésitait, je lui plaquais ma main sur le nez :
— C'est quoi ?
Il s'émerveillait :
— C'est du riz ! Oh ! c'est du riz !
Gonflé d'orgueil comme un crapaud, j'éclatais de rire :
— Ça, ça ne s'appelle pas du riz, mais de la céréale royale !
Et je partais à la recherche d'un autre camarade pour lui appliquer ma main sur le nez.
Un matin, mon camarade Abdallah était venu s'amuser avec moi dans le vestibule de la concession de Tijani. Quand l'heure du déjeuner arriva, il se leva pour rentrer chez lui. Je le retins.
— Non, reste avec moi, ma mère a préparé aujourd'hui du riz.
— Oh, si seulement je pouvais en avoir une poignée, je serais le plus heureux des garçons de Banjagara, dit-il. Mais jamais je n'oserais aller manger dans le salon de ton père ; ses captifs ne manqueraient pas de me frapper pour me faire payer mon audace. Que je vienne jouer avec toi dans le vestibule, passe encore, mais manger avec ton père, ça, jamais.
— Bon, fis-je, quand Yabara viendra m'appeler pour le déjeuner, reste ici et attends que je revienne.
A l'appel de Yabara, je me rendis dans le salon. Je mangeai le plus rapidement possible. Au moment de me lever, je pris dans ma main une grosse poignée de riz que je tentai de cacher sous mon boubou. Mon geste n'avait pas échappé à mon père.
— Si tu n'es pas rassasié, dit-il, pourquoi te lever? Et si tu n'as plus faim, que vas-tu faire avec cette poignée de riz ? C'est une véritable provision de route que tu emmènes là !
Ne sachant que dire, je me mis à trembler. J'éprouvais toujours une crainte excessive devant Naaba, qui ne badinait guère avec ses enfants.
— C'est bon, dit-il, va-t'en avec ta poignée de riz.
Heureux comme un condamné à mort subitement gracié, je sortis presque en courant retrouver Abdallah. Je lui tendis la poignée de riz. Il la respira, puis la dégusta avec délices. Il avait à peine fini sa dernière bouchée quand Samburu, que mon père avait chargé de me suivre discrètement pour voir à qui je destinais mon riz, apparut à l'entrée du vestibule. Comme propulsé par un ressort, Abdallah se leva et prit la fuite ; je détalai derrière lui sans réfléchir et ne revins à la maison que tard dans la soirée, après le dîner. Mon père m'attendait dans le vestibule. J'essayai de passer sans me faire remarquer mais il m'attrapa. Je m'attendais au moins à une claque mais il se contenta de dire:
— Pourquoi n'as-tu pas invité ton ami à déjeuner ? Et pourquoi vous êtes-vous sauvés tous les deux à la vue de Samburu ?
— Naaba, bredouillai-je, je l'ai invité, mais il n'a pas osé venir manger avec toi. Et quand il a vu Samburu, il a cru qu'il venait pour le frapper et il a fui. Je l'ai suivi sans réfléchir, et après j'ai eu peur de rentrer pour le dîner.
Mon père éclata de rire.
— A partir de demain, il y aura un plat spécial réservé pour toi. Invite qui tu voudras de tes petits camarades pour le partager avec toi.
C'est alors que ma mère fit aménager, pour mes camarades et moi, une très grande case. Nous pouvions nous y réunir, y prendre nos repas et même y dormir. On l'appelait walamaru, “le dortoir d'association”. C'est à partir de ce moment que j'ai vraiment commencé à être entouré et à jouer mon rôle de chef de waalde.
Après le dîner, que nous l'ayons pris ensemble ou séparément, Dawuda, mes camarades et moi nous rendions parfois à la grande place de Keretel où les jeunes gens et les jeunes filles de plusieurs quartiers de Banjagara se réunissaient le soir pour bavarder, chanter ou danser au clair de lune. Nous aimions danser avec les fillettes de la waalde dirigée par Mayrama Jeydani, et je commençais déjà à penser à “jumeler” notre waalde avec la leur, comme la coutume le permettait, pour une sorte de mariage symbolique entre nos deux associations.
A la belle saison, on venait le soir à Keretel pour regarder s'affronter les lutteurs, écouter chanter les griots musiciens, entendre des contes, des épopées et des poèmes. Si un jeune homme était en verve poétique, il venait chanter ses improvisations. On les retenait de mémoire et, si elles étaient belles, dès le lendemain elles se répandaient à travers toute la ville. C'était là un aspect de cette grande école orale traditionnelle où l'éducation populaire se dispensait au fil des jours.
Le plus souvent, je restais après le dîner chez mon père Tijani pour assister aux veillées. Pour les enfants, ces veillées étaient une véritable école vivante, car un maître conteur africain ne se limitait pas à narrer des contes, était également capable d'enseigner sur de nombreuses autres matières, surtout lorsqu'il s'agissait de traditionalistes confirmés comme Kullel, son maître Modibo Kumba ou Danfo Sine de Buguni. De tels hommes pouvaient aborder presque tous les champs de la connaissance d'alors, car un “connaisseur” n'était jamais un spécialiste au sens moderne du mot, c'était plutôt une sorte de généraliste. La connaissance n'était pas compartimentée. Le même vieillard (au sens africain du terme, c'est-à-dire celui qui connaît, meme si tous ses cheveux ne sont pas blancs) pouvait avoir des connaissances approfondies aussi bien en religion ou en histoire qu'en sciences naturelles ou en sciences humaines de toutes sortes. C'était une connaissance plus ou moins globale selon la qualité de chacun, une sorte de vaste “science de la vie”, la vie étant ici conçue comme une unité où tout est relié, interdépendant et interagissant, où matériel et spirituel ne sont jamais dissociés. L'enseignement, lui non plus, n'était jamais systématique, mais livré au gré des circonstances, selon les moments favorables ou l'attention de l'auditoire.
Le fait de n'avoir pas eu d'écriture n'a donc jamais privé l'Afrique d'avoir un passé, une histoire et une culture. Comme le dira beaucoup plus tard mon maître Cerno Bokar :
« L'écriture est une chose et le savoir en est une autre. L'écriture est la photographie du savoir, mais elle n'est pas le savoir lui-même. Le savoir est une lumière qui est en l'homme. Il est l'héritage de tout ce que les ancêtres ont pu connaître et qu'ils nous ont transmis en germe, tout comme le baobab est contenu en puissance dans sa graine.»
Kullel faisait parfois venir à ces séances son maître Modibo Kumba. Celui-ci, contemporain d'Elhadj Umar, nous apporta beaucoup de lumières sur les événements de cette époque, dont il avait été un acteur. C'est par eux deux que j'ai entendu pour la première fois certaines explications des grands contes initiatiques peuls que je publierai plus tard, et qui, sous des dehors plaisants et récréatifs, recèlent des enseignements profonds. Des confrères de Kullel, eux aussi traditionalistes en de nombreux domaines, l'accompagnaient souvent. Quand l'un d'eux contait, un guitariste l'accompagnait en sourdine. C'était souvent Ali Jeli Kuyate, le griot personnel de Tijani ; mais d'autres griots chanteurs, musiciens ou généalogistes venaient aussi animer ces veillées, où musique et poésie étaient toujours présentes.
A travers ce chaos apparent, nous apprenions et retenions beaucoup de choses, sans peine et avec un grand plaisir, parce que c'était éminemment vivant et distrayant. Instruire en amusant a toujours été un grand principe des maîtres maliens de jadis. Plus que jamais, mon milieu familial était pour moi une grande école permanente, celle des maîtres de la Parole.
Comme à Buguni, assis dans un coin de la cour auprès de Kullel, silencieux comme devait l'être tout enfant au milieu des adultes, je ne perdais pas une miette de tout ce que j'entendais. C'est là qu'avant même de savoir écrire j'ai appris à tout emmagasiner dans ma mémoire, déjà très exercée par la technique de mémorisation auditive de l'école coranique. Quelle que fût la longueur d'un conte ou d'un récit, je l'enregistrais dans sa totalité et le lendemain, ou quelques jours après, je le resservais tel quel à mes camarades d'association. Dawuda Mayga, Afo Janu, Mamadu Gorel et quelques autres, qui assistaient eux aussi fréquemment à ces veillées, me servaient de garantie.
C'est à cette époque que mon surnom d'Amkullel prit véritablement son sens de “Petit Kullel” et qu'il commença à me valoir quelque prestige parmi les gamins de la ville. A cela s'ajoutait la générosité de mes parents qui nous logeaient, nous nourrissaient et comblaient tous nos besoins, ce qui ne contribua pas peu à consolider mon autorité sur mes camarades.
Nous regagnions nos couchettes respectives vers vingt-trois heures, épuisés mais heureux, ce qui ne nous empêchait nullement de nous réveiller le lendemain matin avant le lever du soleil pour entamer une nouvelle journée bien remplie.
Les enfants de Banjagara, comme ceux de toutes les grandes cités, étaient réputés pour leur turbulence. C'étaient de vrais gavroches, des gamins spirituels, moqueurs, taquins, mais braves et généreux. Dawuda et moi aimions les exciter à jouer au plus brave et à prendre des risques. Non seulement nous leur avions appris à dévaliser le “village d'ordures” de Sinci, mais nous les entraînions au maraudage des jardins appartenant à des personnes réputées méchantes ou puissantes, tels l'ancien caporal Sinali, Fabere le sofa (ancien guerrier des armées royales) ou même le commandant de cercle. Pendant les pluies d'hivernage, nous maraudions dans les champs de mil appartenant à des Dogon. Dawuda était plus audacieux que moi. Lorsque nous nous trouvions au beau milieu d'un champ de mil en train d'en ravager les tiges sucrées, il aimait rire aux éclats. Je craignais toujours que son rire n'attire l'attention des Dogon, et plus d'une fois, d'ailleurs, nous avons été surpris et poursuivis. Mais, Dieu merci, nous étions aussi rapides que des biches et jamais on ne nous rattrapait. A l'époque, les dépravations commises par les enfants étaient tolérées. On se contentait de fouetter un peu ceux d'entre eux qui se faisaient prendre, et tout s'arrêtait là.
L'une de nos aventures, toutefois, manqua de peu de tourner mal : ce fut le saccage du jardin de Sinali. Sinali était un de ces tirailleurs échoués à Banjagara après avoir aidé les Français à conquérir le pays. Le pauvre Sinali n'avait guère gagné à son contact prolongé avec les militaires français pour qui il avait pourtant, disait-on, été une sorte d'“homme à tout faire”. L'opinion publique, peut-être excessive, voyait en lui une brute épaisse capable de boire du sang tout cru.
Ses treize années de service dans l'armée coloniale ne lui avaient rapporté aucun galon, mais elles l'avaient si bien dressé que le fait de se mettre au garde-à-vous et de saluer militairement n'importe qui était devenu chez lui un réflexe automatique. On l'avait surnommé ɓii-gardabu (engendré par garde-à-vous) et Hammadi gardabu (fils aimé de garde-à-vous).
Il était resté tirailleur de deuxième classe presque jusqu'à la fin de sa carrière, ce dont il était mortifié à l'extrême. Rengagé plusieurs fois, il avait tout de même fini par obtenir les trois chevrons de caporal qui ornaient la manche de son vieux veston de drap kaki. Il ne manquait jamais de porter ce veston chaque fois qu'il devait rencontrer un fonctionnaire, surtout si c'était un “Blanc-Blanc”, un pur Français de France. Sa veste était devenue trop étroite pour lui, mais il s'en moquait bien.
Lorsqu'il avait affaire à des interlocuteurs ignorant tout des questions militaires, il se targuait de ses trois chevrons comme d'une gloire, allant jusqu'à déclarer qu'ils étaient supérieurs à ceux qui se portent plus bas sur la manche ! Un jour qu'il était en train de raconter ses exploits à un cercle de badaud, survint Janu, une tête brûlée de notre quartier — le père de notre camarade Afo Janu.
— Eh, Sinali ! s'écria-t-il. Peux-tu nous dire pourquoi tes prétendus galons supérieurs sont plus petits que les galons inférieurs, et pourquoi ils sont renversés sur leur cul ? Ohé, mes amis, croyez-moi, Sinali vous bourre le crâne ! Vous voulez savoir ce qu'il a fait au camp militaire français durant ses treize années de captivité ? je vais vous le dire :
Ecumant de rage, le vieux soldat se jeta sur Janu. Mais celui-ci était dur comme du fer trempé ; il reçut Sinali dans ses bras, l'empoigna fortement, et le tenant soulevé comme un fétu de paille, se mit à crier à tue-tête :
— Où y a-t-il une bonne pierre plate, que j'y écrase cette vieille baderne captive des petits Français ?
De bonnes gens intervinrent à temps et les séparèrent. Les gamins du quartier, inutile de le dire, n'avaient rien perdu de la scène.
De temps à autre, avec quelques camarades, nous nous amusions à rejouer entre nous la scène dite “Janu-Sinali”. Je ne sais comment Sinali l'apprit. Toujours est-il qu'il épia notre petite troupe avec la patience d'un chasseur de fauves, et un beau jour, il finit par nous surprendre en pleine action dans le vestibule d'une maison de la ville. Armé d'un fouet en lianes tressées bien cinglantes, il se précipita sur nous :
— Gestation de filles dévergondées, hurlait-il, je vous apprendrai à vous moquer de Sinali et à l'insulter !
Et il fit pleuvoir sur nous, avec toute la brutalité qui lui était naturelle, des coups qui nous arrachèrent la peau. Se souvenant sans doute que le coup de pied aux fesses était particulièrement prisé chez les tirailleurs de son temps, il nous en gratifia généreusement. Couverts de sang, pleurant et poussant des cris à la manière des petits coloniaux blancs, nous nous dispersâmes comme une volée de moineaux apeurés.
Or, contrairement à ce qu'avait affirmé Janu, Sinali, durant ses treize années de service, ne s'était pas contenté de faire des exercices physiques et de péter de peur chaque fois qu'un gradé français venait à passer ; il avait surtout appris à faire du jardinage, et une fois revenu à la vie civile il avait consciencieusement mis ses connaissances en pratique. Après chaque hivernage, quand les eaux commençaient à baisser, il aménageait dans le lit du Yaame un jardin saisonnier que seuls surpassaient en beauté les jardins des fonctionnaires blancs du poste ou celui du chef Alfa Maki Taal (fils de l'ancien roi Agibu Taal), entretenu par le sofa Fabere. Cette année-là, quand les pluies cessèrent et que les eaux du Yaame tarirent, Sinali, comme chaque année, aménagea son jardin. Il y planta des légumes européens et beaucoup de légumes locaux : tomates, patates douces, citrouilles, gombos, calebassiers comestibles, melons de pays, etc.
Dawuda Mayga vint me proposer de nous venger de Sinali en ravageant son jardin :
— J'ai peur de Sinali, avouai-je.
— Tu n'es donc pas un pur fils de Pullo ! répliqua-t-il. Eh bien, moi, Dawuda Mayga, je me vengerai de Sinali ! Mamadu Gorel et Afo Janu marcheront avec moi. Et j'irai dire à Mayrama Jeydani que tu es un couard !
Le fait d'avoir prononcé le nom de Mamadu Gorel, mon concurrent dans la waalde, et celui de Mayrama Jeydani, la dirigeante de l'association de jeunes filles auprès de laquelle je tenais particulièrement à briller, fit tomber toutes mes hésitations.
— D'ailleurs, me dis-je, Afo Janu, dont le père est la terreur de Sinali, sera avec nous. Sinali y regardera donc à deux fois avant de réitérer le traitement qu'il nous a fait subir précédemment.
Nous dressâmes un plan d'action. Avant d'entreprendre quoi que ce soit, il nous fallait d'abord habituer Sinali à nous voir rôder non loin de son jardin. Dawuda Mayga, Afo Janu et moi primes l'habitude, lors de nos congés scolaires hebdomadaires (c'est-à-dire le mercredi après-midi, le jeudi et le vendredi matin), d'aller chasser les lézards et autres petits reptiles qui vivaient dans les pierres jonchant la rive du Yaame, en face du jardin. Après la chasse, nous descendions nous baigner dans la rivière. Sinali s'habitua donc à notre présence.
Bientôt son potager fut en plein rapport. Il était temps d'agir. Notre expédition serait composée de Dawuda Mayga, d'Afo Janu et de moi-même. Rendez-vous fut pris pour la prochaine nuit du mercredi au jeudi ; le jeudi étant jour de congé, nous pourrions, en cas de besoin, aller nous cacher toute la journée dans la brousse.
Le mercredi soir, après le dîner, Afo Janu et Dawuda vinrent me chercher. Nous gagnâmes discrètement les bords du Yaame. Malheureusement pour nous, un superbe clair de lune éclairait le paysage. Quelques femmes, trop occupées dans la journée pour s'éloigner de leur maison, profitaient de cette belle soirée pour remplir leurs canaris et se rafraîchir dans l'eau de la rivière, subtilement parfumée par les racines de vétiver qui poussaient au bord des rives. Elles discutaient, chantaient, se poursuivaient avec de joyeux éclats de rire. Faisant un détour pour les éviter, notre petit groupe se faufila le plus silencieusement possible derrière les buissons et arriva enfin devant le jardin que ceinturait une haie de branches épineuses. Afo Janu murmura :
— Il faut être sûr que Sinali n'est pas caché quelque part. Attendez ici, je vais aller voir en éclaireur.
Il tourna autour de l'enclos, mais n'y décela âme qui vive. Il poussa même l'audace jusqu'à y jeter de gros cailloux. Rien n'ayant bougé, il en conclut que Sinali était rentré au village.
— Le vieux crocodile est rentré chez lui, nous dit-il. Allons-y avant qu'il ne revienne, attiré par le tapage des femmes.
Il en était bien capable, pensions-nous, l'armée l'ayant habitué à la surveillance de nuit et aux rondes nocturnes.
L'un de nous devait faire le guet pour avertir les autres en cas de danger. Chacun voulant participer au saccage, il fallut tirer au sort. Afo Janu fut désigné.
Pour entrer dans le jardin, il fallait encore écarter la haie hérissée d'épines. Cela nous prit du temps et nous valut de belles écorchures, mais enfin Dawuda et moi pénétrâmes dans le lieu interdit. C'était vraiment un jardin magnifique, mais peu nous importait. Animés par la rage que nous inspirait le souvenir des coups reçus quelques mois auparavant, nous l'avons ravagé sans regret, arrachant, écrasant, piétinant jusqu'à la moindre tomate, tels des singes fous libérés dans un champ de maïs. Avant de partir, nous ouvriimes une partie de la haie dans le malin espoir que quelque chèvre ou âne errant viendrait y fourrager au lever du jour, détournant ainsi de nous d'éventuels soupçons.
Le lendemain matin, lorsque Sinali découvrit son jardin dévasté, son unique espoir mis en pièces, nous n'étions pas là pour assister à la scène, mais nous imaginions sans peine sa colère et les bordées de jurons qu'il devait lancer à la face du ciel ! Malheureusement pour nous, il découvrit sur le sol des traces de pas d'enfants. Il en déduisit que seuls des gamins ayant eu affaire à lui avaient pu se livrer à un tel saccage, et il avait son idée à ce sujet. Connaissant la mentalité des natifs de Banjagara, il ne nous accusa pas d'emblée mais visita chacune de nos demeures comme s'il venait donner un bonjour de courtoisie à nos parents. En fait, il comptait nous surprendre, espérant qu'à sa vue nous nous trahirions par quelque réaction compromettante qui faciliterait notre accusation. Il en fut pour son compte, car Dawuda, Afo Janu et moi n'avions pas regagné nos maisons ; nous étions allés finir la nuit dans notre walamaru, le dortoir commun que ma mère avait fait construire pour nous.
Lorsque Sinali arriva chez Moyre Modi Kumba, la mère de Dawuda, et que là non plus il ne trouva aucun d'entre nous, ne pouvant se contenir davantage il éclata :
— Ton fils et ses compagnons ont pénétré cette nuit dans mon jardin ! Ils l'ont détruit de fond en comble ! Voilà pourquoi aucun d'entre eux n'a osé rentrer chez lui cette nuit ! Mais je leur réglerai leur compte dès qu'ils me tomberont sous la main, et ça ne va pas tarder !
Moyre, comme tous les parents des enfants qui avaient été battus par Sinali, l'attendait au tournant.
— Oh, certes, tu es un maître en brutalité, répliqua-t-elle, un homme habitué à fouetter les enfants. Mais si tu veux la dispute, c'est la guerre que tu auras de nous, et une guerre qui te fera oublier ton jardin. Espèce de vieux tirailleur méprisable, cœur de roche, poumons de fer ! Non content d'avoir rossé nos enfants qui jouaient innocemment, tu t'amènes ici, drapé de tes haillons dont une vieille culotte plus cousue de poux que de fils, et une vieille chéchia puante datant du général Faidherbe, pour tenter de me faire avaler une tortue !… Je ne sais ce que feront les autres parents, mais moi je te préviens : si tu touches à un cheveu de Dawuda, je te fendrai la tête d'un coup de mon pilon. Espèce de “treize-ans-de-service-militaire-sans-galons” ! Si tu ne sors pas d'ici tout de suite, je vais appeler Janu. Lui, il sait combien tu pèses. Mais cette fois, s'il te soulève, c'est moi qui lui dirai où trouver la pierre plate sur laquelle il t'écrasera au point de faire entrer tes os dans ta chair !
Aveuglé par la colère, Sinali voulut frapper Moyre. Heureusement notre mawɗo Ali Gomni et Kaawu Dawuda, tous deux camarades de mon oncle maternel Hammadun Paate et qui travaillaient non loin de là dans leur atelier de cordonnerie, avaient été alertés par les éclats de voix. Accourus en hâte, ils menacèrent Sinali de le jeter dans la rue s'il ne partait pas de lui-même, et de l'assommer s'il osait toucher à Moyre.
Obligé bien malgré lui de se retirer, Sinali se rendit tout droit chez le sofa Fabere, jardinier du chef Alfa Maki Taal. Il lui conta sa mésaventure, soulignant les risques que couraient tous les jardins de Banjagara, en particulier celui de Fabere lui-même, si les ravageurs n'étaient pas démasqués et sévèrement punis. Fabere, convaincu, prit sur lui de gagner l'oreille d'Alfa Maki Taal à la cause de Sinali, cause qu'il considérait désormais comme la sienne.
Durant toute la matinée de ce jeudi mouvementé, Afo Janu, Dawuda et moi étions restés en brousse, nous occupant à cueillir des fruits et à dénicher des oiseaux, poussant même jusqu'au “village d'ordures” des Blancs de Sinci. Vers midi, chargés de fruits sauvages, d'objets divers et de terre à poterie, nous revînmes en ville, riants et couverts de sueur, mais à vrai dire assez inquiets sur le sort qui nous attendait. Nous nous rendîmes d'abord chez Moyre, la mère de Dawuda. Elle nous raconta en détail la scène qu'elle avait eue avec Sinali, puis nous demanda de lui confier, sous le sceau du secret, si oui ou non nous étions les auteurs du saccage commis dans le jardin du vieux tirailleur. Afo Janu, qui par moments faisait preuve d'une naïveté étonnante, s'écria :
— Mère Moyre, nous ne pouvons rien dire ! Tous les trois nous avons juré sur les âmes de nos ancêtres de ne jamais avouer que nous sommes les auteurs du saccage du jardin de Sinali !
Moyre nous regarda avec sévérité :
— Vous avez commis là une vilaine action, nous dit-elle, mais Sinali n'a eu que ce que sa méchanceté lui a attiré. Maintenant écoutez-moi bien : vous ne devez jamais, même si on vous fouette, avouer que vous êtes les coupables. Si on vous interroge, vous direz que vous avez passé la nuit dans votre dortoir. Vous ajouterez que vous vous êtes couchés tôt parce que vous vouliez partir ce matin de très bonne heure en brousse pour faire votre cueillette et aller jusqu'à Sinci y glaner vos petits objets. C'est bien compris ?
Nous hochâmes tous les trois la tête de bas en haut, ce qui signifie “oui”.
Fabere, de son côté, avait saisi de l'affaire le chef Alfa Maki Taal, lequel convoqua Sinali pour complément d'information. Sinali lui cita les noms de tous les enfants qu'il avait rossés dans le vestibule : Dawuda Mayga, Mamadu Gorel, Madani Maki, Abdallah, Afo Janu et Amkullel. Alfa Maki Taal chargea le sofa Koniba Kondala, chef de notre quartier, d'enquêter pour savoir quel avait été notre emploi du temps dans la nuit de mercredi à jeudi. Ce dernier apprit que Madani Maki, petit-fils de Kaawu Jallo, le grand griot d'Alfa Maki Taal, avait passé la nuit avec son grand-père dans la propre concession du chef, et qu'il n'en avait pas, bougé d'un pas ; les épouses d'Alfa Maki Taal l'avaient attesté. Mamadu Gorel était absent de Banjagara. Abdallah, lui, était malade depuis trois jours. Quant à nous trois, Koniba Kondala avait entendu dire que nous avions passé la nuit dans notre dortoir avec l'intention de partir le lendemain matin de bonne heure en brousse, selon notre habitude.
Lorsque Koniba Kondala rendit compte au chef des résultats de son enquête, il ne manqua pas de lui signaler la brutalité avec laquelle Sinali nous avait traités et les coups sanglants qu'il nous avait distribués pour avoir joué notre petite comédie à ses dépens. Alfa Maki Taal était d'une nature bienveillante, et surtout il aimait les actions de type chevaleresque. Touché, sans doute, par notre détermination, il déclara à Koniba Kondala :
— Va dire à Sinali d'estimer le montant des dégâts commis dans son jardin. C'est moi qui le dédommagerai. Dis-lui que je suis content que mes gamins, qui sentent encore l'odeur de lait de la maternité, aient prouvé qu'ils n'entendaient pas subir un affront sans se venger. S'ils avaient été plus grands, je suis convaincu qu'ils ne se seraient pas cachés pour régler son compte à Sinali. Enfin, donne-lui de ma part ce conseil : qu'il veille désormais sur son jardin plus qu'il ne l'a jamais fait, car ce qu'il a vu n'est qu'un commencement de pillage. Cela durera deux ou trois saisons. C'est une coutume enfantine qui s'est instaurée ici depuis le temps de Tijani Taal, le premier roi de Banjagara.
Et effectivement, durant trois saisons, nous n'avons cessé de tenter de nous introduire dans le jardin de Sinali ou d'enterrer des épines sur le sentier qui y menait. Mais, tel un cerbère, Sinali veillait. Que nous arrivions de jour ou de nuit, il était là. Et dès qu'il nous voyait, il nous donnait une chasse frénétique qui arrachait des cris moqueurs aux porteuses d'eau :
— Hé… ! Voyez Sinali aux prises avec les enfants ! Hé Sinali ! Arrête ! Arrête !
Il s'en fallut de peu que nous ne rendions le pauvre Sinali complètement fou. Il en arriva au point où la seule vue d'un gamin, même dans la ville, le mettait dans tous ses états. Il ne pouvait s'empêcher de le pourchasser, de lui lancer des mottes de terre et des injures. On le voyait s'agiter et parler tout seul dans la rue, marmonnant des propos décousus où il était question des enfants et de leurs parents. Un beau jour, je ne me souviens plus ni comment ni pourquoi, nous avons cessé de tracasser Sinali, le vieux tirailleur aux trois chevrons.
Notre waalde grossissait de jour en jour, mais c'était toujours une waalde “célibataire”. Pour être complets, il ne nous manquait plus que d'être jumelés, comme le voulait la coutume, avec une association de jeunes filles de même catégorie d'âge que nous et dont nous deviendrions, en quelque sorte, les chevaliers servants et les protecteurs attitrés, elles-mêmes devenant nos “dames de cœur” platoniques. Pour employer un terme utilisé par certains ethnologues français, elles seraient nos “Valentines” et nous leurs “Valentins”. (Cette coutume, qui remonte à un passé lointain, existait, à ma connaissance, dans toute l'Afrique subsaharienne.)
Vers 1911 (je ne puis garantir à un an près les dates des événements de cette époque), je décidai de soumettre cette proposition au vote de mes camarades et lançai une convocation pour une réunion plénière. Notre séance se tint un soir après le dîner, par une nuit de pleine lune. C'était l'une de ces nuits africaines où hommes et bêtes, heureux de baigner dans une si douce lumière, aiment à prolonger un peu leur veille. De loin en loin résonnaient des chants, des battements de mains rythmant le pas des danseurs, des cris d'enfants, des aboiements de chiens, en un mot tout ce concert de sons joyeux et paisibles, liés dans mon souvenir aux belles soirées de mon enfance à Banjagara.
Ce soir-là, la lune déversait sur les murs gris et les ruelles serpentantes une lumière laiteuse d'une telle clarté que l'on aurait pu distinguer une aiguille traînant sur le sol. L'obscurité, vaincue, s'était réfugiée au creux des portes et des vestibules. Seules demeuraient sur les murs les ombres noires que projetaient les avancées de gouttières, semblables à l'entrée de bouches obscures ou de trous mystérieux.
Mes camarades, avisés deux jours à l'avance par les moutassibis et les griots, m'attendaient. Les moutassibis arrivaient toujours les premiers pour contrôler l'identité des arrivants et signaler éventuellement les retardataires et les absents, qui se voyaient infliger des amendes. Les plaisanteries d'usage courant entre camarades se donnaient libre cours tant que le chef n'avait pas déclaré la séance ouverte, ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en la présence du kadi.
A mon arrivée, le mutasibi Bori Hamman s'écria d'une voix forte :
— Amiiru warii ! (Le chef est venu) !
Tous les assistants clamèrent en chœur :
— Bissimillâhi amiiru ! (Bienvenue, chef !)
Je m'assis confortablement à terre, jambes croisées. Mamadu Gorel, chef-adjoint, vint se placer à ma droite, et Dawuda Mayga, kadi, à ma gauche. La poitrine soudain gonflée d'un certain sentiment d'importance, je criai à mon tour:
— Waalde jooɗiima! (La waalde est assise !) — ce qui équivaut au traditionnel : “La séance est ouverte!” des assemblées occidentales.
Afo Janu, le mutasibi adjoint, vociféra :
— Sukumek !, interjection un peu triviale qui signifie littéralement : “Fermez-les !” — ce pluriel désignant les deux principales portes de sortie du corps, celle du haut et celle du bas.
Quand le silence fut total, Bori Hamman, le mutasibi principal, se tourna vers moi :
— Nous t'écoutons, chef.
J'attaquai l'objet de la réunion.
— O associés ! La réunion de cette nuit a pour but de vous soumettre une idée que j'ai conçue. Je souhaite qu'elle devienne la vôtre. Examinez-la, voyez si elle en vaut la peine, et si vous êtes d'accord pour la réaliser, dites-le.
Comme vous le savez, notre waalde masculine n'a pas d'association féminine pour lui servir d'épouse. Elle est donc encore célibataire. Cela ne saurait durer plus longtemps. De toutes les waalde de jeunes filles de notre âge, celle qui a été créée par Mayrama Jeydani me paraît la mieux indiquée pour devenir notre partenaire. Elle a déjà été sollicitée par trois associations de garçons rivales de la nôtre et avec lesquelles nous avions des comptes à régler. Cela fera un compte de plus, mais ce n'est pas cette perspective qui nous fera reculer.
La parole est maintenant au kadi.
— Je suis pour cette idée, déclara Dawuda Mayga, et je demande à tous ceux qui sont pour de crier : Allaahu townu diina ! (Que Dieu rehausse la diina !)
— Pourquoi aller de l'autre côté de la ville pour nous trouver des Valentines ? demanda notre camarade Amadu Sii. Ne pouvons-nous pas en trouver qui soient à portée de la main ?
— Amadu Sii, répliqua Gorko Mawɗo, en disant cela tu es poussé par un ressentiment que je connais…
— Menteur aux lèvres effilées comme une lame de rasoir ! explosa Amadu Sii. Quelle injure m'a jamais été faite pour que j'en garde un souvenir désagréable ? Par qui, où et quand a-t-elle été prononcée ? D'ailleurs ai-je l'air d'un garçon qu'on peut insulter sans conséquence ?…
Je dus intervenir et ordonner aux deux antagonistes de se taire, sous peine d'avoir à payer une amende. Amadu Sii se tourna vers moi :
— Chef, je ne permettrai jamais à Gorko Mawɗo, ce fils d'un tisserand cagneux et des plus maladroits, de me vilipender en pleine réunion !
— Cadi ! s'écria aussitôt notre mutasibi adjoint Afo Janu. Je cite Amadu Sii devant toi pour avoir été le premier à insulter Gorko Mawdo en la personne de son père.
— Ta citation est entendue, fit Dawuda Mayga.
Au cours de la séance, il y eut encore cinq ou six accrochages du même genre, immédiatement relevés par le mutasibi. Finalement, ma proposition fut acceptée et on me chargea de mettre en oeuvre les premières démarches en vue du jumelage. Amadu Sii et les autres fauteurs de troubles furent jugés et condamnés à payer des amendes de noix de cola pour indiscipline et grossièreté au cours de la réunion.
Le lendemain de notre réunion, je me rendis chez notre mawɗo Ali Gomni pour lui demander d'entreprendre les démarches d'usage auprès de Martu Nawma, doyenne et présidente d'honneur de la waalde de Mayrama Jeydani. Ali Gomni lui présenta notre requête, qu'il appuya d'un don de cent noix de cola payées de sa poche. Martu Nawma accepta les colas, ce qui équivalait déjà à une acceptation implicite.
— Je n'ai personnellement rien à refuser à la waalde d'Amkullel, dit-elle. Je suis amie et camarade d'âge de Kadija, Amkullel est donc mon fils. Mais, je ne te le cache pas, la waalde de Mayrama Jeydani est très sollicitée.
Elle a déjà enregistré trois demandes. La vôtre est la quatrième. La coutume, tu le sais, veut que les filles prennent leur décision elles-mêmes ; je ne dois les influencer en rien. Mais si jamais elles viennent me demander mon avis, alors je sais qui je recommanderai : ce sera la waalde d'Amkullel, cela va sans dire.
Pour accroître nos chances, Ali Gomni me conseilla d'emmener mes camarades jouer et danser avec les jeunes filles aussi souvent que possible, et de chercher par tous les moyens à leur plaire et à nous rendre utiles.
Le soir même, je provoquai une réunion extraordinaire de tous nos camarades pour les informer du résultat de nos démarches et des conseils de notre mawɗo. Je leur proposai d'organiser immédiatement une grande séance de fête et de danse, pour laquelle fut levée une souscription dite “de galanterie”. Le minimum à payer fut fixé à quarante cauris. Finalement, grâce aux dons de tous nos parents, nous réunîmes huit mille cauris et quatre cents noix de cola, ce qui nous permettait d'organiser pour les jeunes filles une grande fête dite “de générosité” où nos adversaires viendraient nous disputer les honneurs réservés aux plus généreux donateurs.
La séance eut lieu quelques jours après. La soirée était animée par des griots guitaristes-chanteurs et des griots généalogistes-louangeurs attachés aux familles. Pour ouvrir la séance, des griots chantèrent les louanges de Mayrama Jeydani et de sa famille. En l'honneur de la jeune fille, les chefs des trois associations rivales de la nôtre donnèrent aux griots, comme c'est la coutume, d'importantes quantités de noix de cola et de cauris. Passant, comme tout bon chef, par un porte-parole, je fis déclarer par notre mutasibi Bori Hamman que non seulement j'offrais aux griots une somme beaucoup plus importante en l'honneur de Mayrama, mais que j'y ajoutais, pour les gens de caste attachés aux familles des jeunes filles, un mouton et le prix des condiments afin qu'ils se préparent un bon méchoui. Je couronnai le tout en offrant aux griots un nouveau don substantiel en l'honneur, cette fois-ci, de toutes les compagnes de Mayrama. Nos rivaux, eux, n'avaient pensé ni aux autres jeunes filles ni aux gens de caste de leurs familles. Mon annonce fut saluée de cris enthousiastes par les griots qui improvisèrent immédiatement des louanges en mon honneur et en celui de ma famille. Ils continuèrent ainsi toute la soirée, chantant les louanges des uns et des autres à leur manière traditionnelle.
Le consensus populaire venait d'agréer la candidature de notre waalde, mais la décision des jeunes filles n'était pas encore acquise ; nous n'étions pas encore leurs Valentins officiels. En attendant, mes camarades allaient chaque soir, par petits groupes, veiller à ce que personne d'autre ne vienne badiner avec nos futures Valentines. Selon la tradition, nous étions devenus responsables de leur vertu et devions les défendre et les assister en toutes circonstances. Nous montions la garde, armés de bâtons et de fouets en lianes flexibles. Mais il va sans dire qu'autant nous tenions à décourager nos rivaux, autant ces derniers étaient décidés à prendre leur revanche sur nous — ce qu'ils essaieront de faire un peu plus tard.
La chance voulut que Mayrama Jeydani, qui était destinée à devenir ma propre Valentine selon la tradition puisqu'elle était chef de sa waalde, s'attachât sincèrement à moi. C'était une chérifat, une descendante du Prophète par son père, lequel appartenait à une famille de métis d'Arabes de Tombouctou et jouissait d'une grande réputation de sainteté. Et, ce qui ne gâtait rien, elle était particulièrement jolie, charmante et douée d'une forte personnalité. Quant à sa seconde, Aye Abbaasi, elle n'avait d'yeux que pour Dawuda Mayga, qu'elle aimait beaucoup. Ces deux jeunes filles étant celles qui menaient les autres, notre victoire était assurée.
Nos rivaux comprirent vite que leur place était ailleurs. Non seulement notre waalde était mieux nantie que les leurs, mais elle comptait davantage de garçons batailleurs et bien entraînés. Quelques escarmouches où nos adversaires furent malmenés prouvèrent que nous n'étions pas de ceux à qui l'on pouvait reprendre une conquête…
Un mois après cette mémorable soirée, les compagnes de Mayrama Jeydani prirent leur décision ; elles nous choisirent pour être leurs Valentins. Martu Nawma, leur présidente d'honneur, en avisa notre mawɗo Ali Gomni. La coutume voulait que les garçons envoient aux jeunes filles une dot de mariage symbolique : deux paniers de mil, un panier de riz, un mouton bien gras, deux mille cauris et mille noix de cola. Ma mère paya le tout.
Avec ces provisions, nos Valentines préparèrent un grand couscous et nous invitèrent à manger et à danser avec elles. Ce soir-là, des plats furent distribués un peu partout dans la ville pour annoncer le mariage de nos deux associations.
Le lendemain soir, une réunion générale des filles et des garçons se tint chez Martu Nawma en présence d'Ali Gomni. Nos deux présidents d'honneur procédèrent au jumelage officiel des garçons et des filles entre eux. Selon l'usage, chaque dirigeant garçon fut déclaré Valentin d'une dirigeante fille. Je devins donc le Valentin de Mayrama Jeydani, Dawuda Mayga celui d'Aye Abbaasi, et ainsi de suite. Pour les membres non dirigeants des deux associations, chaque fillette reçut son Valentin par tirage au sort. Au départ, les jeunes filles étaient plus nombreuses que les garçons, et nos présidents pensèrent un moment qu'elles pourraient être collectivement les Valentines de toute notre waalde, mais de nouvelles et enthousiastes adhésions masculines vinrent immédiatement rétablir l'équilibre. Chaque garçon tenait en effet à avoir sa Valentine personnelle, si petite et si laide qu'elle puisse être, afin d'avoir quelqu'un à courtiser, à servir et à protéger, et dont il serait tenu pour personnellement responsable. En effet, si la tradition permettait au Valentin de badiner galamment avec sa Valentine — aujourd'hui, on dirait flirter c'était à la condition expresse de respecter sa chasteté. Il pouvait chanter la beauté de sa Valentine dans des poèmes, vanter ses vertus et ses mérites, lui dédier ses exploits, lui consacrer une soirée poétique et musicale en compagnie d'un griot, mais la communauté le tenait pour personnellement garant de la pureté de la jeune fille, et cela jusqu'à son mariage. C'était pour lui-même, et pour toute sa famille, une question d'honneur.
Les mariages étant conclus dès l'enfance entre cousins et cousines, il était assez rare qu'un Valentin puisse épouser sa Valentine (cela s'appelait “mettre du miel dans le lait”). Son honneur et sa gloire étaient alors de conduire sa “Dame” vierge jusqu'au jour de son mariage. On disait de lui: “Il peut mourir de faim à côté d'un mets délicieux sans y toucher.” Maître de ses instincts, il était consacré digne de confiance et devenait de droit le meilleur ami des deux époux.
Certes, je ne saurais me porter garant de la vertu de tous les Valentins et Valentines à travers les siècles mais ce dont je suis sûr, c'est que durant toute ma jeunesse, à Banjagara jamais on n'a entendu parler d'un seul cas où un Valentin n'aurait pas respecté l'honneur de sa Valentine — et étant donné les coutumes, cela se serait su !
La victoire remportée par notre association sur les autres dans le jumelage avec les jeunes filles, ajoutée à sa prospérité et à quelques coups d'éclat, eut pour conséquence naturelle de lui valoir de nombreux jaloux, qui finirent par devenir des ennemis avec lesquels il fallait compter, on le verra plus loin. En attendant, dès que nous étions libérés de nos cours d'école coranique, nous pensions surtout à nous amuser et à briller aux yeux de nos Valentines. Nos grandes séances de scènes mimées et de récitation de contes nous y aidaient tout particulièrement.
Partagé entre mes deux familles où j'étais également comblé, entre mon frère aîné Hammadun, que j'admirais, et mon gracieux petit frère Muhammad el Ghaali dont j'étais le protecteur, entre mes deux maîtres Cerno Bokar et Kullel dont chacun m'apportait, dans son domaine respectif, tout ce qui pouvait le mieux enrichir l'esprit d'un enfant, entre mes camarades garçons et nos charmantes Valentines, j'étais vraiment l'un des enfants les plus heureux de Banjagara, la ville dont les enfants étaient les petits rois. Un drame inattendu vint tout faire chanceler.
Les femmes toucouleures Taal et Caam de la famille de Tijani, épouses aussi bien que parentes, n'avaient toujours pas pardonné à Kadija d'être la dernière venue au sein de leur famille, d'y avoir introduit comme “premier fils” son rejeton pullo et surtout d'être devenue, grâce à son travail acharné et à l'affection que lui portait Tijani, la grande patronne de la maison. La vieille Yaaye Jawara n'étant plus là pour défendre Kadija, elles reprirent les hostilités, n'attendant qu'une occasion favorable pour frapper un grand coup. Cette occasion se présenta avec le départ de Tijani pour Tombouctou, où il devait effectuer un assez long séjour pour affaires.
Faman Njay, la doyenne des parentes de Tijani, profita de cette absence pour monter une véritable cabale contre ma mère. Assurée du soutien de tous les membres féminins de la famille, elle vint la trouver.
— Nous toutes, proches parentes ou épouses de Tijani, lui dit-elle, nous t'avons assez vue et supportée. Nous avons décidé que si ton mari ne te répudiait pas, nous nous séparerions toutes de lui. Nous le lui avons déclaré avant son départ et avons obtenu de lui ton divorce, mais il n'a pas osé te le dire en face. C'est pourquoi il m'a chargée de te signifier sa décision. A partir de cet instant, ta place et celle de ton fils Amadu Hampaate ne sont plus dans cette maison. Fais comme doit faire toute femme répudiée : ramasse tes bagages, pousse devant toi ton enfant né d'un autre lit et retourne dans la maison de ton père, ou dans celle du père de ton fils. Salut !…
Sans répliquer quoi que ce soit, Kadija rassembla ses affaires et retourna dans sa maison familiale. Faman Njay cria victoire. N'avait-elle pas, du premier coup et sans difficulté, réduit cette femme pullo que, jusque-là, aucun homme ni aucune mésaventure n'avait jamais réussi à abattre ?
Elle écrivit à Tijani une longue lettre en arabe où elle lui annonçait qu'à la suite d'une décision unanime prise par l'ensemble des membres féminins de la famille, Kadija était répudiée, qu'elle avait accepté le divorce et quitté la concession maritale pour rejoindre sa maison paternelle. Malheureusement Tijani, si courageux devant l'adversité, était très faible devant les siens. Au lieu de protester, il s'éternisa à Tombouctou pour ses affaires, pensant que ce n'était qu'un incident et que le temps arrangerait les choses. Peu doué, on l'a vu, pour la diplomatie, il commit la maladresse de ne rien dire à Kadija, ni directement ni par personne interposée.
Profondément blessée, ma mère décida de quitter définitivement Banjagara. Elle vendit quelques têtes de bétail de son troupeau et organisa son voyage, emmenant avec elle mon petit frère Mohammed el Ghaali, sa fidèle servante Batoma et quelques serviteurs. Mon frère aîné Hammadun et moi-même relevant de la tutelle de notre famille paternelle, ma mère ne put faire autrement que de nous laisser à Banjagara où notre oncle maternel Hammadun Paate et notre tante Sirandu Paate auraient un œil sur nous. Elle nous confia à Cerno Bokar pour continuer notre formation morale et religieuse, puis elle partit pour Mopti. Hélas, à peine y était-elle arrivée que le malheur frappa : mon cher et souriant petit frère, alors âgé de six à sept ans, attrapa la rougeole, et en mourut.
Tijani, averti, accourut en toute hâte à Mopti. Il trouva ma mère se préparant à partir pour Bamako, le plus loin possible de Banjagara, pour y chercher un peu de paix. Elle avait besoin de calmer ses nerfs ébranlés — beaucoup plus ébranlés, d'ailleurs, par le silence de son époux et la mort de son enfant que par la conduite des parentes de Tijani. Celles-ci n'avaient jamais rien ménagé, depuis le début de son mariage, pour l'humilier et tenter de l'abattre, et Kadija avait l'habitude de faire front ; mais les derniers événements avaient eu raison d'elle.
— Comment peux-tu partir pour Bamako sans mon autorisation, alors que tu es ma femme? lui demanda Tijani.
— Non, répondit Kadija, tes femmes, toutes filles de rois, sont à Banjagara. Quant à moi, la fille du pasteur pullo Paate Pullo, j'étais ta femme-servante, et maintenant je suis divorcée. Mes délais de vacuité sont épuisés, je suis donc libre. Même le lien qui nous unissait vient de se casser : c'était ton fils, Cheik Mohammed el Ghaali. Tu viens de voir sa tombe… Demain je m'embarque pour Bamako. Je te souhaite longue et heureuse vie avec tes épouses et la patronne de ta famille, Faman Njay, qui a le droit d'épouser tes femmes et de les répudier à ta place et pour ton compte !
Tijani tenta l'impossible pour faire revenir Kadija sur sa décision, mais elle ne voulut rien entendre. Le jour même, il alla trouver le marabout Alfa Umaru Hammadi Sanfulde pour lui demander d'intervenir auprès de ma mère, mais quand le marabout se présenta le lendemain chez son logeur, il apprit qu'elle s'était déjà embarquée au petit matin à bord d'un bateau monoroue en direction de Bamako.
Désespéré, Tijani regagna Banjagara. A son arrivée, ses proches parentes, conduites par Faman Njay, s'assemblèrent pour venir le saluer. Faman Njay, se fiant à l'emprise qu'elle exerçait sur Tijani par son droit d'aînesse, avait pris sur elle toute la responsabilité morale de la répudiation de Kadija ; quand certaines de ses compagnes s'inquiétaient de la réaction possible de Tijani, elle leur répondait :
— C'est mon affaire !
Elle souhaita la bienvenue à Tijani, mais dès qu'elle essaya de parler de Kadija il l'interrompit :
— Vous avez toutes agi selon votre passion. Ne me donnez aucune explication, allez la donner à “votre Tijani”. Moi, je ne suis plus rien pour vous. Vous ne voulez pas de Kadija parce que vous en êtes jalouses. J'étais un arbre sous lequel vous vous reposiez, dormiez et vous réveilliez pour en manger les fruits ; mais ce que vous avez décidé d'ignorer délibérément, c'est que Kadija était la sève vivifiante de l'arbre que je suis. Un arbre peut-il vivre sans sa sève ? Moi, je ne peux pas vivre sans Kadija. Aussi, dès la semaine prochaine, je rejoindrai ma femme, celle qui sait braver soldats et obscurité, qui sait dépenser son sang et sa sueur pour que je mange et vous fasse manger.
Otez-vous de ma présence ! Allez vous façonner un Tijani à votre façon ! L'homme est fait de boue, dit-on ? Eh bien, vous en trouverez beaucoup dans la grande mare de Bilal Samba Laana, à Banjagara. Servez-vous-en. Vous vous êtes arrogé des droits que Dieu lui-même ne s'est pas arrogés : prononcer le divorce entre un homme et son épouse !
A la consternation de sa famille, Tijani entreprit aussitôt de régler toutes ses affaires à Banjagara. Quand tout fut en ordre et les ressources de sa famille assurées, il prit congé de Cerno Bokar et, à son tour, il quitta la ville. Il se rendit à Mopti d'abord, puis à Bamako où il retrouva Kadija. Il réussit à obtenir son pardon. Leur mariage n'étant pas dissous légalement, ils reprirent leur vie commune. Désormais à l'abri de toute complication familiale, ils vivront heureux côte à côte jusqu'à la fin de leur vie.
En fait, Tijani avait quitté Banjagara sans regret, car à part le groupe de parents et d'amis fidèles qui le fréquentaient, dans son ensemble la société toucouleure de la ville, depuis son retour de Buguni, ne le traitait pas selon le rang qui était le sien, et il en souffrait en silence. Aussi décida-t-il de refaire sa vie ailleurs, ce qu'il réussit à Kati, une petite ville de garnison militaire proche de Bamako où il se fixa avec Kadija et où leur foyer s'enrichit de trois nouveaux enfants.
A Kati, Kadija reprit ses activités commerciales — qui l'amèneraient d'ailleurs de temps en temps à Banjagara — et Tijani ses activités de marabout et de tailleur-brodeur, auxquelles il allait ajouter un petit commerce de produits courants très achalandé en raison de la proximité du camp militaire. Je les y rejoindrai en 1915, lorsque je m'enfuirai de l'école française…
Et voilà comment mon père adoptif Tijani (Amadu Ali) Caam sortit ses pieds des étriers d'argent de la chefferie de Luta pour les poser sans complexe sur la pédale d'une machine à coudre, face à un étalage de pacotilles où bonbons, allumettes, sucres et biscuits voisinaient avec du “bleu Guillemet”. Il vendait un peu de tout, à la seule exception de la liqueur et du vin, interdits par le Coran, et du tabac, auquel un bon adepte de la Tidjaniya ne saurait toucher ni de près ni de loin !
Le départ de Kadija nous avait douloureusement frappés, Hammadun et moi, mais mon frère aîné en était peut-être affecté davantage. Privé de notre mère pendant les longues années de son exil à Buguni, il s'y était d'autant plus attaché quand il l'avait retrouvée. Il vivait comme moi dans notre maison paternelle avec Ɓeydari, Nyele et leurs compagnons, mais il voyait Kadija chaque jour et venait souvent manger ou dormir chez elle. Le vide laissé par le départ de notre mère et la mort de notre petit frère le rapprocha encore de moi. A l'école coranique ou à la maison, nous étions toujours ensemble, et si je ne passais pas la nuit avec mes camarades d'association, il s'arrangeait toujours pour dormir à mes côtés. On avait fini par nous surnommer les “fils de la même couverture”. L'affection qui nous liait nous aida beaucoup à franchir ce moment difficile.
Nous n'allions plus dans la concession de Tijani, dont nous avions été exclus. De toute façon la cour de cette maison, qui avait si souvent vibré, le soir, au rythme des chants, des poèmes et des guitares, et retenti du récit des hauts faits du passé, cette cour où nous nous étions enivrés de la magie du Verbe était devenue tristement silencieuse. Mais Kullel était toujours là ; il venait me chercher pour m'emmener aux séances qu'il organisait ici ou là avec ses amis et confrères. Ma formation traditionnelle ne fut donc pas interrompue. Et puis, il y avait toujours les soirées sur la place de Keretel, véritable cœur nocturne de la ville, où le spectacle était permanent…
Quelque temps après, notre attention fut requise par un événement important qui balaya toutes nos autres préoccupations : la circoncision d'Hammadun.
Après le baptême (cérémonie d'imposition du nom), la circoncision est la deuxième cérémonie publique de la vie d'un homme, la troisième étant le mariage. Comme le baptême, elle occasionne de nombreuses dépenses. La famille, aidée par les parents et les amis, s'y prépare longtemps à l'avance. Après la récolte, quand les greniers sont pleins et que les vents frais commencent à souffler, les vieux du village ou du quartier se concertent en vue d'organiser la cérémonie.
Généralement, les enfants à circoncire sont âgés de sept à quatorze ans. Pour les Bambaras, l'âge idéal est de vingt et un ans, c'est-à-dire à la fin dupremier cycle de trois fois sept ans. Mais en fait elle a souvent lieu beaucoup plus tôt, en particulier quand l'enfant se sent prêt et en fait lui-même la demande, ne voulant plus être traité moqueusement par les autres de bilakoro (incirconcis), terme qui constitue la plus grave des injures quand on l'adresse à un adulte, lui signifiant par là qu'il n'est pas un homme.
Chez les Fulɓe de brousse, on aime que le futur circoncis ait déjà fait la preuve de son courage, par exemple en allant délivrer un veau enlevé par une hyène ou une panthère, voire un lion.
En Islam, la circoncision du petit garçon a lieu le septième jour après sa naissance, en même temps que la cérémonie du baptême. Les Fulɓe convertis à l'Islam ont reporté l'opération à sept ans, parfois même plus tard.
Cette année-là, à Banjagara, la récolte des champs de mil était terminée ; les animaux partis en transhumance dans les zones d'inondation avaient regagné la région des falaises où il y avait désormais assez d'eau et de pâturages pour les nourrir ; les troupeaux de ma famille, dirigés par notre “premier berger” Allaye Buubu (qui avait déjà été le berger de mon grand-père Paate Pullo), rejoignirent Banjagara. C'était l'abondance.
Un conseil de famille se réunit sous la présidence de Ɓeydari Hampaate. On décida d'organiser la circoncision d'Hammadun par la même occasion. Lorsque la nouvelle fut portée à la connaissance de Bujedi Baa, le doyen d'âge des Baa de Banjagara, il s'opposa à ce que je sois circoncis en même temps que mon frère aîné.
— Cela entraînerait une violation de la coutume, expliqua-t-il. Les garçons circoncis en même temps deviennent en effet, pour toute leur vie, des “camarades” sans considération d'âge, de hiérarchie ni de statut social, et ils jouissent les uns vis-à-vis des autres d'une liberté de comportement totale. Cela irait à l'encontre du devoir d'obéissance et de serviabilité dû à l'aîné de la part d'un petit frère, surtout de même père et de même mère.
Ma circoncision fut donc écartée et renvoyée à deux ans plus tard.
Hammadun, très déçu, demanda que je puisse au moins rester à ses côtés en qualité de parent.
— Je ne peux pas me passer de mon petit frère, dit-il, et lui non plus ne peut pas se passer de moi.
Il plaida si bien ma cause qu'on m'accorda de rester auprès de lui, non pendant l'opération elle-même, ni la première semaine de retraite où l'isolement des circoncis est de rigueur, mais pendant les deux semaines suivantes de retraite en brousse.
Une quinzaine d'enfants du quartier devaient être circoncis en même temps. Comme de coutume, la cérémonie serait précédée d'une grande fête qui durerait toute la nuit, du coucher au lever du soleil. Tous les parents et amis de la famille furent avisés. Les préparatifs de la fête durèrent un bon mois. Ma mère, qui vivait alors à Kati, était trop éloignée pour pouvoir nous rejoindre à temps. Elle fit donner l'ordre de vendre dix taureaux de dix ans de son troupeau pour aider Ɓeydari Hampaate à faire face aux dépenses. Sa sœur cadette, notre tante Sirandu Paate, fournit les calebasses dont les tessons cassés serviraient à fabriquer des sortes de castagnettes destinées aux futurs circoncis. Notre oncle maternel Hammadun Paate — notre “mère masculine” selon la tradition — serait là pour veiller à tout.
Enfin, la grande nuit arriva. Après un vrai repas de fête, les servantes étalèrent les tam-tams d'eau (grande calebasse remplie d'eau sur laquelle on renverse une calebasse plus petite pour créer une résonance profonde) sur lesquels frapperaient tambourineurs et tambourineuses pour soutenir les danses et les chants. Les futurs circoncis, eux, devaient dormir dans leur dortoir commun (walamaru) et ne rejoindre l'assistance qu'au petit jour.
Ɓeydari avait fait venir cinq griots généalogistes-chanteurs : trois hommes et deux femmes. L'une d'elles était la célèbre griote Lenngi, l'une des seules à pouvoir chanter d'une voix aussi fluette que puissante, dans l'aigu comme dans le grave. A côté de son chant, celui des autres paraissait monotone. Comme elle connaissait parfaitement la famille dont descendait mon père Hampaate, elle était la plus qualifiée pour chanter notre généalogie et les exploits de nos ancêtres.
L'assistance fit un grand cercle autour des griots. Certains commencèrent à jouer et à déclamer des louanges. En fait, c'est Lenngi qui menait la séance. Toute la nuit elle chanta, alternant chants de bergers et chants nuptiaux, chants de guerre ou d'amour, chants épiques ou nostalgiques. Les tambourineurs donnaient la mesure. La foule, battant des mains en rythmes alternés, soutenait la cadence. De temps en temps, un griot-généalogiste se levait et entrait dans le cercle. Balançant légèrement son corps et sa tête d'avant en arrière à la manière des Fulɓe, il faisait le tour de l'assistance. Il lançait d'abord, avec les onomatopées d'usage, l'air du thème musical traditionnel choisi par lui, lent ou rapide, gai ou triste, et la foule le reprenait en chœur. Il entamait alors sur cet air sa tirade improvisée.
Après chacun des chants, un parent de l'un des garçons entrait dans le cercle ; et là, contrairement aux usages, sans scrupule ni modestie il prononçait, pour cette unique circonstance, des paroles mettant en valeur sa propre famille afin de stimuler la fierté du garçon. Notre tradition interdit en effet aux nobles de dire du bien d'euxmêmes ou de leurs ancêtres; ils sont toujours tenus à une extrême réserve de langage et de gestes, sauf pour les fêtes de circoncision et les veilles de départ à la guerre. En toute autre circonstance ils doivent se taire : les griots parlent pour eux.
« Cette nuit est grave pour les miens, chantait Allaye Buubu, notre premier berger, dont le fils Ali serait circoncis le lendemain. Elle précède un jour solennel, un jour de courage où les peureux feront honte à leurs père et mère. Demain, mon fils Ali Allaye subira la morsure du couteau tranchant. S'il pleure, j'en mourrai de honte ; s'il ne bronche pas, il me couvrira de gloire ! »
Puis il distribua des cadeaux aux griots et regagna sa place. Tantes, oncles, frères aînés et parents se succédaient dans le cercle, chantant, dansant et couvrant de cadeaux griots, gens de caste et captifs de case. La fête dura toute la nuit. Au petit jour, bien des pères et mères se sentirent gagnés par l'inquiétude à l'idée de l'épreuve qu'allait subir leur fils, et de la honte toujours possible :
— Si notre fils pleure, quelle sera notre face ?
Au premier chant du coq, alors que l'aube n'était encore qu'une lointaine et vague promesse, on fit venir dans la cour les futurs circoncis. Ils arrivèrent en file indienne, conduits par mon frère Hammadun qui, en tant que chef de waalde, avait été désigné pour être circoncis le premier.
Quand les jeunes gens arrivèrent clans la cour, Lenngi leur lança une harangue chantée destinée à exciter leur courage :
O jeunes garçons, soyez braves !
Ne vous conduisez point en étalons ombrageux.
Bientôt votre chair connaîtra
La morsure du couteau tranchant.
Le fer fera gicler votre sang vermeil,
Mais qu'il nefasse pas jaillir vos larmes !
Quand le forgeron coupera, plaisantez avec lui !
Frappez légèrement sa tempe
Pour le punir d'avoir osé toucher
A un membre qu'il aurait dû respecter
Comme celui de son propre père.
Et pour montrer que vous n'avez pas peur,
Dites-lui de recommencer !
(…)
Prouvez demain que vous êtes virils,
Et la communauté reconnaîtra votre majorité !
Chaque parent se levait à nouveau pour venir encourager le futur circoncis et lui promettait, s'il supportait l'épreuve sans broncher, de lui donner une ou plusieurs vaches laitières qui constitueraient le début de son petit troupeau personnel.
Les jeunes gens entraient à leur tour dans le cercle en esquissant quelques pas de danse. Les griots les y incitaient :
“Premier fils de son père, as-tu peur de la terre ? Si tu n'as pas peur, saute, danse, frappe-la de tes pieds, que je voie tes talons soulever la poussière !…”
Quand le ciel commença à s'éclaircir, les jeunes gens, toujours en file indienne, furent conduits sur les bords du Yaame. Ils traversèrent la rivière. Chaque garçon, accompagné d'un parent-témoin, portait la brique de terre qui lui servirait de siège pendant l'opération. Les femmes et les enfants n'étaient pas du cortège.
Arrivé au pied des deux grands balanzas qui avaient abrité de leur ombre des générations de circoncis, chaque garçon s'assit sur sa brique, le dos tourné au soleil levant. Bugala, le forgeron circonciseur, leur demanda d'étendre leurs jambes en les écartant le plus possible. Mon frère Hammadun devant être opéré le premier, Bugala vint se placer devant lui. Il ouvrit une noix de cola en deux et en plaça chaque moitié entre les molaires du fond de la bouche de mon frère, une à droite et une à gauche, afin que l'on puisse y mesurer ensuite la marque de ses dents, indice de son courage. Se saisissant de son membre, il tira sur le prépuce de manière à renvoyer le gland le plus loin possible en arrière, puis attacha solidement la base du prépuce avec une petite ficelle, mettant ainsi la chair du gland hors de portée de sa lame. Il prit alors son couteau, fixa mon frère et dit :
— Hammadun, fils de Hampaate Baa, tu vas être le premier à verser ton sang comme prix de ton admission dans le camp des adultes. Tu vas être un homme, à toi de prouver que tu en es digne. Détourne les yeux, que je sectionne ce qui te classait parmi les gamins incirconcis.
— O vieux père Bugala, répondit Hammadun, tu voudrais que je tourne le dos le jour de mon premier engagement avec le fer ? Que dirais-tu de moi ? Ne suis-je pas aujourd'hui le chef qui doit conduire ses compagnons ? Wallaye! (Par Dieu) c'est sous mes yeux bien ouverts que je veux te voir couper ce prépuce qui retient prisonnière ma majorité et me maintient parmi les bambins. Coupe, ô vieux père, et coupe bien !…
Bugala sourit et d'un coup de couteau adroit et rapide, en prononçant la formule musulmane Bismillâhi Rahmân Rahîmi (Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux), il trancha net le prépuce d'Hammadun. Celui-ci éclata de rire, appliqua sa main droite sur la joue du vieux forgeron comme pour le gifler, cracha ses deux noix de cola et s'écria :
— Filla fa fillo Banjagara ! (Recommence, et que cela dure, jusqu'à faire le tour de Banjagara !) Recommence, vieux père, je t'en donne l'ordre ! et il se mit à chanter d'une voix claire la devise de Banjagara.
Le vieux Bugala présenta aux parents le prépuce d'Hammadun et les deux moitiés de noix de cola sur lesquelles ses dents n'avaient imprimé qu'une marque légère.
— Kulu jam ! Hourra ! s'exclama-t-il. Le fils de Hampaate a traversé le fleuve de l'épreuve à la nage malgré les crocodiles !
Et il poursuivit ses opérations sur les autres garçons, qui avaient à cœur d'imiter l'attitude d'Hammadun.
Pendant que se déroulait l'opération, les parents des garçons avaient édifié sous les deux balanzas un grand hangar. Les circoncis s'y installèrent sous le contrôle de leur baho (surveillant), généralement membre de la caste des tisserands et chargé, entre autres choses, de leur enseigner les “chants des circoncis” pendant leurs trois semaines de retraite — retraite qui, chez les Bambaras et les Dogon, dure trois mois.
Après l'opération, tous les prépuces furent enterrés. Pour la tradition africaine ancienne, le prépuce est considéré comme un symbole de féminité dans la mesure où il recouvre le pénis et l'enveloppe dans une sorte d'obscurité, car tout ce qui est féminin, maternel et germinatif s'accomplit et se développe dans le secret et l'obscurité des lieux clos, que ce soit dans le sein de la femme ou dans le sein de la Terre-Mère. Une fois le garçon dépouillé de sa marque de féminité originelle, qu'il retrouvera plus tard chez sa compagne, il est censé devenir le support d'une “force” exclusivement masculine.
Au cours de la première semaine, on gave les circoncis de nourriture comme des moutons de case, mais ils ne doivent se désaltérer qu'aux principaux repas. Ils dorment sur le dos, les jambes écartées. Au premier chant du coq, leur baho les réveille. On allume un grand feu autour duquel ils viennent tourner en cercle, reprenant en chœur les chants spéciaux qu'on leur enseigne et dont ils marquent le rythme avec leurs castagnettes. L'ensemble forme un chœur très harmonieux chez les Fulɓe, et plus encore chez les Dogon. Durant toute la première semaine, le membre opéré reste enveloppé dans un emplâtre médicinal, qui forme une croûte assez épaisse.
Dans la nuit du septième au huitième jour, les circoncis Fulɓe cessent d'être isolés et peuvent enfin être approchés par les femmes et les enfants. C'est à ce moment-là que je pus enfin rejoindre Hammadun, que désormais je ne quitterai plus d'un pas, mangeant, dormant et me promenant avec lui. Je dois le récit de tout ce qui précède en partie à Hammadun lui-même, mais aussi à mon oncle Hammadun Paate, si fier de l'attitude de mon frère qu'il ne se lassait pas de raconter les détails de cette grande journée, dans les milieux masculins tout au moins.
Cette nuit-là, après le dîner, on fit asseoir les circoncis en cercle. Des griotes invitées pour l'occasion commencèrent à chanter, accompagnées de quelques musiciens. Chaque garçon se levait et exécutait de son mieux la danse rythmée dite dippal où le battement du pied contre le sol est de rigueur, puis cédait la place à son suivant. Le baho avait auparavant lavé leur membre blessé avec de l'eau savonneuse, puis l'avait enduit d'une couche de beurre de vache pour commencer à ramollir l'emplâtre. Oubliant un moment leur mal, les garçons, emportés par le rythme, dansaient et frappaient la terre de leurs pieds. Plus tard, recrus de fatigue, ils regagnèrent leur dortoir, situé un peu plus loin aux abords de la ville. Il leur fallait se reposer pour se préparer à la grande journée du lendemain qui serait celle de leur bain rituel et du premier lavage de leur plaie.
Le huitième jour, à l'aurore, les circoncis gagnent le bord de la rivière. Ils se placent dans l'eau de telle sorte que le courant, en s'écoulant, nettoie la plaie et la libère peu à peu de son emplâtre. Plus tard ils reviennent sur le rivage, se couchent sur le sable et y restent étalés sur le dos jusqu'à environ dix heures.
Des personnes âgées, ou le forgeron, essaient alors d'enlever ce qui reste de leur emplâtre. Si le beurre appliqué la veille et l'immersion dans l'eau n'ont pas suffisamment ramolli la croûte formée de poudre et de sang durcis, une intervention devient nécessaire. Cette épreuve est de beaucoup plus douloureuse que la section du prépuce elle-même. Heureusement, à ce stade des opérations on n'exige plus des garçons une impassibilité au-dessus de leurs forces, mais les plus courageux seront toujours à l'honneur et on parlera d'eux jusqu'au fond des cases. Quand tout est terminé, on refait les pansements, plus légers qu'auparavant. Vers onze heures, bien lavés, bien propres et visiblement plus à l'aise, les circoncis rejoignent le hangar au pied des deux balanzas.
Le déjeuner du huitième jour est un vrai repas de fête. Après s'être bien restaurés les garçons font la sieste puis, vers quinze heures, remis de leurs épreuves, ils entament, sous la conduite de leur baho et de quelques anciens, une longue promenade en haute brousse qu'ils renouvelleront chaque jour. Au cours de ces promenades, ils reçoivent des anciens, versés dans la connaissance des végétaux, des minéraux et de la faune locale, des enseignements de toutes sortes sur ce que l'on pourrait appeler “les sciences de la nature”.
Tous ces enseignements reposent sur des exemples concrets faciles à comprendre pour les enfants. Certaines scènes observées donnent l'occasion de développements plus profonds : un arbre déployant ses branches dans l'espace permet d'expliquer comment tout, dans l'univers, se diversifie à partir de l'unité ; une fourmilière, une termitière donnent l'occasion de parler des vertus de la solidarité et des règles de la vie sociale. A partir de chaque exemple, de chaque expérience vécue, le baho et les anciens enseignent aux garçons comment se comporter dans la vie et quelles sont les règles à respecter envers la nature, envers ses semblables et envers soi-même. Ils leur enseignent à être des hommes.
Chaque soir, après le dîner, des conteurs et des griots viennent animer la veillée, faisant alterner contes et chroniques historiques amusantes ou glorieuses, émaillées des exploits de nos grands hommes. Et là, quelle que soit l'heure, les yeux restent bien ouverts et personne ne s'endort !
Dès le début de la deuxième semaine, les circoncis consacrent la matinée à faire une sorte de quête auprès des passants, au bord du chemin qui mène à la ville. Les provisions et les cauris recueillis serviront à organiser le grand repas de séparation des membres de la promotion.
La troisième semaine, la plaie est guérie ou presque. Les garçons acquièrent le droit d'entrer dans la ville en plein jour pour se livrer à une véritable razzia de volatiles. Dès le début de la matinée, armés de baguettes et faisant claquer leurs castagnettes, ils envahissent les quartiers et donnent la chasse à tous les poulets ou volatiles qui picorent dans les ruelles, les pourchassant même à l'intérieur des cours où ils ont le droit d'entrer impunément. Dès que l'on entend le vacarme annonciateur de l'arrivée des petits pillards, chacun essaie d'enfermer sa volaille jusqu'à ce que l'orage soit passé. Mais allez donc enfermer une armée de poulets habitués à picorer un peu partout !… Bientôt ce ne sont plus dans la ruelle que glapissement, de poules affolées, gémissements aigus des vieilles femmes qui voient disparaître leurs meilleures pondeuses, cris excités des gamins de la ville, tout heureux de servir de rabatteurs aux circoncis. Et chaque matin, la ville retentit à nouveau de cette cacophonie joyeuse et bon enfant.
Enfin, c'est le vingt-deuxième jour ! Le matin de bonne heure, le groupe de garçons va prendre son dernier bain dans la rivière. Pendant ce temps on démonte le hangar qui les a abrités près des deux balanzas, on en dispose les débris en trois tas séparés, on y jette tous les objets qui ont servi aux circoncis (sauf leurs vêtements qui traditionnellement reviennent au forgeron qui les a opérés), puis on y met le feu. Lorsque les garçons reviennent de leur bain, ils doivent sauter par-dessus les trois foyers, dont les flammes ont quelque peu perdu de leur violence mais qui sont encore de taille respectable. C'est leur dernière épreuve, mais non la moins périlleuse.
Cette épreuve terminée, ils regagnent leur dortoir. Chacun y découvre, dans une grande calebasse déposée à son intention, un trousseau complet tout neuf : une culotte bouffante, un boubou de dessous et un boubou de dessus, un bonnet blanc “gueule de caïman” (ou bonnet phrygien, coiffure traditionnelle des hommes adultes dans tous les pays de la zone mandingue), une écharpe brodée, une paire de chaussures ou de bottes, un sabre ou une belle canne, des ornements ou, selon le milieu traditionnel, des gris-gris. Revêtus de ces beaux habits de fête, ils pénètrent dans la ville et vont de porte en porte remercier les parents et les amis de tout ce qu'ils leur ont prodigué durant trois semaines. Ceux dont la plaie n'est pas encore guérie restent chez eux pour continuer leur traitement. Cette tournée dure plusieurs jours. Chez les Fulɓe, les jeunes gens se contentent de remercier ; chez les Dogon, ils accompagnent leur tournée de chants et de danses.
Durant onze jours encore, la promotion reste unie et continue de partager le même dortoir, puis chacun réintègre ses foyers et reprend les occupations correspondant à son âge, mais, cette fois, avec le statut d'“homme”. En perdant son prépuce, le garçon a perdu le droit de marcher nu. Son membre viril, désormais consacré en tant qu'agent de la reproduction humaine, donc réceptacle d'une force sacrée, ne doit plus être exposé à la vue de tous.
Un lien de camaraderie puissant, de fraternité même, doublé d'un devoir d'assistance mutuelle, se crée entre les circoncis d'une même promotion, et cela pour toute la vie. Ils ont les uns sur les autres des droits analogues à ceux que donne la relation dite de “parenté à plaisanterie” ou sanankunya (denɗiraaku en pular). Comme l'avait fait remarquer le vieux Bujedi Baa, ils peuvent, sans considération d'âge ni de classe sociale, se plaisanter et se “mettre en boîte”, même assez vertement, en public, sans que cela puisse tirer à conséquence ; ils peuvent aussi se baigner nus ensemble en un même lieu, utiliser les montures des uns et des autres sans avertissement préalable, s'asseoir sur leurs couchettes respectives (attitude très inconvenante pour toute autre personne), enfin se montrer galants en paroles avec les épouses de leurs condisciples (comme dans la relation de sanankunya entre beaux-frères et belles-sœurs), sans que leur attitude puisse être suspectée par le mari à moins d'une preuve patente de déshonneur conjugal, ce qui vaudrait d'ailleurs au coupable d'être mis au ban de tous ses camarades, voire de ses concitoyens, dans le cas où le mari ne lui aurait pas déjà passé sa lance à travers le corps !
Depuis notre jumelage avec nos Valentines, aucun garçon étranger à notre association n'avait plus le droit de badiner avec elles. Toute infraction à cette règle était automatiquement punie d'une avalanche de coups de bâton ou de fouet à lianes ; mais l'incident pouvait parfois entraîner, entre les associations rivales, un combat général. Minutieusement préparé, il était officiellement déclaré, puis se déroulait selon des règles précises sous le contrôle des aines. C'est ce qui nous advint vers la fin de 1911.
Un soir, nous surprîmes un groupe de garçons du quartier de Gan'ngal installés sur les nattes qui avaient été préparées à notre intention par nos Valentines légitimes. Ils avaient invité les jeunes filles à les y rejoindre, mais n'avaient obtenu de leur part que des rebuffades ironiques. A notre arrivée, ils étaient en train d'échanger avec elles des propos injurieux. Notre mutasibi Afo Janu, qui était aussi notre grand champion de lutte, s'avança :
— Qui êtes-vous pour venir occuper nos nattes et importuner nos Valentines ?
— Nous sommes du quartier de Gan'ngal.
— Votre chef de waalde est-il avec vous ?
— Pour quoi faire ? Ne sommes-nous pas assez grands garçons pour nous promener seuls, en quête de “colliers de taille” 38 à taquiner et de rondeurs à caresser ? Nous sommes tombés ici sur de belles filles aux formes rebondies, à la taille fine cerclée de perles tintant agréablement, semblables à des pouliches égarées dans une jachère. L'envie nous a pris de badiner avec elles, et puisque des nattes inoccupées invitaient nos postérieurs à prendre du repos, nous nous sommes installés.
Je m'avançai à mon tour :
— Est-ce votre chef qui vous a autorisés à venir violer notre domaine et à tenir à nos compagnes un parler pourri de dévergondés ?
Sans leur donner le temps de répondre, je haussai le ton :
— Allez, levez-vous ! Secouez vite les pans de vos boubous et tournez-vous, que l'on voie la rotondité de vos talons et l'envergure de votre dos. Allez dire à votre chef de nous envoyer des excuses, sinon demain soir, dès que la lune se montrera, je vous enverrai deux griots. Ce qu'ils lui diront viendra de ma bouche. Ce sera un dire court mais bien fiché. J'ai parlé, au nom de tous mes camarades.
Quand un chef de waalde se trouvant dans son bon droit donne un ordre à des délinquants, ceux-ci doivent s'exécuter, sous peine de se voir bastonner séance tenante. Nos rivaux bougonnèrent, mais vidèrent les lieux à la plus grande satisfaction de nos Valentines qui saluèrent leur départ par une salve de rires moqueurs.
Tout fiers, nous nous installâmes sur nos nattes. Les jeunes filles vinrent nous y rejoindre. Notre bavardage habituel, parsemé de jeux, de rires et de contes, se poursuivit assez tard dans la soirée. Mes amis et moi avions décidé de nous réunir après la séance, quelle que soit l'heure, afin de discuter des termes du message à envoyer le lendemain à Sii Tangara, chef de la waalde de Gan'ngal. La nuit était bien avancée quand nous regagnâmes enfin nos couchettes.
Le lendemain, notre griot Muktar Kaawu, accompagné de trois camarades, dont Afo Janu, se rendit auprès de Sii Tangara. Seul Muktar Kaawu, en tant que griot porte-parole, avait qualité pour présenter notre message et parler ; ses compagnons n'étaient là qu'à titre de témoins. Dès qu'il fut en face de Sii Tangara, Muktar prit la parole :
— Moi, Muktar, fils de Kaawu Jeli Sisoko, je viens, de la part d'Amkullel, fils de Hampaate Baa, chef de la waalde du quartier de Deende Boodi, demander à Sii Tangara, chef de la waalde du quartier de Gan'ngal, ce qui suit :
Sii Tangara à son tour prit la parole :
— Moi, Sii Tangara, rejeton des Tangara, chefs du pays de Peemaye, je déclare n'avoir écouté que de mon oreille gauche, la droite refusant d'être docile, les paroles qu'Amkullel t'a chargé, toi, Muktar Kaawu de la tribu des griots troubadours, bouffons sans vergogne, quémandeurs effrontés, hâbleurs éhontés, de venir miauler comme un chat lépreux à mes oreilles. Retourne dire à ton chef que je n'étais pas au courant de la belle excursion de mes camarades. Mais je n'en suis nullement fâché, et ce soir même, avant que le sommeil ne mette les langues à la merci des dents, je leur donnerai non pas le conseil, mais l'ordre, de récidiver.
Dis à Amkullel que Mayrama Jeydani, Aye Abbassi, Muminatu Umaru, Aysata Demba, Aminata Maali et toutes leurs compagnes sont de trop belles jeunes pouliches pour que la prairie où elles paissent soit interdite aux étalons de choc que nous sommes, mes camarades et moi.
Je pense que mes paroles sont claires comme de l'eau de roche et qu'elles ont suffisamment percuté le petit tambourin interne de ton oreille d'âne bâté. Laisse bien mes paroles aller se tapir au plus profond de ton entendement et s'y installer comme une poule couvant ses œufs dans son nid.
Sans se contenter de cette sortie insultante, Sii Tangara cria à son mutasibi :
— Hé, Bila Hambarke ! Apporte-moi ce que je dois envoyer à Amkullel par l'entremise de son escogriffe de griot.
Bila Hambarke s'éclipsa. Une minute plus tard, il réapparut, tenant dans sa main un tesson de calebasse cassée contenant un cauri dont l'extrémité était fendue, donc sans valeur — comme un billet de banque auquel il manquerait son numéro. — Tiens, prends ça ! fit dédaigneusement Sii Tangara. C'est tout ce que je dois comme réparation à Amkullel. Apporte-le-lui de ma part et dis-lui que je le lui offre de très bon cœur.
Afo Janu, à la vue infamante du cauri fêlé dans une fêlure de calebasse, perdit tout contrôle de ses nerfs, déjà si facilement irritables. Oubliant la consigne de silence et son rôle de simple témoin, il éclata :
— O Sii Tangara ! Pour agir comme tu viens de le faire, il faut que tu sois la progéniture d'un couple adultère, ou d'une union dont la bénédiction fut célébrée par El Waswass lui-même, le plus dévergondé des fils de Satan le lapidé !
Et il leva son bâton, dans la position menaçante de celui qui est prêt à donner ou à parer un coup.
Muktar Kaawu, qui n'avait pas bronché, le rappela à l'ordre à voix basse :
— Hé, Afo Janu, tu n'avais nullement besoin de venir manger dans mon plat en parlant à ma place. J'ai une bouche assez largement fendue pour cela, et mes facultés masticatoires ne sont pas en panne. Cesse donc de me voler la parole. Au nom de notre chef, je t'ordonne d'être aussi muet que les dunes du désert. Notre seul devoir est de bien disposer nos mémoires afin de rapporter à Amkullel toutes les paroles de Sii Tangara, qui se targue d'être un pur-sang bamana mais qui tient un langage de charognard.
Se tournant vers Sii Tangara, il reprit d'une voix forte :
— Tout griot que je suis, j'ai honte pour toi, Sii Tangara, toi dont le nom Sii signifie en bamana sept choses : “karité”, “cheveu”, ou “poil”, “nature”, “moudre”, “passer la nuit”, “beaucoup” et “âge”.
Or, je m'aperçois que tu n'es pas un Sii “karité”, cet arbre qui fournit un beurre savoureux, pas plus qu'un Sii “nature” ; tu es plutôt un Sii au sens de “moudre”, car Amkullel va te moudre et t'arracher de son chemin comme on arrache un “cheveu” ou un “poil superflu”. Sii veut dire “passer la nuit” ? Attends-toi à ce qu'Amkullel te fasse passer à toi, Sii Tangara, la plus mauvaise nuit de ta vie malchanceuse. Quant à Sii “beaucoup”, dis-toi qu'à partir d'aujourd'hui tu rencontreras sur ton chemin beaucoup plus d'épines que de fruits comestibles. Enfin Sii veut dire “âge”. Eh bien, tu sauras vite que si Amkullel et toi êtes du même âge, en fait vous êtes bien différents par la naissance, les connaissances et la fortune !
Après cette réplique véhémente et quelque peu dithyrambique — mais les fils de griots, comme les fils de chefs, ne suçaient-ils pas l'art de la parole à la mamelle ? — Muktar Kaawu arracha des mains de Bila Hambarke le cadeau injurieux qui m'était destiné.
Sii veut dire “nature” ?… ajouta-t-il encore. Eh bien, Amkullel saura la nature de ce message, et Sii Tangara connaîtra avant peu, à ses dépens, la nature d'Amkullel !
Après avoir lancé cette dernière flèche, il prit le chemin du retour, suivi de ses compagnons-témoins.
Quand ils arrivèrent à notre lieu de réunion, ils avaient les traits tirés et la voix éteinte. Devant mes camarades au grand complet, Muktar sortit de son boubou le tesson de calebasse et le cauri fêlé.
— Nous sommes allés chez Sii Tangara, dit-il. Nous l'avons trouvé entouré des membres de sa waalde. Il nous a accueillis d'une manière hostile et dédaigneuse. Après m'avoir écouté, comme il l'a dit lui-même, «avec son oreille gauche» et répliqué par des injures, il m'a remis pour toi ce cadeau symbolique et m'a chargé de te transmettre son message.
Et Muktar Kaawu me rapporta fidèlement toutes les paroles de Sii Tangara.
J'étais comme pétrifié. “Un cauri sans nez, dans un tesson fêlé de calebasse !…” Je ne pus en dire plus. Le temps d'un clignement de paupières, le sang me monta à la tête et fit le tour de mon corps. Des fourmillements me parcoururent depuis la plante des pieds jusqu'au sommet du crâne. Ma vue se troubla. Je ne distinguais plus qu'une sorte d'obscurité percée de mille petits scintillements. Je voulus parler, mais ma voix s'arrêta dans ma gorge.
Tandis que je restais ainsi, interdit, mes camarades, eux, étaient tout à leur indignation. Dawuda Mayga et Mamadu Gorel pestaient et juraient comme des tirailleurs. Leurs exclamations me ramenèrent à la réalité et je retrouvai enfin la parole :
— Aucune injure ne saurait être plus insultante que celle que Sii Tangara vient de nous décocher. Elle mérite une grande volée de coups de bâton, si ce n'est même de coups de couteau.
Mes paroles, sans doute excessives, déclenchèrent un hurlement d'approbation, si violent que j'en fus un peu effrayé. Il me fallait tempérer mes amis. Je me souvenais des conseils de ma mère :
— Un bon chef de waalde doit toujours se montrer patient et conciliant. Il ne doit pas encourager la bagarre, mais si celle-ci devient inévitable, il ne doit pas non plus reculer. Et dans la mêlée, si mêlée il y a, il ne doit jamais fuir, quels que soient le nombre et la violence des coups qu'il reçoit. La seule blessure incurable pour un chef, ajoutait-elle, c'est de fuir devant l'ennemi. Pénétré de ces enseignements, je m'efforçais toujours de chercher la conciliation, mais quand il le fallait je relevais les défis, et si j'entrais dans la bagarre, j'allais jusqu'au bout.
Dans l'immédiat, il me fallait dire quelque chose pour calmer mes camarades et les empêcher d'aller se livrer à des représailles aveugles. je fis signe que je voulais parler. Tout le monde se tut.
— Nous nous battrons contre la waalde de Sii Tangara, déclarai-je, et pour trois motifs : un, pour laver l'injure qu'il nous a faite, en l'obligeant à s'insulter lui-même quand il sera vaincu ; deux, pour garder la face devant nos Valentines et ne pas les perdre ; trois, pour dégoûter définitivement tous ceux qui auraient envie de nous affronter à l'avenir pour quelque motif que ce soit.
Les cris d'approbation de mes camarades, bien que toujours aussi enthousiastes, étaient déjà moins inquiétants.
Je décidai qu'un combat régulier aurait lieu dans les règles avec déclaration officielle. Je chargeai Muktar Kaawu et ses accompagnateurs de retourner immédiatement auprès de Sii Tangara pour lui transmettre le message suivant :
— Moi, Amkullel, et mes amis au complet avons reçu le cadeau que Sii Tangara et ses amis au complet nous ont envoyé. Nous ne sommes pas des chiens pour répondre à leurs aboiements par d'autres aboiements, et pour nous Sii Tangara et sa bande ne sont que des chiens à la queue démesurée. Néanmoins, conformément à la coutume, nous les invitons à un combat en bonne et due forme. Nous leur laissons le soin de choisir leurs témoins et les nôtres parmi les aînés des autres waalde, et de décider du jour et du lieu de la rencontre.
Sii Tangara choisit pour date le jeudi suivant. Il refusa de choisir des témoins pour nous, mais il nous nomma les siens : Muda Juru et Nuhun Allahadji, qui faisaient partie tous deux de l'association de mon grand frère Hammadun. Il nous laissa fixer le lieu de la rencontre. Je choisis un vallon situé à l'ouest de la ville sur la rive gauche du Yaame, près du champ de tir militaire, entre les dunes rouges et le bosquet d'acacias, et désignai nos témoins : Allaye Gombel et mon grand frère Hammadun lui-même.
Nous avions trois jours complets pour nous préparer. Quand vint le jeudi, sitôt le déjeuner terminé, mes compagnons partirent par petits groupes afin de ne pas éveiller l'attention des adultes et de nos parents résidant dans la ville. Nous étions armés de lanières tressées flexibles et de bâtons de secours.
Une fois sur les lieux, nos témoins respectifs nous alignèrent face à face. La coutume voulait que le combat débute par un corps à corps entre chefs avant de se transformer en mêlée générale. Nuhun Allahadji déclara à voix haute :
— La parole est dans le camp « appelant ».
Je sortis des rangs.
— Sii Tangara ! appelai-je, est-ce bien toi qui m'as envoyé des paroles pourries, accompagnées d'un cauri sans nez dans un débris de calebasse ?
— Oui, c'est bien moi qui ai fait ce que tu viens de dire. Et je réponds à ton invitation pour te prouver que tu n'en as pas encore fini avec moi.
— Eh bien, sors des rangs et répète ce que tu as dit afin que je te traite comme l'ânier traite son bourricot, rejeton de son ânesse stupide !
Sii Tangara s'élança vers moi en faisant cingler sa longue liane. Il réussit à m'en assener un grand coup sur le côté droit, mais j'avais réussi à amortir le coup avec mon bâton. Le bruit fût plus fort que le mal. L'extrémité de sa liane avait tout de même atteint mon flanc qui se marqua d'un ourlet gorgé de sang. Pour encourager les miens, et surtout leur cacher la vérité, je fanfaronnai :
— Ohé, Sii Tangara, mauvais fouetteur ! Tu as voulu fouetter l'égal de ton père et tu as manqué ton coup. Attrape maintenant de quoi déchirer ta chair de porc !…
Je levai ma main droite, armée de la liane. Sii Tangara, croyant que j'allais frapper son flanc gauche qui était à ma portée, le couvrit rapidement de ses bras. En un éclair, je passai ma lanière dans ma main gauche, dont je savais me servir assez adroitement, et lui cinglai le flanc droit si violemment qu'il en vacilla sur ses jambes.
Il était beaucoup plus fort que moi. Dans un corps à corps, il m'aurait terrassé en quelques minutes, et il en était bien conscient. Surmontant sa douleur, il bondit vers moi dans l'intention évidente de m'agripper pour me terrasser et me rouer de coups de poing ; comptant sur la seule force de ses bras, il avait imprudemment laissé tomber son bâton et sa liane. Mais j'avais vu venir son mouvement. Agile comme un singe grâce à ma légèreté, je fis un saut en arrière tout en me déportant sur ma gauche, si bien qu'au moment où il tombait sur moi, je pus lui assener un violent coup de bâton sur le tibia de sa jambe droite. La douleur fût si vive qu'il s'écroula. Je le neutralisai en lui portant une volée de coups de bâton sur ses avant-bras dont il essayait de se couvrir pour se protéger.
Quand ses camarades le virent en si mauvaise posture, ils se ruèrent sur moi, mais mes compagnons n'attendaient que cela pour se jeter dans la bagarre. La mêlée devint générale et aveugle. Afo Janu, trapu, bâti en force, Mamadu Gorel, excellent lutteur et bastonneur, doué de surcroit d'une agilité incomparable, et le solide Dawuda Mayga avaient reçu la consigne de me couvrir et d'attaquer tout ennemi qui chercherait à m'agripper en vue d'un corps à corps.
Sii Tangara s'était relevé, mais je faisais pleuvoir sur lui une telle grêle de coups qu'il ne pouvait reprendre l'avantage. Je le frappais de toutes mes forces, sans parvenir toutefois à lui faire pousser le moindre cri ou appel au secours qui aurait concrétisé ma victoire. Je l'avais battu, certes, mais n'avais réussi ni à le réduire ni à l'obliger à demander pardon. Tout meurtri et couvert de sang qu'il était, il restait superbe. J'admirai son courage et en tirai une leçon pour moi-même.
Afo Janu, fou de rage devant sa résistance, lui cria :
— Ohé, fils de Bamana, je suis ton homme !
Et il s'élança vers Sii Tangara, que je libérai. Ce dernier, qui connaissait la force physique et la brutalité d'Afo Janu, arracha prestement son bâton à l'un de ses camarades. Or je savais que si Afo Janu était l'homme du corps à corps, il n'était pas celui du bâton ni de la liane, armes que je maîtrisais mieux que lui. Profitant du mouvement de Sii Tangara, je m'interposai et le frappai sur le flanc. Mais il avait repris des forces. En se retournant, il réussit à me porter sur le front un coup de bâton si violent qu'il m'ouvrit le cuir chevelu. Le sang gicla et m'aveugla, me privant de mes moyens. Sii Tangara aurait certainement pris sa revanche sur moi à ce moment-là si Dawuda Mayga, se jetant entre nous, n'avait fait pleuvoir sur lui une avalanche de coups qui le neutralisa. Afo Janu, passant par-derrière, le ceintura de ses bras puissants et réussit à le soulever. Le bâton de Sii Tangara lui tomba des mains. Ses bras, meurtris par mes coups de bâton, n'avaient plus assez de force pour desserrer l'étreinte d'Afo Janu. Ce dernier, lui maintenant le cou serré dans son bras gauche, d'un rapide tour de hanche le fit tomber à terre et se jucha sur lui, l'écrasant de tout son poids. Il allait lui démolir le visage à coups de poing, quand, enfin, Sii Tangara prononça les mots tant attendus :
— Aan jey! (C'est à toi ; sous-entendu : La victoire est à toi.) C'était la formule de demande de paix par laquelle on se déclarait hors de combat.
Aussitôt les arbitres des deux camps intervinrent pour arrêter la lutte. Assez malmenés dans la mêlée générale, la moitié des camarades de Sii Tangara avaient fui, les uns courant se cacher derrière les dunes rouges, les autres dans le bosquet d'acacias ; d'autres encore avaient traversé la rivière et regagné Banjagara. Nous avions remporté la victoire, mais à un prix élevé : nombre d'entre nous avaient été sérieusement blessés.
Nous traînâmes Sii Tangara en prisonnier jusqu'à l'entrée de la poche d'eau où vivait le caïman sacré de Banjagara, que tout le monde appelait Mamma Banjagara (l'ancêtre de Banjagara 39).
— Jure par le caïman sacré que tu ne nous provoqueras plus jamais, lui dis-je, et que tu ne t'allieras pas avec une autre waalde pour nous combattre. En compensation, nous sommes prêts à fusionner avec ta waalde. A nous tous, nous pouvons constituer une force redoutable capable de tenir tête à toutes les waalde rivales des quartiers du nord.
Sii Tangara déclara bravement ne rien pouvoir faire sans le consentement de ses camarades. Il demanda un délai de trois jours pour les consulter. Les témoins nous déclarèrent vainqueurs, mais accordèrent à Sii Tangara le délai demandé.
Trois jours plus tard, à l'heure convenue, Sii Tangara et ses camarades se présentaient devant la poche d'eau, demeure du caïman-ancêtre. Mes amis et moi les attendions. Nos témoins respectifs étaient là eux aussi ; ils avaient décidé que si la waalde de Sii Tangara acceptait de fusionner avec nous, l'exigence de serment tomberait d'elle-même, mais que nos deux associations devraient alors se jurer mutuelle fidélité et leurs membres se reconnaître comme frères égaux en droits et en devoirs.
Les compagnons de Sii Tangara ayant accepté la fusion, nous nous jurâmes fidélité dans les termes suivants :
« Nous, membres des associations de cadets des quartiers de Deende Boodi et Gan'ngal, nous jurons par les eaux du Yaame de Banjagara que nous sommes unis et que nous ne formerons plus désormais qu'une seule waalde dont les membres seront comme des frères issus des mêmes entrailles. O Caïman-ancêtre de Banjagara, sois témoin de notre alliance ! Si l'un de nous viole son serment, toi, ô Caïman-ancêtre, interdis-lui l'accès du Yaame, qu'il ne puisse plus jamais s'y baigner, que ses eaux lui donnent des coliques, qu'il ne puisse plus y pêcher et, s'il le fait, que les poissons lui donnent la lèpre ! Et s'il y vient quand même, alors toi, ô Caïman-ancêtre, fais-lui happer la jambe par ton méchant fils Ngoudda-à-la-queue-écourtée, aux longues mâchoires garnies de dents pointues et venimeuses. O Caïman-ancêtre, fais-le pour la défense de la parole donnée ! Une bouche sans parole est une reine sans couronne. »
Nos deux associations fusionnèrent donc. Sii Tangara fut élu vice-chef de notre nouvelle waalde, en remplacement de Mamadu Gorel qui devint deuxième vice-chef. A partir de ce jour, notre waalde compta les meilleurs lutteurs, fouetteurs et manieurs de bâton de toute la ville de Banjagara. Elle atteignit le nombre impressionnant de soixante-dix membres. Aucune autre waalde de notre âge ne pouvait espérer nous vaincre. On nous donna bientôt en ville le titre peu flatteur de Bonnde unannde: “ce qui a été mal pilé”, allusion à un couscous de mil auquel on aurait mêlé des éléments amers ou piquants. La vérité oblige à dire que nos maraudages dans les jardins des notables ou des militaires causaient parfois autant de dégâts qu'un colonie de rats ou une invasion de sauterelles, et que même les superbes tomates du jardin du commandant de cercle n'échappèrent pas à nos ravages…
Notes
38. Collier de taille : collier de petites perles (galli) que les femmes portent autour de la taille.
39. L'animal tutélaire (dasiri en bambara) témoigne d'une lointaine alliance sacrée nouée entre l'ancêtre fondateur d'un village et l'animal premier habitant du lieu, ou le génie du lieu incarné en cet animal. Ici, le caïman sacré est appelé ancêtre non au sens de filiation (ce n'est pas un “totem”) mais parce qu'il est le plus vieil habitant du lieu.