Cahiers de l'Homme. École Pratique des Hautes Études, VIe section. Mouton et Cie. Paris, 1961, 95 pages.
Notice
La publication de cet ouvrage est antérieure à la conférence consultative sur l'unification des alphabets des langues africaines (Bamako, 28 Février - 5 mars 1966). Elle ne réflète donc pas la codification recommendée par les experts pour la transcription du Pular/Fulfulde.
Par contre, webPulaaku applique la transcription de Bamako aussi fidèlement que possible. Parmi les implications de cette démarche, retenons les suivantes :
• les consonnes spécifiques ne sont pas notées par des lettres doubles (digraphes). Au contraire, elles sont représentées par des signes simples. Exemples: Ɓ, ɓ, Ɗ, ɗ, Ŋ, ŋ, Ƴ, ƴ
• les voyelles longues ont une graphie double et celles nasales sont notées par un n, à moins qu'elles ne soient précédées et/ou suivies d'une consonne nasale ou prénasaliée (mb, nd, ng, ny)
• les vocables autochtones (noms propres de personne, appellations génériques de lieu) remplacent leur équivalent occidentalisés. Cela se traduit en français par la suppression des accents (aigu, grave, circonflexe, tréma), à l'exception des noms d'auteurs et d'entités morales.
Lire également Alfâ Ibrâhîm Sow. Note sur la langue et la transcription
Tierno S. Bah
Kumen est le texte initiatique des pasteurs fulɓe. Nous le tenons d'Arɗo Dembo, de Ndilla, campement fulɓe de Moguer, cercle de Linguère (Sénégal). Ce maître le fit réciter, à titre d'épreuve, par son meilleur élève, Aliw Essa, descendant du grand initié Sule Yugo.
Il semble que ce texte ne soit plus actuellement que l'apanage des Fulɓe du Sénégal : ailleurs, en effet, les conversions massives à l'Islam ont souvent altéré les connaissances traditionnelles. Dans ce territoire où les troupeaux transhument pendant la saison sèche en traversant à gué la Gambie — gayo beele (beele, pl. de weendu, mare) — l'initiation était donnée dans le cercle de Linguère, sur le terrain situé entre le Sénégal et la Gambie, près de Tambacounda, dit jeeri (haute brousse) 1.
Les instructeurs étaient des jengelɓe (sing. jengello), c'est-à-dire « les gens du jeeri », appartenant généralement à la famille Jal. Pouvaient également devenir instructeurs les initiés d'autres familles, mais, dans ce cas, ils agissaient au nom des Jal, en disant : « voici votre bâton » — allusion au bâton pastoral consacré des initiés, lequel a une valeur symbolique.
Au Maasina, le rite principal concernant le pastorat avait lieu en saison sèche, dans la dépression du lac Débo, près de Gurawo ; il était associé aux réseaux formés par les cours d'eau de la région qui, après s'être séparés (comme le Niger et le Jaka à Jafaraɓe) ou réunis (comme le Niger et le Bani à Mopti), se regroupent au lac Débo pour se diviser ensuite de nouveau et se réunir définitivement à Issafay, où l'Issaber et le Bara Issa se rencontrent 2. Il faut signaler cependant que si, au Maasina, l'initiation a presque complètement disparu, le « passage des bœufs » à Jafaraɓe, instauré par Sheku Amadu au moment où fut organisée la transhumance vers l'ouest, reste un rite pour l'exécution duquel interviennent les Bozo et qui comporte une lustration des animaux.
La compréhension du texte de Kumen nécessite une introduction qui mette le lecteur au fait des principaux éléments de la connaissance traditionnelle concernant les structures familiales et les troupeaux, les autels et les objets et emblèmes relevant du pastorat, comme des modalités de l'initiation.
Les Fulɓe distinguent :
Les nobles comptent traditionnellement quatre « familles » (lato sensu) ou clans, dont les noms, jettooje (sing. yettoode), sont Jal, Ba, So, Bari. Cette structure ethnique de base a permis, lors de la domination de l'empire du Mali, l'intégration des Fulɓe, vaincus par Soundiata, au système quaternaire observé au Mandé. C'est ainsi que les quatre clans initiaux des Fulɓe, ont adopté quatre « noms du Mandé », respectivement Jallo, Jakite, Sidibe et Sangare 3. Cette intégration s'est traduite également par des alliances matrimoniales : les Ba, qui ont épousé des femmes malinké, ont fondé le Wasulu ; les nobles bambara ont épousé des femmes fulɓe.
Les noms des clans des Fulɓe se sont modifiés suivant les régions en fonction des migrations, de l'habitat, de l'histoire et des événements politiques :
C'est ainsi que les Ba, dits aussi Urube ou Wuwarɓe, comprendraient théoriquement vingt-huit sous-clans ou familles. Les Ba au Jolof (Sénégal) sont des Bal, des Balde au Fuuta-Jalon, des Nuba dans la région Soso, des Jakite au Mandé et des Jagayete dans la région de Bandiagara. Tous les Bororo sont des Ba ; borooro signifie littéralement « très fermé » et par extension « égoïste ». Les Bororo, dépositaires de la plus authentique tradition, sont endogames ; restés nomades, ils n'ont jamais été en contact avec les structures mande.
Le yettode (ou yettoore) est porté par un individu en Guinée, au Sénégal et au Soudan. Plus on s'écarte de ces régions, plus on s'éloigne du Mandé, moins un Pullo porte son nom de clan. Au Fuuta-Tooro, il allie son prénom à celui de sa mère.
Chaque clan a son attribution particulière : les Jal sont pasteurs et « propriétaires des connaissances » relatives au pastorat. Les Ba sont guerriers ; lorsqu'un Jal est chef, il se fait précéder d'un Ba s'il est à cheval. Les So, qui vivent en marge, détiennent les connaissances initiatiques concernant la brousse, car les laoɓe, bûcherons et travailleurs du bois, considérés comme de grands magiciens, sont rattachés aux So 4. C'est chez les Bari que, depuis les conversions à l'islamisme, se recrutent les marabouts 5.
D'une façon générale, les Fulɓe entretiennent avec diverses sociétés d'Afrique Occidentale, au contact desquelles ils se trouvent, des relations à plaisanteries (p. denɗiraaku, senenkuya en bamana).
Il convient de mentionner ici l'alliance avec les forgerons, car elle est d'un caractère très particulier, le forgeron jouant un rôle dans l'initiation et figurant dans le texte de Kumen. Fulɓe et forgerons ne se marient pas entre eux; autrefois, ils ne s'asseyaient jamais sur la même natte quand ils étaient pas de même sexe 6 ; une entraide réciproque absolue est de régle entre eux ; ils ne doivent jamais se trahir l'un l'autre. Les Fulɓe apaisent les querelles entre forgerons et réciproquement. Autrefois, un Pullo ne vendait jamais de lait à un forgeron, et ce dernier travaillait pour lui gratis. Un Pullo se présentant à la porte de la forge en apportant du lait, avait la priorité absolue pour demander un service. Si quelqu'un venait alors déranger le forgeron, celui-ci répondait « le rouge a passé », et si l'autre insistait, il disait : « Ne vois-tu pas le feu ? » Le Pullo est en effet le symbole du feu pour le forgeron.
« Pullo rouge » fla ble, « or rouge » sanu ble, « cuivre rouge » sira ble, sont quatre équivalences pour le forgeron. Pour se moquer du Pullo, le forgeron peut l'appeler « fauve rouge » (c'est-à-dire « sauvage rouge ») wara ble 7.
Les animaux appartiennent à trois catégories principales, néces sitant trois sortes de bergers, désignés sous le terme général de banyaaji (sing. banaaru) « pasteurs » :
On ne peut guère changer de rôle dans l'exercice du pastorat ; à l'origine, il semble qu'en ce domaine il y ait eu un interdit. Les animaux parquent dans des endroits distincts : les chèvres sont toujours isolées ; les vaches et les moutons peuvent parquer ensemble, mais sans se mêler. Au moment de la transhumance, les moutons partent les premiers ; au retour, les bovidés marchent devant. Les chèvres transhument à part vers la montagne.
Pour les Fulɓe, les bovidés ne constituent pas un bien, une richesse, mais sont des « parents ». Cette parenté s'exprime dans les rapports symboliques établis entre les quatre grandes familles fulɓe, les quatre couleurs principales des robes des bovidés, les quatre éléments naturels (terre, eau, feu, air) et les quatre points cardinaux :
Jal | robe jaune — oole | feu | est |
Ba | robe rouge — woɗewe | air | ouest |
So | robe noire — wane | eau | sud |
Bari | robe blanche — daneere | terre | nord |
Les quatre robes principales des bovidés, en rapport direct avec les clans, se divisent chacune en seize classes selon la couleur, la position et la forme de leurs taches. Par exemple, la fadaletoodde est une vache noire et blanche (elle a une tache blanche en forme de selle sur le dos) et joue un rôle particulier dans le troupeau. Chacune de ces robes a un nom et correspond à une famille relevant d'un clan.
L'interprétation des robes — lesquelles présentent en tout quatrevingt-seize combinaisons, car il y a plusieurs « mariages » possibles — intervient constamment dans la vie pastorale : elles se « lisent » comme un thème géomantique. C'est ainsi qu'au moment de la transhumance, à la sortie du parc, hoggo, la couleur de l'animal placé près de la porte détermine, en fonction des correspondances mentionnées plus haut, la famille dont le troupeau doit marcher en tête, et la direction à prendre. Ce rite une fois observé et lorsque tout le troupeau est sorti, les animaux prennent la direction du lieu de transhumance et se déplacent alors selon l'ordre traditionnel des clans : en tête ceux des Jal, puis ceux des Ba et des So, ceux des Bari fermant la marche.
Comme la couleur et les taches des robes, l' « élément » associé à une famille intervient également : si les pluies sont excessives, ou que l'eau manque, c'est le patriarche de la famille en relation avec l'eau qui doit intercéder par ses prières.
De plus les bovidés sont marqués par leur propriétaire au fer rouge. Il y aurait eu, à l'origine, seize marques de caractère religieux : à chacune d'elles sont, en effet, attachées des invocations pour la protection et la fécondité du troupeau. Nous donnons ci-après quatorze d'entre elles 10 :
uddal (la fermeture) | |
palal (de falde, se mettre en travers, la mise en travers) | |
lonyal (le trait) | |
takkal (la grande patte) | |
meselenje (les aiguilles) | |
sokaaɗe (les bouclés, fermés) | |
dorral (le grand fouet) | |
hondorewal (si cela était ?, le souhait) | |
malfal (le fusil) | |
dadorgal (l'attache) | |
korwal (la bobine et la navette ; les deux signes à gauche palal, à droite lonyal, sont aussi ceux du tisserand) | |
piilal (de fiilde, faire un circuit, l'enroulement) | |
arkabeewal (l'étrier) | |
girraaje (les sveltes) |
Ces marques sont générales ; on peut en adopter une ou plusieurs, et les combiner en les plaçant différemment sur l'animal. On peut marquer les animaux en n'importe quel endroit du corps, mais la tradition enseigne de le faire là où se situe la « chance » propre à chaque animal : elle peut être dans la tête, ou sur la croupe, etc. 11. Une fois qu'il l'a adoptée, un propriétaire ne change pas la marque de ses animaux.
Autrefois, la viande du bœuf ou de la vache n'était jamais consommée ; les Fulɓe mangeaient rarement celle des autres animaux en leur possession. Leur nourriture de base était le lait, qui est l'objet de représentations et d'interdits spéciaux.
Le Fulɓe échangeait sans le vendre son lait contre tout ce dont il avait besoin. Le lait était offert à tout visiteur comme à tout étranger : ce don dit «goutte de l'étranger », toɓɓel koɗo 12, est comparable au plat traditionnel offert par le cultivateur soudanais, au poisson donné par le pêcheur bozo.
Le lait ne doit jamais être versé volontairement sur le sol : s'il a été répandu par erreur ou par maladresse, le Pullo y trempe le doigt qu'il place ensuite sur son front et sa poitrine, à l'emplacement du cœur. Lorsqu'une offrande de lait doit être faite, l'officiant remplit une calebasse d'eau en citant le nom de la mare ou du cours d'eau où l'on effectue généralement la libation ; il crache ensuite dans la calebasse, puis y verse le lait et jette le tout sur un toit de chaume pour que le liquide ne risque pas de couler sur le sol. Ce geste constitue également une restitution au végétal, car toutes les plantes sont en rapport avec les bovidés.
On prête serment « par le lait et le beurre ».
Sur le plan de l'initiation le lait a neuf noms dont on dit : « le lait est une eau éternelle ; trois qui rendent malade, trois qui guérissent, trois qui nourrissent » (kosam ndiyam ngeenam; tati 'ana nawna, tati 'ana cawra, tati 'ana payna).
Les végétaux interviennent également dans la vie quotidienne des pasteurs, et, bien entendu, dans l'initiation, car, selon la tradition, « il n'y a pas un seul d'entre eux qui ne soit en rapport avec les diverses parties du corps et les robes de bovidés ». Sans nous étendre sur le système de correspondances cosmobiologiques auquel se réfèrent ces rapports, nous donnons et commentons ci-après une première liste de végétaux auxquels le texte de Kumen fait allusion ou qui interviennent durant l'initiation.
Les deux premiers sont le kelli (Graewia betulifolia Jussieu) et le nelbi (Diospyros mespiliformis Hochst) dont on fait les bâtons de bergers. Ces arbres sont les « deux bâtons mythiques » de l'initiation. Le nelbi « renferme les vertus pastorales » ; tous les travaux des hommes et spécialement des initiés y prennent « leur force et leur appui » ; seront également faits en nelbi la hampe de la lance, le manche du couteau ou de la hache, l'écuelle du chef de famille ainsi que la plupart des ustensiles de bois. Le kelli est en relation avec ce qui appartient aux femmes dans une maison. L'armature du toit de la demeure, exécutée par les femmes et ensuite recouverte de chaume, est en kelli. Un symbolisme sexuel est donc lié à ces deux végétaux : l'un est associé aux activités masculines, l'autre aux activités féminines.
Le baobab est aux végétaux ce que le bovidé est aux animaux toutes ses parties, comme celles du corps du bovidé, pouvant être utilisées il symbolise le maximum d'utilité.
Le kojoli (Anogeissus Schimperi Hochst) est utilisé pour teindre en jaune, wolo, les vêtements. Le Pullo est généralement vêtu de blanc, kasa, ou de tissus teints en jaune.
Il faut mentionner également le delbi, le mburri (qui est soit le Gardenia erubescens Stapf. et Hochst, soit une autre variété de gardénia de brousse), le kooli ou koyli (Mitragyna inermis O. Kuntze), le kombi, le ngelooki (Guiera senegalensis), le caski 13 (Acacia albida), le kahi (Khaya senegalensis), le kohi (Prosopis africana Tomb.), le mbarkewi (Bauhinia Thonningi Schum), le ɗooki (Combretum ghasalense Engl. et Diels), le foogi (Landolphia senegalensis), le ndaaɓi (jujubier, Ziziphus jujuba Lam.), le ɗammi (tamarinier).
Le plus important des autels des bergers fulɓe est le kaggu 14. Il est fait d'un treillis de lianes entrecroisées de nelbi ou de kelli, posé sur des piquets de bois faits des mêmes végétaux, et ressemble à une sorte de console en osier. Il est placé contre le mur ouest de la paillote réservée à la première femme et immédiatement à côté de la tête du lit, lequel est orienté ouest-est dans le sens de la longueur. On peut déposer sur le kaggu les objets et ustensiles pastoraux, les gourdes, les calebasses à traire et les vêtements du berger à l'exception de ses chaussures. La pièce où est posé le kaggu est interdite aux femmes pendant leurs menstrues. Elles ne doivent jamais mettre sur la tablette leurs cheveux coupés.
Au-dessus du kaggu se trouve une outre suspendue contre le mur elle contient le ngaynirki (litt. qui favorise la force fécondante des taureaux). Ce terme collectif désigne une série d'autels, constitués de plantes diverses ayant le ɗooki pour base. Chacun d'eux est un relais, et supporte les offrandes faites aux laareeji (sing. laare) « esprits gardiens » des troupeaux, qui les chargent en retour de leurs forces. On appelle, on invoque les laareeji, on communie avec eux par l'intermédiaire des ngaynirki. Ceux-ci interviennent pour tout ce qui concerne le détail de la vie pastorale (procréation, pluies, protection des bergers et des troupeaux), comme pour l'obtention de telle ou telle couleur d'un veau à naître. Il y a autant de ngaynirki que de laareeji, soit vingt-huit de base qui correspondent aussi aux vingt-huit jours du mois lunaire, dits « demeures de la lune ». La constitution et la consécration des autels — coûteuses permettent rarement à un Pullo d'en posséder la totalité. En cas de nécessité, il s'adresse au propriétaire de l'autel qui correspond à ses besoins.
L'outre contient également les amulettes des bergers, piɓol, qui protègent contre les dangers de la brousse : serpents, carnivores, insectes, etc. 15.
Le pastorat est une technique qui nécessite un apprentissage. Dans le texte de Kumen, le matériel dont se servira le berger est demandé et reçu par le postulant au cours des épreuves que comporte l'initiation : ce matériel est consacré. Ainsi est souligné le fait que l'usage de l'outil s'accompagne de la connaissance de ce qu'il représente symboliquement, association qui témoigne, pour les Fulɓe comme pour d'autres populations soudanaises 16, de la valeur culturelle des techniques.
Le berger emporte avec lui deux bâtons de marche 'aynirdu 17, faits l'un de bois de kelli, l'autre de bois de nelbi. On prête serment sur son bâton comme sur le lait et le beurre. On dit « jurer sur le bâton pastoral, le lait et le beurre » : watoraade duudurdu e kosam e nebbam 18. Lorsqu'un jeune berger, qui a déjà un bâton, est initié, son maître lui donne un nouvel instrument et consacre le premier en prononçant des paroles sacramentelles (paroles secrètes qui se rapportent au nom secret du bovidé).
Interviennent également les divers liens qui servent à attacher les animaux ; ils sont faits de fibres de baobab ou, à défaut, d'Hibiscus cannabinus, polli 19. Le rande 20 ou maagol attache le veau à une corde tendue entre deux piquets de Diyospiros, dite daangul 21. Un daangul supporte généralement plusieurs rande qui maintiennent les veaux loin de leur mère pendant la traite. Cette longue corde représente « la ligne de vie » des troupeaux et les piquets qui la soutiennent, tonteeje, portent le même nom que les séquences qui divisent le mois lunaire comme elle ils symbolisent le temps.
A l'une de ses extrémités, le rande comporte un nœud, à l'autre une boucle dans laquelle s'emboîte le nœud : il est femelle. Le daaɗol 22, autre cordelette, sert à attacher le veau à sa mère. Muni d'un nœud à chacune de ses extrémités et n'ayant pas de boucle, il est mâle. Lorsqu'un Pullo se rend en ville, il se promène avec le daaɗol sur l'épaule droite « quand c'est l'heure de traire ».
Le sirgal, fouet à lait ou mouvette, est constitué par une baguette à l'extrémité de laquelle sont fixées au moyen soit de cordelettes de coton, soit de fibres de kelli ou de mbarkeewi, quatre branches du même bois. Ces branches correspondent aux quatre éléments (eau, air, terre, feu), aux quatre directions cardinales, aux quatre familles fulɓe et aux quatre couleurs de base des robes des bovidés. Lorsqu'il s'agit de la mouvette de la femme d'un chef, chaque branche porte un signe. L'objet est orienté lorsqu'il est déposé sur le kaggu. Il est utilisé pour séparer le lait du beurre 23, et ce travail, associé à celui de l'initiation, lui confère une valeur considérable. Il doit être distingué du burgal, mouvette naturelle en bois de mburri, à deux branches, considérée comme incomplète et qui ne doit jamais être mise dans le lait [frais]. Si cette faute est commise, la coupable se purifie en plongeant l'index droit dans le lait, le pouce étant replié sous les trois autres doigts, et en touchant ensuite son front et son sternum. Le fait de replier le pouce sous les trois doigts exprime l'absence d'intention, le pouce étant le doigt de la volonté, et la faute ayant été involontaire. Sur un autre plan, les trois doigts représentent les trois familles fulɓe qui ne sont pas fautives, la fautive, à laquelle appartient la coupable, étant représentée par l'index. « La fourche du sternum est le burgal du corps » : en y portant l'index après avoir touché le front, on transforme symboliquement le burgal en sirgal, c'est-à-dire en quelque chose de complet, donc de pur.
Ainsi, les quatre premiers accessoires du pastorat, intervenant dans l'initiation, sont-ils dans l'ordre :
Les interdits concernant ces objets d'usage à la fois technique et rituel sont les suivants :
On ne peut attacher au daañgul d'autres animaux que ceux appartenant aux trois catégories précédemment distinguées.
Le sirgal ne doit jamais être mis dans une matière autre que le lait.
Avec le bâton consacré, on peut frapper un homme, jamais un âne, un chien ou un chat.
Lorsque le bâton est cassé, le berger ne peut ni le jeter aux ordures, ni l'utiliser comme bois de cuisine ; il l'abandonne en brousse où il n'est plus responsable de sa pollution.
Il faut aussi mentionner les deux gourdes du berger : celle qui contient le lait, boliiru kosam, et celle qui est utilisée pour l'eau, boliiru ndiyam. Leur usage ne doit jamais être alterné.
Dans le texte de Kumen, il est fait également allusion à d'autres objets ayant un rapport avec le pastorat, la traite ou la consommation du lait, mais qui ne font pas directement partie de l'initiation. Ce sont le ɓirdugal, calebasse ou récipient de bois dans lequel on trait, et le tumbude, calebasse à lait ordinaire, décorée.
Le berger pullo du Jeeri possède également un instrument de musique rituel à une corde, le moolaaru (de moolaade : « demander protection, exorciser ou jeter l'anathème »). Cet instrument, qu'il doit confectionner lui-même, sans l'aide des spécialistes de castes, travailleurs du bois (laoɓe), du cuir (sakke) ou réparateurs de calebasses (kule) 24, protège le troupeau. Seul le forgeron, avec qui le pasteur entretient des relations particulières, doit au contraire fabriquer les sonnailles, cencenje. La peau avant d'être tendue sur la caisse doit avoir été tannée selon un rite particulier. L'instrument doit être consacré à l'une des quatre catégories de bovidés. L'initié devra donc posséder, pour pouvoir toujours intervenir efficacement, quatre instruments différents, et le cas est fréquent. Pour éviter cette multiplication, il peut aussi faire graver sur l'instrument une croix entre les branches de laquelle sont dessinés les quatre bovidés ; l'instrument qui ne possède pas cette marque est réservé exclusivement à l'une des catégories d'animaux. Le môliiru doit être déposé sur le kaggu lorsqu'il n'est pas utilisé. Son propriétaire en joue pour invoquer Kumen, et ne peut le prêter qu'à un initié de son lignage.
Les bergers jouent aussi d'un instrument de musique profane, popiliwal ou illorowal, flûte faite d'une tige de sorgho 25.
« L'initiation, dit un texte pular/fulfulde, commence en entrant dans le parc et finit dans la tombe » (pulaaku fuɗɗi gila hoggo fa yanaande) 26.
La vie d'un Pullo, en tant que pasteur initié, débute avec l'« entrée» et se termine avec la « sortie » du parc, qui a lieu à l'âge de soixante-trois ans. Elle comporte trois séquences de vingt et un ans chacune :
« Sortir du parc » est comme une mort pour le pasteur; il appelle alors son successeur : le plus apte, le plus dévoué des initiés ou son fils. Il lui fait sucer sa langue, car la salive est le support de la « parole », c'est-à-dire de la connaissance, puis il lui souffle dans l'oreille gauche le nom secret du bovidé.
L'initiation comporte trente-trois degrés auxquels s'ajoutent trois degrés supérieurs invisibles, acquis automatiquement après le trentetroisième.
Ces trente-trois degrés correspondent aux trente-trois phonèmes de la langue pular/fulfulde, c'est-à-dire aux « sons que l'homme fait sortir de son gosier » :
« a, mbe, be, ɓe, d, d'e, nde, dye, nde, ɗe, ndye, e, fe, ge, nge, he, i, yi, ke, le, me, ne, nye, o, pe, re, se, te, tye, u, wu, we, ye » 27.
Les trois degrés supérieurs sont inaudibles ; ils sont ceux de « la parole non formulée », mais toujours présente, dite « de l'inconnu ».
Le postulant progresse en franchissant quatre degrés à la fois, ce qui le fait passer successivement par neuf états. Le neuvième ne comporte qu'un seul degré réel, le trente-troisième, auquel s'ajoutent les trois degrés supérieurs. Ces derniers, assimilés aux trois enveloppes qui entourent le fcetus, sont dits « les trois obscurités de la matrice », niɓe tati raanga. Sur le plan spirituel, l'initié est ainsi ramené au stade fœtal ; « il naît » ensuite à une nouvelle vie et porte le titre de « fils » 28.
Physiquement l'initiation pénètre le postulant par les « sept lampadaires » que constituent les sept ouvertures du corps — les yeux, les oreilles, le nez et la bouche — entre lesquelles sont établies des correspondances.
Lorsqu'il a décidé d'être initié et de chercher un maître, le jeune Pullo est astreint à un certain nombre d'obligations pendant plusieurs années. A partir de l'âge de quatorze ans, et jusqu'à vingt et un ans, il doit quémander ou faucher l'herbe contre un salaire, ou vendre du bois mort, pour pouvoir acheter, grâce aux fruits de son labeur ou aux dons reçus, une poignée de céréales et les graines de trois variétés de calebassiers 29. Il va ensuite défricher en brousse pour établir un champ, semer les céréales et les graines de calebassier. Ce travail doit rester secret : l'intéressé doit sarcler, récolter et battre son grain seul. il transporte ensuite la récolte pour la vendre dans un marché se tenant régulièrement le samedi, et non un autre jour de la semaine. Le gain obtenu par la vente doit être consacré à l'achat d'un bouc et de vêtements : tunique, pantalon, bonnet en coton indigène tissé à la main, chaussures. Il lui faut généralement recommencer plusieurs années de suite et faire plusieurs récoltes pour que ses gains lui permettent d'effectuer ces achats.
Lorsque ce dernier stade est franchi, il doit tuer un bouc et enlever la peau de l'animal sans le vider. Puis il tanne la peau pour en faire une outre, toujours seul et dans son champ. Dans un même temps, il prépare sur place avec les produits des calebassiers — une gourde, une calebasse et une cuiller. Lorsque la peau est sèche, il doit aller la remplir d'une eau pure et se rendre à nouveau sur un marché se tenant le samedi, vêtu des habits qu'il s'est procurés et muni de ses ustensiles. Là, la première personne qui lui demande à boire doit devenir son instructeur ou le conduire à un maître. Si le demandeur est un homme d'âge, il le prie de l'enseîgner ; s'il est jeune, il lui demande de le mener chez un vieillard de sa famille qui devient son maître.
A partir du moment où le postulant est agréé par son maître, il devient son serviteur, et ceci jusqu'à la fin de l'initiation. jusqu'à ce terme il doit également conserver et porter sur lui l'outre et les objets en calebassier sur lesquels il procède à des libations de lait et de beurre chaque samedi. Il peut toutefois ne pas les conserver, mais il doit alors les enterrer dans son champ et édifier en ce lieu une butte de terre de termitière, sur laquelle il fait régulièrement les mêmes offrandes. Dans le premier cas, il doit porter ses vêtements non seulement jusqu'à la fin de l'initiation, mais jusqu'à usure complète, dans le second cas il doit les donner à un pauvre 30.
Les travaux préliminaires imposés par la tradition à l'adolescent relèvent donc tout d'abord de son libre arbitre : il peut choisir d'être initié, ou en décider autrement. Ils témoignent aussi, sans qu'il en soit davantage conscient, de sa patience et de sa persévérance. D'autre part, ils nécessitent l'apprentissage de techniques (agriculture, travail du bois, du cuir) auxquelles il ne se livrera plus et absolument différentes de celles que, noble et pasteur, il devra plus tard exercer. Il découvre ensuite son maître par le procédé rituel que nous venons de relater, maître qui lui est délégué par les puissances surnaturelles, agents invisibles de l'initiation. Dès lors, ayant fait preuve de caractère, de discrétion et de certaines qualités morales, il développera, par son attitude envers son maître, d'autres vertus nécessaires : l'obéissance, la modestie, le sens de la discipline, et ceci jusqu'à la fin de l'initiation. L'instruction reçue exercera sa mémoire, assouplira son intelligence.
Avec l'âge, la pratique et en fonction de l'étendue de ses connaissances, l'initié pasteur, dit aga au Fuuta et baanyaaru au Maasina, accède progressivement au titre de silatigi, terme dont on ne peut donner d'étymologie précise 31, mais qui peut se commenter ainsi : « celui qui a la connaissance initiatique des choses pastorales et des mystères de la brousse ». L'influence considérable du silatigi s'explique par ce titre, le plus prestigieux que puisse souhaiter un Pullo : tout pasteur initié rêve d'être un jour silatigi.
Le silatigi est le prêtre de la communauté 32. A ce titre, il observe, durant toute sa vie, un certain nombre d'interdits : il ne doit pas avoir de rapports sexuels avec d'autres femmes que les siennes, il ne doit pas mentir sciemment ni porter un faux témoignage, même en faveur de ses propres parents.
L'état comme les fonctions d'un silatigi sont, bien entendu, en relation avec les animaux et tout ce qui les concerne : santé, fécondité, transhumance, règles du pastorat, etc. Il sait exactement tout ce qu'il convient de faire pour le troupeau. Il est le «gérant» des animaux offerts par les membres de sa communauté à l'une des personnalités mythiques du panthéon pullo traditionnel, d'alâffl : ces animaux qui font partie du troupeau mais que l'on ne doit ni vendre, ni sacrifier pour un profit personnel, peuvent faire l'objet d'un don de la communauté aux nécessiteux, ou être consommés lors des fêtes ou des réceptions collectives. En revanche, les dons ou offrandes à d'alâiî, que le silatigi fait au nom de la communauté, doivent être pris sur les biens personnels.
Le sitatigi accomplit un certain nombre de rites réguliers, quotidiennement, mensuellement ou annuellement : il procède aux incantations dont il connaît le texte et les conditions d'émission, au lever et au coucher du soleil. Il fait de même trois fois par lune : au premier croissant, aux trois « jours pleins » (treizième, quatorzième et quinzième jours de la lune) qui correspondent à la pleine lune, à la nouvelle lune. Il préside annuellement la fête de la transhumance et les distributions des prix aux bœufs, détermine la date de la cérémonie du renouvellement de l'année. En effet, pour les initiés, l'année se divise en vingt-huit séquences de treize jours — la vingt-huitième en comptant quatorze —, associées chacune à la position d'une étoile. C'est à la fin de la vingt-huitième séquence que doit avoir lieu la cérémonie du lootoori, « bain général », au cours de laquelle les pasteurs se baignent et où l'on procède à une lustration des animaux.
Lorsque le silatigi récite les litanies rituelles, kongi 33, il doit observer les règles des « correspondances » 34. La litanie, qui est rythmique, varie suivant les circonstances et la famille à laquelle appartient le récitant. Elle s'accompagne généralement de libations de lait 35. Elle varie également en fonction de la position de la lune : le mois lunaire, de vingthuit jours, est divisé en huit séquences, dites « piquets », tonteeje, 36 et la litanie s'adresse successivement à chacun des « esprits gardiens » de l'intégrité des bovidés, esprits qui siègent théoriquement aux huit directions cardinales et collatérales de l'espace. Le récitant fait face à la direction cardinale associée à sa famille : sa position est en effet plus importante encore que l'incantation elle-même, son rythme et les paroles qui la composent. L'enseignement initiatique comporte aussi la connaissance d'incantations destinées à rendre inoffensives les griffes de la panthère, les dents du lion la morsure de la hyène, etc. Elles sont dites fanaade ladde (fanaade : litt. « protéger contre ») : « attacher la bouche de la brousse ».
Le silatigi étudie la classification des végétaux et toutes leurs propriétés thérapeutiques ; il devient alors « maître des plantes », cawroowo. De plus, il «charge » les végétaux qu'il collecte d'une vertu qui est fonction de sa connaissance des mouvements requis et des paroles appropriées.
Sur le plan de l'initiation, les végétaux relèvent de trois catégories les plantes à tronc vertical, les plantes grimpantes, les plantes rampantes. Dans chacune d'elles, on distingue les végétaux à épines ou sans épines, à écorce ou sans écorce, donnant des fruits ou n'en donnant pas. Les végétaux sont de plus classés en séries ; chacune d'eues est en relation avec l'un des jours de la semaine, avec l'une des huit directions cardinales et collatérales 37.
Le végétal intervient constamment dans la vie du pasteur; il doit être collecté en fonction de ces diverses classifications, pour tout ce qui concerne les troupeaux ou le laitage, pour le transfert d'une famille ou d'un groupe de familles sur un nouveau terrain, pour un usage médical. Écorce, racine, feuilles ou fruits doivent être prélevés en rapport avec le jour du mois lunaire auquel correspond le végétal, en invoquant le laare, « esprit gardien » des troupeaux qui est en rapport avec la séquence du mois et en fonction de la position du soleil. Ainsi le silatigi, en donnant ses instructions, dira-t-il par exemple : « Pour faire telle chose, tu prendras la feuille d'un épineux grimpant et sans écorce, tel jour, lorsque le soleil se trouvera dans telle position, en regardant telle direction cardinale, en invoquant tel laare. »
L'initiation confère également au silatigi le rôle de devin. En fonction de la valeur symbolique des couleurs et des taches des robes des bovidés, il interprète, en cas de besoin, la position respective des animaux dans le parc, qu'il « lit » comme un thème géomantique. Cette fonction s'exerce notamment lors du choix d'un nouveau berger que nous relatons ici à titre d'exemple : le jeune homme désigné pour accompagner les bœufs transhumants est muni d'un bâton de berger non encore consacré et ne reçoit, en dehors de directives géographiques et purement techniques pour les soins à donner au troupeau, aucune instruction particulière. A son retour, sans doute s'informe-t-on de ce qu'il a fait pendant la transhumance, surveille-t-on son attitude, mais ce sont les bovidés eux-mêmes qui détermineront sa carrière. En effet, leur entrée dans le parc et leurs positions respectives lorsqu'ils y sont installés sont examinées soigneusement par le silatigi en fonction des critères exposés ci-dessus. Suivant le thème présenté par les animaux, et, bien entendu, à l'insu du postulant berger, son admission au pastorat est décidée ou refusée.
Lorsqu'il doit faire transhumer le troupeau, le silatigi utilise le moolaaru correspondant à l'une des robes des bovidés. Si le soleil émerge à l'horizon, il invoque la vache jaune ; au milieu du jour, il invoque la vache blanche, la rouge au coucher du soleil, la noire s'il fait nuit. Muni de son instrument il se rend en brousse, et, s'il fait jour, se place à l'ombre d'un Diospyros mespililormis Hochst (nelbi) ou d'un Graewia betulifolia (kelli) et si possible près d'une termitière. Après avoir joué longtemps de son instrument pour invoquer Kumen en obéissant à son inspiration (les rythmes sont libres), il procède à la divination par la géomancie. Le « signe » correspondant doit sortir et déterminer l'ordre dans lequel s'effectuera la transhumance : tête du troupeau, heure du départ, direction cardinale, etc. La nuit, il procède de même, mais se place sous un Acacia albida, un baobab, un diki, un kohi ou un kahi, et, ne pouvant procéder à la géomancie, il laisse son inspiration le guider après avoir joué de son instrument.
Le texte de Kumen exige une introduction qui mette le lecteur en présence du panthéon de l'initié. En effet, l'initiation instruit le postulant de la cosmogonie traditionnelle, comme du rôle des puissances surnaturelles qui interviennent, l'une après l'autre, dans la marche de l'univers.
Au-dessus de tous, se place Dieu, Geno, immortel, omniscient et omniprésent : geno vient de yenɗude, « être éternel ». Mais ce n'est pas la seule appellation qui lui soit donnée : Geno est dit aussi Dundaari, terme signifiant « qui peut être téméraire, qui peut agir sans en redouter les conséquences » et qui implique la toute-puissance.
Geno, toujours présent, reste invisible et ne se manifeste pas sur terre. Or la vie tout entière du Pullo pasteur et nomade, est, comme nous l'avons vu, associée à celle des bovidés et à leur transhumance : la personnalité surnaturelle, qui est le « gardien des troupeaux » de Geno sur terre, se nomme Caanaba. Les représentations qui le concernent constituent une géographie mythique 38 (fig. I, pp. 24-25).
Caanaba a la forme d'un serpent à quatre-vingt seize écailles qui correspondent aux quatre-vingt-seize combinaisons des robes des bovidés. Tout petit, il sortit de l'océan, dit « fleuve salé », maayo lamɗam, accompagné des vingt-deux premiers bovidés que lui avait confiés Geno, puis, franchissant la barre, il remonta le cours du Sénégal, traversa le jeeri et le waalo, et descendit ensuite jusqu'aux sources du Niger, jeeliba, dont il « épousa le cours » et où, à partir de Bafoulabé, il prit le nom de Nikinanka 39.
Comme il était encore un être sans défense, il fut adopté par la mère et la famille d'Ilo, fils de Yaladi 40, dont il devint le « frère jumeau ». Les animaux se multipliant, il les confia à Ilo qui l'accompagnait partout et conduisait avec lui le troupeau. Ils descendirent ensemble le cours du Niger.
Or Caanaba avait un interdit. S'étant confié à Ilo, avec lequel il vivait, il lui avait défendu de le laisser approcher par une femme « dont le corps serait jaune et ocre, les yeux rouges, et serait sans seins » (bolo, bolto, boɗeejo gite, coppi). Alors qu'ils séjournaient à Sama, Ilo, qui se rendait chaque jour au village, se fiança à une jeune fille qui répondait à la description de la femme interdite à Caanaba. Il fit les dépenses d'usage pour son mariage dont il prévint Caanaba. Ce dernier lui rappela l'interdit et la promesse qu'il avait faite de le respecter.
Trois fois par jour, le matin, à midi et le soir, on remplissait quatre calebasses de lait que l'on portait à Caanaba. Or, la femme d'Ilo faisait de temps en temps venir chez elle une femme âgée qui la coiffait : à la troisième visite, la vieille demanda où allait tout ce lait. La femme d'Ilo lui répondit qu'il était destiné à son beau-frère.
— L'as-tu vu ? dit la vieille.
— Non. je ne dois pas le voir et mon mari m'a dit qu'il y va de notre boŋeur.
— Les femmes gâtées par leur mari sont les plus sottes. C'est une rivale qui est dans ta maison 41.
Or, c'était un lundi, Ilo était au marché ; sa femme s'approcha de la case où vivait Caanaba et regarda par le trou ménagé dans le mur. « Leurs yeux ont fait quatre » (gite maɓɓe ngaddi nay), dit-on du moment où leurs regards se rencontrèrent. Alors Caanaba, l'interdit étant rompu, se gonfla jusqu'à faire éclater la case, et rejoignit le fleuve suivi par le bétail qu'Ilo, ne put retenir. Ilo suivait en vain le troupeau pour tenter de le garder. Au bout de plusieurs jours de marche, Caanaba eut pitié de lui : « Sers-toi de ton bâton de nelbi pour frapper les cornes des animaux », lui dit-il. Et chaque fois qu'Ilo touchait un animal, celui-ci restait sur place ; il put, petit à petit, reconstituer un troupeau.
Caanaba traversa le Maasina par le caanabawol, dépression naturelle du sol qui s'amorce derrière Senzani (Sansanding sur la carte), rejoignit ainsi Molodo et se dirigea ensuite vers le lac Débo 42. Il établit en ce lieu, considéré comme le point terminal de son périple depuis le Mandé, une alliance avec le génie du lieu 43 qui porte ici le nom de ga, « mère » de tout ce qui vit. Puis il pénétra dans le lac avec les animaux, le traversa, en ressortit, et se rendit ensuite aux lacs Faguibine et Oro où il mourut. C'est dans cette région que se trouve le cheptel le plus important. Ilo resta nomade 44.
Si Caanaba est le propriétaire mythique des bovidés, Kumen est son auxiliaire, son berger, et le dépositaire des secrets concernant l'initiation pastorale. Kumen a été chargé par Geno de veiller sur la terre, les pâturages et les animaux sauvages et domestiques. Libre de prendre les formes qui lui plaisent, « il est noir lorsqu'il s'occupe des minéraux, blanc lorsqu'il est au service des puissances responsables des herbivores sauvages, rouge lorsqu'il est au service de Caanaba et responsable des animaux domestiques, spécialement des bovidés ». Il peut aussi transformer à son gré les animaux sauvages en animaux domestiques, et inversement. Kumen peut apparaître aux hommes sous la forme d'un enfant de trois, sept ou neuf ans, sans jamais dépasser onze ans. Secondé par sa femme, Foroforondu, il transmet ses secrets à ceux qu'il veut initier « en les conduisant au lieu invisible où le pasteur devient homme ». Il fait « sucer sa langue » à ses protégés ; par l'entremise de sa salive, la vertu de l'intelligence pénètre le cœur et le cerveau du néophyte. Le privilégié qui finit le cycle acquiert une force qui lui permet de comprendre le langage des animaux et lui donne la clef des paroles sacramentelles. Il n'appartiendra, dès lors, plus seulement aux siens, il perdra son nom de famille et deviendra silatigi, « vénérable possesseur de la salive chargée de puissance » et maître de sa propre volonté.
Comme on l'a déjà vu, les initiés s'adressent aussi, lorsque l'intervention de ceux-ci est nécessaire, aux laareeji, puissances surnaturelles ou « esprits gardiens » dont dépendent le statut et la fécondité des troupeaux, et qui siègent dans l'espace aux huit directions cardinales et collatérales. Il existe vingt-huit laareeji, associés aux vingt-huit jours du mois lunaire ; de plus, les douze premiers de la liste régissent les douze mois de l'année solaire ; les seize derniers régissent les seize « maisons » de la géomancie.
Le texte de Kumen relate l'initiation du premier silatigi, Sile Saajo ou Sule, diminutif de Suleyman, c'est-àdire de Salomon.
L'initiation du pasteur pullo consiste, pour faire comprendre au postulant les connaissances relatives au pastorat, à l'instruire de la structure de l'univers. Pour les Fulɓe, le monde créé par Dieu, Geno, est sorti « d'une goutte de lait », toɓɓere ɓira, contenant les « quatre éléments », qui a formé ensuite le « bovidé hermaphrodite », symbole de l'univers. Sont établies par le créateur, en fonction de la morphologie de ce principe initial, une série de correspondances cosmo-biologiques entre tous les éléments qui composent cet univers. Nous avons indiqué un premier aspect de ces correspondances entre les bovidés (qui se distinguent par leurs robes), les quatre éléments, les directions cardinales et les clans fulɓe : ces correspondances valent aussi, bien entendu, pour les quatre grandes races humaines, la blanche, la noire, la jaune et la rouge. Elles s'étendent également aux astres et, sur terre, aux animaux, aux végétaux et aux minéraux. C'est ainsi que l'homme, consubstantiel au bovidé, est en relation personnelle avec une étoile, un jour du mois et même de la semaine, avec les végétaux en général, comme avec l'animal interdit de son clan. Cet exemple, apparemment simple, se complique de toutes les interférences dues à sa race, sa situation géographique, son statut familial, son rôle social, ses techniques, et, sur le plan psychologique, à son caractère, enfin à son destin.
Le texte de Kumen présente l'initiation comme un enseignement progressif de la structure des éléments, de l'espace et du temps dont l'essence doit pénétrer le postulant : il la présente, en même temps, comme une succession d'épreuves, symboles de la lutte qu'il doit entreprendre sur lui-même avec l'aide de Dieu, pour progresser. Le postulant doit pénétrer successivement dans douze « clairières » qui symbolisent, sur un premier plan, l'année et ses douze mois, sur un autre plan, son déplacement sur un terrain où il rencontre, en passant d'une clairière à l'autre, les personnalités mythiques qui doivent l'enseigner. De plus, il est mis en contact avec des animaux sauvages qui sont les symboles des forces avec ou contre lesquelles il doit lutter, ainsi qu'avec les principaux végétaux qui interviennent dans la vie pastorale. Franchir l'entrée de la première clairière consiste pour le postulant à passer du monde désordonné des hommes, de la « cité perturbée » (ngendi jiɓuya) qui est sa demeure, à la brousse « cité de Dieu » (ngendi Geno) et au monde organisé du pastorat.
Les quatre premières clairières le mettent successivement en rapport avec les « quatre éléments», bases de la création, dans l'ordre suivant : feu, terre, air, eau. Dans la cinquième clairière, le postulant, ayant pénétré les quatre éléments et en étant lui-même pénétré, réalise son état définitif et devient une personne complète, neɗɗo kiɓɓo. Cette clairière est aussi celle du « génie de la guerre », symbole de la résistance qui lui est opposée, de la lutte spirituelle qu'il doit poursuivre : il doit la franchir sans crainte pour atteindre les degrés supérieurs de la connaissance. De la sixième à la douzième clairière, il reçoit les « lumières de l'initiation » : il voit successivement sept « soleils », qui ont les couleurs de l'arc-en-ciel et symbolisent la complétude, car sept réunit le principe mâle, 3, et le principe femelle, 4 45.
Après la douzième clairière, l'initié reçoit de la femme de Kumen une cordelette comportant vingt-huit nœuds. Les « vingt-huit nœuds ou enlacements » correspondent aux jours des mois lunaires qu'il s'agit de « dénouer », c'est-à-dire dont il faut consciemment pénétrer la succession. Ainsi est-il instruit du calendrier mystique de l'année, qui combine le temps solaire avec le temps lunaire, et qui se compose, comme nous l'avons vu, de vingt-huit séquences ; celles-ci correspondent également aux zones successives du savoir.
Le « dénouement des nœuds », qui est connaissance, permet à l'initié de recevoir les emblèmes du pastorat : bâtons, cordes, gourdes, etc. Il quitte ensuite ses instructeurs pour retourner au pays des hommes. Il mène seul, à la frontière, une lutte ultime contre un lion qu'il vainc, par ses incantations, et qu'il sacrifie ensuite. Il invoque alors Dieu, Dundaari, maître de la création.
Un certain nombre de commentaires accompagnent le texte. Celui-ci présente plusieurs invocations qui, dans l'état actuel de l'enquête, sont pour la plupart intraduisibles. Cependant, quelques hypothèses sont formulées sur le sens de certains mots.
Les conditions rituelles, extrêmement strictes, nécessaires à l'émission du texte en langue pular/fulfulde, donc à sa transcription, devant être respectées rigoureusement, il ne nous est pas possible actuellement, par respect pour les maîtres qui nous l'ont enseigné, de le publier sous sa forme originale.
Notes
1. Au Maasina, fero a le même sens.
2. Issafay est un village bozo ancien et important, situé sur une île au confluent. Le Bara Issa rejoint le Kolikoli en amont, avant Sarafere.
3. Cf. G. Dieterlen, Mythe et organisation sociale au Soudan français, p. 59.
Cette note contredit l'un des aspects fondamentaux du texte principal, qui souligne le caractère endogène de l'onomastique (système de noms) quadripartite fulɓe, et qui fait correspondre les quatre noms de famille aux quatre éléments naturels (eau, air, terre, feu) et aux quatre points cardinaux. De surcroît cette assertion n'est étayée par aucun fait et semble procéder d'un comparativisme hâtif ; elle est donc à traiter avec prudence. [Tierno S. Bah]
4. G. Dieterlen. Mythe et organisation sociale au Soudan français p. 41.
5. Amadou Hampaté, à partir de Dori ne se dira plus Ba. Au Fuuta, il s'appellera Amadou Kadija, du prénom de sa mère.
6. Les lawɓe auraient été à l'origine des So ; ils sont actuellement castés, mais placés «à côté » des nobles de ce clan. Les musiciens, de la même façon, sont rattachés aux Ba.
7. Les Bari du Maasina ont pris le nom de Sise et définitivement abandonné leur yettoode pular.
8. C'est un interdit contracté par les Fulɓe au Mandé, il n'est plus observé à partir de Dori.
9. Ces cinq expressions sont en langue bambara.
10. Deux manquent dans notre nomenclature. L'enquête doit également être poursuivie sur le symbolisme de ces marques.
11. La valeur religieuse de la marque a été relevée par M. Dupire, dans son étude sur les Marques de propriété du bétail chez les pasteurs fulɓe, qui écrit : « Il apparaît donc combien dans ses détails cette opération du marquage du dyelgol baigne dans tout un contexte magique qui lui donne une signification dépassant de beaucoup la simple reconnaissance d'une propriété » (p. 130). La réduction des signes à des éléments simples et le transport des marques uniformément aux oreilles, tels que les décrit M. Dupire, sont destinés à respecter les peaux : il s'agirait de faits relativement modernes dus au développement actuel du travail du cuir chez les Haoussa.
12. Le diminutif tobɓel est employé par modestie, pour amoindrir volontairement l'aspect généreux du geste.
13. De cay « prendre brusquement, saisir ».
14. De haggude « tisser» et aussi « attacher», « lier » au sens moral.
15. Les ngaynirki semblent se rapprocher des autels individuels ou collectifs que les Bambara nomment boli. Il y a entre le ngaynirki et le piɓol la même différence qu'entre les autels boli et les amulettes tafo des Bambara. Cf. G. Dieterlen, Essai sur la religion bambara, p. 92.
16. Pour des représentations comparables chez les Dogon concernant l'agriculture et la forge, cf. M. Griaule, Dieu d'eau, pp. 91 et 101.
17. De aynude : conduire les bœufs.
18. Variante de aynirdu.
19. Cette plante appartenait, dans la tradition, aux Malinké et aux Bambara ; ils l'ont transmise aux Bozo qui peuvent maintenant la cultiver ; les Fulɓe nomment porompolli l'Hibiscus sauvage.
20. De daande qui signifie cou.
21. De rado : nerf.
22. Ou raaɗul, également de raɗo : « nerf ».
23. Séparer le beurre avec le sirgal, est dit wurwude ; on peut aussi utiliser pour cela une gourde à long col (boliiru) et l'opération est dite alors wumpude. Rarement décorée, la gourde utilisée pour cette opération ne sert jamais à un autre usage.
24. C'est l'un des cas exceptionnels où les nobles (rimɓe) peuvent travailler le bois ou le cuir, fonctions normalement réservées aux gens de caste (nyeenyuɓe).
25. La flûte est dite poopiliwal de foofude (respirer dans … quelque chose) ou illororowal de iilude, (éternuer) et signifiant « qui donne une voix flûtée ». Le hoddu, à quatre cordes, est un instrument de musique profane des sédentaires, qui ne peut jamais être utilisé par les nobles ; il est joué par les musiciens wambayɓe (sing. bambaɗo) des Ba.
26. Pulaaku signifie littéralement « l'état du Pullo dans l'initiation.
27. Les phonèmes sont donnés dans l'ordre alphabétique, car l'information n'a pas fourni l'ordre traditionnel, certainement différent. — [On doit plutôt lire sons et non pas phonème, un terme technique de la phonologie qui désigne les unités fondamentales d'une langue, dont l'opposition est pertinente, c'est-à-dire porteuse de différence de sens entre les mots du lexique. Ex. l'opposition entre la voyelle courte et la voyelle longue dans les mots: laɓi (couteau) et laaɓi (propre), ou bien la pertinence des consonnes doubles dans la paire de mots: ladde (brousse) et laɗɗe (couteaux). — Tierno S. Bah].
28. Dans un sens comparable à celui donné par les Bambara au nouvel initié du Komo, dit « fils du Komo », komo den.
29. Les Fulɓe distinguent trois variétés de calebassiers, désignés par un collectif, palpâli, qui sont :
• le tumbude qui donne les calebasses rondes
• le nyeddude avec lequel on confectionne les cuillers et les gourdes
• le humbali, de forme allongée avec lequel on fabrique un long instrument de musique en ménageant une ouverture à chaque extrémité, le humbaldu. Ce terme dérive de humbude « flotter », car les femmes, auxquelles l'instrument est réservé, accompagnent du jeu de cette calebasse leurs chants rituels « qui vont au fil de l'air comme la calebasse au fil de l'eau ».
30. Il convient de rapprocher le rôle du vêtement dans l'initiation des rapports symboliques unissant « tissage » et « parole » observés dans d'autres sociétés soudanaises (Cf. M. Griaule, Dieu d'eau, p. 31). Ces rapports sont également impliqués dans une expression pular/fulfulde caractéristique, citée infra, p. 93.
31. Il ne faut pas confondre avec le bambara sira tigi, litt. « maître de la route ». Au Fuuta-Jalon, le roi était appelé également silatigi ou silati.
32. Au temps du nomadisme, le chef temporel, 'arɗo (plur. arɓe), devait être silatigi. En se sédentarisant, les 'arɓe sont devenus chefs de village ou de canton [ce dernier mot est emprunté à l'organisation administrative coloniale — T.S. Bah].
33. Cf. p. 72 et 74.
34. Cf. p. 12 et 29.
35. Cf. p. 14.
36. Ces «piquets », qui divisent le temps, portent le même nom que ceux qui soutiennent les «cordes des veaux » daanygul (cf. supra, p. 17)
37. Pour une classification comparable des végétaux chez les Dogon, cf. G. Dieterlen, Classification des végétaux chez les Dogon.
38. Nous donnons ci-après une version résumée du mythe de Caanaba, nous réservant d'en publier le texte intégral ultérieurement. Il a été également recueilli au Maasina et résumé par Z. Ligers dans : “Comment les Peuls de Koa castrent leurs taureaux”, p. 201.
39. A propos du masque bansony des Baga, on peut remarquer que Caanaba, sous le nom de Nikinanka est connu des populations de Guinée et de Casasamance. B. Appia écrit: «C'est l'oeuf du niniganne (ningiri au Fuuta et ninkinawka en Casamance) qui donne naissance au vrai bansony, c'est-à-dire au serpent. D'où le serpentement caractéristique du masque ». (“Masques de Guinée française et de Casamance”, p. 161.)
40. Litt. : à oreilles rouges.
41. La vieille femme de la légende doit être assimilée à la jumelle de Pemba Mousso Koroni Koundyé, personnalité mythique des Malinké et des Bambara, qui contribue à perpétuer le désordre sur la terre. (Cf. S. de Ganay, Aspects de mythologie et de symbolique bambara, p. 183 ; G. Dieterlen, Essai sur la religion Bambara, p. 39.)
42. Ce parcours épouse l'ancien lit du fleuve. Tous les villages qui jalonnent le periple de Caanaba, depuis la mer jusqu'au lac Débo , jouent un rôle important qui sera développé lors de la publication du texte intégral du mythe.
43. Sur Faro et le Débo, cf. G. Dieterlen, Mythe et organisation sociale au Soudan français, p. 50 et ss.
44. Dans son ouvrage sur les Fulɓe, L. Tauxier a traité au chapitre II de « ce que les Fulɓe pensent eux-mêmes de leurs origines ». Il est intéressant de remarquer qu'après un exposé et une critique d'informations, qu'il juge erronées car fantaisistes ou influencées par l'Islamisme, il ajoute cependant : « Les plus sages disent simplement qu'ils descendent de Cham par un certain Ilo ou Ilo Falagui … », in Mœurs et Histoire des Peul, p. 41.
45. « Le nombre 3 représente, dans le corps de l'homme, la verge et les deux testicules, le nombre 4 représente les quatre lèvres chez la femme. » (G. Dieterlen, Essai sur la religion bambara, p. 5, n. 4.)