Paris. Actes Sud. 1991. 409 p.
Un matin, le commandant fit venir Tijani dans son bureau.
— En raison des rumeurs qui courent dans le pays, lui dit-il, l'administration, pour éviter tout risque de désordre, se trouve obligée de t'éloigner dès maintenant de Banjagara. Tu vas être transféré à Buguni.
Ce transfert avait également un autre motif. Tijani et Cerno Kunta Sisee avaient été condamnés à une première année de réclusion totale. Or la prison de Buguni, située en plein pays bamana, était la seule équipée pour recevoir des réclusionnaires ; c'était alors le bagne du “Haut-Sénégal-et-Niger”. C'est pourquoi on les y envoyait, et sans doute aussi pour les éloigner d'une région à dominante peule et toucouleure.
Tijani répondit :
— Puisque j'ai quitté Luta et ma demeure de Banjagara, peu m'importe où l'on m'enverra désormais.
Kadija, informée du prochain transfert de son mari, alla trouver l'interprète Bâbilen Touré. Elle lui demanda d'intervenir en sa faveur auprès du commandant afin qu'il l'autorise à accompagner son époux. Que ne pouvait alors un interprète colonial, pourvu que le solliciteur sache étayer sa requête par la “chose nocturne”, le cadeau discret que l'on échange à la nuit tombée, à l'abri des regards !… Mais Kadija disposait de suffisamment de fortune pour acheter tous ceux dont le concours lui était nécessaire, et elle n'hésitait jamais à y mettre le prix. Bâbilen lui conseilla de demander audience au commandant et de se rendre à son bureau avec une tête et un visage composés pour la circonstance.
Charles de la Bretèche avait déjà, et cela bien avant l'éclatement de la révolte de Luta, entendu parler de cette femme peule peu ordinaire ; il ne mit donc aucune difficulté à la recevoir. Il faut dire aussi que Bâbilen avait, comme on dit, “utilisé sa bonne bouche” en faveur de Kadija.
Par le truchement de l'interprète, Kadija demanda au commandant la permission d'accompagner son mari à Buguni. “S'il venait à mourir en chemin, expliqua-t-elle, quelqu'un de sa famille doit être présent pour lui rendre les devoirs religieux traditionnels. Sinon son âme ne cessera de se lamenter et d'errer en ce bas monde où elle pourrait même devenir néfaste pour les vivants.”
Le commandant regarda Kadija avec commisération. Il réfléchit un moment, mordillant pensivement le bout de son crayon, puis il lui dit :
— Je n'ai pas le pouvoir d'autoriser qui que ce soit à accompagner Tijani Caam car, comme tu le sais, il a été condamné à la réclusion totale ainsi que son cadi Cerno Kunta Sisee. Aucune visite ni accompagnement n'est donc permis. D'ailleurs, si l'on s'en était tenu aux faits de l'accusation, tous deux auraient dû être condamnés à mort ou à la réclusion perpétuelle ; mais j'ai tenu compte, dans le jugement, de certaines circonstances que j'ai découvertes et qui m'ont même fait oublier que Tijani, dans une sorte d'accès de désespoir, a manqué me tuer moi-même sur la route, comme s'il voulait m'empêcher de lui venir en aide. Je ne peux donc t'autoriser à l'accompagner. En revanche je ne puis empêcher personne de se rendre de Banjagara à Buguni. La route est libre. Il suffit de demander le laissez-passer réglementaire.
Kadija ne se le fit pas répéter deux fois. Elle remercia le commandant de sa bonté, puis lui demanda de bien vouloir lui accorder un laissez-passer pour Buguni ainsi qu'à sa servante Batoma Soo. Le commandant lui fit aussitôt délivrer ce document, avec mention : “Voyage avec sa servante Batoina Soo.”
Munie de son précieux papier, véritable gris-gris capable de faire disparaître bien des obstacles, Kadija revint à la maison. Elle procéda discrètement à la vente de plus de quarante têtes de bétail, puis acheta tout ce qui était nécessaire pour un très long voyage. Buguni se trouvait en effet à plus de sept cents kilomètres de Banjagara, au sud de Bamako, en plein pays bamana.
Elle tenta de m'emmener avec elle, mais Ɓeydari, chef de ma famille paternelle, s'y opposa fermement en raison de mon âge et des incertitudes du voyage.
L'administration prit grand soin d'entourer de secret le départ de Tijani Caam et de ses compagnons d'infortune. On craignait toujours quelque mouvement désespéré de la part des Caam qui ne pouvaient supporter que leur ami subisse une peine infamante à la place des vrais coupables. Mais quelle mesure pouvait rester secrète quand les chefs de gardes qui devaient organiser le départ avaient pour épouses les fines mouches que vous savez ? Un jour, Korka Babilaali surprit son époux en train de donner au brigadier-chef Burayma Sumaree les dernières instructions relatives au voyage. Le brigadier devait assurer le commandement du convoi jusqu'à Segu, ville où aurait lieu une relève des gardes. Korka en informa immédiatement ma mère. Le soir même, celle-ci demanda à Burayma Sumaree si elle pourrait faire officieusement partie du convoi. Burayma accepta mais, par prudence, lui fixa un lieu de rendez-vous à une trentaine de kilomètres de Banjagara.
Le jour venu, au premier chant du coq, alors que toute la ville était encore endormie, les détenus furent extraits de leur prison. Tijani et Cerno Kunta étaient liés par une même chaîne. Tombo Tuguri, lui, avait les mains attachées derrière le dos ; on lui passa autour du cou une corde solide que l'on fixa au pommeau de la selle d'un garde à cheval. Quelques prisonniers samos suivaient. Le convoi s'ébranla aussi silencieusement que possible et prit la route de Segu.
Au lieu de rencontre prévu, ma mère, accompagnée de Batoma, se joignit au convoi qu'elle suivit à petite distance. Elle avait avec elle trois bœufs porteurs chargés de vivres et de friandises qu'elle comptait renouveler au cours du voyage.
Le brigadier-chef Burayma Sumaree avait reçu pour consigne, par mesure de sécurité, d'éviter les grandes routes fréquentées. Le convoi s'enfonça dans une brousse vierge parsemée de buissons d'épineux et de piquants drus de toutes espèces. La végétation était si dense que l'on ne pouvait progresser qu'en taillant au coupe-coupe les lianes et les hautes herbes qui barraient le chemin. Parfois même on était obligé d'allumer des feux de brousse pour se frayer un passage, et il fallait attendre le lendemain pour pouvoir continuer la route.
A la merci des intempéries et des fauves, lesquels pullulaient à l'époque entre Banjagara et Segu, les hommes avançaient péniblement, à raison de vingt-cinq kilomètres par jour dans le meilleur des cas. Ils profitaient parfois de ce qui restait des sentiers frayés jadis par l'armée d'Elhadj Umar ou par celle du colonel Archinard lorsqu'il poursuivait à travers le pays Ahmadu Sheyku, le fils aîné d'Elhadj Umar.
Après avoir contourné Jenne, le convoi se dirigea sur Saro, un gros bourg peuplé de Bamana où se tenait ce jour-là un grand marché hebdomadaire. Burayma Sumaree décida de s'y arrêter pour renouveler les provisions de ses hommes.
Tijani Caam et Cerno Kunta, qui avaient donné leur parole de ne pas chercher à s'évader, avaient été déliés dès Jenne, ce qui avait permis à Tijani, doué d'une force peu commune et habitué aux durs travaux depuis son enfance, d'ouvrir le chemin à larges coups de coupe-coupe, à la plus grande satisfaction des gardes et de ses compagnons de voyage. Tombo Tuguri, lui, avait refusé de promettre qu'il ne se sauverait pas. On lui laissa donc les mains attachées derrière le dos.
Lorsqu'ils arrivèrent au marché, Burayma Sumaree et les gardes s'égaillèrent parmi les étals pour se ravitailler en vivres et renouveler leurs provisions de noix de cola, tabac et autres petits articles de plaisir. Ils avaient laissé Tombo Tuguri assis à l'ombre d'un fromager en compagnie d'un seul garde, mais celui-ci, sous l'effet conjugué de la chaleur et de la fatigue, ne tarda pas à s'assoupir. Bientôt sa tête s'affaissa sur sa poitrine.
Une jeune femme de race samo était venue au marché pour vendre des denrées. Comme elle passait devant le fromager, elle vit le garde endormi et Tombo Tuguri qu'elle identifia comme un chasseur samo grâce à ses balafres rituelles. Elle s'approcha de lui. Ils échangèrent un regard d'intelligence. Sans doute comprit-elle que le prisonnier souhaitait avoir les mains libres, car elle s'éclipsa et revint presque aussitôt munie d'un couteau. Se glissant derrière Tombo Tuguri, elle coupa adroitement les cordes qui lui enserraient les mains, n'en laissant qu'une seule que le prisonnier pouvait défaire aisément. Non loin de là, Cerno Kunta avait observé le manège de la femme et compris ce qui se passait. Il en avertit Tijani.
— Fais comme si tu n'avais rien vu, conseilla ce dernier. Ne disons rien pour l'instant. Attendons.
A leur retour, les gardes ne s'aperçurent de rien. Burayma Sumaree décida que la petite troupe dormirait sur place et que l'on repartirait le lendemain à l'aurore. A la nuit tombée, après qu'un palefrenier lui eut fait prendre son repas bouchée par bouchée, Tombo Tuguri s'allongea et ferma les yeux. Le garde de cercle Tiessaraman Kulibali posa son fusil chargé contre un petit muret (en mission, les armes étaient toujours chargées) puis, comme tous ses collègues, s'allongea sur le sol. il s'endormit aussitôt profondément.
A une heure avancée de la nuit, Tombo Tuguri se débarrassa doucement de ses cordes. Puis, rampant lentement sur le dos de manière à n'être pas surpris dans une position inhabituelle, il se dirigea vers le fusil du garde. Tijani, qui ne dormait pas, l'observait. Quand Tombo Tuguri fut assez près de l'arme chargée, il bondit pour s'en saisir, mais un violent coup de pied dans le flanc le stoppa en plein élan. Avant qu'il ait pu reprendre ses sens, Tijani s'était emparé de l'arme et la pointait sur lui. Sous l'effet de la douleur, Tombo Tuguri se trémoussait sur le sol.
— Si tu bouges, je fais de toi un cadavre, lui dit Tijani.
Le Samo savait bien que celui dont il avait assassiné le frère pour un bouc était capable de l'expédier dans l'autre monde sans protocole. Il se mit à trembler de tous ses membres, mais seuls ses nerfs l'avaient trahi ; son cœur, la suite le prouva, n'éprouvait aucune peur.
Burayma Sumaree et ses compagnons s'étaient réveillés en sursaut. Ils n'eurent aucune peine à maîtriser Tombo Tuguri, qui avait pourtant retrouvé toute son énergie. On aurait dit un sanglier furieux réduit à l'impuissance par une meute. Burayma Sumaree lui demanda ce qu'il comptait faire avec le fusil. Il ricana :
— D'abord, tuer Tijani Caam et son cadi, puis supprimer tous ceux d'entre vous qui auraient tenté de m'arrêter.
Il est hors de doute que, sans l'intervention de Tijani, il aurait fait un carnage.
Burayma Sumaree comprit qu'il avait affaire à un irréductible dont le corps tremblait beaucoup plus de colère que de peur. Pour uviter tout nouvel incident, il le chargea cette fois-ci de chaînes de fer, ce qui ralentit encore la marche du convoi.
Lorsqu'ils arrivèrent à Segu, le brigadier-chef rendit compte aux autorités de la tentative de Tombo Tuguri, et souligna le courage dont avait fait preuve Tijani Caam.
Tombo Tuguri fut maintenu en détention à Segu, où il purgea une longue peine au prix de mille aventures pénibles. Mais il devait survivre et retourner finalement dans son village de Toyni. Lorsque j'y passai en 1932, il y vivait encore. Les autres prisonniers samos restèrent également à Segu.
La population du pays étant à dominante bamana, les autorités estimèrent que Tijani Caam et Cerno Kunta Sisee cessaient d'être dangereux et que l'on pouvait désormais prendre le risque de les acheminer sur Bamako par le fleuve. On les embarqua sur une pirogue-prison avec une escorte de trois gardes. Kadija et Batoma, qui jusquelà avaient suivi le convoi à distance, prirent place dans une autre pirogue.
A Kulikoro, dernière étape fluviale avant Bamako, les prisonniers quittèrent le fleuve et furent acheminés par chemin de fer jusqu'à Bamako, où ils furent remis entre les mains du commandant. Sous la garde d'une nouvelle escorte, ils reprirent la route et firent à pied les cent soixante kilomètres qui les séparaient encore de Buguni, point terminal de leur long et éprouvant voyage.
A Buguni, les instructions de réclusion absolue qui avaient précédé les deux prisonniers avaient été interprétées d'une façon extrêmement sévère par le commandant en place. Un cachot étroit, hérissé de pointes, pratiqué dans une sorte de cave profonde, humide et privée de lumière, attendait les deux malheureux. Ils y furent descendus dès leur arrivée. Un tronc de jeune caicédrat traversait la cellule de part en part, fixé de chaque côté dans le mur. Tijani et Cerno Kunta furent places aux deux extrémités du tronc. On engagea leurs pieds dans des anneaux de fer dont les très courtes chaînes étaient clouées au bois de l'arbre.
C'est dans ce trou noir, immonde, insalubre, où l'on ne voyait jamais ni être humain ni lumière, que Tijani et Cerno Kunta allaient vivre désormais comme dans une porcherie. On leur descendait leur nourriture au moyen d'un seau muni d'une longue corde, un autre seau servant à vidanger les lieux.
Kadija avait sollicité une audience auprès du commandant de cercle, mais celui-ci n'avait pas daigné la recevoir. Elle eut la chance de trouver en ville un proche parent pullo, Galo Baa. Originaire du Fuuta-Tooro (Sénégal), celui-ci avait autrefois suivi la colonne française pourchassant Samori, puis avait fini par se fixer à Buguni où il avait fondé une famille. Kadija trouva également un cousin éloigné de Tijani, nommé Mamadu Caam, qui gérait dans la ville un petit comptoir commercial.
L'un de ces deux parents, je ne sais plus lequel, la mit en rapport avec le chef de canton de Buguni, Tiemokojan, qui était le plus grand chef bamana traditionnel du pays. Celui-ci, touché par les malheurs de ma mère, lui donna l'hospitalité dans sa propre maison. En quelques mois, elle avait conquis les femmes et les enfants de Tiemokojan, puis Tiemokojan lui-même. Elle tressait les cheveux des épouses du chef en d'artistiques coiffures “à la pullo”, leur enseignait des recettes nouvelles… C'est ainsi qu'elle entra dans l'intimité du plus grand chef du pays et qu'elle fit la connaissance de tous les notables de Buguni. Au début de son séjour, elle ne parlait pas un mot de bamana et devait recourir à un interprète, qui était le plus souvent Galo Baa. Mais, douée pour les langues comme presque tous les Africains de cette époque, elle ne tarda pas à se débrouiller, puis à parler couramment la langue du pays.
Malgré toutes ses tentatives, Kadija ne put communiquer avec son mari. La consigne était féroce. Le commandant de cercle exerçait une surveillance constante et soupçonneuse. Le moins que l'on puisse dire est que ce commandant — dont je tairai le nom par égard pour sa famille — était plutôt bizarre.
Son plus grand plaisir était de visiter la prison, la poudrière et la trésorerie plusieurs fois par jour et même la nuit, ce qui lui était d'autant plus facile qu'il ne pouvait dormir qu'entre quinze et dix-huit heures. Aucun traitement n'avait pu lui rendre son sommeil, perdu après une maladie contractée en Indochine. Il était en outre affligé d'un tic bizarre. A intervalles réguliers et fréquents, sa bouche s'ouvrait et se fermait comme pour mordre le vent. Et chaque fois que la contraction de ses muscles buccaux le lui permettait, il criait comme un dément. On lui donna vite le sobriquet de kumandan dajenje kloti : “commandant bouche-tordue-éclate-cris”. Quelques mois plus tard, une fièvre pernicieuse le terrassa et on le rapatria d'urgence en métropole.
Il fût remplacé, heureusement pour ma famille, par un homme doté de grandes qualités humaines, le commandant de Courcelles. Celui-ci ne tarda pas à être surnommé denkelen-buru : “trompette pour fils unique”, car il avait pour habitude, chaque soir, entre quatorze heures et vingt heures, de jouer d'un instrument à vent appelé piston. Son boy Usman Waga Taraoré racontait partout que cet instrument était fait d'or massif et qu'il avait été spécialement coulé pour le commandant par des forgerons-orfèvres de France à la demande de ses parents, des nobles richissimes qui, n'ayant pu empêcher leur fils de partir à la colonie, lui avaient offert ce souvenir afin qu'il puisse jouer les airs réservés à la grande noblesse française et “flûter” chaque fois que son cœur ne pourrait plus contenir sa nostalgie.
— L'instrument de mon patron, déclarait-il à qui voulait l'entendre, a coûté l'équivalent du prix de cinq cents belles génisses, plus cinquante étalons pur sang du Sahel !
C'était pour lui façon de “monter en épingle” son patron, et lui-même par la même occasion.
La générosité du commandant, qui avait la main très large, contribua pour beaucoup à rendre ces propos vraisemblables.
La résidence du commandant était bâtie au sommet de l'une des collines qui s'élèvent à l'est de Buguni. On l'appelait kumandan-kulu : “la colline du commandant”. Toute la vallée qui s'étalait au pied de cette colline appartenait au grand chef bamana Tiemokojan, ou plutôt relevait de son autorité traditionnelle en tant que “Maître de la terre”, fonction rituelle qui l'habilitait à sacrifier aux génies de la terre afin que les hommes puissent l'exploiter sans dommage. C'est là qu'il avait ses propres champs de mil, de maïs et d'ignames.
Peu avant l'arrivée à Buguni du commandant de Courcelles, Kadija avait demandé au chef Tiemokojan de bien vouloir lui céder un lopin de terre au pied de la colline pour y bâtir des cases à usage d'habitation et y faire un peu de culture. Tiemokojan répondit à ma mère que la Terre-Mère appartenait à Dieu et aux ancêtres et qu'elle était trop sacrée pour être possédée par qui que ce soit ; on ne pouvait donc en céder la “propriété”. Néanmoins, aucun Maître de la Terre ne pouvait non plus en refuser l'usage à qui voulait mettre en valeur une parcelle inexploitée. Il suffisait de “payer la coutume”, soit dix noix de cola, une tabatière pleine de tabac à chiquer ou à inhaler, sept coudées de bandes de coton blanc, un coquelet et un morceau de sel gemme. Kadija paya la coutume, ce qui lui donna le droit de désigner le terrain qui lui convenait et, après la cérémonie rituelle célébrée par Tiemokojan, de l'exploiter non à titre de “propriété”, mais comme une sorte d'usufruit.
Elle choisit un terrain d'une superficie de deux hectares, situé à environ deux kilomètres de la ville, au carrefour des routes qui menaient à l'ouest vers la Guinée, au nord-ouest vers Bamako et, au sud, vers la Côte-d'ivoire. La route menant à Bamako était d'ailleurs en voie d'agrandissement.
Kadija avait son idée derrière la tête. Les caravanes de commerçants jula 27 qui faisaient le va-et-vient entre le pays du sel, au nord-est, et le pays de la cola au sud (actuelle Côte-d'Ivoire) passaient toutes par cette route. Aussi projetait-elle de bâtir sur ce terrain non seulement un groupe d'habitations à usage familial, mais aussi un campement d'accueil où les Jula de passage trouveraient gîte et nourriture. Elle s'en était ouverte à Tiemokojan, qui avait soumis lui-même le projet au commandant “bouche-tordue-éclate-cris”. Celui-ci donna son autorisation. Kadija commença par faire creuser dans le terrain deux grands puits, l'un pour sa famille, l'autre pour les voyageurs. Puis elle fit aménager le campement proprement dit, lequel comprenait quelques cases et paillotes plus un très grand hangar d'environ vingt mètres sur cinq. Ainsi les Jula n'auraient plus besoin de se détourner de leur route pour aller se ravitailler, se reposer ou dormir à Buguni-ville. Les gens de Buguni, toujours prompts à donner un nom à toute chose, baptisèrent le lieu foulamousso-bougou: “le village de la femme peule”, puis Kadijabugu: “le village de Kadija”.
Ma mère avait demandé à une femme dioula de Buguni de montrer à Batoma comment on préparait les galettes et la bouillie de mil dont les Jula étaient friands, surtout pour leur petit déjeuner du matin. Batoma devint si experte en la matière qu'elle allait même vendre ses galettes dans les marchés des alentours.
De leur côté les femmes des gardes de cercle venaient toutes se faire tresser les cheveux par ma mère, qui finit par devenir leur confidente et leur conseillère écoutée.
Lorsque le commandant de Courcelles arriva à Buguni, il trouva le campement en plein rendement, bruissant d'activités. Il apprit non sans surprise que le lieu avait été fondé par une femme étrangère à la région, une Pullo, et de surcroît épouse d'un reclus ! Désireux d'en savoir davantage, il se fit communiquer le dossier complet du détenu Tijani Caam et l'étudia avec attention. Il en conclut que la vérité sur l'affaire de Luta était loin d'avoir été établie par l'instruction et que le jugement ne l'explicitait pas davantage. Intrigué, il donna l'ordre de faire venir dans son bureau Tijani et Cerno Kunta. Il découvrit deux hommes épuisés, aux membres affaiblis, à demi aveugles, les paupières clignant sous la lumière du jour, la peau couverte de croûtes de saleté et de plaies suppurantes et répandant autour d'eux l'odeur des latrines. Cerno Kunta, beaucoup plus âgé que Tijani et de constitution plus frêle, ne pouvait plus se tenir debout. Ils avaient chacun une barbe de plusieurs mois.
Le commandant de Courcelles donna immédiatement l'ordre de retirer les deux prisonniers de ce qu'on appelait le kaso-kolon (le “puits prison”) et de les transférer dans une cellule normale. Puis il chargea l'aide-médecin indigène du poste de les soigner jusqu'à ce qu'ils recouvrent leurs forces. Kadija, avec la connivence des gardes, leur fit envoyer régulièrement des vivres.
Le commandant, on ne sait pourquoi, se passionna pour “l'affaire Tijani Caam”. Avait-il été informé par l'un de ses boys, un Toucouleur du clan Ly lié au clan Caam par alliance et à qui Kadija avait conté toute l'histoire ? Quoi qu'il en soit, en excellent juriste qu'il était, il éplucha le dossier. Il y trouva des lacunes, et même un vice de forme dans le jugement qui avait condamné Tijani et Cerno Kunta. Il adressa un rapport aux autorités. Je ne sais comment il s'y prit, mais en fin de compte le jugement fut révisé par une haute instance de Kayes, chef-lieu de la colonie “Haut-Sénégal-et-Niger”. La peine de réclusion fut transformée en peine de prison de droit commun. La résidence obligatoire à Buguni pour une durée tenue secrète était, elle, maintenue, mais il s'agissait là, comme nous l'apprendrions plus tard, d'une mesure plus politique que judiciaire.
Tijani et Cerno Kunta, enfin revenus à la lumière du jour, furent autorisés à recevoir la visite de leurs parents et amis dans leur nouvelle prison. Malgré les soins médicaux et la bonne nourriture, il leur fallut plusieurs mois pour se remettre de leurs épreuves. Dès qu'ils retrouvèrent leurs forces, ils furent astreints aux corvées auxquelles tous les prisonniers de droit commun étaient alors soumis. Les plus rudes travaux de l'époque étaient dus au percement d'une route à travers la forêt depuis le bord du fleuve jusqu'à la grande route de Bamako. Il s'agissait d'élargir le sentier que les commerçants jula en provenance de Bamako avaient pris l'habitude de prendre pour pouvoir rejoindre Buguni sans faire un détour.
Tijani Caam, ses forces recouvrées, se montra un défricheur et un coupeur de gros arbres exceptionnel. Il était infatigable ! Heureux de se retrouver au grand air, il abattait sa hache à coups de bras puissants, tout en chantant de grands poèmes en langue arabe, particulièrement la célèbre Bourda du cheikh Mohammed-el-Bushiri et la Safinatu Saada d'Elhadj Umar, composés en l'honneur du Prophète.
Tijani récoltait les fruits du sévère apprentissage auquel son père l'avait soumis durant sa jeunesse et qui lui avait donné sa force et son endurance hors du commun. Tous les princes africains qui, pendant la colonisation, furent incarcérés à Buguni en moururent, sauf mon père Tijani — Cerno Kunta lui-même ne devait pas y survivre longtemps. Chaque fois qu'il donnait un coup de hache sur le tronc d'un arbre, Tijani disait : “Merci mon père ! Je croyais que tu ne m'aimais pas, je ne savais pas que tu me préparais à cela !” Et il abattait l'arbre en un temps record !
Pour suivre l'avancement des travaux, le commandant de Courcelles n'avait pas besoin de se rendre sur place ; il lui suffisait de descendre au premier niveau de la colline et de braquer sur le chantier les gros yeux de puissantes jumelles. Il semblait prendre plaisir à voir Tijani, prince toucouleur et ancien chef d'une grande province, accepter de travailler plus durement qu'un captif et, semblait-il, avec une joie réelle. En fin de compte, Courcelles constata que c'était pratiquement Tijani qui menait les travaux, et non le chef garde de cercle qui passait le plus clair de son temps assis à l'ombre d'un arbre, à siroter sa bière de mil.
Ce garde grognon, qui s'était lui-même surnommé gonfin yirijugufeere (“chimpanzé noir fleur d'un arbre vénéneux”), ne se levait que pour fouetter à plaisir, et sans aucun motif valable, le premier prisonnier qui passait à portée de son bras.
— Ma langue et ma main me démangent, aimait-il dire. Or, les prisonniers sont faits pour être insultés et cravachés.
Et chaque fois qu'il prononçait cette phrase, il fonçait tête baissée dans le groupe des prisonniers qu'il frappait à coups redoublés, devant, à droite, à gauche, tout en proférant mille insultes grossières.
— Quand il était fatigué de cogner, il posait ses deux mains sur ses hanches, la cravache serrée sous son aisselle, rotant de temps en temps bien fort pour marquer son état d'homme repu et satisfait, et lançait aux prisonniers en langue bamana :
— Priez les mânes de vos ancêtres pour que mon « petit frère » (il appelait ainsi son fouet) que vous voyez coincé là sous mon bras n'en soit pas délogé, sinon il viendra labourer vos dos de criminels tout comme la daba laboure les mauvaises herbes des champs. Le commandant est là-bas, au sommet de la colline où il trône comme un grand aigle des airs, mais ici, dans la vallée, je suis comme l'hippopotame qui ravage les rizières. ici, c'est moi qui commande, et non le commandant.
Et il ajoutait, dans son “français des tirailleurs” (appelé français forofifon naspa) :
— Allez, travadjé travadjé ! (Travaillez !) Sinon mon cochon, moi cochonner vous comme y faut !
A l'insu de Gonfin, le commandant de Courcelles continuait sa surveillance discrète. Après plusieurs mois de travail, la route, longue d'une quinzaine de kilomètres, était presque terminée. Il ne restait plus qu'un petit pont à réaliser. La fantaisie prit soudain Gonfin de faire venir de grandes caisses d'emballage vides dont chacune avait servi à transporter douze bouteilles d'alcool logées dans des manchons de paille tissée. Il distribua les caisses aux prisonniers et leur ordonna d'aller les remplir de terre et de les rapporter jusqu'au pont.
— J'exige, aboya-t-il, qu'aujourd'hui même, avant le coucher du soleil, vous ayez complètement fini de remblayer le pont et de damer la chaussée.
Il chargea son fusil de cinq balles et le posa contre un arbre. “O camarade pète-fort, dit-il à son fusil, tu vas te reposer là contre cet arbre en attendant qu'un prisonnier malavisé m'oblige à me servir de toi contre lui.” Puis, se tournant vers les prisonniers :
— Allez ! cria-t-il, que pics, pelles et pioches jouent l'air des fossoyeurs, et que les “caisses de douze” se remplissent de terre… Allez, travadjé travadjé ! Sinon mon cochon, moi cochonner vous comme y faut !
Il y avait environ une dizaine de prisonniers. Tijani était parmi les piocheurs-pelleteurs, tandis que Cerno Kunta avait été affecté au transport des caisses que les prisonniers portaient sur leur tête. Or, chacune de ces caisses bien remplies de terre ne pesait pas moins de trente à trente-cinq kilos. Après quelques voyages, Cerno Kunta fut si épuisé qu'il s'écroula et que sa caisse manqua lui broyer le crâne. Gonfin bondit en brandissant sa cravache :
— Espèce de singe rabougri ! Lève-toi, reprends-moi cette caisse et plus vite que ça, ou tu sauras que les mains de Gonfin ne sont pas lisses…
Tijani, sa pelle à la main, accourut pour tenter d'empêcher Gonfin de frapper le vieil homme.
— Gonfin, lui dit-il, la caisse est trop lourde pour un homme de plus de soixante ans. Laisse-le souffler un peu…
Gonfin ferma son poing et serra les dents. Les yeux hors des orbites, il se pencha vers Tijani qui, sa pelle en main, attendait calmement.
— Toi qui pouvais te vanter de n'avoir pas encore reçu ton baptême de coups de fouet de mes mains, tu ne le pourras plus. Attrape ! Voici ton premier service !
Et il leva son fouet. Au moment où il allait l'abattre sur Tijani, celui-ci para le coup avec le manche de sa pelle, puis saisit promptement le fouet qu'il arracha des mains de Gonfin. Fou de colère, celui-ci se précipita vers son fusil, mais Tidiani lui lança sa pelle à travers les jambes. Gonfin s'y empêtra et alla s'étaler de tout son long à quelques mètres de l'arme. Avant qu'il ait eu le temps de réaliser ce qui lui arrivait, Tijani l'avait enjambé, avait pris le fusil et le lui braquait sur le front :
— Debout ! Et les deux mains sur la tête ou je te fais sauter la cervelle avec ton propre fusil. Et tu sais que je suis homme à le faire…
Les prisonniers, affolés, se mirent à pousser des cris. Le commandant de Courcelles, du haut de son poste d'observation, n'avait rien perdu de la scène. Il envoya immédiatement cinq gardes remettre de l'ordre. Il recommanda au brigadier Tumani Kamara de reprendre le fusil des mains de Tijani et d'attendre que lui-même arrive sur les lieux.
Les gardes coururent de toutes leurs jambes. Arrivés sur place, ils n'eurent aucune difficulté à calmer les prisonniers, mais lorsque Tumani Kamara demanda à Tijani de lui remettre le fusil, celui-ci refusa.
— Si je dois rendre ce fusil, dit-il, je ne le ferai qu'entre les mains du commandant lui-même.
On était allé dire à Kadija que son mari s'était révolté après s'être emparé du fusil et des cartouchières du surveillant-chef. Sans même prendre le temps de couvrir sa tête ni d'enfiler des chaussures, elle s'élança hors de la maison. Pieds nus, cheveux au vent, elle courut jusqu'au chantier où elle arriva presque en même temps que le commandant. Elle se précipita vers son mari. Tremblant, les yeux hagards, celui-ci lui cria :
— Arrière, arrière, Kadija ! Eloigne-toi, je vais en finir avec cette vie d'enfer et de honte !
Elle se jeta sur lui :
— Naaba ! Naaba ! M'as-tu fait venir ici pour t'évader dans la mort et partir comme un lâche, me laissant dans l'embarras, seule et à la merci de tous ? Si tu es décidé à mourir, alors tire d'abord sur moi, afin que je ne devienne pas une misérable veuve après ta mort.
Et tout en parlant, Kadija le serrait avec force pour l'empêcher d'agir.
Le commandant de Courcelles s'avança :
— Allons, pauvre Tijani, rends-moi ce fusil. J'ai tout vu, tu n'as rien à craindre.
Courcelles ignorait qu'il venait de se servir d'une expression qui n'avait jamais cessé de bourdonner dans les oreilles de Tijani depuis que Charles de la Bretèche l'avait prononcée sur la route de Luta. Ce fut comme s'il avait utilisé une formule magique. Toute fureur retombée, tel un fauve dompté, Tijani s'approcha de lui. Instinctivement il se mit au garde-à-vous, la main droite à la tempe comme il l'avait vu faire aux gardes, aux tirailleurs et aux spahis. Puis il tendit l'arme et les cartouchières en disant en français :
— Pardon, ma kumandan…
Kadija se jeta aux pieds de Courcelles, répétant à son tour en français :
— Pardon, pardon, ma kumandan !
Et portant ses deux mains de chaque côté de sa tête en une maladroite imitation du salut militaire. Le commandant sourit. Il la releva, puis chargea le brigadier Tumani Kaniara de ramener tout le monde à la Résidence. Là, il donna ordre de reconduire Tijani à la prison et d'hospitaliser Cerno Kunta, visiblement fort mal en point. Puis il eut un entretien privé avec Gonfin. Quand celui-ci sortit de son bureau, le commandant fit venir Kadija :
— Retourne dans ton campement, lui dit-il, et ne crains rien. Il ne sera fait aucun mal à ton mari.
Lorsque Kadija sortit du bureau, elle se trouva nez à nez avec Gonfin qui était demeuré sans bouger devant la porte, comme figé au garde-à-vous. Leurs yeux se croisèrent. Jamais, depuis, Kadija n'oublia l'expression qu'avait prise le visage de Gonfin. Cette brute épaisse, qui appelait son fouet tantôt “petit frère”, tantôt “compagnon de voyage”, semblait foudroyée sur place. En fait de voyage, c'est lui qui était arrivé au village “Revers de fortune” “rue de l'adversité”… Que s'était-il passé entre lui et le commandant ? On ne le sut jamais. Toujours est-il que durant huit jours entiers personne ne vit Gonfin déambuler dans les rues comme il en avait l'habitude, titubant, ivre mort, criant comme un dément qui marche sur des braises. Le neuvième jour, Fambuguri Diagite, un palefrenier du commandant, accourut chez Kadija :
— Sucre ma langue, lui dit-il, afin qu'elle t'annonce une heureuse nouvelle !
[C'était la] façon, pour un porteur de nouvelles, de demander un cadeau. Kadija lui donna une pièce de dix centimes, qui se monnayait alors contre quatre-vingts cauris. Il y avait là de quoi se payer beaucoup de sucreries, et même de quoi nourrir pendant toute une journée une petite famille.
Fambuguri enveloppa soigneusement sa piécette de cuivre rouge dans un chiffon, rangea le tout dans la poche de son boubou, puis, regardant Kadija, lui livra enfin sa nouvelle :
— Ce matin, dit-il, alors que j'attendais le lever du disque solaire pour l'honorer, j'ai vu de mes yeux, oui, de mes propres yeux, le brigadier Tumani Kamara faire sortir Gonfin du bâtiment de la prison. La femme de Gonfin avait amené devant la porte un âne chargé de bagages. Le brigadier Tumani a remis à Gonfin une grande enveloppe. Gonfin l'a rangée dans ses bagages, puis, avec sa femme et son âne, il a pris la route de Bamako. Je les ai suivis des yeux jusqu'au moment où l'horizon les a avalés. Ils sont partis, envolés comme des feuilles mortes quand soufflent les vents annonciateurs de pluie. J'ai l'impression que le commandant a licencié ou fait déplacer Gonfin. Combien Koro Zan a eu raison de dire en adage : “Les morceaux de bois pourris du mauvais puits finissent toujours par retomber dans le puits !” ou “les conséquences d'une mauvaise action retombent tôt ou tard sur son auteur.”
Gonfin se nommait lui-même “fleur d'un arbre vénéneux” ! Eh bien, qu'il aille porter ses fruits là où Dieu lui-même n'aura pas pitié de lui. Amine! (Amen.)
En vraie femme peule qu'elle était, Kadija sut dominer sa joie. Sans rien montrer sur son visage, elle donna à Fambuguri une deuxième pièce de dix centimes et lui servit une pleine calebassée d'un fin couscous de mil arrosé de lait frais sucré. De ce jour, Fambuguri compta parmi les informateurs sûrs de Kadija dont il fréquenta régulièrement la maison.
Mais revenons à Tijani. Il n'avait pas seulement appris, dans son jeune âge, à manier pelle, pioche, hache et houe de cultivateur, il n'était pas seulement — on l'a vu à Toyni — un tireur émérite et un cavalier expert, il savait aussi, chose plus inattendue pour le lecteur européen, coudre et broder à la manière des métis arabes de Tombouctou. Dans les pays ouest-africains situés au sud du Sahara (ce que l'on appelait jadis le Bafour) les nobles toucouleurs et fulɓe n'avaient pas le droit de pratiquer les travaux manuels propres aux castes artisanales 28 (forgeronnerie, tissage, cordonnerie, travail du bois, etc.) mais il leur était permis de broder et de vendre leur travail. Cerno Bokar lui-même était un remarquable brodeur. Plus tard j'apprendrai moi aussi cet art et il m'arrivera de broder à la main de magnifiques boubous qui, aujourd'hui, seraient hors de prix !
Il se trouvait que le commandant de Courcelles avait un beau couvre-lit réalisé dans un tissu blanc spécial. C'était un souvenir de famille auquel il tenait comme à une sainte relique. Un jour une bestiole, une souris peut-être, rongea le centre de ce couvre-lit et y pratiqua un très gros trou vaguement circulaire. Comme le commandant se lamentait, ne sachant comment réparer ce trou intempestif et disgrâcieux, son boy Usman Waga lui suggéra de montrer le couvre-lit à Tijani et de lui demander conseil.
Tijani examina la pièce, puis demanda au commandant de faire venir à Buguni trois petits écheveaux de soie : un blanc, un rouge et un bleu. Un mois après, Tijani avait à sa disposition des bobines de soie de toutes les couleurs ainsi que tout un nécessaire pour tailleur-brodeur. Il arrondit le trou aux ciseaux pour lui donner une forme régulière, puis il le combla en exécutant un fin travail de bouclettes. Quand ce fut terminé, il entoura le tout d'une tresse circulaire ornée de motifs aux couleurs du drapeau français. Cette broderie artistique rehaussa la beauté du couvre-lit d'une manière des plus inattendues, à la plus grande satisfaction du commandant.
De plus en plus intrigué par la personnalité de cet étrange prisonnier, sans doute souhaita-t-il mieux le connaître, car il chargea le brigadier Tumani Kamara de placer un “mouton” dans sa cellule. On ignore ce qui en résulta, mais toujours est-il que jamais l'attitude de bienveillance du commandant de Courcelles envers Tijani ne se démentit par la suite.
Entre-temps, la route qui menait de Buguni-ville à la Résidence avait été terminée. Tijani fut chargé de planter, de chaque côté de cette belle route, de jeunes pousses de fromager qu'il allait lui-même arracher une à une dans la brousse. Il effectua là un travail de Titan. Et cinquante-six ans plus tard, ces mêmes fromagers plantés par Tijani Caam en tant que prisonnier devront, en raison de leur âge, être coupés sur ordre de mon cousin Usman Sisee qui, après l'indépendance du Mali, sera nommé … commandant du cercle de Buguni ! Ironie de l'Histoire…
Bientôt Tijani et Cerno Kunta eurent purgé plus d'un an de leur peine. A part l'incident avec Gonfin, ils n'avaient fait l'objet d'aucun rapport défavorable ni de la part du régisseur de la prison ni de la part des gardes. Le commandant de Courcelles donna ordre de les faire travailler moins durement. Cerno Kunta fut désigné pour actionner le panka (panneau de ventilation) au bureau du trésorier du cercle. Quant à Tijani, il fut chargé de s'occuper du jardin de la Résidence.
A la longue, le commandant de Courcelles s'en fit un ami. Kadija eut ses entrées libres à la prison. Dans la journée, Tijani pouvait circuler en ville à sa guise, mais avec des chaînes aux pieds ; et en compagnie d'un garde. S'il l'avait voulu, sans doute aurait-il pu passer la nuit à la maison mais il n'usa jamais de cette possibilité. Il ne venait à Kadijabugu (le “village de Kadija”) qu'après avoir terminé son travail de la journée. Puis, dès vingt et une heures, il regagnait la prison.
C'est alors que le gouverneur William Ponty, fondateurde la fameuse Ecole normale portant son nom dans l'île de Gorée, au Sénégal, vint à passer à Buguni au cours de l'une de ses tournées. Le maître d'hôtel et le cuisinier qui l'accompagnaient partout se trouvaient être tous deux des Toucouleurs, et de surcroît membres de la confrérie Tidjaniya, comme Tijani Caam et toute notre famille. Ces deux domestiques, qui ne quittaient jamais le gouverneur, veillaient à son bien-être et à la qualité de sa nourriture et lui servaient éventuellement de source d'information directe. Kadija entra en rapport avec eux. Elle leur expliqua toute l'affaire de Luta, puis leur fit envoyer mille noix de cola, du lait et un bon couscous de mil accompagné d'une sauce au mouton. Les deux hommes exposèrent au gouverneur Ponty le cas de Tijani Caam et de son vieux compagnon. Ils sollicitèrent même, pour les deux prisonniers, une remise gracieuse du restant de leur peine.
Ponty connaissait on ne pouvait mieux le roi Agibu Taal. Il lui gardait même, dit-on, une rancœur tenace parce qu'Agibu, au temps où il remplissait les fonctions de premier conseiller du colonel Archinard (avant de devenir “roi” de Banjagara), n'aurait eu aucun égard pour lui, William Ponty, qui n'était alors que le petit secrétaire privé du conquérant français.
Ponty demanda au commandant de Courcelles son appréciation sur la conduite et la mentalité de Tijani Caam et de son compagnon. Le rapport de Courcelles étant des plus favorables, Ponty lui donna ordre d'introduire, en faveur des deux détenus, un dossier de remise gracieuse du restant de leur peine à l'occasion du prochain 14 juillet.
Pendant que le dossier s'engageait sur le long et tortueux chemin de la voie hiérarchique administrative, Kadija apprit la mort de son grand frère Bokari Paate, l'ami de jeunesse de Tijani et de Cerno Bokar. Bien qu'enceinte de quelques mois, elle décida de rejoindre immédiatement Banjagara. Son commerce ayant bien marché, elle avait fait de confortables économies qui lui permirent d'acheter d'importantes quantités de riches étoffes et d'articles divers. Elle chargea le tout sur des bœufs porteurs, y ajouta des provisions de bouche, puis, profitant de ce qu'une caravane se dirigeait sur Bamako, elle prit la route accompagnée de sa fidèle Batoma.
Kadija fit son entrée à Banjagara non pas comme la femme d'un bagnard, mais comme une riche marchande revenant de voyage et chargée de richesses rares. Elle distribua beaucoup de tissus et de bibelots aux parents, aux amis, aux notables de la ville.
Après avoir rendu ses devoirs à la mémoire de son frère, elle liquida sa succession. Ce fut d'autant plus facile qu'aucun de ses deux frères aînés, Amadu et Bokari, n'avait laissé d'enfant — comme l'avait annoncé jadis l'oncle Eliyasa. De sa famille, il ne lui restait plus désormais que son frère cadet Hammadun et sa sœur cadette Sirandu, tous deux chefs d'importantes associations à Banjagara.
Kadija vendit une cinquantaine de bœufs pour faire face aux frais du voyage de retour. Elle commença par faire partir sur Buguni, en un premier convoi, sa coépouse Jaaray Agibu, fille d'Agibu Taal. Kajatu Bokari Musa, la première épouse, n'en faisait pas partie. En effet Tijani, avant de partir pour son lointain exil, avait offert à toutes ses femmes le divorce et la liberté ; seule sa cousine Kajatu Bokari Musa avait accepté cette offre et choisi de recommencer sa vie.
En plus de Jaaray Agibu, ce premier convoi comprenait également les trois frères de Tijani : Abdoul Caam, Bokari Caam et Debe Caam, ainsi que Gabdo Guro, l'épouse de Cerno Kunta, qui se joignit à eux pour rejoindre son mari.
Cette fois-ci, Kadija était décidée à m'emmener coûte que coûte avec elle à Buguni. Elle réunit le conseil de la famille Hampaate Baa, composé essentiellement de Ɓeydari et des anciens captifs de mon père, et leur exprima son souhait. Ɓeydari, encore une fois, s'y opposa fermement :
— Notre maître et père Hampaate nous a confié le sort de ses deux garçons, Hammadun et Amadu, et nous a légué toute sa fortune. Nous consentons à ce que tu uses de cette fortune comme bon te semblera, mais nous ne pouvons pas laisser partir Amadu. Nous tenons à nos jeunes maîtres comme à notre propre vie, et même davantage. Il n'est pas question que nous les laissions aller dans une autre famille que celle de leur père.
Il faut dire que Ɓeydari et ses compagnons n'aimaient guère les Caam, surtout depuis que Tijani Caam m'avait adopté officiellement alors que Hampaate vivait encore.
Kadija tint bon. Elle alla plaider sa cause auprès du cadi Amadu Khalil en invoquant mon jeune âge (j'avais près de cinq ans) et la très longue séparation qui allait suivre. C'est ce dernier argument qui l'emporta. Le cadi, s'appuyant à la fois sur la loi musulmane et sur la coutume africaine qui veulent toutes deux qu'un enfant reste auprès de sa mère au moins jusqu'à l'âge de sept ans, donna finalement raison à ma mère et l'autorisa à m'emmener avec elle à Buguni, où ses conditions de vie étaient désormais favorables.
Obligé de se soumettre, Ɓeydari décida alors que la jeune Nasuni (qui avait été adoptée et élevée par mon père sous le premier nom de Baya) nous accompagnerait pour s'occuper exclusivement de moi. Nyele était maintenant trop âgée pour effectuer ce long voyage ; elle avait sa propre famille sur place, et, à vrai dire, elle ne tenait guère à quitter la concession de la famille Hampaate où elle avait toujours vécu.
Mon grand frère Hammadun, qui avait atteint ses sept ans, resta à Banjagara où il poursuivait d'ailleurs des études coraniques brillantes auprès de Cerno Bokar. Ma mère le confia plus spécialement à la garde de Ɓeydari et de Nyele.
Kadija passa environ deux mois à Banjagara au milieu des siens. Pendant ce temps, une jeune fille peule nommée Kudi Ali, originaire de Bankasi et cousine éloignée de ma mère, fut donnée par ses parents en mariage à Cerno Kunta. Ma mère accepta de l'emmener avec elle à Buguni. Tout le monde lui conseillait de renoncer à son voyage en raison de son état de grossesse avancée et d'attendre sa délivrance à Banjagara. Rien n'y fit !
— Mon mari a besoin de moi, répondait-elle. Dieu me délivrera où et comme Il voudra, mais ma place est à Buguni, auprès de mon époux.
Enfin tout fût prêt pour le départ. Un matin de l'an 1905, au premier chant du coq, le petit convoi, poussant devant lui quelques bœufs porteurs chargés de bagages, s'ébranla. Outre ma mère et moi, il comprenait Kudi Ali, la promise de Cerno Kunta, Batoma et la jeune Nasuni. Ɓeydari et Abidi tinrent à nous accompagner jusqu'à Mopti, ville située au confluent du Niger et du Bani, à soixante-dix kilomètres environ de Banjagara. Nous devions y prendre le bateau pour Kulikoro, une ville proche de Bamako. Tout le long du chemin, chacun d'eux me porta tour à tour sur ses épaules.
Je n'ai guère de souvenirs précis de cette première période de ma vie. Le mécanisme de ma mémoire ne s'éveillera vraiment que grâce à un événement qui se produira au cours de ce voyage et que je raconterai un peu plus loin. Pour lors, j'étais inconscient de la portée réelle de tout ce qui se passait. Je ne réalisais pas que je quittais pour longtemps, peut-être pour toujours, la maison paternelle où j'avais été choyé comme un petit roi, et tous ceux qui m'avaient entouré de leur affection.
Certes, j'étais heureux d'avoir retrouvé ma mère, mais surtout, surtout, je m'amusais fort à voyager sur les épaules de Ɓeydari et d'Abidi et à découvrir le monde nouveau qui s'ouvrait devant moi.
A Mopti, ma mère descendit chez Tiebese, une amie d'enfance chez qui elle avait l'habitude de loger chaque année lorsque Anta Njoɓdi amenait son troupeau à Taykiri. Le premier soin de Kadija fut de réserver nos places sur un chaland ; puis elle se procura dans la ville une grande quantité d'objets et d'articles qu'elle savait introuvables à Bamako et à Buguni et dont elle espérait tirer deux ou trois fois leur prix.
Le départ eut lieu un matin de très bonne heure. Ɓeydari et de nombreux parents étaient venus nous accompagner au bord du fleuve, au débarcadère Simon. Pour la première fois de ma vie, je me trouvais devant une vaste étendue d'eau. En ce temps-là, l'abondance des eaux à la rencontre des deux fleuves était telle que l'on pouvait à peine distinguer l'autre rive. Je découvrais également les solides pirogues de fabrication locale et les grands chalands, de bois ou de fer, qui me semblaient immenses.
Je n'ai pas souvenir de notre embarquement. Attaché au dos de Nasuni, je crois bien que je m'étais endormi avant de m'apercevoir de quoi que ce soit. Lorsque je me réveillai, le soleil était déjà haut dans le ciel. Nous étions en train de naviguer le long de la rive droite du Niger ; on apercevait à peine la rive gauche, éloignée de près d'un kilomètre et demi. Nous croisions de longues pirogues chargées jusqu'au rebord. Elles fendaient l'eau sous les coups vigoureux des percheurs bozos dont l'ample mouvement, d'une élégance rare, s'accordait au rythme de leur chant.
Notre flottille était composée de trois grands chalands, bateaux à fond plat et sans pont qui, outre le transport des passagers, assuraient, pour le compte de la maison Deveset-Chaumet, le transport de marchandises et de produits locaux sur le fleuve Niger entre Kulikoro (près de Bamako) et Mopti. Chaque embarcation comptait dix percheurs et matelots, que l'on appelait alors laptots.
Nous remontions le courant, ce qui rendait notre progression très lente. Pendant une huitaine de jours, nous voyageâmes sans problème. Nos laptots évitaient de s'arrêter devant les ports des grandes villes telles que Sansanden, Segu et Nyamina ; sans doute avaient-ils bien des choses à cacher à bord et craignaient-ils d'être contrôlés par les autorités.
A quelques jours de Kulikoro, dernière étape fluviale avant Bamako, une vive querelle éclata entre ma mère et le patron laptot de l'un des trois chalands, qui se trouvait être également le chef général de tout le convoi. Les autres laptots l'appelaient craintivement “le patron”. La beauté de Kudi Ali et de Nasuni, qui étaient alors dans la fleur de l'âge, lui avait littéralement fait perdre la raison. Il les avait importunées l'une après l'autre. A la fin, il avait même tenté d'abuser de Nasuni mais, heureusement pour elle, elle savait se défendre. Mise au courant de cet incident, ma mère, indignée, protesta énergiquement auprès du laptot responsable de notre propre chaland ; mais celui-ci, qui avait une peur bleue de son “patron” réputé très mauvais coucheur, resta coi et n'osa pas intervenir. N'ayant pas pour habitude de “laisser faire”, Kadija, profitant d'un moment où le chaland du chef laptot était proche du nôtre, passa sur son embarcation et intima l'ordre au libidineux “patron” de cesser ses importunités malsaines.
— Ah oui ? ricana-t-il. Eh bien, moi, je te dis que si tu veux finir ton voyage agréablement, il faudra me donner une de tes jeunes filles, sinon je vous ferai souffrir à toutes un véritable enfer et il n'y aura personne ici pour vous défendre !
— Si tu as l'habitude d'abuser des femmes qui empruntent ton convoi, riposta ma mère, sache que mes filles ne sont pas de ces femmes-là ! Je te conseille de te modérer, sinon il pourra t'en coûter cher !
Vexé de voir une femme lui tenir tête devant ses laptots, le “patron” insulta grossièrement ma mère. Nullement décontenancée, elle lui rendit ses injures coup pour coup. Pris de furie, le chef laptot, sans égard pour son état de grossesse avancée, la gifla à toute volée. Elle tituba et serait sans doute tombée à l'eau si un jeune laptot ne l'avait retenue à temps par son boubou. Retrouvant son équilibre, elle se saisit d'une marmite en terre qui se trouvait à portée de sa main et la projeta de toutes ses forces sur la poitrine du chef laptot. Avant que celui-ci ne soit remis de sa surprise, elle avait réussi à revenir dans notre propre chaland.
Fou de rage, le chef laptot se saisit d'une très longue perche et en assena un coup violent sur la tête de ma mère, coup qui fut heureusement amorti par l'épaisseur de sa chevelure. Immédiatement, ma mère brisa notre canari de terre cuite en le fracassant sur le sol, prit un gros tesson bien tranchant et le lança de toutes ses forces vers le chef laptot. Le projectile l'atteignit en plein flanc droit et lui entailla profondément les chairs. Le sang coula.
— Ah ! progéniture de panthère et de lion accouplés, rugit-il, tu me paieras ce coup plus cher que tu ne t'y attends !
Et il se pencha pour ramasser sa perche. Cette fois-ci, ma mère était sur ses gardes. Elle se saisit promptement d'un coupe-coupe qui trainait par là et qui avait sans doute servi à trancher les poissons. Le chef laptot, qui n'avait pas remarqué le rapide mouvement de ma mère, leva sa grande perche pour lui en assener un deuxième coup, mais au moment où la perché allait s'abattre sursa tête, elle fit un pas de côté, et d'un grand coup de coupe-coupe elle la trancha tout net. Ebahi, le chef laptot contemplait le moignon de perche qui restait dans sa main. Avant qu'il ne se ressaisisse, ma mère lui envoya en pleine poitrine un autre gros tesson de canari. Elle cassa ensuite notre fourneau de terre cuite sur lequel les femmes faisaient cuire nos aliments et en entassa les morceaux devant elle. Et chaque fois que son adversaire tentait de la frapper avec une nouvelle perche, elle lui lançait, aidée de ses jeunes filles, de gros tessons bien tranchants. Il réussit cependant à l'atteindre et à la blesser plusieurs fois.
L'engagement dura assez longtemps. Pourtant aucun laptot, dans aucun des trois chalands, ne fit quoi que ce soit pour défendre ma mère ou tenter de calmer son assaillant. Sous l'effet de toute cette agitation, nos deux chalands tanguaient violemment et s'étaient quelque peu éloignés l'un de l'autre. Ivre de colère, le patron laptot criait comme un fou à ses percheurs :
— Accostez le chaland de cette femme, que je mette fin à ses jours !
Il s'apprêtait à bondir dans notre chaland et nul ne sait comment les choses se seraient terminées quand, providentiellement, un laptot cria : “Chaland du commandant !” Ce cri figea tout le monde sur place. Effectivement, à un kilomètre environ devant nous se profilait la silhouette d'un gros chaland arborant un drapeau tricolore. Propulsé par de nombreux laptots, il venait droit sur nous. C'était le commandant du cercle de Kulikoro qui effectuait une tournée de recensement.
Le patron laptot donna ordre de dévier afin d'éviter le chaland du commandant. Mais il avait compté sans l'audace et l'ingéniosité de Kadija : elle ordonna à ses trois jeunes filles Kudi Ali, Batoma et Nasuni de pousser des cris d'appel à la manière des personnes en danger de mort. Jusque-là, j'étais resté à l'arrière du chaland où ma mère m'avait fait placer par sécurité, mais là j'accourus auprès d'elle, fasciné par l'approche de ce gros bateau orné d'un drapeau qui flottait au vent. Instinctivement, je mêlai ma petite voix à celles des femmes. Kadija attacha un voile blanc à l'extrémité d'une perche et l'agita en criant :
— Venez à notre secours, on est en train de nous tuer !
Tous les laptots se sentirent menacés. Ils supplièrent Kadija de se taire. De son côté, le patron laptot essayait vainement d'abaisser la perche de Kadidia et son voile blanc dénonciateur.
Le gros chaland se rapprocha. A l'avant se dressait la haute silhouette du commandant, sanglé dans son bel uniforme et tenant des jumelles à la main. Tout portait à croire qu'il observait la scène depuis un bon moment. Il donna ordre à nos trois chalands d'accoster sur la rive droite du fleuve. Le chef laptot ne savait plus où se mettre. Toute fougue et toute arrogance perdues, toute cruauté ravalée, il n'avait plus de membres que pour trembler.
— Tremble fort, plus fort que feuilles de palmier au vent ! lui jeta Kadija. Jamais plus tu ne frapperas une femme d'autrui, à plus forte raison quand elle porte à la fois un enfant dans son giron et un autre dans son ventre !
Dès que le chaland officiel eut accosté le nôtre, le commandant sauta sur notre pont, suivi de quatre gardes de cercle armés de mousquetons. Il vit Kadija couverte de traces sanglantes, le boubou déchiré et les tresses défaites. L'intérieur du chaland était jonché de tessons et de divers objets déplacés par les violents entrechoquements des deux embarcations.
— Tout le monde sur la berge ! crièrent les gardes en bamana, interprétant sans doute les ordres du commandant.
Nous descendîmes tous du bateau. Je me vois encore, fourré contre le boubou de ma mère qui me tenait le bras et regardant la scène de tous mes yeux, surtout le commandant dont l'apparition à l'avant de son bateau m'avait paru presque miraculeuse.
Par l'entremise de son interprète, le commandant posa des questions. Ma mère, qui avait encore des larmes dans les yeux, répondit cependant d'une voix calme et posée, exposant les faits d'une façon précise. Lorsqu'elle parla de Kudi Ali et de Nasuni, tous les regards se tournèrent vers les deux jeunes filles, qui se tenaient pudiquement les yeux baissés. C'étaient deux demoiselles extrêmement belles et avenantes. Sans doute eût-il fallu être un saint pour résister au désir qu'elles inspiraient. Le commandant demanda qui elles étaient.
— Kudi Ali que voici est ma cousine, répondit ma mère. Celle-ci, Nasuni Hampaate, est ma servante-fille, ainsi que Batoma Soo qui m'accompagne également.
Elle sortit le laissez-passer qui lui avait été délivré à Banjagara et le tendit au commandant.
pour lui en assener un deuxième coup, mais au moment où la perché allait s'abattre sursa tête, elle fit un pas de côté, et d'un grand coup de coupe-coupe elle la trancha tout net. Ebahi, le chef laptot contemplait le moignon de perche qui restait dans sa main. Avant qu'il ne se ressaisisse, ma mère lui envoya en pleine poitrine un autre gros tesson de canari. Elle cassa ensuite notre fourneau de terre cuite sur lequel les femmes faisaient cuire nos aliments et en entassa les morceaux devant elle. Et chaque fois que son adversaire tentait de la frapper avec une nouvelle perche, elle lui lançait, aidée de ses jeunes filles, de gros tessons bien tranchants. Il réussit cependant à l'atteindre et à la blesser plusieurs fois.
L'engagement dura assez longtemps. Pourtant aucun laptot, dans aucun des trois chalands, ne fit quoi que ce soit pour défendre ma mère ou tenter de calmer son assaillant. Sous l'effet de toute cette agitation, nos deux chalands tanguaient violemment et s'étaient quelque peu éloignés l'un de l'autre. Ivre de colère, le patron laptot criait comme un fou à ses percheurs :
— Accostez le chaland de cette femme, que je mette fin à ses jours !
Il s'apprêtait à bondir dans notre chaland et nul ne sait comment les choses se seraient terminées quand, providentiellement, un laptot cria: “Chaland du commandant !” Ce cri figea tout le monde sur place. Effectivement, à un kilomètre environ devant nous se profilait la silhouette d'un gros chaland arborant un drapeau tricolore. Propulsé par de nombreux laptots, il venait droit sur nous. C'était le commandant du cercle de Kulikoro qui effectuait une tournée de recensement.
Le patron laptot donna ordre de dévier afin d'éviter le chaland du commandant. Mais il avait compté sans l'audace et l'ingéniosité de Kadija : elle ordonna à ses trois jeunes filles Kudi Ali, Batoma et Nasuni de pousser des cris d'appel à la manière des personnes en danger de mort. Jusque-là, j'étais resté à l'arrière du chaland où ma mère m'avait fait placer par sécurité, mais là j'accourus auprès d'elle, fasciné par l'approche de ce gros bateau orné d'un drapeau qui flottait au vent. Instinctivement, je mêlai ma petite voix à celles des femmes. Kadija attacha un voile blanc à l'extrémité d'une perche et l'agita en criant :
— Venez à notre secours, on est en train de nous tuer !
Tous les laptots se sentirent menacés. Ils supplièrent Kadija de se taire. De son côté, le patron laptot essayait vainement d'abaisser la perche de Kadidia et son voile blanc détionciateur.
Le gros chaland se rapprocha. A l'avant se dressait la haute silhouette du commandant, sanglé dans son bel uniforme et tenant des jumelles à la main. Tout portait à croire qu'il observait la scène depuis un bon moment. Il donna ordre à nos trois chalands d'accoster sur la rive droite du fleuve. Le chef laptot ne savait plus où se mettre. Toute fougue et toute arrogance perdues, toute cruauté ravalée, il n'avait plus de membres que pour trembler.
— Tremble fort, plus fort que feuilles de palmier au vent ! lui jeta Kadija. Jamais plus tu ne frapperas une femme d'autrui, à plus forte raison quand elle porte à la fois un enfant dans son giron et un autre dans son ventre !
Dès que le chaland officiel eut accosté le nôtre, le commandant sauta sur notre pont, suivi de quatre gardes de cercle armés de mousquetons. Il vit Kadija couverte de traces sanglantes, le boubou déchiré et les tresses défaites. L'intérieur du chaland était jonché de tessons et de divers objets déplacés par les violents entrechoquements des deux embarcations.
— Tout le monde sur la berge ! crièrent les gardes en bamana, interprétant sans doute les ordres du commandant.
Nous descendîmes tous du bateau. Je me vois encore, fourré contre le boubou de ma mère qui me tenait le bras et regardant la scène de tous mes yeux, surtout le commandant dont l'apparition à l'avant de son bateau m'avait paru presque miraculeuse.
Par l'entremise de son interprète, le commandant posa des questions. Ma mère, qui avait encore des larmes dans les yeux, répondit cependant d'une voix calme et posée, exposant les faits d'une façon précise. Lorsqu'elle parla de Kudi Ali et de Nasuni, tous les regards se tournèrent vers les deux jeunes filles, qui se tenaient pudiquement les yeux baissés. C'étaient deux demoiselles extrêmement belles et avenantes. Sans doute eût-il fallu être un saint pour résister au désir qu'elles inspiraient. Le commandant demanda qui elles étaient.
— Kudi Ali que voici est ma cousine, répondit ma mère. Celle-ci, Nasuni Hampaate, est ma servante-fille, ainsi que Batoma Soo qui m'accompagne également.
Elle sortit le laissez-passer qui lui avait été délivré à Banjagara et le tendit au commandant.
Celui-ci interrogea ensuite les laptots. Tou s confirmèrent les dires de Kadija et accablèrent leur patron, qu'ils détestaient pour ses brutalités et son mauvais caractère.
— Parmi les trente hommes que vous êtes, s'exclama le commandant, pourquoi aucun d'entre vous n'a-t-il tente de défendre ces femmes et cet enfant contre cette brute épaisse que vous appelez votre « patron » et que moi, à partir de maintenant, j'appelle mon prisonnier ?
— Nous sommes à sa merci, répondirent les laptots. Il licencie qui il veut et quand il veut. Les Blancs de la maison Deves-et-Chaumet ont en lui une confiance illimitée. Ils font tout ce qu'il leur demande de faire. Auprès d'eux il n'a jamais tort. Il nous fait fouetter pour un oui ou pour un non. Il est physiquement plus fort que nous, et il fait mettre en prison celui qui ose se plaindre. Mais le traitement qu'il a fait subir à cette femme nous a révoltés à tel point que, secrètement, nous avions décidé de nous réunir afin de le battre et de le dénoncer en arrivant à Kulikoro.
— Bande de lâches! s'écria le commandant. Ainsi, vous vouliez attendre qu'il soit trop tard pour agir. La loi française, sachez-le, punit sévèrement ceux qui refusent de porter secours à une personne en danger. Tous les trente, vous ferez un mois de prison à Kulikoro et vous serez exclus de votre travail pour trois mois. Quant à votre redoutable « patron », je vais l'interroger plus longuement. Sa vie dépend désormais de la vie de cette femme enceinte qu'il a rouée de coups.
L'interrogatoire ne fut pas long. L'homme était une brute, il l'avait suffisamment prouvé, mais par on ne sait quel phénomène, dès que ses membres cessèrent de trembler il répondit calmement aux questions du commandant sans chercher à se disculper. Il reconnut tous ses torts, puis fit cette déclaration étonnante, qui aurait sans doute intéressé le corps médical :
— Je ne bois pas, je ne fume pas, je ne mens pas, je ne vole jamais, mais hélas ma grande maladie c'est la femme. Quand j'en vois une qui me tente, je suis capable de tuer quiconque s'interpose entre elle et moi. Ma furie peut durer jusqu'à trois jours. Comme un ouragan, je renverse tout sur mon passage jusqu'à ce que je couche avec cette femme, ou jusqu'à ce que je vomisse, ou saigne du nez…
Et il se mit à gémir :
— Je suis malade, je suis malade… !
Tout le monde s'exclama : “Allâhu akbar!” (Dieu est le plus grand!) comme les musulmans ont coutume de le faire lorsqu'un événement les dépasse. Quant à moi, je me mis a chantonner sans arrêt, comme une litanie, les derniers mots du patron laptot : “Je suis malade… Je suis malade…” au point que ma mère, excédée, dut me frapper plusieurs fois pour me faire taire.
Le commandant écrivit quelque chose sur un papier. Il le plia, versa dessus un peu de cire rouge qu'il frappa avec un tampon, puis le tendit à ma mère, en lui faisant dire par l'interprète :
— Quand tu arriveras à Buguni, tu iras remettre ce papier au commandant de cercle.
Il se tourna vers Kudi Ali :
— Si jamais ta cousine ne pouvait, pour une raison ou une autre, faire ce que je viens de lui demander, tu le feras sa place.
— Je le ferai, répondit Kudi.
— Le commandant fit attacher un lien de fer autour du poignet du chef laptot et transféra celui-ci sur son propre chaland. Il désigna Bounâfou comme patron laptot pour le reste de la route et lui confia un autre papier à remettre au directeur de la maison Deves-et-Chaumet.
Ainsi se termina pour ma mère cette aventure mouvementée qui nous avait coûté un jour entier de jeûne forcé… et tous nos ustensiles de cuisine en terre cuite ! J'entendrai bien des fois, par la suite, le récit des événements de cette journée mémorable car il deviendra, sous le titre de “La bagarre de Kadija et du patron laptot”, l'un des morceaux de choix de nos conteuses familiales !
Enfin, le bateau arriva à Kulikoro. Il n'allait pas plus loin. Il fallait ensuite prendre le train pour rejoindre Bamako, à environ cinquante kilomètres de là. De ce premier voyage en chemin de fer je n'ai gardé aucun souvenir, pas plus que de la ville de Bamako. Arrivés après le coucher du soleil, le lendemain à l'aube nous nous engagions sur la route qui menait à Buguni. Il nous restait environ cent soixante kilomètres à parcourir.
Ma mère était de plus en plus fatiguée. Lorsque nous arrivâmes au gros village bamana de Donngorna, elle souhaita s'y reposer un peu. N'ayant ni parents ni amis chez qui loger, elle alla se présenter au chef du village. Ce dernier nous accorda l'hospitalité et nous installa dans son grand vestibule, qui servait de pièce d'accueil pour les hôtes de passage.
Ma mère aurait bien voulu accoucher chez elle à Buguni, mais, comme on dit, “le désir de l'homme ne peut modifier le dessein de Dieu”. A peine étions-nous installés qu'elle fut prise de violentes douleurs. Le visage crispé, mordant sa lèvre inférieure, elle gémissait, se tordait, pétrissait son ventre. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage. Puis, comme elle ne pouvait rester en place, elle se mit à faire le va-et-vient dans la cour, se tenant le dos des deux mains. Affolé, je courus vers elle pour lui porter secours, j'entourai ses jambes de mes bras.
—Dadda ! Dadda 29 ! Qu'as-tu ? Que se passe-t-il ?
Elle me repoussa doucement vers Kudi Ali, qui me retint.
Je demandai à Kudi de quoi souffrait ma mère. Qui donc l'avait rendue malade ? Qu'est-ce qui avait à ce point gonflé son ventre ?
— Ta mère n'est pas malade, répondit-elle. Son ventre contient un petit frère ou une petite sœur qu'elle va te donner bientôt.
— Pourquoi se tient-elle le dos ?
Avant qu'elle ne me réponde, je vis ma mère s'affaisser sur les genoux. Cette image de ma mère à genoux ne s'effacera jamais de ma mémoire. Kudi m'éloigna. Fou de terreur, je me débattais comme un poulet qu'on s'apprête à égorger, mais elle me tenait solidement.
Le chef du village, prévenu que ma mère était “en travail”, avait fait venir une vieille femme pour l'assister. La vieille apporta un vase de terre contenant de l'eau bien chaude. Selon l'usage, elle y jeta des écorces d'arbre et une boule de beurre de karité, mélangea le tout et en fit boire à Kadija ; puis elle commença à lui masser le dos. Je voulais rester pour voir ce qui allait arriver à ma mère. Peine perdue ! Kudi me remit à Nasuni, qui m'emmena dans la case de la femme du chef du village. Celle-ci, pour me calmer, me donna une poignée d'arachides bouillies.
— Tu vas avoir un petit frère ou une petite sœur, me dit-elle en souriant. Il faut attendre ici.
J'entendais Kudi répéter comme une litanie : “Yusufi ! Yusufi !” Machinalement, je me mis à crier moi aussi “Yusufi ! Yusufi !”
J'apprendrai plus tard que Yusufi ! (le prophète Joseph) était le patron des parturientes et que l'invocation de son nom était censée faciliter le travail de l'accouchement.
Ma mère ne souffrit pas longtemps. Fut-ce l'effet de la décoction, la vertu des massages ou la grâce de Yusufi, ou les trois ensemble ? Toujours est-il qu'elle fut délivrée en moins d'une heure. Tout à coup, je perçus les vagissements d'un nouveau-né. Kudi m'appela :
— Amkoullel, viens ! Tu as un petit frère !
Je courus vers ma mère. Elle ne souffrait plus. Son visage était souriant. Son gros ventre avait mystérieusement disparu. Kudi tenait devant elle un gros garçon au teint clair, doté d'un front haut et d'une abondante chevelure. Le bébé, apparemment furieux, crispait son petit visage et n'arrêtait pas de pleurer. Kudi le calmait d'une voix douce, l'appelant du joli nom traditionnel que l'on donne à tous les nouveau-nés avant qu'ils n'aient reçu leur nom véritable :
— O bienheureux Wusu-Wusu ! Sois le bienvenu parmi nous ! Apporte-nous longévité, santé et fortune. Ne pleure pas, ne pleure pas, Wusu-Wusu ! Tu es chez toi, au milieu des tiens, rien que des tiens !
Elle se tourna vers moi :
— Amkoullel, voici ton petit frère que ta maman a fait exprès pour toi. Il est à toi.
— Pourquoi pleure-t-il ? Il n'est pas content ? Il a peur ?
Avant d'obtenir une réponse, je m'aperçus que mon petit frère était encore relié à son placenta.
— Kudi ! m'écriai-je, pourquoi mon petit frère a-t-il un sac avec lui ? Que va-t-il mettre dedans ?
Je ne me souviens pas de la réponse de Kudi, car à ce moment-là je vis la vieille femme revenir avec un couteau et une calebasse emplie d'eau. Elle tenait également un sac contenant les cadeaux traditionnels servant à laver et à masser l'enfant. D'un seul coup de couteau, elle trancha le cordon qui reliait mon petit frère à son drôle de sac, puis elle offrit ses cadeaux à ma mère : du savon, du sel gemme, du miel, du beurre de karité et du beurre de vache. Ma mère se prépara à laver le bébé et à masser son petit corps selon la coutume des mamans africaines.
Aujourd'hui encore, je me souviens parfaitement, et dans les moindres détails, de tout le film de cet événement. Ce fut comme si j'émergeais d'un sommeil qui, jusqu'alors, m'avait embrumé l'esprit, m'empêchant de bien discerner les choses. C'est ce jour-là, à partir de la naissance de mon petit frère, que je pris clairement conscience et de mon existence et du monde qui m'entourait. Ma mémoire se mit en marche, et depuis elle ne s'est plus arrêtée…
Le chef du village dépêcha auprès de ma mère le doyen d'âge de la communauté. Il était accompagné du “maître du couteau” de la société secrète Kömö de Donngorna. Comme je l'apprendrai plus tard, le Kömö est une antique société religieuse bamana réservée aux adultes et dont le dieu, représenté par un masque sacré, est également appelé Kömö. Quant au “maître du couteau”, c'est le sacrificateur, et souvent le maître initiateur, de cette société.
Le “maître du couteau” examina attentivement le nouveau-né. Il lui tâta les os de la tête en commençant par la nuque et en terminant par le front. Il regarda ses doigts, les paumes de ses mains, ses orteils et la plante de ses petits pieds. Puis il se retira sans rien dire.
Le doyen d'âge, vêtu d'une tunique jaune faite de bandes de coton assemblées, était appuyé sur un grand bâton gainé de cuir. Une queue de bœuf agrémentée de grelots en cuivre jaune était suspendue à son bras gauche. Il se fit apporter une calebasse d'eau claire. Il la prit dans sa main droite et avança jusqu'au seuil du vestibule où se tenait ma mère. Là, il s'accroupit et dit, s'adressant au nouveau-né :
— O Njî Donngorna ! (Envoyé de Donngorna !) Tu es venu chez nous de la part de Celui qui t'a envoyé. Sois le bienvenu ! Apporte-nous une nouvelle réjouissante. Voici ton eau, accepte-la en échange de notre bien-être et de notre longévité.
Il tendit la calebasse d'eau à ma mère.
— Verses-en quelques gouttes dans la bouche de ton fils, lui dit-il.
Quand ce fut fait il ajouta :
— Nous ignorons comment ton père te nommera. Pour nous, il est Njî Donngorna, l'envoyé du ciel aux habitants de Donngorna.
Avant de quitter la maison, le vieillard prévint les femmes :
— Dînez de bonne heure ce soir, et enfermez-vous aussitôt dans la maison. Le dieu Kömö de Donngorna fera une sortie exceptionnelle pour venir saluer son hôte étranger « Njî Donngorna », mais les femmes, les enfants et tous ceux qui ne sont pas initiés au Kömö ne sont pas autorisés à le voir. S'ils le faisaient, ils risqueraient la mort. Le Kömö les tuerait impitoyablement. Restez donc bien enfermés.
Après son départ, chaque famille tint à offrir quelque chose au petit Njî Donngorna : qui un poulet de bienvenue, qui une boule de karité enveloppée dans des feuilles humides pour l'empêcher de fondre, qui une mesure de feuilles pilées de baobab, du tamarin, des tomates, du mil, du maïs, etc. Donngorna étant un gros village de six à sept cents habitants, on peut se faire une idée du volume des cadeaux qui furent offerts au petit Njî Donngorna.
Plus tard, le crieur public parcourut les ruelles du village en criant qu'il fallait dîner tôt car le dieu Kömö viendrait s'exhiber en l'honneur du nouveau-né de Donngorna. Un jeune berger pullo, qui ne nous quitta pas pendant tout notre séjour, nous traduisait tout en pular.
— Qu'est-ce que le Kömö ? demandai-je à ma mère.
— Ce dieu n'est pas un jouet pour les enfants ! m'accorda-t-elle pour toute réponse. Je dus m'en contenter.
A l'approche du soir, les derniers pilons tombaient dans les mortiers et tintaient doucement. De tous côtés on voyait revenir des pâturages bœufs, chèvres et moutons. Belements et beuglements se mêlaient aux aboiements des chiens qui pourchassaient des chèvres récalcitrantes. Des ânes nerveux, montés par des garçons ou des hommes couverts de poussière, regagnaient eux aussi le village en balançant doucement la tête de droite à gauche au rythme de leur marche, comme pour alléger leur fardeau. Aucun ne manquait de braire énergiquement en approchant de sa maison, sans doute pour signaler amicalement son retour des champs. Des cris de coqs, qui résonnaient de loin en loin, semblaient saluer la dépouille du soleil mourant à l'occident.
D'un seul coup, l'obscurité assombrit les collines qui entouraient Donngorna et que les derniers rayons du soleil avaient un instant recouvertes d'or. Dépouillées de leur parure, elles n'étaient plus que des monstres informes entassés les uns à côté des autres en un vallonnement tourmenté.
Après avoir dîné à la hâte, notre hôte fit rentrer ses poules et ses cabris. Ma mère s'enferma avec nous, servantes et enfants, dans le vestibule. Quelques instants plus tard, nous entendîmes au loin un son de corne. C'était la trompe du dieu Kömö qui retentissait derrière l'une des collines. Dans le calme de la nuit, l'écho en amplifiait le son au point qu'il paraissait venir de partout à la fois. Un gros tam-tam y mêla bientôt ses notes profondes, auxquelles vint s'ajouter le vrombissement effrayant du rhombe. Partout dans la concession, on éteignit les lumières. Chacun se tassa dans l'ombre. Il fallait faire le mort, sinon le dieu Kömö ne manquerait pas de tuer tous ceux qui n'étaient pas des siens.
Ma mère, allongée de côté sur une natte, était en train de donner le sein au nouveau-né qui, indifférent au tumulte du monde extérieur, tétait goulûment, les yeux fixés sur son visage. Je me pressais contre elle, me cramponnant à son dos.
Par-dessus le son des instruments s'éleva la belle voix du chantre du Kömö. Soutenu par un chœur, il chantait en bamana, langue que malheureusement je ne comprenais pas encore. Les voix se rapprochèrent. Le vacarme des trompes de corne et des tam-tams incommoda les chiens du village. De partout ils se mirent à pousser des aboiements de protestation, longs et lugubres pour certains, pour d'autres saccadés comme s'ils se préparaient à mordre. Mais sans doute ces chiens savaient-ils que le Kömö ne badine pas, car dès que le dieu parvint au milieu du village, ils se turent comme par enchantement et devinrent aussi silencieux que s'ils avaient été enterres au fond des greniers à mil.
Le Kömö parcourut les ruelles du village en poussant son cri de sortie : Han-ban-ban-han-ban-baaan ! n'fani'mba ! 30 dont le son rythmé, porté par le souffle profondément expiré du h, semblait sortir de ses entrailles. Durant toute la cérémonie le chantre du dieu, porteur du masque sacré, psalmodia cette litanie qui se grava si profondément dans ma mémoire que je l'entends encore.
Quand le Kömö entra dans la cour de la maison, il me sembla que la terre allait s'entrouvrir. Heureusement nia mère, qui s'était redressée, m'avait couché sur ses jambes et se penchait au-dessus de moi pour me protéger de son corps. Le Kömö devait être très lourd, car la terre tremblait sous chacun de ses pas. Il resta dans la cour un temps qui me partit une éternité. Dans ses chants revenait sans cesse le nom que le doyen dn village avait donné à mon petit fi-ère : Njî Donngorna. Il proclamait, comme nous l'apprîmes par la suite, que mon petit frère était un messager porte-bonheur pour tout le pays situé entre les deux fleuves, le Niger et le Bani, à trois journées de marche à la ronde.
Enfin le dieu s'éloigna, emportant son vacarme avec lui. Tout le monde se détendit et respira comme après une violente tornade.
Nous ne pouvions quitter le village avant une semaine en raison d'un interdit qui empêchait tout bébé de moins de sept jours de traverser la rivière sacrée de Donngorna, rivière que nous devions franchir pour rejoindre Buguni. Un chef dioula, client de ma mère, se trouva revenir de Bamako avec sa caravane d'ânes chargés de sel qu'il menait à Buguni. Ma mère le chargea de donner de nos bonnes nouvelles à Tijani et aux parents que nous avions dans la ville, mais elle lui demanda expressément de ne pas annoncer la naissance de mon petit frère. Elle voulait en faire la surprise à son époux.
J'étais très heureux d'avoir enfin un petit frère. Jusque-là c'était moi qui étais le “petit frère” de mon aîné Hammadun, lequel, en vertu de la tradition, avait tous les droits sur moi, et j'étais fort contrarié de ne pas en avoir un pour moi-même. Je cessai donc de me sentir frustré.
Finalement, nous restâmes dix jours à Donngorna. Je profitai de cet heureux temps pour aller m'amuser avec Bamusa, le fils du chef du village, un garçon qui devait avoir un an de plus que moi. Il allait tout nu, portant en bandoulière un sac fait de bandes de coton dans lequel il gardait tout ce qui lui tombait sous la main : souris des champs capturées au piège, sauterelles, lézards, fruits sativages, etc. Cela me changeait de ma vie de petit Pullo habitué à jouer entre veaux, chevreaux et agnelets et à boire du lait en tétant directement chèvres et brebis.
Je trouvais les occupations de mon ami Bamusa bien amusantes, mais tout de même un peu dégoûtantes. Aussi me contentais-je de manger les fruits et lui laissais-je ses souris, lézards et sauterelles. Il les grillait sur un feu de menus morceaux de bois et de paille que je l'aidais à ramasser. Il possédait une houe minuscule dont il usait pour creuser, un petit couteau et une hachette et, pour allumer le feu, un briquet africain constitué de deux pièces : une pierrette feu et un fer de choc. Avec sa provision d'amadou composée de duvets de fromager, il produisait du feu à volonté. La brousse était son restaurant préféré. Il y déjeunait souvent. Certains s'étonneront peut-être qu'un enfant aussi jeune (il devait avoir autour de six ans) soit capable de faire tant de choses. C'est que les enfants africains étaient extrêmement précoces, leurs jeux consistant le plus souvent à imiter les travaux des adultes, qu'ils aidaient d'ailleurs très tôt dans leurs tâches. Bamusa n'était nullement une exception.
Quand vint le dixième jour, je vis qu'on chargeait trois bœufs porteurs. C'était le départ. Une sourde contrariété m'envahit le cœur. Je n'avais pas envie de quitter Donngorna, où Bamusa venait tout juste de m'apprendre à monter sur le petit ânon docile de son père. J'aurais bien voulu profiter davantage de tous ces plaisirs nouveaux, mais il me fallait choisir : ou bien rester à Donngorna, ou bien suivre ma mère et mon petit frère dont la venue me rendait si fier et si heureux…
Je ne voulus pas partir en laissant Bamusa les mains vides. Aussi, sans en avoir demandé la permission à ma mère, lui donnai-je en cadeau mon plus beau boubou de basin. Bamusa et ses parents ne pouvaient en croire leurs yeux. Un boubou brodé fait en fine cotonnade de tubab ! Jamais aucun enfant de Donngorna n'avait reçu un cadeau aussi somptueux. Pour eux, je ne pouvais être que le fils d'un grand roi, et non d'un prisonnier.
A son tour Bamusa, sans en demander davantage la permission à ses parents, me donna l'objet le plus précieux que puisse posséder un petit garçon bamana de cette époque : son flè, cette petite flûte à bec percée de deux trous sur les côtés, à la fois instrument de jeu et moyen d'appeler au secours, que chaque garçonnet portait suspendue à son cou.
Enlevant son flè, il me l'attacha autour du cou avec une certaine cérémonie enfantine qui toucha nos parents respectifs. C'était le meilleur témoignage du lien qui nous unissait. Il ne parlait pas le pular, je ne comprenais pas le bamana et nous ne pouvions échanger que par gestes à la façon des sourds-muets, mais cela n'avait en rien compromis la chaleur de notre petite amitié.
Ma mère ordonna le départ. Mon petit frère fut placé dans une calebasse à lessive bien bourrée de linges doux et portée sur la tête de Batoma, tout comme, jadis, Nyele in avait porté juste après ma naissance.
Quelle ne fut pas la surprise agréable de ma mère quand elle vit s'approcher une délégation des notables de Donngorna nous amenant trois ânes chargés de vivres et de condiments, deux jeunes gens pour les conduire et une jeune fille pour aider Batoma à porter la calebasse contenant mon petit frère ! Par la suite, jamais les notables de Donngorna ne manqueront de nous envoyer chaque année, après la récolte, trois ânes chargés de vivres pour leur “Messager porte-chance”, et cela tout le temps que nous demeurerons à Buguni.
Le convoi s'ébranla sur la route. Tout Donngorna était sorti pour saluer son petit Messager et l'accompagner jusqu'à la rivière sacrée.
Bamusa marcha à mes côtés jusqu'à la rivière. Là, on me hissa sur l'un des bœufs porteursJe ne pus m'empêcher de pleurer. Bamusa aussi.
Après un jour et demi de marche, nous arrivâmes enfin à Kadijabugu, le “village de Kadija”. Toute la maisonnée nous fit fête. Une bonne toilette et un peu de repos furent les bienvenus, surtout pour ma mère. Comme à son habitude, Tijani ne devait venir à la maison que le soir, après sa journée de travail. Nous étions tous réunis dans la cour pour l'attendre. Je ne l'avais encore jamais vu, mais je savais que, malgré l'opposition de tous les siens, il m'avait choisi comme premier fils et même désigné comme son successeur. Il devait donc m'aimer beaucoup. J'étais heureux de voir mon nouveau papa et je l'attendais avec impatience.
Enfin, il apparut à l'entrée de la cour, accompagné d'un garde de cercle. Il avait les pieds enchaînés. En découvrant sa femme debout, son dernier-né dans ses bras et moi-même à son côté, il s'immobilisa ; puis, maladroitement, gêné dans sa marche par la chaîne qui entravait ses pieds, il s'avança vers nous. Ce spectacle me causa un grand choc. Je me tournai vers ma mère :
— Dadda, qui a mis des fers aux pieds de Naaba ?
— Les tubabs de France, répondit-elle.
Aussitôt mon cœur s'emplit de colère envers ces méchants tubabs.
Une hachette traînait sur le sol à quelques pas de là. Je courus m'en emparer et me précipitai vers mon père pour tenter de briser sa chaîne et les anneaux qui enserraient ses chevilles. Avec douceur, le garde qui l'escortait m'enleva la hachette des mains. Il avait les larmes aux yeux, ainsi que Tijani.
— Quand je serai grand, je vengerai mon père m'écriai-je.
A part ce petit incident, tout ne fut que joie ce soir-là dans la famille. Tous les parents et amis de Buguni vinrent saluer ma mère et souhaiter une longue et heureuse vie à mon petit frère.
Dès qu'ils se retrouvèrent seuls, ma mère remit à Tijani la lettre du commandant de Kulikoro, qui devait être communiquée au commandant de Buguni. Quand elle expliqua à mon père comment et pourquoi ce papier se trouvait entre ses mains, il pleura comme un enfant et se mordit l'index jusqu'à la deuxième phalange.
— O Pullo ! Pullo ! s'exclama-t-il, ce n'est qu'en l'absence de l'éléphant qu'on peut ramasser ses excréments ! (Autrement dit : il est des choses qu'on ne peut se permettre que lorsque le principal intéressé est absent.)
Kadija se hâta de l'apaiser :
— Quand Dieu venge un homme, celui-ci n'a pas le droit de garder quoi que ce soit dans son cœur. Que souhaitais-tu depuis mon départ, sinon me revoir en bonne santé ? Or me voici de retour avec tes deux fils : celui qui a un nom, Amadu, et celui à qui tu vas en donner un et que les gens de Donngorna ont déjà baptisé «Njî Donngorna». Remercions plutôt Dieu de sa protection. Et demain matin, quand tu remettras ce papier au commandant, dis-lui bien que les coups que j'ai reçus du patron laptot ne m'ont pas abîmée. J'ai été délivrée sans mal et mon enfant est bien venu. Il se porte bien. En conséquence, je retire ma plainte et demande que mon agresseur soit libéré.
Mon père, rasséréné, prit le papier et regagna la prison, accompagné de son garde.
Kudi Ali fut conduite chez Mamadu Caam, le cousin de Tijani, afin d'y demeurer jusqu'au jour de son mariage avec Cerno Kunta.
Le lendemain matin, Tijani se présenta au bureau du commandant de Courcelles pour lui remettre le papier.
Avant qu'il ait pu dire un mot, le commandant, assisté de son interprète, l'interpella:
— Ah te voilà Tijani ! Approche ! J'ai une très, très mauvaise nouvelle à t'annoncer.
Mais en même temps un grand sourire éclairait son visage. Comme à son habitude, Tijani accueillit ces paroles sans se troubler.
— De mon côté, dit-il, je suis venu dire à mon commandant que ma femme, partie d'ici enceinte, est revenue en bonne santé. Elle m'a donné un beau garçon. Son acconchement s'est passé sans difficulté, bien qu'on ait craint pour sa vie et celle de l'enfant à la suite des coups qu'un laptot furieux lui a assenés au cours du voyage. Le commandant de Kulikoro, qui a assisté à la scène, a arrêté l'agresseur. Il le garde en prison en attendant de connaître les conséquences des coups reçus par ma femme. Voici, mon commandant, la lettre qu'il a écrite pour vous. J'atteste que ma femme et mon enfant se portent bien et que ma femme désire retirer la plainte que le commandant de Kulikoro a déposée en son nom.
Le commandant de Courcelles lut le papier :
— Le nécessaire sera fait, dit-il.
Puis, bien calé dans son fauteuil, il s'adressa à nouveau à mon père avec son étrange sourire.
— Je regrette de n'avoir pas, comme les anciens Arabes, un astrolabe pour mesurer aujourd'hui la position du soleil. Mais quelle que soit cette position, Je puis t'affirmer que ce jour est faste pour toi. Ton épouse t'a donné un fils, et moi je viens de recevoir, dans le courrier de ce matin, une lettre m'annonçant la levée du temps de prison qui te restait à purger. A partir de maintenant, Cerno Kunta Sisee et toi, vous êtes libres ! Toutefois, et jusqu'à nouvel ordre, vous ne devez vous rendre nulle part hors de Buguni. Vous n'êtes plus prisonniers, mais vous êtes toujours en résidence surveillée dans le cercle de Buguni.
Mon père restait imperturbable.
— Mais enfin, Tijani, s'étonna le commandant, dis-moi pourquoi ni mauvaise nouvelle ni mauvais traitement n'ont de prise sur toi.
— Mon commandant, on ne peut m'annoncer une nouvelle plus grave que celle que le destin m'a assignée au jour de ma naissance en me disant : “Tu es entré dans une existence dont tu ne sortiras pas vivant, quoi que tu fasses”, et nulle force humaine ne pourra jamais me loger plus étroitement sur cette terre que je ne le serai dans ma propre tombe. C'est pourquoi aucune mauvaise nouvelle ne peut réellement m'assombrir. J'ai appris à voir venir la mort avec le même calme que je vois tomber la nuit quand le jour décline. A chaque réveil, je me considère comme un condamné en sursis. Mais je ne suis pas pessimiste pour autant, mon commandant, et je ne serais nullement surpris si, un jour, je redevenais le grand chef que j'ai été. La vie est un drame qu'il faut vivre avec sérénité.
A ce point de sa vie, Tijani en était arrivé à dompter aussi bien sa joie que sa colère. Il recevait de façon égale le bien ou le mal qui se présentaient à lui. Il attribuait l'un comme l'autre à Dieu et acceptait de la vie aussi bien l'amer que le doux. Cette philosophie, qu'il avait acquise à Banjagara aux pieds de son maître Cerno Amadu Tafsiiru Baa (qui fut également celui de Cerno Bokar), lui avait sans doute donné la force de résister sans se laisser abattre aux terribles épreuves qui jalonnèrent son existence, et dont chacune aurait pu détraquer le cerveau le plus solide…
Mon père et Cerno Kunta, libérés, revinrent ensemble le jour même à Kadijabugu avec tout leur “fourbi”, qui se limitait à bien peu de choses. Le premier acte de mon père fut de fixer une date commune pour la cérémonie d'imposition du nom de mon petit frère et le mariage de Cerno Kunta et de Kudi Ali. La double fête fut célébrée avec la participation de tous les fonctionnaires indigènes de Buguni. Chacun apporta son cadeau. Les deux cérémonies furent présidées par Moustapha Dembele, “moniteur de l'enseignement” avec qui mon père, malgré son âge, apprenait à lire et à écrire le français. Tiemokojan, le grand chef bamana de Buguni, envoya une délégation composée des notables les plus en vue de son entourage et une masse de cadeaux. Ma mère fit préparer de nombreux plats et un somptueux couscous au mouton dont tout le monde se régala.
Quant à mon petit frère, mon père lui donna le nom de “Cheik Mohammed el Ghaali”, le maître auprès duquel Elhadj Umar avait passé plusieurs années à Médine, en Arabie, et qui l'avait investi de la fonction de “khalife général de la Tidjaniya pour l'Afrique noire”.
La nouvelle de la libération de Tijani Caam se répandit dans tout le Macina. La plupart de ses amis et compagnons d'âge de Banjagara saisirent l'occasion pour quitter la ville et venir le rejoindre à Buguni. On vit arriver d'abord Kullel, l'ami de toujours, accompagné de Tidjam Daw et d'Abdallah Kolaaɗo, eux aussi fins “connaisseurs” en de nombreux domaines traditionnels, puis bien d'autres qui tous se fixèrent à Kadijabugu. Ma mère, qui avait déjà fait venir précédemment sa coépouse Jaaray Agibu, les trois frères de Tijani et Gabdo Guro, la première femme de Cerno Kunta, fit venir cette fois-ci le célèbre guitariste Ali Jeli Kuyate, griot personnel de Tijani, et les serviteurs les plus proches de ce dernier : Samburu, Kolaaɗo, Bolâli et Salmana, plus sa servante préférée qui lui servait toujours ses repas, la douce Yabara. Les frères de Tijani restèrent un certain temps avec nous, puis Tijani les renvoya à Banjagara pour veiller sur le reste de ses parents.
Ainsi la famille se retrouva-t-elle en partie réunie à Buguni. Une véritable petite Cour ne tarda pas à se reconstituer autour de mon père. Certes, elle était moins nombreuse et moins brillante qu'à Luta, mais au dire de tout le monde elle était, grâce à ma mère, mieux organisée, mieux nourrie et plus agréable à vivre. Chaque soir, la cour de la maison se remplissait de Fulɓe, de Toucouleurs et de Bamana qui venaient écouter chanter le griot Ali Jeli ou entendre conter Kullel, le maître du “grand parler” pular. Il fallait nourrir tout ce monde mais, Dieu merci, ma mère savait gagner de l'argent. Son “campement-restauration” marchait à merveille et ses diverses activités commerciales prospéraient. Kadija et ses frères ne s'étaient-ils pas juré, jadis, que Tijani retrouverait grâce à eux la Cour qu'il avait perdue à Luta ?
Plus de vingt personnes prenaient leurs trois repas de la journée à la maison. L'hospitalité de ma mère était telle que les gens de Buguni disaient en maxime : “Le repas de Tijani Caam se prend jusque dans la rue” — façon de dire que la maison était toujours pleine. Jamais ma mère n'avait mieux mérité son surnom de Debbo jom tuuba : “femme à pantalon” !
Tijani avait repris son métier traditionnel de tailleur-brodeur. Parallèlement, grâce à sa culture islamique et arabe, il jouait plus ou moins le rôle de marabout auprès des gens de Buguni. La région, peu islamisée, comptait en effet encore fort peu de musulmans qualifiés, encore moins de savants ; aussi voyait-on chaque jour des Jula musulmans venir demander prières et conseils à mon père, qui devint bientôt un guide religieux écouté.
Quelque temps après notre retour à Buguni, le commandant de Courcelles, qui effectuait une tournée de recensement, passa à la maison. J'avais entendu dire que les Blancs-Blancs (comme on appelait les Européens par opposition aux Blancs-Noirs, ou Africains européanisés) étaient des “fils du feu” et que la clarté de leur peau était due à la présence en eux d'une braise ardente. Ne les appelait-on pas “les peaux allumées” ? Les Africains les avaient baptisés ainsi parce qu'ils avaient observé que les Européens devenaient tout rouges lorsqu'ils étaient contrariés ; mais moi, j'étais persuadé qu'ils brûlaient. Tenaillé par la curiosité, je demandai à Nasuni de me cacher derrière les pans de son grand boubou. Chacun défilait devant le commandant, qui inscrivait les noms sur un grand registre. Quand ce fut le tour de Nasuni, bien caché derrière elle, j'avançai tout doucement ma main droite sur le côté. Le plus légèrement que je pus, je posai le bout de mon index sur la main gauche du commandant qui reposait au bord de la table. Contrairement à mon attente, je ne ressentis aucune brûlure. J'en fus extrêmement déçu. Désormais, pour moi, le Blanc était “une braise qui ne brûle pas”. A vrai dire, bien caché derrière le boubou de Nasuni, je n'avais pas vu grand-chose du commandant ; à peine avais-je vu sa main. Notre vraie rencontre allait avoir lieu un peu plus tard.
Mon petit frère Mohammed el Ghaali (prononcer Raali) s'épanouissait de jour en jour. J'aimais veiller sur lui, chatouiller ses joues, ses petits bras potelés, son ventre rond et l'entendre rire aux éclats. Quelquefois je l'emmenais jouer hors de la maison. Un jour que nous étions en train de nous amuser au bord du chemin, je vis surgir devant nous un Blanc-Blanc, vêtu d'un costume extraordinaire, accompagné de deux acolytes blancs-noirs : un garde de cercle et un interprète. Les Blancs, c'est bien connu, sont de puissants sorciers qui émettent des forces maléfiques et mieux vaut ne pas s'attarder en leur compagnie. Mais là, impossible de fuir, nous étions coincés. Je saisis alors mon petit frère et le plaçai entre mes jambes pour le protéger du “mauvais œil” qui émanait du Blanc-Blanc et de ses compagnons blancs-noirs, lesquels étaient forcément ses complices, à l'image du hibou qui, dit-on, accompagne partout le sorcier. Des sanglots dans la voix, j'appelai de tous mes poumons ma mère, Allah et le prophète Muhammad.
Le Blanc-Blanc parlait à ses compagnons dans une langue mystérieuse, et chaque fois qu'il s'arrêtait les Blancs-Noirs répétaient invariablement et inlassablement: “Oui ma kumandan ! Oui ma kumandan !” Ces mots se gravèrent immédiatement dans mon esprit. Ce ne pouvait être qu'un moolorgol, une formule propre à exorciser le mal venant du Blanc-Blanc. Machinalement, je me mis à la répéter moi aussi, pour éloigner de mon petit frère et de moi-même la calamité qui nous menaçait. J'étais persuadé que nous étions tombés dans le piège du diable et que la formule mystérieuse nous protégerait. Hélas, au lieu d'écarter le Blanc-Blanc, elle l'attira sur nous comme l'aimant attire le fer ! Mon frère, totalement inconscient du danger, souriait et tendait innocemment vers le Blanc-Blanc ses deux petits bras, tapant de temps en temps des mains sur le sol dans un geste de joyeuse impatience. Le Blanc-Blanc, complètement charmé, se pencha et lui caressa la tête, les joues et le menton. Ce geste, manifestement plus paternel que diabolique, me rassura. Je me ressaisis. Aussitôt, ma curiosité innée reprit le dessus et je me mis à examiner en détail le Blanc-Blanc.
Son costume était d'une blancheur remarquable, mais au lieu de flotter et de laisser l'air circuler librement autour du corps comme les vêtements africains, il épousait strictement les formes du Blanc, comme si c'était pour lui une carapace de protection. Immédiatement, une vieille légende, qui remontait aux premières arrivées des Blancs par voie de mer et que j'avais entendue, me revint à l'esprit. Les Blancs, disait-on alors, étaient des “fils de l'eau”, des êtres aquatiques qui vivaient au fond des mers dans de grandes cités. Ils avaient pour alliés des djinns (génies) rebelles que le prophète Salomon avait jadis précipités dans les profondeurs de l'océan et à qui le séjour sur terre était interdit à jamais. Ces djinns fabriquaient pour eux, dans leurs ateliers, des objets merveilleux. De temps en temps ces “fils de l'eau” sortaient de leur royaume aquatique, déposaient quelques-uns de leurs objets merveilleux sur le rivage, ramassaient lus offrandes des populations et disparaissaient aussitôt 31.
“Ce costume prouve bien que les Blancs-Blancs sont des « fils de l'eau », me dis-je en moi-même. Cesont des espèces d'écrevisses géantes à forme humaine, et comme toute bonne écrevisse qui se respecte, ils doivent avoir une carapace, si légère fut-elle.” Rassuré par ce raisonnement, j'examinai tous les détails de la légère carapace du Blanc-Blanc, dont l'image se grava clans ma mémoire comme sur une pellicule photographique. Elle se composait de trois parties : une pour sa tête, une pour son tronc et une pour ses membres.
La carapace de la tête avait la forme d'une courge coupée en biais. Elle était peinte d'une matière blanche semblable à celle que fabriquent les femmes africaines en pilant des os d'animaux et dont elles s'enduisent les doigts pour mieux faire tourner leur fuseau à fusaïole. La tête du Blanc-Blanc dans sa carapace me fit penser à celle de Kumba Jubbel, l'ombrette, un oiseau échassier de l'Afrique tropicale ; mais la tête de Kumba Jubbel était mieux ajustée et plus fièrement portée en arrière. Il me vint par espièglerie une méchante idée, que je devais d'ailleurs regretter un peu plus tard quand je connus mieux mon Blanc-Blanc : je souhaitai sur-le-champ qu'un vilain gecko, ce lézard considéré comme immonde par la tradition au point d'être surnommé geddel Allah (“l'ennemi de Dieu”), vienne nicher dans sa carapace de tête pour fourrager dans les longues mèches de sa chevelure. A cette seule idée, j'eus envie de rire.
La carapace de son tronc était, elle, savamment apprêtée. Elle avait deux bras, deux lèvres verticales se rejoignant au milieu du corps et quatre poches superposées deux à deux. La lèvre gauche de la carapace était percée de cinq fentes pareilles à de petites paupières mi-closes. Sur la lèvre droite étaient fixés cinq gros boutons dorés que le Blanc-Blanc avait passés dans les cinq petites fentes. il avait encore deux boutons dorés sur les épaules et un sur chaque poche.
Quant à la carapace des membres inférieurs, c'était bien la plus étrange : elle descendait jusqu'aux chevilles le long des deux jambes qu'elle enserrait étroitement. Les pieds, eux, étaient cachés dans des chaussures noires fermées, qui reluisaient comme de l'ébène bien huilé. De toute évidence, ces chaussures ne ressemblaient en rien à celles des Noirs, habitants normaux de la terre ferme.
Sur son visage, le Blanc-Blanc portait une moustache dont les poils drus ëvoquaient la crinière coupée d'un poulain. Sa barbe, de longueur moyenne, était très bien peignée.
Tandis que je l'observais, le Blanc-Blanc se pencha vers moi pour prendre mon petit frère dans ses bras. Son corps exhala une vapeur inhabituelle à mon odorat. Bien que cette odeur ne fût pas une puanteur à proprement parler, elle me saisit à la gorge et je faillis vomir. J'eus la conviction que le Blanc-Blanc venait de m'envoûter avec un encens magique émané de son propre corps. Profitant de ce qu'il était occupé avec mon petit frère, je détalai à toutes jambes vers la maison, appelant ma mère au secours :
— Dadda ! Dadda ! Le Blanc-Blanc a pris Mohammed el Ghaali, puis il a soufflé sur moi un fumet de son encens magique ! J'ai essayé de le rejeter par la bouche mais je n'ai pas pu, le Blanc-Blanc a obstrué mon gosier par un sortilège. Dadda, viens vite ! Viens délivrer mon petit frère et donne-moi vite un lavement guérisseur afin que je ne meure pas !
Pendant que je détalais ainsi vers ma mère en hurlant, le Blanc-Blanc, tenant mon petit frère dans ses bras, m'emboîtait le pas, suivi de ses deux auxiliaires blancs-noirs.
Ma mère, alertée par mes cris, fut vite auprès de moi, mais malgré sa présence rassurante je n'eus pas le courage de m'arrêter. Je courus jusqu'à sa case et allai me cacher derrière la couchette installée tout au fond. Là je dérangeai par mégarde une mère poule qui était venue y couver. Furieuse, et mue sans doute par l'instinct maternel, elle me sauta dessus et me décocha une bordée de coups de bec. Je ne sais comment je me suis retrouvé dans la cour, le corps orné de quelques duvets que mon adversaire, sans doute pour m'obliger à me souvenir de notre engagement, y avait déposés. J'eus très honte d'avoir été battu et chassé de la case maternelle par une poule. Il fallait bien que le Blanc-Blanc m'ait jeté un sort puissant pour que m'arrive une pareille disgrâce, et cela dans le giron même de ma mère où j'étais venu me réfugier contre ses sortilèges !
Tout à coup, je vis entrer dans la cour ma mère portant dans ses bras mon petit frère et suivie du Blanc-Blanc et de ses acolytes. Cela ne m'étonna pas. Ma mère, je le savais, n'avait peur de rien, et elle était bien capable de dompter même des diables européens. Pour que le BlancBlanc et ses compagnons la suivent ainsi, dociles comme des moutons de case à l'engrais, sûrement elle avait réduit à néant leurs forces maléfiques !
Arrivé au milieu de la cour, le Blanc-Blanc se tourna vers moi. Il me demanda, par l'entremise de son interprète, pourquoi je m'étais sauvé sans me soucier de ce qu'allait devenir mon petit frère. Stupéfait, je ne sus que répondre. Me mordillant la lèvre, je baissai la tête, extrêmement vexé. Le Blanc-Blanc dit alors qu'il ne savait pas que Tijani Caam avait de si beaux garçons. Il nous apprit qu'il se nommait de Courcelles, qu'il appartenait, en France, à un très vieux clan de chefs et que ses ancêtres, à une certaine époque qu'il appela “Révolution”, avaient été, tout comme Tijani, dépouillés de leur chefferie. Quelques membres de sa famille avaient même été exécutés et d'autres envoyés au bagne après confiscation de leurs biens. C'est dire s'il comprenait Tijani et se sentait proche de lui !
Au fur et à mesure que le Blanc-Blanc parlait, je m'apaisais. Je sentis même naître dans mon cœur un élan de sympathie pour lui. Il ne me faisait plus peur, et je me repentis sincèrement d'avoir souhaité qu'un vilain gecko aille nicher dans sa coiffure pour brouter ses cheveux. J'eus l'impulsion de lui demander pardon pour cette mauvaise pensée, mais la peur d'être sévèrement puni par ma mère me retint. En effet, elle ne cessait de nous recommander :
— Battez-vous s'il le faut, mais n'ayez jamais de mauvaises pensées contre qui que ce soit, Allah ne le veut pas, et les règles de la noblesse peule (ndimaaku) le réprouvent.
Après quelques instants de conversation avec ma mère, le commandant s'adressa de nouveau à moi.
— Ton petit frère est mon Grand Ami, dit-il. Quant à toi, tu n'es que mon Ami, parce que tu as fui devant moi. Un vrai noble meurt, mais il ne fuit jamais.
Comme je l'avais vu faire par le garde quand il parlait au Blanc-Blanc, je me mis maladroitement au garde-à-vous et dis :
— Oui, ma kumandan !
Et j'ajoutai en pular :
— Je suis noble de père et de mère. Je ne fuirai plus jamais devant un Blanc-Blanc, même s'il ne s'appelle pas de Courcelles. Je t'en prie, fais de moi un Grand Ami, car je ne peux pas être plus petit que mon petit frère. Sinon Binta Jafara ne voudra plus de moi pour mari.
(Binta Jafara, une amie de ma mère, était la fille du grand preux Jafara Aïssata, réputé pour son courage et sa témérité. Je lui avais dit que je voulais l'épouser. Pour me consoler, elle avait promis de se conserver pour moi jusqu'à ce que je grandisse. Je me considérais comme son chevalier servant.)
De Courcelles, après avoir écouté la traduction de l'interprète, éclata de rire. Il me caressa la tête et m'éleva sur-le-champ au rang de Grand Ami, tout comme mon petit frère.
Telles sont, à quelques détails près, les circonstances de ma première vraie rencontre avec un Blanc-Blanc appartenant à une race d'hommes que, jusqu'alors, je n'aimais point, par rancœur pour ce qu'ils avaient fait à mon père Tijani. Lorsqu'il partit, je demandai à ma mère :
— Dadda, le commandant de Courcelles n'est-il pas un tubab ?
— Si, me répondit-elle, mais c'est un bon tubab.
Cette réponse me troubla. J'avais décidé de haïr tous les tubabs, mais comment pouvais-je détester ce commandant si gentil, dont j'entendais dire qu'il avait tout fait pour faire libérer mon père ? J'apprenais pour la première fois que les réalités de ce monde ne sont jamais ni entièrement bonnes ni entièrement mauvaises, qu'il faut savoir faire la part des choses et se garder de tout jugement préconçu.
De Courcelles aimait le cheval et la chasse. Or mon père était non seulement un excellent cavalier mais aussi l'un des meilleurs fusils de Buguni — qui était pourtant un pays de chasseurs traditionnels — et un habile traqueur de fauves et de gros gibier. Deux sorties en commun achevèrent de convaincre le commandant qu'il avait trouvé en mon père le compagnon qu'il lui fallait.
Le commandant de Courcelles nous aima, sans calcul ni arrière-pensée. Force fût pour nous de l'aimer et, à travers lui, d'aimer aussi son pays auquel il vouait une véritable dévotion. On ne répugnait plus, à la maison, à parler de la France et des Français. On ne les maudissait plus. Un jour mon père, parlant de la France, nous dit :
— Le royaume de France a deux têtes : l'une est très bonne et l'autre très mauvaise.
Je ne compris pas, alors, ce qu'il voulait dire. Ce n'est que plus tard, avec l'expérience et une meilleure connaissance des êtres et des choses, que j'appris à faire la différence entre le peuple de France et le comportement de certains de ses représentants hors de ses frontières, en particulier dans les colonies. Etait-ce ce qu'il avait voulu dire ?
Je commençais à m'ennuyer de passer toute la journée à la maison, n'ayant pour seul compagnon de jeu que mon petit frère. Certes, nous nous entendions comme lait et couscous et il partageait de bon cœur avec moi les friandises que le commandant lui apportait chaque dimanche matin, mais il était bien petit et la compagnie d'enfants de mon âge me manquait. Un jour, ma mère m'emmena en ville saluer nos cousins Galo Baa et Mamadu Caam. Le premier avait deux garçons de mon âge, Mamadu et Issiaka, et le second une petite fille, Kajali. C'étaient pour moi des camarades tout indiqués. Dès lors chaque matin, après avoir pris mon petit déjeuner, je quittais la maison pour les rejoindre. Un jeune garçon bamana, Sirman Kone, ne tarda pas à s'ajouter à notre petit groupe.
C'est à cette époque, je crois, que j'ai été affilié à la société bamana d'initiation enfantine Tiebleni ainsi que mes petits compagnons de jeu. Etant donné que nous vivions en plein milieu bamana, cette affiliation était indispensable, sinon il nous aurait été impossible de fréquenter nos camarades de Buguni qui faisaient tous partie de ces associations, et nous aurions été obligés de rester enfermés à la maison chaque fois que le masque sacré du Kömö 32 sortait de sa retraite pour parcourir les rues à l'occasion des fêtes ou des cérémonies. Pour les petits musulmans, cette affiliation était de pure forme. On nous apprenait les secrets du rituel, les signes de reconnaissance, quelques petits contes, mais guère plus. Il existait également (et cela vraisemblablement depuis l'empire du Mande [Mali] fondé au XIIIe siècle par Sunjata Keita) une affiliation de pure forme au Kömö pour les adultes musulmans vivant en pays bamana afin qu'ils ne soient pas coupés de la communauté dans laquelle ils vivaient. Ils étaient dispensés de sacrifier aux fétiches, ne mangeaient pas les aliments sacrifiés, ne buvaient pas d'alcool et n'assistaient pas aux cérémonies, mais au moins ils n'étaient pas, eux non plus, obligés de se cloîtrer lors des sorties du Kömö. Ces relations de bon voisinage et d'acceptation mutuelle reposaient sur le vieux fond de tolérance religieuse de l'Afrique traditionnelle animiste qui acceptait toutes les formes de pratique religieuse ou magicoreligieuse et qui, de ce fait, ignora les guerres de religion.
Tijani était un musulman fervent et convaincu dont l'exemple suscita même, à Buguni et ailleurs, d'assez nombreuses conversions, mais cela ne l'empêchait pas d'être extrêmement tolérant. Pour lui, mon affiliation aux initiations enfantines bamana était une occasion supplémentaire de m'instruire. Dès cette époque, j'ai appris à accepter les gens tels qu'ils étaient, Africains ou Européens, tout en restant pleinement moi-même. Ce respect et cette écoute de l'autre quel qu'il soit et d'où qu'il vienne, dès l'instant que l'on est soi-même bien enraciné dans sa propre foi et sa propre identité, seraient d'ailleurs plus tard l'une des leçons majeures que je devais recevoir de Cerno Bokar.
Quand j'eus atteint l'âge de sept ans, un soir, après le dîner, mon père m'appela. Il me dit :
— Cette nuit va être celle de la mort de ta petite enfance. Jusqu'ici ta petite enfance t'offrait une liberté totale. Elle t'accordait des droits sans t'imposer aucun devoir, pas même celui de servir et d'adorer Dieu. A partir de cette nuit, tu entres dans ta grande enfance. Tu seras tenu à certains devoirs, à commencer par celui d'aller à l'école coranique. Tu vas apprendre à lire et à retenir par cœur les textes du livre sacré, le Coran, que l'on appelle aussi Mère des livres.
Cette nuit-là, je ne pus dormir. J'étais hanté par ces mots mystérieux : “mort de ma petite enfance”. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Quand les hommes meurent, on creuse le sol et on les enfouit sous la terre, tout comme les graines des céréales. Mon père allait-il enterrer ma “petite enfance” ? Je savais que le mil, le maïs et l'arachide que l'on mettait en terre réapparaissaient ensuite sous forme de tiges nouvelles, mais je n'avais ni vu ni entendu dire qu'un homme ait, comme une céréale, germé et poussé hors de sa tombe. Qu'en serait-il avec ma petite enfance ? Allait-il en germer quelque chose de nouveau? Je finis par m'endormir, la tête pleine de questions insolubles. Je fis un rêve, le premier dont le souvenir me soit resté vivant : je me voyais dans un cimetière où, de toutes les tombes, sortaient des bustes d'hommes.
Le lendemain, ma mère me réveilla de bonne heure. Elle me fit prendre un bain. Pendant qu'elle me lavait, j'eus envie de lui raconter mon rêve, mais je ne sais pourquoi, j'hésitai. Finalement je ne lui dis rien. Après le bain, elle me revêtit d'un boubou blanc, puis elle alla chercher deux petites calebasses emplies l'une de lait de chèvre, l'autre de boules de farine de mil cuites à la vapeur.
Mon père vint me prendre par la main et m'emmena, à travers “Kadijabugu”, vers la case de Cerno Kunta. Ma mère nous suivait avec les deux calebasses. Arrivé à l'entrée de la case, mon père prononça la formule de salutation musulmane :
— As-salaam aleïkoum ! (La paix sur vous.)
Cerno Kunta, qui avait reconnu la voix de Tijani, sortit et répondit :
— Wa aleykum es-salaam ! (et sur vous la paix!) Bisimillâhi ! Bisimillâhi ! (Bienvenue, au nom de Dieu !)
Pendant que Cerno Kunta et mon père échangeaient les longues litanies de salutation d'usage, Kudi Ali étala sur le sol, devant la case, une natte historiée du Macina sur laquelle elle plaça une belle peau de mouton. Sur un signe de Cerno Kunta, mon père y prit place. Il me fit asseoir à côté de lui, ma mère venant m'encadrer de l'autre côté.
— Cerno Kunta, dit mon père, notre venue chez toi de si bon matin n'a rien de fâcheux.
— Qu'il en soit bien ainsi ! C'est des deux mains que je reçois votre visite.
— Notre fils Amadu a atteint sa septième année. Nous te l'amenons afin que tu lui enseignes la lettre du Coran comme la loi musulmane l'exige.
Ma mère tendit les deux petites calebasses :
— Voici les aliments exigés par la tradition : le lait de chèvre et les boulettes de mil.
Cerno Kunta prit les deux calebasses, les posa à côté de sa peau de prière, puis pénétra dans sa case. Quand il en ressortit, il tenait dans sa main droite une petite tablette de bois et, dans sa main gauche, une écuelle remplie de sable fin dans laquelle il avait solidement fiché une petite gourde contenant de l'encre noire (fabriquée à partir de charbon de bois et de gomme arabique), plus quelques tiges de roseau taillées en forme de plumes. Il posa ces objets à terre, puis se retournant vers l'est, paumes ouvertes, il récita la Fatiha, première sourate du Coran, intitulée “l'Ouvrante”, texte rituel de base de l'Islam. Il versa dans une petite calebasse un peu d'encre et de lait de chèvre, trempa une plume de roseau dans ce mélange et écrivit sur la planchette un long texte coranique. Ensuite, il lava la planchette avec du lait, recueillit soigneusement ce lait mêlé d'encre et trempa dans ce mélange les trois boulettes de farine de mil qu'il me donna à manger. Puis il me fit boire trois gorgées de la mixture. Le goût en était plus agréable que je ne l'avais craint.
Après cette petite cérémonie, Cerno Kunta me fit prononcer la shahâda, c'est-à-dire la double profession de foi musulmane : Ash'hadu an lâ ilâha ill'Allah (Je témoigne qu'il n'y a de dieu que Dieu 33), Muhammad rassoul'Allah (et que Mohammed est l'envoyé de Dieu). Il recevait ainsi ma conversion à l'Islam, conversion qu'il m'appartenait de renouveler en pleine conscience quand j'atteindrais ma majorité.
Il reprit alors la planchette et y inscrivit sept lettres de l'alphabet coranique. Ensuite, il me fit asseoir sur les talons dans la position musulmane traditionnelle, le poids du corps reposant essentiellement sur le pied gat che. Il me fit prendre la planchette de telle sorte que le haut repose sur mon avant-bras gauche et le bas sur ma cuisse droite. De mon index droit je devais désigner chacune des sept lettres qu'il avait tracées en gros caractères. J'étais rituellement préparé à recevoir l'enseignement du Livre sacré.
Avec un respect religieux, Cerno Kunta suivit lui-même de son index droit chacune des sept lettres coraniques, énonçant chaque fois le nom que les Fulɓe leur ont donné. Ces sept lettres étaient celles qui composent la formule coranique Bismillâh (au nom de Dieu), que on trouve en tête de chacune des sourates du Coran et que les musulmans prononcent avant chaque geste ou acte important de leur vie.
Sept fois Cerno Kunta me répéta la leçon, et sept fois je la rabâchai après lui, après quoi il congédia mes parents. Je devais rester dans un coin de sa cour et répéter quatre cent huit fois la leçon en suivant les lettres du doigt. Cela me prit environ deux heures. Quand j'eus terminé, Cerno Kunta me dit d'aller déposer ma planchette contre le mur à l'intérieur de sa case, puis de rentrer chez moi. Le lendemain était un jeudi, jour traditionnel de congé scolaire ; je ne devais donc revenir que le vendredi. Je rangeai soigneusement ma planchette puis m'élançai en gambadant vers l'habitation de mes parents, chantonnant tout le long du chemin une petite rengaine bien rythmée un peu moqueuse à l'égard du maître, que tous les enfants fulɓe musulmans apprennent bien avant d'aller à l'école coranique.
Tout heureux d'être libéré, je restai néanmoins impressionné par la mise en scène qui avait accompagné cette première leçon. Une fois revenu à la maison, fier de connaître ma première leçon, je me mis à tympaniser tout le monde en la serinant à tue-tête. Il ne fallut pas moins que l'intervention de mon père pour me faire taire.
Depuis que Naaba m'avait parlé de la mort de ma petite enfance, j'avais pris à mes yeux une importance exagérée, d'autant que ma mère m'accordait dorénavant une grande liberté. Elle ne m'empêchait plus d'aller tout seul à Buguni-ville. Mes petits camarades Mamadu, Issiaka et Sirman venaient me chercher le mercredi après-midi. Le lendemain étant jour de congé, je couchais parfois chez eux et nous passions ainsi ensemble deux jours pleins à courir dans la brousse et les bois environnants. Nous formâmes bientôt un groupe de quatre véritables petits diables, impénitents piégeurs de souris et de lézards et incorrigibles maraudeurs de petits potagers. Je me gardais bien de rapporter à la maison mon butin, généralement constitué d'oisillons, de bestioles diverses et de petits légumes chapardés, car mes parents n'auraient pas manqué de me rosser d'importance. Ils n'aimaient ni l'un ni l'autre voir maltraiter des animaux, et jamais ils ne m'auraient pardonné le moindre larcin !
Le grand chef bamana Tiemokojan, protecteur de ma mère depuis son arrivée dans le pays, se prit d'amitié pour Tijani. Chaque fois qu'il allait saluer le commandant de Courcelles — ce qu'il faisait presque journellement — il ne manquait pas de passer à la maison pour donner un petit bonjour à la famille. Il était toujours accompagné d'un groupe de serviteurs, de courtisans et d'amis parmi lesquels tranchait parfois un homme que l'on sentait différent des autres. De taille et de corpulence moyennes, il avait le visage assez rond et le nez empâté, ce qui ne l'enjolivait guère, mais ses yeux étaient si expressifs et leur regard si perçant qu'il en était presque effrayant. Une sorte de force mystérieuse émanait de cet homme. Comme je l'appris par la suite, c'était un “homme de connaissance” bamana, un doma, donc un “grand connaisseur” — ce que l'on a traduit souvent en français, faute de mieux, par le terme “traditionaliste” au sens de savant en matière de connaissances traditionnelles 34. Il existe des doma dans chaque branche ou filière de connaissance, mais lui était un doma complet. Il possédait toutes les connaissances de son temps touchant à l'histoire, aux sciences humaines, religieuses, symboliques et initiatiques, aux sciences de la nature (botanique, pharmacopée, minéralogie), sans parler des mythes, contes, légendes, proverbes, etc. C'était aussi un merveilleux conteur. C'est auprès de lui que j'ai entendu pour la première fois de nombreux contes et légendes bamana et peules de la région du Wasulu, où ces deux ethnies vivent assez mêlées.
Poète, grand maître de la Parole, il était célèbre dans tous les pays qui s'étendent entre Sikasso et Bamako. Mais avant tout c'était un maître éminent de l'initiation du Kömö, un “maître du couteau” (c'est-à-dire sacrificateur rituel, enseignant et nécessairement forgeron de son état) et l'un (les plus célèbres chantres du Kömö que l'on ait connus clans la région.
Dans certains villages, le masque sacré du Kömö ne pouvait sortir qu'en sa présence. Lorsqu'il fit la connaissance de mon père, il venait de terminer son septénaire de Korojuba, l'une des plus hautes écoles initiatiques des Bamana et des Sénoufos de la savane dans le Soudan occidental, dont le nom signifie “le grand tronc de la chose” — autrement dit “le grand tronc de la connaissance” — et dont le centre était alors situé dans le cercle de Buguni.
On l'appelait Danfo Sine, c'est-à-dire “Sine le joueur de dan”, car il ne quittait jamais son dan, sorte de luth à cinq cordes confectionné avec une moitié de grosse calebasse. Il en jouait avec une virtuosité étonnante, mais ce n'était pas un musicien ordinaire ; lorsqu'il pinçait les cordes de son dan, s'il déclamait certaines incantations qui avaient la propriété de le plonger en transe, il se mettait alors a prédire l'avenir avec une exactitude qui stupéfiait tous les habitants de la région et même des pays environnants, car ses prédictions étaient immédiatement colportées très loin, jusqu'aux rives du fleuve Baoulé.
Il lui arriva, entre autres, de prédire un an à l'avance que les cavaliers du royaume de Kenedougou envahiraient M'Penyaso, Bolona et les villages environnants. Il annonça que le pays de Tengrela serait incendié par quatre chefs de guerre venant du Sikasso et il prédit la défaite à venir de Samori Touré. Quant à mon père, il l'informa de la mort prochaine du roi Agibu Taal de Banjagara et de sa libération définitive, événements qui se réalisèrent exactement comme il l'avait annoncé.
Danfo Sine se déplaçait à travers le pays avec un groupe de néophytes, qu'il formait. A Buguni, il donnait presque chaque soir une séance de chants et de danses ; s'il s'exhibait ainsi, ce n'était pas seulement pour distraire la population et moins encore pour en tirer profit, car rien de ce qu'il faisait n'était à proprement parler profane. Ses danses étaient rituelles, ses chants souvent inspirés, et ses séances toujours riches d'enseignements.
Musicien virtuose, il faisait ce qu'il voulait de ses mains, mais aussi de sa voix. Il pouvait faire trembler son auditoire en imitant les rugissements d'un lion en furie ou le bercer en imitant, à lui seul, tout un chœur d'oiseaux-trompettes. Il savait coasser comme le crapaud ou barrir comme un éléphant. je ne connais pas un cri d'animal ni un son d'instrument de musique qu'il ne pouvait imiter. Et quand il dansait, c'était à en rendre jaloux Monsieur Autruche lui-même, roi des danseurs de la brousse quand il fait la cour à sa belle. Souple comme une liane, aucune acrobatie ne lui était impossible.
Cet homme extraordinaire s'attacha au garçonnet que j'étais. Me trouvant dans un âge où mon cerveau, comme il disait, “était encore une terre glaise façonnable”, il me plaçait toujours auprès de lui quand il parlait et m'emmenait même parfois, avec l'autorisation de mes parents, assister à certaines de ses représentations au-dehors. Il s'agissait souvent de séances chantées et dansées retraçant symboliquement les différentes phases de la création du monde par Maa Ngala, le Dieu suprême créateur de toutes choses 35. Prenant son dan, Danfo Sine commençait à jouer les yeux fermés, sans prononcer une parole. Ses doigts volaient sur les cordes de son instrument. Peu à peu son visage se couvrait de gouttelettes luisantes et il cessait de jouer. Alors, comme un plongeur remontant à la surface après être resté longtemps dans les eaux profondes, il expirait bruyamment l'air de ses poumons, reprenait son dan et déclamait un chant aux paroles hermétiques évoquant le mystère de la création à partir de l'Unité primordiale. Dans ce chant, quand il lui arrivait de remplacer l'interjection Ee Kelen! (O Un!) par le nom divin Maa Ngala, il tombait en transe et vaticinait. Il lui arrivait aussi d'accomplir en public toutes sortes de prodiges assez impressionnants, dont le souvenir agitait parfois mes nuits.
Presque chaque soir de grandes veillées se tenaient dans la cotir de la maison de mes parents, où-se rencontraient les meilleurs conteurs, poètes, musiciens et traditionalistes aussi bien fulɓe que bamana, et que dominaient sans conteste Kullel et Danfo Sine. Ma famille parlait maintenant parfaitement le bamana ; les nouveaux arrivés ne tardèrent pas à l'assimiler eux aussi. Quant à Danfo Sine, il avait appris le pular dans la région du Wasulu, où Bamana et Fulɓe vivaient mêlés.
Dans ma petite enfance, j'avais déjà entendu beaucoup de récits historiques liés à l'histoire de ma famille tant paternelle que maternelle, et je connaissais les contes et historiettes que l'on racontait aux enfants. Mais là, je découvris le monde merveilleux des mythes et des grands contes fantastiques dont le sens initiatique ne me serait révélé que plus tard, l'ivresse des grandes épopées relatant les hauts faits des héros de notre histoire, et le charme des grandes séances musicales et poétiques où chacun rivalisait dans l'improvisation.
A l'occasion de certaines fêtes, Danfo Sine amenait à la maison des danseurs masqués appartenant à la grande école initiatique Korojuba, dont il était lui-même un grand maître. Mais il existait une autre sorte de danseurs que je préférais à tous : ceux que l'on appelait les Hammule. Affranchis par la tradition, comme les Korojuba, de toutes nos conventions de bienséance, ils bousculaient les usages, disaient tout clé travers et faisaient tout à l'envers, se livrant à mille facéties qui mettaient l'assistance en joie. Autant je redoutais un peu Danfo Sine, autant les Korojuba et les Hammule m'amusaient. A les regarder, j'en oubliais parfois mes leçons d'école coranique.
On m'a demandé un jour quand j'avais commencé à récolter les traditions orales ; je répondis qu'en fait je n'avais jamais cessé de le faire, et cela depuis ma prime jeunesse, ayant eu la chance de naître et de grandir dans un milieu qui était pour moi une sorte de grande école permanente pour tout ce qui touchait à l'histoire et aux traditions africaines.
Tout ce que j'entendais le soir dans la cour de mes parents, je le transmettais dès le lendemain à mes petits camarades de jeu, faisant ainsi mes premières armes de conteur; mais je ne le ferai d'une manière systématique que quelques années plus tard, quand nous serons revenus à Banjagara et que j'y fonderai ma première association (waalde), laquelle regroupera jusqu'à soixante-dix gamins de mon âge.
Mon maître Cerno Kunta, épuisé par la prison et les travaux forcés, ne parvenait pas à se remettre des fatigues et des privations qu'il avait subies. Il n'était plus guère en état de m'apporter une formation sérieuse. Après avoir appris les lettres de l'alphabet coranique et leur nom en pular, c'est tout juste si j'arrivais à lire les assemblages de lettres et à épeler les mots.
Ses forces l'abandonnaient peu à peu. Chaque jour son appétit diminuait. Il dépérissait à vue d'œil. Sa mémoire des hommes et des choses s'effritait. Déjà très affaibli, il reçut le coup de grâce en apprenant brusquement le décès de sa fille unique Fanta qu'il chérissait tendrement et qui lui avait été “enlevée” par un militaire français.
Fanta Kunta Sisee avait été l'une des plus belles filles de Banjagara. Vingt fils de grandes familles toucouleures étaient ses soupirants et avaient officiellement demandé sa main. La compétition, qui coûta beaucoup d'or et de têtes de bétail, dura une année entière. Finalement, c'est Badara Caam, le plus jeune frère de Tijani Caam, qui l'emporta sur ses rivaux, mais sa mort tragique à Toyni mit fin, au moins temporairement, à tout autre projet de mariage. C'est alors que le commandant militaire affecté aux Etats du roi Agibu Taal, le capitaine Alphonse, vit Fanta Kunta. J'ignore comment les choses se passèrent ; toujours est-il qu'il tomba follement amoureux de la jeune fille et qu'il usa du droit du plus fort pour en faire, conformément à l'usage des hauts fonctionnaires coloniaux, sa “femme coloniale”.
Indignés et humiliés, les jeunes Toucouleurs soupirants de Fanta complotèrent en vue d'assassiner le capitaine Alphonse. Le bruit en parvint aux oreilles du roi Agibu. Pour éviter une tragédie, celui-ci écrivit à son ami le colonel Archinard, qui se trouvait alors à Paris, pour lui demander d'intervenir auprès des autorités afin d'éloigner au plus vite de Banjagara le capitaine Alphonse.
Il était alors d'usage que les administrateurs ou militaires coloniaux, lorsqu'ils changeaient de poste, abandonnent sur place les femmes qu'ils avaient prises dans le pays, avec ou sans “mariage colonial” ; ils les léguaient même souvent à leur successeur. Le roi Agibu comptait sur cette coutume pour récupérer Fanta et apaiser les esprits. Malheureusement, le capitaine Alphonse faisait exception à la règle. Il n'avait pas épousé Fanta pour satisfaire un désir passager mais parce qu'il l'aimait réellement. Aussi, quand l'ordre vint de Paris de l'affecter à Lobi-Gaoua, à la grande colère des jeunes Toucouleurs de Banjagara il emmena Fanta avec lui. Le jour où il apprit cette nouvelle, Cerno Kunta Sisee était déjà emprisonné. Il en conçut une rancoeur tenace envers tous les Français, non sans quelque raison d'ailleurs, d'abord pour l'avoir jeté au cachot, puis pour lui avoir enlevé sa fille.
Tandis qu'un mal sournois minait mon vieux maître à Buguni, une fièvre pernicieuse, apparue à l'occasion de son premier accouchement, emporta Fanta en vingt-quatre heures à Lobi-Gaoua. Le capitaine Alphonse, fou de douleur, faillit se suicider ; il devait d'ailleurs être rapatrié peu après en France pour raisons sanitaires. Il télégraphia au commandant de cercle de Buguni ainsi qu'à Cerno Kunta pour leur annoncer la triste nouvelle.
Un après-midi, le facteur entra dans la cour, un papier bleu à la main. Cerno Kunta venait de me donner ma leçon. J'étais réfugié dans l'ombre de sa case où j'ânonnais avec nonchalance les mots qu'il venait d'écrire péniblement sur ma planchette. Le facteur lui tendit la dépêche :
— Papier bleu urgent de Gaoua, dit-il.
Cerno Kunta appela mon père, mais ce dernier, dont le français était encore rudimentaire, préféra faire venir d'urgence le “moniteur d'enseignement” Moustapha Dembele.
Dès que celui-ci arriva, il lut le contenu du pa ier bleu puis dit en pular :
— Fanta Kunta est décédée hier matin à Gaoua. Le capitaine Alphonse doit rentrer en France. Il demande que la mère de Fanta aille chercher les affaires de sa fille.
J'entendis tout à coup exploser des cris aigus poussés par les deux épouses de Cerno Kunta. Sortant de la case en courant je vis Gabdo Guro, la mère de Fanta, se rouler par terre en gémissant. Elle improvisa sur-le-champ, à la manière traditionnelle des femmes peules, un poème chanté où elle exprimait sa douleur, lançant régulièrement le long cri Mi helii yooyoo ! Mi helii! (Je suis brisée, ô mi helii yooyoo!) que poussent les Fulɓe lorsqu'ils sont dans la détresse 36, en souvenir du pays originel de Héli et Yooyo, le paradis perdu où, à l'aube des temps, ils vivaient heureux et préservés de tous les maux de l'existence avant d'être dispersés aux quatre coins de l'Afrique. Voici quelques extraits de ce poème, que je devais entendre souvent encore par la suite car les gens de ma famille l'avaient immédiatement mémorisé:
Mi helii yooyoo, mi helii!
O Dieu, qu'ai-je fait, qu'ai-je dit contre toi ?
O ciel, descends sur la terre
qui vient d'avaler ma fille,
arrache-lui ma Fanta,
mon or, mon espoir, ma raison de vivre !
Hélas, la terre vient de l'avaler…
(…)
Mi helii yooyoo, mi helii!
Pourquoi ne suis-je pas devenue sourde
pour ne pas entendre une si affreuse nouvelle,
une nouvelle qui comme un couteau tranchant
m'arrache les sept viscères ?
Mi helii yooyoo, mi helii!
O samedi de malheur,
éclairé par un soleil de douleur !
O samedi de répétition ! 37
ta nuit va me couvrir d'une ombre
aussi dense que l'obscurité des entrailles de la terre
où est couchée ma Fanta
(…)
Sa complainte, entrecoupée des longs cris de désespoir Mi helii, yooyoo…, vous déchirait le cœur. Le vieux Cerno Kunta, pétrifié par la nouvelle, finit par tomber en syncope. Mon père essaya de le ranimer, mais en vain.
— Naaba, qui a frappé mon maître ? demandai-je.
— On ne l'a point frappé, il est malade.
Appelé d'urgence, l'aide-médecin Baba Tabouré examina Cerno Kunta et déclara qu'il Wy avait pas d'arrêt du, cœur. En exerçant sur lui des mouvements respiratoires, il parvint à le ranimer. Mais au moment où Cerno Kunta revenait à lui et tentait de se remettre sur son séant, il fût pris d'une violente contraction. Un bruit inarticulé s'échappa de sa poitrine. Il haleta avec force puis rejeta par la bouche un jet de sang vermeil. Je fus pris d'une peur terrible ! C'était la première fois que je voyais vomir du sang.
On transporta le vieil homme dans la case de sa première épouse, Gabdo Guro. On le coucha sur son tara, un lit de rondins recouvert d'une paillasse, et on posa sur lui une couverture blanche. J'entendis ma mère dire à sa coépouse Jaaray Agibu :
— Cerno Kunta ne survivra pas à sa fille, il l'aimait trop. La nouvelle a coupé son cœur.
Toute la famille entourait le moribond. On ne m'avait pas éloigné. je compatissais à l'état de mon maître, que je trouvais bien triste, mais au fond de moi ma nafs, mon âme secrète, me susurrait tout doucement : « Désormais, tu seras libre d'aller t'amuser tous les jours avec Sirman et tes autres petits camarades. La maladie de Cerno Kunta est une occasion de congé pour toi…»
On fit venir Danfo Sine. Il étala par terre au chevet du malade une couche de sable fin et y imprima des signes qu'il étudia longuement. Se mordant la lèvre inférieure, il secoua pensivement la tête et regarda longuement mon père ; puis il se leva et l'emmena au-dehors pour lui parler. Quelque temps après, Batoma vint dire discrètment à ma mère :
— Naaba a dit que Danfo Sine ne donne que deux semaines à vivre à Cerno Kunta, trois au plus ; mais il faut cacher cette mauvaise nouvelle à ses femmes.
Ma mère essaya de son mieux d'apaiser les épouses de Cerno Kunta par quelques paroles de réconfort et d'espoir.
Pendant quelque temps, les choses allèrent leur train dans la maison, sans enthousiasme. Les femmes de Cerno Kunta, pour mieux assister leur mari, avaient cessé de pleurer. Elles avaient un peu oublié Fanta, qui Pouvait enfin dormir tranquillement dans sa tombe. Ne dit-on pas en effet que les pleurs, les larmes et les cris empêchent le défunt de dormir en paix et l'entravent dans son ascension, lui rappelant ses attachements et les émotions dont il doit parvenir à se libérer ? C'est pourquoi il est conseillé, en milieu musulman, de prier pour un disparu non avec des larmes mais avec un cœur empli de paix, d'amour et de confiance.
Les soins et les remèdes dispensés par Danfo Sine restèrent sans effet. Mon père se rendit chez le commandant de Courcelles pour l'informer de l'état de santé de son compagnon.
— Un guérisseur blanc doit passer demain à Buguni, lui dit le commandant. Je lui demanderai de visiter et de soigner ton malade.
Le lendemain matin, en fin de matinée, le guérisseur blanc se présenta chez nous. Pour le recevoir, on souleva Cerno Kunta afin de l'asseoir dans son lit, le dos appuyé sur des coussins, soutenu par sa femme.
Le “guérisseur blanc” était le deuxième tubab que je pouvais observer de près. Ses gestes, qui ne ressemblaient nullement à ceux de nos guérisseurs traditionnels, me remplirent d'étonnement. Il examina d'abord les mains, les yeux, la langue, les oreilles et les pieds du malade. Après cela, il lui plaça une serviette sur le dos. Il posa sa main gauche bien à plat sur la serviette, puis, de son index droit replié, tapa doucement sur sa main, tandis qu'il la déplaçait en tous sens sur le dos du malade. Il demanda à Cerno Kunta de respirer fort plusieurs fois, puis de tousser. Il écouta attentivement. Ensuite il le coucha sur le dos, lui tâta le ventre, lui fit plier et replier plusieurs fois les jambes.
Silencieux, il regarda longuement le malade, comme perdu dans sa réflexion ; puis il se leva et donna à la famille quelques médicainents, expliquant comment les prendre. Comme il sortait de la case, il m'aperçut debout derrière mon père, d'où j'avais assisté à toute la scène. Il me passa la main sur la tête plusieurs fois, me souleva le menton et plongea ses yeux colorés dans les miens. Il sourit, et je ne pus m'empêcher de lui répondre. Enfin, il partit non sans avoir jeté un dernier regard sur Cerno Kunta qui essaya, sans y parvenir, de lever la main droite pour rendre le salut militaire, comme les Africains étaient habitués à le faire chaque fois qu'ils rencontraient un Blanc. Durant toute la semaine, l'état de Cerno Kunta resta stationnaire. Le vendredi, lorsque mon père se rendit en ville pour participer à la prière commune, il demanda aux fidèles de prier pour cet homme qui avait été récitateur du Coran à la porte de Tijani Taal, le premier roi de Banjagara, puis cadi de la province de Luta, enfin compagnon de malheur dans les jours d'infortune et de souffrance.
La nuit de vendredi à samedi fût très pénible ; les deux épouses de Cerno Kunta ne purent fermer l'oeil. Le samedi matin, vers neuf heures, Gabdo Guro accourut dans notre case, les cheveux dénoués, les yeux rougis et les lèvres desséchées par l'insomnie. D'une voix enrouée à force de pleurer, elle appela mon père :
— O Naaba ! viens vite voir Cerno Kunta. Je ne reconnais plus l'expression de son visage. Il parle un langage inintelligible pour Kudi et moi. Il ne regarde plus qu'au plafond.
Mon père et ma mère se précipitèrent derrière Gabdo. Je les suivis discrètement. Mon vieux maître, couché sur une natte au milieu de la pièce, pliait et dépliait ses doigts qui semblaient vouloir saisir quelque chose. Il commença à produire un son de gorge comme s'il se gargarisait doucement. Mon père s'assit à côte de lui sur la natte, étendant ses jambes de toute sa longueur. Il souleva doucement la tête du vieil homme et la posa sur ses jambes. Alors il prononça pour lui, comme on le fait pour les mourants qui ne peuvent plus parler, la shahâda : « Là ilâha ill'Allah, Muhammadu rassoul-Allah. » (Il n'y a de dieu que Dieu et Momammad est l'envoyé de Dieu.) La respiration de Cerno Kunta sembla se suspendre. Il ouvrit la bouche, râla plus profondément encore. Ses yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites. Sa poitrine se gonfla, puis s'affaissa d'un seul coup. Avec le dernier souffle de ses poumons, le vieil homme venait de rendre son âme.
Mon père lui ferma la bouche, restée entrouverte comme si son âme s'était échappée par là de son corps, et lui abaissa les paupières. Il déclama alors à voix haute la shahada qu'il n'avait cessé de réciter tout doucement durant l'agonie de Cerno Kunta, qui fût courte et douce autant qu'une agonie peut l'être. Je vis deux grosses larmes couler sur les joues de mon père. Elles allèrent se perdre dans les poils de sa barbe.
Dès que Gabdo entendit mon père prononcer à haute voix la shabada, elle fit un bond et sauta en l'air, comme propulsée par un ressort. Retombant lourdement sur le sol, elle se roula dans la poussière, criant sa douleur. Après un moment, un peu calmée, elle se lamenta doucement. Puis, comme au jour où elle avait appris le décès de sa fille, sa voix, moitié pleurant, moitié chantant, s'éleva pour une nouvelle complainte peule déchirante :
O samedi de répétition, te voilà exact au rendez-vous !
Fanta n'a pas suffi, il te fallait Cerno Kunta aussi.
Mi helii yooyoo, mi helii!
O Kunta, pourquoi as-tu répondu
A l'appel de celle qui a emporté ta fille ?
Nous, tes veuves, sommes devenues
Deux récipients sans couvercle
Deux corps sans souffle
Deux portes sans battant
Deux jardins sans eau
Mi helii yooyoo, mi helii!
Ma mère, qui pleurait elle aussi, essuya ses larmes. Elle prit Gabdo dans ses bras et la berça doucement, l'invitant à dominer sa peine :
— Console-toi, O Inna Fanta (mère de Fanta). Reviens à ton Seigneur, tu es en train de t'en éloigner. Etre musulman, c'est savoir accepter les desseins de Dieu et souffrir courageusement l'épreuve sans blasphémer. Cerno Kunta et sa fille ont répondu à l'appel de leur Seigneur. A notre tour, l'heure venue, nous répondrons au même appel et partirons dans les mêmes conditions que nos devanciers. Cerno Kunta et Fanta ne sont pas les premiers à partir, ils ne seront pas les derniers. Laisse ton époux et ta fille aller en paix. Oublies-tu que les larmes et les cris dérangent l'âme du défunt dans son ascension vers Dieu et qu'elles incommodent les anges accompagnateurs ?
Cerno Kunta ne vous laisse pas seules, ajouta-t-elle. La famille de Tijani et la mienne seront toujours avec vous deux, dans le meilleur et dans le pire. Et même si Dieu ne nous accordait qu'un épi de mil et dix cauris, nous les partagerions avec vous.
Un peu plus tard, des visiteurs venus de la ville commencèrent à affluer. Chaque femme qui arrivait criait : “Ali helii yooyoo, mi helii !”, puis allait se jeter sur Gabdo ou sur ma mère qu'elle serrait dans ses bras. C'était à qui dirait les paroles les plus touchantes pour faire l'éloge du défunt. Les hommes étaient accueillis par Bokari Caam, le demifrère de Tijani, qui se trouvait en séjour chez nous à cette époque. Kullel, accompagné de deux ou trois hommes de la maison, se chargea d'aller creuser la tombe. Mon père, aidé de quelques serviteurs, planta dans la cour une série de pieux auxquels il accrocha des nattes afin de constituer une sorte de hangar. On y transporta le corps de Cerno Kunta. Dans la cour, les femmes firent chauffer de l'eau. On versa l'eau chaude dans de grandes calebasses que l'on porta derrière les nattes où Ibrahima Sawané, le laveur de morts, procédait avec mon père à la toilette funéraire de Cerno Kunta.
Personne ne s'occupait de moi. Tout en faisant semblant de jouer, j'observais tout et ne perdais de vue aucun geste des uns et des autres. J'avais très envie d'aller voir ce qui se passait derrière les nattes, mais je craignais trop mon père pour m'y risquer.
Enfin le corps de Cerno, Kunta, revêtu de son ensemble mortuaire et roulé dans une natte faite de feuilles de palmier, apparut, porté à bras d'homme. La foule murmura une litanie composée de formules coraniques : « Dieu est le plus grand! Point de recours ni de force qu'auprès de Lui! A Lui nous appartenons et vers Lui nous retournerons ! Qu'Il soit exalté, que sa volonté soit faite! Amin ! »
On déposa le corps au milieu de la cour, devant l'imam. Tous les hommes se levèrent et célébrèrent derrière lui la prière des morts. Les femmes, qui avaient cessé de pleurer, restèrent assises, silencieuses. Quand la prière fut terminée, quelques hommes s'emparèrent du corps et le portèrent jusqu'à la tombe qui avait été creusée à environ cinq cents mètres de là.
Je voulais suivre le cortège, mais Samburu, le principal serviteur de Tijani, me chassa. Je me mis à pleurer doucement. Mon oncle Bokari Caam, qui passait devant moi, me demanda ce que j'avais.
— Je veux accompagner mon maître Cerno Kunta comme tout le monde, lui dis-je entre deux sanglots, mais Samburu me l'a interdit.
Mon oncle regarda Samburu d'un oeil sévère, puis se pencha vers moi :
— Donne-moi ta main et suis-moi, me dit-il. Samburu est un imbécile.
Et il m'emmena avec lui jusqu'au bord de la fosse ou l'on allait enfouir Cerno Kunta. Deux hommes se tenaient dans la fosse principale, celle que l'on appelle “tombe mère”. Ils reçurent délicatement le corps et le placèrent dans une niche latérale creusée à même la paroi Est de la fosse et que l'on appelle “tombe fille”. Cerno Kunta fut couché sur le côté droit, la face tournée vers La Mecque ; on découvrit légèrement son visage pour lui placer dans la bouche, selon l'usage, quelques feuilles vertes de jujubier, symbole d'immortalité.
Au moment de creuser la fosse, on avait mis de côté la première et la dernière pelletée de terre. Une fois le corps installé, on jeta sur lui d'abord la première pelletée de terre, puis la dernière, de manière que ce qui avait été au-dessus aille au-dessous, et que ce qui avait été au-dessous aille au-dessus. Puis on combla la fosse.
Quand la tombe fut terminée, mon père traça sur le tertre en arabe, les lettres composant le nom de Fâtima bint Assadin, la mère d'Ali, cousin et gendre du Prophète, qui fut le quatrième khalife de l'Islam. Selon la tradition, les onze lettres de ce nom auraient la vertu de rendre la terre plus légère sur le corps du défunt et d'affermir son cœur en face des anges interrogateurs Munkari et Nâkir.
Les assistants s'assirent autour de la tombe et récitèrent onze fois la 112e sourate du Coran intitulée Ikhlass (la purification), que l'on a coutume de réciter pour les morts. Puis tout le monde revint dans la cour. Mon père remercia la foule et rendit à chacun sa liberté, après avoir eu soin de demander que les créanciers ou les débiteurs de la succession de Cerno Kunta se fassent connaître dans la journée ou au plus tard dans les sept jours suivant le décès.
Chacun regagna son domicile. Ainsi se terminèrent les funérailles de mon maître Cerno Kunta Sisee, que Dieu lui fasse miséricorde !
Les deux veuves défirent leur coiffure, se dépouillèrent de leurs bijoux et s'enlaidirent autant qu'elles purent. Durant sept jours, elles restèrent strictement isolées, après quoi elles recommencèrent à vaquer à leurs affaires, mais en gardant leur tenue de veuve. Au total, leur deuil dura cent trente jours.
La première naissance dont j'avais été le témoin était celle de mon petit frère Mohammed el Ghaali, et le preimier mariage celui de Kudi Ali. Le décès de mon maître Cerno Kunta fut ma première rencontre avec la mort.
Depuis la mort de Cerno Kunta, je n'avais plus de maître d'école coranique ; je m'occupais plus ou moins à réviser mes leçons. En l'absence d'un marabout capable de continuer ma formation, mon père Tijani Caam prit sur lui de me donner des cours. Malheureusement, habitué à être implacable avec lui-même, il fut très dur avec moi et, à vrai dire, peu efficace : il réussit tout juste à me dégoûter des études. Ma mère, tenue par les règles de pudeur peules qui interdisaient d'afficher ses sentiments pour ses propres enfants, ne pouvait se plaindre auprès de son mari. Aussi est-ce Jaaray Agibu, sa coépouse, qui s'en chargea. Elle défendit énergiquement ma cause et obtint de mon père qu'il renonce à me donner des cours en attendant que l'on puisse trouver pour moi un maître valable — ce qui ne se produira qu'à notre retour à Banjagara lorsque je serai confié a Cerno Bokar.
Libéré, j'en profitais pour aller jouer avec nies petits camarades, mais je passais aussi beaucoup de temps avec Kullel, qui poursuivait mon éducation peule et traditionnelle, et avec Danfo Sine, qui venait souvent me chercher pour m'emmener avec lui.
C'est à peu près à cette époque que se situe une épreuve de courage à laquelle me soumit mon père, très typique de son système d'éducation. Je devais avoir entre sept et huit ans. Un soir, après le dîner, alors que la nuit était déjà tombée, il m'appela. Il me tendit un paquet et me dit d'aller le remettre immédiatement en main propre à son cousin Mamadu Caam, qui logeait à Buguni-ville. Se doutant que son cousin voudrait me garder pour la nuit, il ajouta :
— Tu me rapporteras sa réponse.
Parcourir en pleine nuit les deux kilomètres qui séparaient notre habitation de Buguni et en revenir n'était pas une petite affaire pour un garçonnet de mon âge. Selon son habitude, ma mère ne dit rien, mais sa coépouse s'indigna :
— On n'a pas idée d'envoyer un enfant en pleine nuit jusqu'à Buguni !
Naaba répondit simplement :
— Il ira.
Et il fit une prière spéciale pour moi.
Chargé de mon paquet, je sortis clans la nuit en trottinant sur la route de Buguni. Je sursautais à chaque bruit, frissonnais parfois, mais j'étais empli de la certitude que la prière de mon père me protégerait contre tout danger. Et j'avançais… En plus des jeunes fromagers que Tijani avait plantés le long de la route au temps où il était encore bagnard, il y avait d'autres grands arbres peuplés de chauves-souris. Or c'était l'heure où ces animaux hybrides, oiseaux par les ailes, chiens par leur tête et plus ou moins vampires de réputation, sortaient pour aller chercher de la nourriture, qu'ils rapportaient à leurs petits en un va-et-vient incessant. Leurs ailes claquant clans la nuit faisaient un bruit impressionnant ; mais nous vivions alors tellement au milieu de la nature qu'aucun animal, même de mauvaise réputation, ne pouvait nous terroriser au point de nous paralyser. J'éprouvais une peur physique, certes, et mon corps tremblait, mais mon esprit était tranquille. Ce furent tout de même deux kilomètres bien longs…
Une fois arrivé à Buguni, j'allai porter son paquet à Mamadu Caam, qui me félicita et me remit un petit flacon empli de bonbons de toutes les couleurs. Comme je lui expliquais qu'il me fallait rentrer aussitôt, il me chargea de remercier mon père pour son paquet, et me bénit lui aussi pour mon voyage de retour.
Je revins sans encombre à Kadijabugu. Les lumières brillaient encore. J'entrai dans la case de mon père et le trouvai en train de prier. Ma tante Jaaray Agibu me dit :
— Va te coucher, tu le verras demain.
— Il n'en est pas question, répondis-je, je dois lui rendre compte de ma mission.
Et je restai là, debout, attendant que Naaba ait fini d'égrener son chapelet tidjani ou wird, c'est-à-dire la longue série de formules et de répétitions du nom de Dieu que doivent réciter chaque soir les membres de la confrérie Tidjaniya. Tant qu'il n'avait pas terminé la principale des oraisons de cet exercice, il ne devait ni parler, ni bouger, ni même tourner la tête. L'attente dura presque une heure. Quand il eut fini, je m'approchai :
— Naaba, lui dis-je, j'ai remis ton paquet à mon père Mamadu Caam ; il te remercie.
Il me regarda longuement :
— Depuis la période de Luta, dit-il (c'était la première fois que je l'entendais parler de Luta), personne ne s'est comporté de cette manière avec moi : attendre que je ne sois plus occupé pour me faire un compte rendu.
Il m'envoya me coucher. J'étais très content de moi.
Jaaray Agibu, que j'appelais Goggo Jaaray (tante Jaaray), souffrait périodiquement d'un rhumatisme polyarticulaire très grave, et chaque fois qu'elle avait une crise elle devenait invivable. Pour ma mère, avec qui elle ne s'entendait guère, elle était comme une arête dans sa gorge. Mais curieusement, autant Jaaray ne pouvait souffrir ma mère, et cela depuis son mariage, autant elle me chérissait sincèrement et prenait ma défense chaque fois qu'elle m'estimait maltraité. Ses disputes orageuses et quotidiennes avec ma mère ne l'empêchaient nullement de venir le soir dans sa case réclamer impérativement :
— Rends-moi mon enfant !
Et elle m'arrachait à Kadija qui se contentait de répondre :
— C'est bon, Taal ! Prends ton enfant, mais à demain pour la bagarre !
Jaaray m'emmenait alors chez elle, me comblait de friandises et me contait des récits merveilleux ou des anecdotes se rapportant à la vie du roi son père. Elle fut elle aussi, je dois le dire, l'une de mes grandes sources d'information et d'enseignement dans ma petite enfance, surtout pour tout ce qui concernait le règne d'Agibu Taal.
Parmi les anecdotes qu'elle me raconta, j'en citerai une qui permet, je crois, de mieux comprendre la personnalité complexe du roi Agibu ; car s'il fut souvent implacable dans ses rancunes et ses vengeances, il sut aussi faire preuve de sagesse dans sa façon de gouverner.
Un jour, un étranger de passage que le roi avait bien reçu à son arrivée à Banjagara voulut, par reconnaissance, l'avertir d'un complot ourdi contre lui et qu'il avait découvert par hasard. Il lui confia en secret les noms des vingt comploteurs, tous notables de la ville. Pour le remercier, le roi offrit a cet informateur inattendu et bénévole un très beau boubou brodé à la mode arabe de Tombouctou.
Après la sortie de l'homme, l'un des courtisans s'écria :
— Fama ! (roi) Tu as vraiment en cet étranger un ami sûr !
— Je ne nie pas, dit le roi, qu'un étranger soit capable d'amitié, mais si un ami quel qu'il soit, étranger ou non, veut me pousser à tuer les miens ou à les écarter de moi, alors je le considère comme plus dangereux qu'un ennemi déclaré !
Peu de temps après se tint une grande réunion où les notables toucouleurs étaient assemblés au grand complet. Le roi en profita pour leur dire :
— O gens de Fuuta ! Il m'a été rapporté par un ami, qui n'est pas du pays mais qui est très vigilant, que vous êtes en train d'ourdir un complot contre moi. Vous souhaitez, paraît-il, ma destitution ou ma mort. Cet ami m'a conseillé de liquider les meneurs et m'a donné leurs noms. Si je n'écoutais que mon égoïsme et mon désir de rester à la tête du royaume, je sacrifierais ces vingt notables sans hésiter ! Bien des chefs l'ont fait avant moi, et bien d'autres le feront après. Mais je suis né chef, j'ai l'habitude du commandement. Le faste des tam-tams et les louanges des flatteurs ne me grisent pas au point de me faire perdre la mesure. Les risques que tout chef court en ce bas monde ne me troublent pas non plus au point de me faire commettre sciemment un crime.
Je sais une chose, et vous aussi, mes frères, sachez-le : au pays où les audiences se donnent à l'ombre des grands arbres, le roi qui coupe les branches tiendra ses assises en plein soleil. Tuer un être sans défense est facile ; mais c'est l'art du bourreau. L'art royal consiste à laisser vivre et a faire prospérer, et ce n'est pas toujours un art aisé.
Quatre ans environ avaient passé depuis l'exil de Tijani. Ni prisonnier ni véritablement libre, il ne pouvait sortir des limites du cercle de Buguni. Ma mère, elle, avait fait plusieurs fois le voyage de Bamako, d'ou elle rapportait des produits africains locaux et des marchandises de fabrication européenne qu'elle revendait avec profit. Grâce a ses diverses activités commerciales et au bon fonctionnement du gîte d'accueil, grâce aussi au travail de tailleur-brodeur de mon père, toute la famille — “toute la Cour”, devrais-je dire, car Dieu sait qu'il y avait du monde a la maison ! — vivait largement.
Entre-temps le commandant de Courcelles, à qui nous devions tant, avait dû quitter Buguni. Nous ne l'avions pas vu partir sans tristesse. En guise de cadeau de départ, il m'avait fait remettre un véritable trésor : trois gros catalogues illustrés de la Manufacture d'armes et cycles de Saint-Etienne. Mes petits camarades venaient souvent passer la journée à la maison pour en feuilleter les pages, emplies de merveilles, mais ils n'étaient pas les seuls ; bien des grandes personnes venaient elles aussi contempler les belles images colorées qui les faisaient rêver. Les bicyclettes, les armes et les outils mécaniques les fascinaient tout particulièrement.
Un matin de l'année 1908, mon petit frère Mohammed el Ghaali s'amusait dans la cour, assis sur le sable. Tout à coup, il se mit à chantonner :
« O Dieu ! Fais que mon père soit libéré aujourd'hui… aujourd'hui même… aujourd'hui même… » Et il répétait inlassablement son petit refrain. Ma mère attira l'attention de sa coépouse sur ce que disait son fils.
— Les petits enfants sont souvent des messagers de Dieu, repondit Jaaray Agibu, j'ai entendu mon père le dire plus d'une fois.
L'après-midi même, vers dix-sept heures, le garde-planton du nouveau commandant de cercle descendit en courant du sommet de la colline où se trouvait le palais de la Résidence jusqu'à la corniche qui surplombait notre concession.
— Tijani Caam ! Tijani Caam ! cria-t-il. Viens vite, le commandant veut te voir. Laisse tout tomber, ne le fais pas attendre !
Mon père, qui était très respectueux de l'autorité, s'élança comme un bolide. Toute la famille tomba dans une inquiétude mortelle. Que se passait-il ? Allait-on de nouveau arrêter Naaba ?
Lorsque mon père arriva chez le commandant, celui-ci le reçut avec le sourire.
— Tijani Caam, lui dit-il, ton beau-père Agibu Taal, l'ancien roi de Banjagara, vient de mourir. A partir de maintenant tu es libre de retourner à Banjagara ou d'aller te fixer là où tu le voudras. Je puis te dire maintenant que lors de ton jugement, un arrêt politique secret avait été pris qui t'assignait Buguni comme résidence obligatoire tant que l'ancien roi Agibu Taal vivrait. C'est pourquoi, après la révision de ton procès, on t'a quand même maintenu ici en résidence surveillée. Cette mesure, que l'on avait décidé de te tenir cachée, était inspirée par la peur de te voir attenter à la vie du Fama si tu retournais à Banjagara.
— Je vous remercie de cette bonne nouvelle, mon commandant, mais permettez-moi de vous dire que l'on m'a retenu ici quatre ans pour rien. Je suis musulman. Je n'ai pas le droit d'assassiner même mon ennemi, à plus forte raison un parent très proche. De plus, Agibu Taal n'était pas seulement mon beau-père mais également le fils d'Elhadj Umar, mon patron spirituel. Jamais je ne lui aurais fait le moindre mal ; je me suis même laissé condamner sans me défendre pour ne pas le charger. Je suis stupéfait à l'idée des intentions que l'on m'a prêtées. Mais je m'y ferai, car ici-bas, je l'ai appris à mes dépens, l'injustice humaine est et restera insatiable. Je n'approuve pas cet état de choses, mais je l'accepte.
Une heure environ après son départ, mon père revint à la maison, le visage plus sévère que joyeux. C'était une habitude chez lui de sourire quand tout allait mal et de se renfrogner quand la joie emplissait son cœur. Peut-être était-ce une discipline acquise afin de ne pas se laisser déborder par les circonstances, qu'elles fussent heureuses ou malheureuses ? En voyant son expression, tous ceux qui étaient restés dans la cour à l'attendre furent saisis d'angoisse. Ma mère était alors occupée dans sa case. Jaaray Agibu se précipita chez elle :
— Pullo ! Pullo ! criat-elle. Ton homme est revenu avec un très vilain visage. Il est entré directement dans sa case sans souffler mot à personne. Viens vite, il n'y a que toi pour le faire parler !
Ma mère se précipita dehors, manquant me renverser au passage. Je la suivis.
Elle entra dans la case de mon père qu'elle trouva installé sur sa peau de prière, égrenant son grand chapelet à mille grains. Je me faufilai derrière elle. Me voyant, Naaba me tira par la main, me fit asseoir à son côté et se mit à me caresser doucement la tête de sa main gauche. Quand il eut terminé son chapelet, ma mère lui demanda ce qui s'était passé.
— Le soleil vient de se coucher, dit-il. C'est l'heure de la prière de maghreb. Rendons d'abord à Dieu l'hommage que nous lui devons ; ensuite nous parlerons de ce que le commandant a dit.
On sortit sa peau de prière dans la cour. Comme de coutume, toute la famille s'aligna derrière lui pour célébrer la quatrième prière du jour, l'une des plus solennelles en Islam, dite “prière du couchant”. Quand les dernières salutations et paroles de bénédiction furent échangées, Naaba, profitant de ce que nous étions tous assis sagement autour de lui, et toujours sans dérider son visage, nous dit :
— Plus qu'hier, nous devons témoigner notre reconnaissance à Dieu. Le jour où, prisonnier, je quittai Banjagara, j'ignorais où l'on m'emmenait et quel sort nous était réservé à Cerno Kunta et à moi-même. A la mort de mon fidèle compagnon, je me demandai si un jour on ne me coucherait pas ici à ses côtés. Nul ne savait combien de temps je serais retenu à Buguni. Or, aujourd'hui, le commandant vient de m'annoncer que le soleil de ma détention se coucherait en même temps que le soleil de ce jour béni que nous vivons. Nous sommes libres de partir pour Banjagara demain matin si nous le voulons…
Ce fut une explosion de cris, une débauche d'embrassades et de larmes partagées, entremêlées d'exclamations pieuses : Hamdulillâh! (Merci à Dieu, louange à Dieu!), Allaahu akbar !(Dieu est le plus grand !) On rappela les paroles prononcées par mon petit frère le matin même. Mon père resta silencieux un long moment, sans doute pour laisser aux cœurs le temps de se vider de leur trop-plein d'émotions. Croyant qu'il n'avait plus rien à dire, Jaaray Agibu s'élança hors de la concession et courut vers Buguni, chantant à tue-tête :
— Jour heureux, jour béni !…
Elle tenait à être la première à annoncer la bonne nouvelle à Mamadu Caam. Mon père ne fit rien pour l'arrêter. Puis il reprit son discours :
— Il est écrit dans le livre saint : Le bonheur est proche du malheur (XIV, 5/6). Si nous sommes heureux d'avoir retrouvé notre liberté, il va falloir en même temps nous préparer à porter un grand deuil. Jaaray est partie comme une flèche, en chantant, sans savoir que notre joie est coupée par une grande douleur : j'ai appris en effet que, son père, le Fama Agibu, est mort.
Au mot “mort”, le grand cri des Fulɓe : “Yooyoo… mi helii yooyoo !…” s'éleva d'une seule voix et se répandit dans les airs. Lorsque, quelque temps plus tard, arrivèrent presque en courant Mamadu Caam et toute sa famille, Jaaray en tête, ils ne comprirent rien à ces cris et à ces pleurs là où ils s'attendaient à ne trouver que des manifestations joyeuses. Batoma alla se jeter aux pieds de Jaaray. Le visage baigné de larmes, entre deux sanglots, elle lui dit :
— O fille d'Agibu ! Pleure, déchire tes vêtements, défais tes tresses, tu es orpheline de père…
— Moi, orpheline de père ? fit Jaaray. Comment est-ce possible ?…
Lorsqu'elle réalisa la vérité, elle lança à son tour le lugubre cri “Yooyo…” et courut se jeter dans les bras de son mari.
Or, l'affection rhumatismale congénitale dont souffrait Jaaray avait la particularité de déclencher chez elle, à la moindre contrariété, une crise si violente que, sous l'effet de la douleur, elle était capable de se jeter dans le feu ou dans un puits. Elle devenait plus terrible qu'un animal enragé. C'est d'ailleurs pourquoi, autant que possible, on ne la laissait jamais seule nulle part.
Le mal la prit d'un seul coup. A force de secouer sa tête en des mouvements désordonnés, ses tresses se défirent. En quelques minutes, elle avait pris l'apparence d'une folle. Les cheveux hirsutes, les yeux hagards, elle faisait pitié à voir. On la transporta dans sa chambre où on ne réussit à la maîtriser qu'en l'attachant fermement aux montants de bois de son lit. Rassemblée autour de sa case, toute la famille passa, comme on dit, une “nuit sans feu de foyer”, c'est-à-dire une nuit durant laquelle on ne prépare rien a manger. Les Fulɓe et les Toucouleurs de Buguni prévenus du deuil de Jaaray Agibu et de sa maladie, accoururent à Kadijabugu, apportant des marmites de nourriture pour tout le monde ; mais à l'exception de mon petit frère et de moi-même, personne ne consomma quoi que ce soit.
La nuit entière, Jaaray fut torturée par la souffrance. Tijani et Kadija restèrent à ses côtés. Le matin, elle se calma un peu. La crise était passée, mais il lui fallut une bonne semaine pour se rétablir.
La famille fit ses préparatifs de départ. Et un beau matin de l'année 1908 laissant derrière elle tous ceux, Fulɓe, Toucouleurs et Bamana de Buguni, qui étaient venus lui faire leurs adieux, c'est une véritable caravane qui s'engagea, sans idée de retour, sur la route qui nous ramenait à Banjagara.
Notes
27. Jula : groupe ethnique aux activités surtout commerçantes et itinérantes.
28. Castes : corporations héréditaires de métiers, qui ont toujours joué un rôle social, voire religieux, très important dans la société traditionnelle de la savane. On distingue d'un côté les artisans (forgerons, tisserands, cordonniers, etc.) et de l'autre les “animateurs publics” (jeli en bamana, appelés griots en français ; voir note 12). Les membres des “castes” (mot inapproprié en raison du sens qu'on lui donne en Occident) s'appellent nyamakala en bamana, c'est-à-dire “antidotes du nyama” , force occulte incluse en toute chose. Considérés comme détenteurs de pouvoirs occultes, ils étaient jadis beaucoup plus redoutés et plus ménagés que méprisés. Ils ne peuvent en aucun cas être réduits en captivité, et les nobles leur doivent cadeaux, ménagements et subsistance.
Jadis, chaque fonction artisanale correspondait à une voie initiatique spécifique. Pour conserver les connaissances secrètes au sein du lignage et ne pas mélanger des “forces occultes” différentes, voire incompatibles, les branches de nyamakala pratiquèrent l'endogamie par interdits sexuels et constituèrent des groupes héréditaires fermés. Il n'y a ici aucune notion d'intouchabilité” comme en Inde, ni d'infériorité. Le sentiment de supériorité manifesté par certains à l'égard des classes de nyamakala repose sur l'ignorance des réalités sociologiques anciennes, où “non-mélange” ne signifiait pas mépris.
29. Dadda : surnom donné à Kadidja par mon frère Hammadoun et adopté par tous les autres enfants.
30. Formule composée en partie d'onomatopées et représentant une sorte d'invocation aux ancêtres.
31. Ce fut en effet la première forme de relation entre les Noirs des forêts bordant la côte et les premiers navigateurs européens.
32. Kömö : l'une des plus importantes sociétés initiatiques bambaras du Mali réservée aux adultes circoncis. Avant la circoncision, l'enfant commence à faire partie des sociétés enfantines Tiebleni, puis N'Tomo. Quand il est initié au Kömö, il reçoit de ses maîtres un enseignement de base qui sera ensuite approfondi sa vie durant.
Le mot Kömö désigne à la fois la confrérie elle-même, le savoir qui lui est propre, son dieu (ou plutôt l'une des forces sacrées à l'œuvre dans l'univers) et le masque sacré qui en est le support. L'initiation du Kömö regroupe les principales ethnies de l'ancien Mali : Bamana, Maninka, Siena (Sénoufo), etc. (Chez les Siena de Côte-d'Ivoire, le kömö est devenu poro).
33. Dans la formule Lâ ilâha ill'Allâh (Il n'y a de dieu que Dieu), les deux mots arabes ilâha (dieu, divinité) et Allâh (litt. “Le Dieu”) sont de même racine, mais évoquent des dimensions différentes. La traduction la plus concise et la plus exacte serait : “Pas de dieu, sauf Le Dieu” (et non, comme on le lit parfois: “Il n'y a de Dieu qu'Allah”, l'introduction de deux mots de langues différentes opposés l'un à l'autre ne laissant la place qu'à une interprétation d'exclusion très limitative).
34. Traditionaliste : ce mot ayant pris de nos jours un sens péjoratif particulier, pour éviter toute confusion, lorsqu'il s'agit de savants en connaissances traditionnelles, certains préfèrent dire “traditionniste”.
35. Toutes les religions africaines que je connais se réfèrent à un dieu suprême unique, source de l'existence, Chez les Bamana, c'est Maa ngala, “maître de tout”, “maître incréé et infini”, “celui qui peut tout”, “la grande profondeur insondable”, “l'unique chose inconnaissable” (pour ne citer que quelques-uns de ses 266 noms… ). Chez les Fulɓe, c'est Geno, “l'Eternel”, sans commencement ni fin; c'est le Amma des Dogons, le Wounnam des Mossis, l'Oloroun des Yoroubas, etc. Mais les hommes considèrent cet Etre suprême comme trop éloigné pour lui adresser leurs demandes. Ils préfèrent passer par des intermédiaires : les dieux (qui ne sont que des aspects ou des manifestations spécifiques de la grande force divine primordiale, la Sé des Bamana) et surtout les ancêtres, considérés comme très efficaces. (Sur ces sujets, cf. mon article “La Tradition vivante” (Hist. générale de l'Afrique), Les Religions africaines comme sources de valeurs de civilisation, Aspects de la civilisation africaine et le début de Njeɗɗo dewal.
36. De nos jours, on n'entend plus vraiment cette incantation que dans la Boucle du Niger, et les grandes lamentations poétiques improvisées de jadis ont quasiment disparu.
37. Samedi de répétition : la tradition veut qu'une chose qui arrive un samedi se renouvelle généralement.