Edité par Christiane Seydou. Collection Classiques Africains. Armand Colin. Paris. 1977. 273 p.
La province du Mâsina qui s'étend à l'est de Ségou, depuis le lac Débo jusqu'à Bandiagara, est, au Mali, l'un des berceaux les plus riches et les plus vivants de la tradition et de la culture peules. Ses immenses plaines s'étendant à perte de vue éveillent au cœur de tout Peul l'écho profond de son ancestrale et double vocation : pasteur et conquérant, il reconnaît en ces vastes espaces herbeux tout à la fois une offrande somptueuse providentiellement dédiée à ses troupeaux et le théâtre glorieux des batailles victorieuses ou douloureuses qui fondèrent puis ébranlèrent l'empire peul du Maasina. Et, à ce seul spectacle, on conçoit aisément que l'épopée ait ici jailli à profusion dans l'exaltation nostalgique d'un passé prestigieux, mêlant sans la moindre réticence les événements historiques les plus contradictoires, les traits de culture les plus inconciliables, mais retraçant pour tout Peul — et c'est là l'essentiel de son message — l'image héroïque et noble de ce que furent ses ancêtres et de ce qu'il rêve d'être.
Le passé tumultueux et riche de cette région a ainsi donné naissance à une abondante production littéraire dont l'histoire de Silâmaka et de Poullôri que nous nous proposons d'étudier ici n'est qu'une fort modeste illustration. Ce récit épique et légendaire a dépassé les frontières du Maasina et, se propageant à travers toute la boucle du Niger, par la bouche des griots qui, chacun à sa guise et selon son art propre, l'ont enrichi, transformé, remanié à partir d'éléments divers empruntés à d'autres récits, a fini par devenir une véritable geste dont il serait fort instructif de reconstituer le cycle complet, tant dans la littérature bambara que dans la peule.
Les versions de cette histoire sont aussi nombreuses que variées, certains « traditionalistes » accordant un développement privilégié à tel ou tel épisode selon l'éclairage dont il veut auréoler son héros, selon ses propres origines et sa formation, selon les circonstances ou encore le public auquel il s'adresse, selon enfin son inspiration. Certains passages se trouvent ainsi être le fruit de contaminations multiples, épopées peule et bambara se recoupant parfois, toujours interprétées cependant au profit du héros glorifié par l'une ou l'autre ethnie.
Gilbert Vieillard avait déjà transcrit quelques épisodes de ce cycle qui lui avaient été contés, en 1927, par un griot de Wouro-Guéladio (Niger), Gouro Ahmadou, et, en 1928, par Samba Gaoulo Foûtanké 1. Une adaptation de la première version a paru en 1931, parmi d'autres « récits peuls du Macina et du Kounari » 2.
Il y a plus de dix ans, Amadou-Hampâté Bâ recueillait auprès du griot Mâbal Sambourou un long extrait de cette épopée dont la traduction a été publiée récemment dans la revue L'Homme sous le titre : “Une épopée peule: Silamaka” 3.
Nous-même enfin disposons de plusieurs enregistrements de deux épisodes de ce même cycle, racontés par le célèbre griot nigérien Boûbacar Tinguidji 4.
La publication de ces textes, en ajoutant un nouveau chapitre à la geste de Silâmaka Arɗo Maasina, s'inscrit dans un projet général de collecte des oeuvres littéraires traditionnelles, témoignages authentiques de la vitalité des langues et des cultures africaines.
Voici comment le griot maabo Boûbacar Tinguidji — au cours d'un entretien aussi vivant que riche d'enseignement et dont nous donnerons ici de larges extraits — a raconté sa vie et son métier.
Il naquit à Maroukarma, il y a soixante et un ans. Sa mère Hourêra est née à Lâdanka, son père, Loumbou Sêdi, à Bilanga en pays mossi. La grande famine ganda-bêri 5 les chassa jusqu'en pays gourma où ils donnèrent le jour à leur 6 fils. En fait, toute sa famille, dit-il, est originaire de Téra . Mais, lorsqu'on lui demande de quelle région il est, il répond : « du Daargol » 7. En effet, s'il vécut quelque temps à Ouagadougou et à Dôri en HauteVolta, où il appartint à la maison de Mâmoudou, l'Amîrou de Dôri, il s'enfuit, lorsque ce dernier et son père furent faits prisonniers et envoyés à Bilma, et alla se fixer au Daargol. Là, durant de longues années, il resta attaché à la concession du chef songhay Môssi Gaïdou qui portait le titre d'Amîrou et dont Fautorité s'étendait sur toute la région du Daargol comprise entre Niamey et Téra, aux environs de Goteye. A la mort de Môssi Gaïdou, son fils Idriss Sorka lui succéda, et, à la mort de ce dernier, son petit-fils Sékou Daouda prit sa suite. Tinguidji considère qu'il appartient au Daargol puisque, dit-il, « c'est là que je paie l'impôt ». Même s'il est absent de son village c'est la famille des chefs dont il est le maabo 8 qui paie l'impôt pour lui : « Aucun maabo n'a jamais obtenu cela » ajoute-t-il pour rehausser tout à la fois la générosité de ses protecteurs et le prestige de son talent. C'est aussi au Daargol que sont ensevelis son père et sa mère. Son père était cultivateur et sa mère chanteuse. Toute la famille de sa mère jouait du luth ou hoddu. Ses trois oncles y étaient experts et c'est l'un d'eux, Dagônâ, qui, lorsqu'il eut sept ans, lui en façonna un en écorce de baobab. Tous trois étaient très doués pour le luth, mais là était tout leur talent, et l'artiste de préciser : « Ils n'avaient pas de tête; or, un maabo, lorsque son cœur s'exalte, ne connaît plus rien; le maabo c'est une femme. Voilà ce qui les a entravés. »
Tinguidji suivit donc les traces de sa famille maternelle, car, explique-t-il non sans humour, « cela n'est pas fatigant. Si j'avais suivi la voie de mon père, je ferais comme ça [geste de bêcher], et ça, ça rend malade ! C'est la culture! ». Ayant donc choisi la voie maternelle, il fut mis à l'école de Galâbou, un maabo du Kounari qui jouait aussi bien du luth que du violon ou du tambour mais qui détenait par-dessus tout les secrets, la magie du luth. « Nous, dit Tinguidji, nous n'en possédons pas la magie; nous ne faisons que gratter. Notre seul secret c'est les cinq doigts dans cette espèce de chose [sorte de dé faisant office de plectre]. Si quelqu'un veut se mettre à l'étude, le maabo consulte son père et sa mère et il dit : “ou bien tu deviendras un fou sans pareil, sans en avoir le secret, ou bien tu deviendras un expert en matière de luth, incomparable!” Tous tes ongles tomberont puis se referont. Galâbou, lui, faisait des tours de magie : il allait prendre un luth, le posait devant toi et disait : “Suis-moi en jouant”; il s'éloignait et le luth jouait sans même que tu y touches. J'en fus témoin oculaire ! »
Tinguidji a donc reçu de ce maître éminent un enseignement qu'il transmet à présent à ses élèves qui doivent être doués, intelligents, studieux et modestes devant l'apprentissage long et contraignant, se gardant bien de faire comme ces débutants qui « sitôt qu'ils en savent un peu vont dire qu'ils te valent et exigent de n'être plus appelés élèves mais grands maîtres ».
Tinguidji, ainsi formé par ses oncles puis par son maître Galâbou, devint le maabo attitré de Môssi Gaïdou dont il chante d'ailleurs volontiers l'histoire morceau de choix de son répertoire — au cours des veillées. Il resta fort longtemps à ses côtés, attaché à sa seule personne. « Quand mon Laamiiɗo du Daargol était en vie, dit-il, je ne pouvais voyager. Durant vingt-six ans je ne sortis point ; car il n'eût pas admis que je sollicite une autre personne : lui seul, c'était pour moi suffisant. Tout ce que je demandais il me l'accordait.
C'est sa mort qui me fit connaître à Niamey. Autrefois, dans la conversation, il m'arrivait de dire que, si je mentais, Dieu me conduise à Koumâssi 9. Voilà ce qu'alors je disais. Et, lorsqu'il est mort, pas même deux ans après, je suis parti à Koumâssi. Bien obligé ! À la volonté de Dieu ! En ce temps-là personne ne me connaissait ! » A présent, Tinguidji réside au Niger : après avoir parcouru la région ouest du pays, il se trouve depuis trois ans à Niamey où il chante parfois pour les hommes du gouvernement et leur famille, car, ajoute-t-il, « je gagne ma vie grâce à eux et suis leur obligé ». Très prisé, il a acquis une renommée justifiée qui lui assure une vie aisée. On sait que la fonction de griot en Afrique est, de loin, la plus lucrative, et Tinguidji souligne que la fortune qui est passée entre ses mains lui eût permis d'avoir tout ce qui existe en ce monde, si, du moins, il était économe. Mais il est un grand dépensier car, « n'ayant jamais eu d'enfant, il n'a que faire d'accumuler des richesses ». Ainsi vit-il de sa voix, de son luth, de son talent qui est grand, et de la générosité de son public qui est le reflet le plus juste de sa véritable valeur. Conscient de son talent, Tinguidji n'en est pas moins soucieux de préserver cette morale du métier qu'il nous expose avec une délicate fermeté en ces termes :
« Nous, les mâbos, nous ne quémandons qu'auprès des nobles : là où il y a un noble, j'y suis aussi. Un maabo ne se préoccupe pas de ce qui n'a pas de valeur : s'il voit un pauvre et qu'il quémande auprès de lui, s'il le voit dénué de tout et qu'il le loue, s'il en voit un qui en a l'air et qu'il le loue, un maabo qui agit de la sorte, ne vaut rien. Moi, celui qui ne m'est pas supérieur, je ne le loue pas. Celui qui n'est pas plus que moi, je ne le loue pas; je lui donne. Voilà comment je suis, moi, Tinguidji. » Il n'y a dans ces propos nul dédain ni mépris à l'égard du pauvre ou de l'obscur, ne nous méprenons pas. Si Tinguidji s'abstient de louer un pauvre, ce n'est pas parce qu'il sait pertinemment qu'il n'en obtiendra rien; c'est au contraire par délicatesse, pour lui éviter la honte ou la gêne : la honte s'il n'a rien à lui offrir en échange de ses paroles; la gêne, s'il se trouve contraint — pour ne pas manquer aux usages et, ce faisant, se déconsidérer — de se démunir du peu qu'il possède. Louer un pauvre, pour un maabo, est pure vilenie : c'est le mettre consciemment et méchamment dans l'embarras, ou bien le dépouiller cyniquement en exploitant son sens de l'honneur : toutes choses auxquelles ne saurait s'abaisser l'honnête maabo. »
Autre règle de conduite : la discrétion qu'il prône avec insistance :
« Si tu me donnes à présent un cadeau dont je sois content, même si nos concessions sont voisines comme celle de Tinguidji [notons qu'il parle fréquemment de lui-même à la troisième personne] et la concession d'Alhadji, je resterai deux ans avant que tu ne me revoies à la porte de ta concession : c'est comme ça qu'il faut faire […] Si quelqu'un m'a donné quelque chose de bien, je laisserai sa concession jusqu'à l'année suivante; car l'argent, ce n'est pas de la terre […] Si, le jour où je suis allé chez toi, le don que tu m'as remis ne m'a pas satisfait, ça ne me fait pas plaisir; si j'y suis allé, et que tu ne m'as pas fait un cadeau, je ne t'insulterai pas, je ne dirai pas du mal de toi; mais je n'irai plus de ton côté. Voilà comment j'agis. Depuis que j'ai nom Tinguidji, je n'ai jamais insulté personne, ni médit de personne. Si tu me fais un cadeau, je reviendrai plus tard, longtemps après; si tu ne m'en fais pas, je ne le dirai à personne, et, si l'on me questionne, je dirai que je ne t'ai pas trouvé. Si les gens voient que je n'y vais pas, ils comprendront que c'est que je n'y gagne rien. Voilà les façons de Tinguidji. C'est pourquoi je ne m'associe pas à d'autres personnes; parce que si tu t'associes à d'autres, l'un peut avoir une éducation différente de la tienne : il fera des choses qui te déplairont et on demandera de qui il est l'enfant. Voilà ce qui, depuis que je suis né, m'en a retenu. Mes deux femmes sont mes seuls gardes du corps ! 10 »
Voilà comment se présente Tinguidji, maabo traditionaliste, respectueux de son art et de lui-même. Par ces propos, il tient à se distinguer de ces griots vulgaires et sans scrupules d'ont le seul dessein est d'extorquer cadeaux et faveurs et qui, pour cela, manient avec autant de désinvolture et d'audace la louange et l'insulte, le panégyrique dithyrambique et la diatribe vindicative, la langue noble et l'argot le plus grossier.
Il existe en effet plusieurs catégories de griots, mais avant de définir la fonction du maabo, et afin de situer ce personnage dans son contexte sociologique et culturel, il convient de rappeler succinctement la structure de l'ancienne société peule traditionnelle telle qu'elle fut et telle qu'on en distingue encore le reflet dans les attitudes mentales, morales, sociales, etc., même si les notions de servage et de suzeraineté que nous y rencontrerons, se trouvent refoulées dans un passé qui se voudrait révolu.
La société peule reposait en fait sur une série de dichotomies, ayant presque toutes comme point de référence initial la classe des nobles ou rimɓe (sing. dimo) mais se recoupant et se chevauchant, prouvant par là même leur nécessaire complémentarité.
Une première opposition fondamentale s'établit, dès l'abord, entre le Peul et tout ce qui ne l'est pas, c'est-à-dire entre les Fulɓe (sing. Pullo) et les Haaɓe (sing. Kaaɗo). Est Kaaɗo toute personne qui appartient à une autre ethnie; c'est l'étranger, c'est le Barbare de la Grèce antique.
A l'intérieur du groupe peul ainsi délimité, une autre distinction essentielle s'impose entre les rimɓe ou personnes de naissance et de condition libres — au sommet de la hiérarchie sociale — et les maccuɓe et nimaayɓe.
Les maccuɓe (sing. maccuɗo) sont les esclaves achetés ou reçus en cadeau, ou encore certains captifs pris à la guerre. Ils étaient propriété absolue du maître qui vivait du fruit de leur travail et avait sur eux tout pouvoir. Quant aux rimaaybe (sing. dimaajo), bien qu'appartenant comme les maccuɓe à leurs maîtres rimɓe, ils étaient cependant inaliénables, c'està-dire qu'ils ne pouvaient sinon selon le droit formel, du moins selon la coutume — être vendus. On les a longtemps désignés sous le nom de « captifs de case »; lorsqu'un esclave restait dans la concession de son maître au point d'y avoir enfants et petits-enfants, ces derniers accédaient au statut de rimaaybe: ils prenaient le nom de clan de leur maître, étaient considérés et traités comme des enfants du maître, participaient à la vie familiale. Le dimaajo (comme l'est Poullôri, l'un des héros de notre histoire) n'est pas libre, puisqu'il travaille pour son maître et que, s'il veut aller vivre hors de sa concession, il doit lui payer des redevances; mais il peut se racheter et devenir un affranchi, libéré de toute obligation à l'égard de son ancien maître auprès duquel, cependant, il demeure le plus souvent, tant il se sent intégré dans le groupe familial.
Entre les nobles et les artisans castés que nous décrirons plus loin, se situent les Jaawamɓe (sing. Jaawanɗo) qui forment un groupe social distinct au caractère très nettement défini 11. Leur origine a donné lieu à toute une floraison de légendes où se retrouve avec une fréquence significative l'évocation d'une lignée maternelle peule 12. Tantôt désignés comme les fils d'une Peule et du Diable en personne, tantôt comme les fruits des amours incestueuses d'un Peul avec sa tante maternelle, les Jaawamɓe se considèrent de toutes facons comme des parents utérins des Peuls auxquels les lie une alliance particulière. Leurs traits de caractère s'opposent à ceux que le pulaaku (ou manière d'être traditionnelle du Peul) impose aux Peuls : entreprenant, réaliste, astucieux, audacieux, ambitieux, démonstratif et indiscret, le Jaawanɗo est l'image inversée du Peul secret, discret, plein de réserve et de pudeur, de dignité et de sang-froid, tel que l'éduque la tradition. Pourtant ce sont ces qualités mêmes qui, tout naturellement, confirment le Jaawanɗo dans les fonctions de conseiller, de courtier, d'intendant, d'ambassadeur dans lesquelles il excelle et dont il s'est fait une spécialité. Le Jaawanɗo a pour mission d'accomplir toutes les démarches qu'un Peul, en vertu de sa qualité de Peul et de noble, ne saurait s'autoriser. De plus, dans toute situation délicate, c'est aux conseils et au jugement d'un Jaawanɗo que l'on a recours, car « le plus stupide des Jaawamɓe pourra toujours duper le plus malin des Peuls ». Aussi est-ce une femme Jaawanɗo que Silâmaka appellera comme juge pour lui choisir une concubine entre deux femmes d'une égale beauté et que nul n'eût su départager.
Le Jaawanɗo apparaît comme un auxiliaire précieux du Peul dont il tire par ailleurs abondamment profit :
Nous, Jawanɓe, leur fait dire I. Bathily, nous sommes nés courtisans. jamais nous n'avons régné et jamais nous ne régnerons. Mais dans nos fonctions de courtisans nous tenons à être satisfaits […]. Comme nous vendons à notre protecteur notre sang et notre esprit, nous ne voulons pas perdre au change. Aussi ne fréquentons-nous qu'un roi, ou à défaut un personnage de haute considération ou un riche […] nous voulons être écoutés, comblés de biens et d'honneurs et être considérés comme une partie du pouvoir […] car nous sommes supérieurs aux griots, aux forgerons, aux cordonniers, enfin à toutes ces castes de la basse classe […]
Ces « castes de basse classe » traduisent un nouveau découpage qui, au sein de la société peule, sépare des rimɓe, les nyeenybe (sing. nyeenyo). Ces derniers, bien que n'étant pas d'origine servile, sont de rang inférieur et constituent la classe nombreuse et variée des artisans, elle-même séparée en groupes distincts appelés communément castes pour la raison précise qu'ils sont en principe endogames. Ce sont les :
Le terme de griot (que l'on rapproche du wolof gewel dont on retrouve l'équivalent dans le terme peul gawlo) a été adopté par la langue française pour désigner tous les bardes, musiciens, chanteurs, généalogistes, historiographes, conteurs et chansonniers des diverses populations soudaniennes. Mais pour avoir une vue plus exacte des réalités, il convient de signaler d'une part qu'il existe plusieurs catégories bien distinctes de griots et, de l'autre, que, en fait, dans le contexte peul, est considéré comme griot tout nyeenyo (nous en verrons plus loin la raison).
La société peule attribue à ce qu'on a appelé « les artisans du verbe » des noms et des qualifications qui varient d'un pays à l'autre; cependant la hiérarchie et les rapports distinctifs qui les caractérisent sont partout analogues.
Dans une société profondément islamisée comme celle du Foûta-Djalon par exemple, il était prévisible que la fonction de griot évoluerait en s'adaptant aux exigences nouvelles d'une telle société. Aussi rencontrons-nous des intellectuels-griots, d'un niveau social et culturel élevé […] qui ont étudié et traduit le Coran, en ont fait l'exégèse, connaissent la théologie et le droit musulmans, participent aux discussions littéraires auprès des autres lettrés […] Attachés aux familles oligarchiques des almâmis et des alfâs, ils suivaient ces chefs à travers leurs déplacements, ne jouaient jamais d'un instrument, ont des élèves et des disciples parmi les autres griots ou awluɓe et portent le titre de farba ou maître-griot. Chroniqueur et conteur, le farba compose des chroniques ou taariix, des récits et nouvelles, des généalogies épiques ou asko, des contes ou fabliaux 13.
Il existe d'autres classes de griots, tels les awluɓe qui, attachés à des familles, en connaissent la généalogie et l'histoire qu'ils racontent à l'occasion, tout en clamant les louanges de leur maître, ou encore les jeeli, d'origine mandingue, comme l'indique leur nom, qui ne sont attachés à aucune famille particulière et vivent de l'exercice de leur métier; ces derniers jouent de plusieurs instruments de musique, balafon, guitare, luth. Les Jeli pas plus que les awluɓe ne se livrent aux plaisanteries plus ou moins grossières, aux pitreries plus ou moins obscènes qui sont l'apanage des nyamakala, « chansonniers et guitaristes ambulants qui organisent les veillées » 13.
Ailleurs, chez les Peuls et les Toucouleurs du Foûta-Toro, on range les griots sous trois rubriques : les wammbaaɓe (sing. bammbaaɗo), les maabuuɓe (sing. maabo) et les awluɓe (sing. gawlo).
Dans son recueil Proverbes et maximes peuls et toucouleurs 14, Henri Gaden, dressant la nomenclature générale des nyeenybe, y fait figurer les maabuuɓe « tisserands et chanteurs », les wammbaaɓe ou « griots musiciens dont les instruments sont le hoddu, sorte de guitare, et le nyànyôru qui se joue avec un archet » et les awluɓe ou « griots chanteurs qui battent le tam-tam » 15.
D'après les documents recueillis par l'auteur, les wammbaaɓe seraient les seuls à être venus avec les Peuls auxquels d'ailleurs les associe la tradition qui en fait, tout comme les Peuls, des wodeeɓe, c'est-àdire des « rouges » ou, en d'autres termes, des hommes d'origine blanche. Les autres griots, « noirs » ceux-là, seraient « d'origine sarakollé, mandingue ou ouolof ». H. Gaden rapporte entre autres une légende qui donne aux Peuls et aux wammbaabe une origine commune : trois frères, contraints par la famine, durent se disperser pour pouvoir survivre; l'aîné prit une hache, coupa des arbres et gagna sa vie en fabriquant des ustensiles en bois; le second se fit berger; le troisième enfin, muni de son hoddu, se fit chanteur et vécut des cadeaux que lui rapportait son activité. Après la mort de leurs parents et une fois passée la famine, les trois frères poursuivirent leurs activités respectives :
L'aîné fut Labbo, le cadet fut Pullo, le troisième fut Bambâdo. Le cadet, le Peul, trouvant que ses deux frères gagnaient leur vie d'une façon dégradante, ne voulut pas d'alliance entre ses enfants et les leurs. Voilà pourquoi les Laobé et les Wambâbé forment aujourd'hui des castes inférieures avec lesquelles les Peuls ne s'allient pas 16.
Quant aux maabuube, déjà signalés dans le Tarikh es-Soudan sous le nom de Mâbi 17, ils passent pour être, la plupart, d'origine mandingue. A l'appui de cette affirmation H. Gaden invoque un détail qui lui paraît significatif :
Lorsqu'un Mâbo est en voyage et s'arrête dans un village pour y passer la nuit, s'il se dit Mâbo, les Mâboubé du village lui font accueil et, s'ils ne le connaissent pas déjà, lui demandent naturellement qui il est […] Cette question se pose en psalmodiant : mû-len…woni 'an? Si le voyageur est bien un Mâbo, il répond en psalmodiant sa propre généalogie et ensuite celles qu'il connaît d'autres familles mâboubé […] or mû est une des formes du pronom interrogatif en mandé et n'a aucun sens en poular. Il est donc bien probable que c'est du Malle que leur sont venus leurs tisserands Mâboubé.
Il convient d'ajouter à cela que le vocabulaire technique concernant le « fil » est d'origine mandé, lui aussi. Précisant la fonction du maabo chanteur, H. Gaden poursuit :
Quand un Mâbo fait son apprentissage, le maître maabo qui lui apprend à tisser lui enseigne en même temps la généalogie des familles mâboubé. Certains d'entre eux deviennent des spécialistes en cette matière et chantent les généalogies des grandes familles peules […] La veille des départs en guerre, la veille des combats, les Mâbuɓe chantaient la généalogie des guerriers et les hauts faits de leurs ancêtres et cela encourageait les guerriers à imibâde, à chanter à leur tour les exploits qu'ils accompliraient, et c'est de là qu'est venu le nom de Mâbo donné par les Peuls aux artisans de cette caste. On trouve au Fouta Sénégalais des Mâbuɓe qui ne sont que chanteurs, s'accompagnant de la sorte de guitare nommée hoddu. Ils ne tissent pas et demandent des cadeux comme des griots, ce que ne font pas les autres Mâboubé. Ce sont les Mâbuɓe sûdu Pâte […] appelés aussi Mâbuɓe Jawamɓe parce qu'ils sont les seuls à chanter la généalogie des Jawamɓe et à les solliciter, ce que même les griots awluɓe ne font pas d'habitude 18.
Le gawlo, lui, est le griot de la classe la plus méprisée. La définition qu'en donne Maurice Delafosse dans son dictionnaire de la langue mandingue explicite ce mépris : « gawlo: nom donné à une caste de griots qui injurient les gens jusqu'à ce que ceux-ci leur aient fait un cadeau pour s'en débarrasser » 19.
Une légende largement répandue fait du Peul et du maabo deux frères :
Deux frères voyageaient en pleine saison sèche tandis que sévissait une dure disette. Le cadet se plaignant de la faim qui le torturait, l'aîné lui demanda de l'attendre sur le bord du chemin; il s'écarta alors dans la brousse à la recherche de quelque gibier ou fruit. Devant son insuccès dramatique et ne supportant pas de revenir bredouille devant son frère, il tira son couteau, coupa un morceau de son propre mollet, le fit griller et l'apporta enroulé dans des feuilles d'arbre à son jeune frère qui le dévora et retrouva ainsi quelque force. Ils reprirent leur route, mais la douleur et la fatigue eurent tôt fait de faire boiter l'aîné qui, questionné par son frère, finit par révéler la vérité. Ce dernier, ému par tant de courage et de générosité, se mit à chanter les louanges de son aîné, racontant son dévouement et sa bonté partout où ils passaient; c'est à quoi il se voua désormais; et tous ses descendants devaient devenir les mâbos qui flattent les autres Peuls. Certains attribuent à peu près la même origine aux gaoulos, en précisant qu'ils sont toutefois de plus basse extraction 20.
Ce récit illustre l'apparition du premier griot, dans une aire assez étendue puisque l'on a pu en relever des versions analogues chez les Ouolofs 21, les Sarakolés 22, les Malinkés 23, les Dogons 24.
Si, pas plus que la légende d'origine des wammbaabe que nous avons évoquée précédemment, celle-ci ne peut fournir aucune indication d'ordre historique sur l'instauration de cette structure sociale, ni même sur l'éventuelle parenté initiale du Peul et du bambâdo, en revanche, une brève analyse comparative de l'une et l'autre peut éclairer d'une manière assez évidente les relations qui lient le Peul au maabo et au bambâdo, en mettant en relief la différence de statut social qui distingue ces deux catégories de griots.
En effet, dans la première, la famine disperse les trois frères qui, chacun, s'engagent dans une voie personnelle par un acte qui les différenciera à jamais, créant entre eux une incommunicabilité définitive. Dans la seconde, au contraire, la disette, loin de séparer les deux frères, les liera irrévocablement, et l'acte du frère aîné, loin d'éloigner de lui son puîné, l'attachera à lui par un lien nouveau et indissoluble: celui d'une alliance par le sang, reposant sur une dette de reconnaissance. Déjà unis par leur naissance, ils ne trouveront dans ce pacte de sang que l'illustration originelle du lien de dépendance du cadet à l'égard de son aîné : relation de respect de l'un par rapport à l'autre, relation de protection et de responsabilité de l'aîné par rapport au cadet. La première légende cherchait à dissocier des catégories, celle-ci établit une hiérarchie et définit des rapports, associant au contraire deux catégories qui, dans la société réelle, sont considérées comme distinctes. Ainsi, la première légende assimile les wammbaabe aux autres hommes castés puisqu'ils se trouvent opposés aux Peuls au même titre que les lawbe : ce qui traduit une réalité sociale puisque la situation des wammbaabe par rapport aux rimɓe est analogue à celle des autres nyeenybe. Au contraire la relation qui unit le maabo à son maître est moins une relation de pure dépendance qu'une relation de réciprocité qui confère au maabo un statut privilégié.
Au Niger et dans les régions de la boucle du fleuve, aucune catégorie de griots n'est considérée comme d'origine peule. Il existe bien des chanteurs peuls, les nyemmeeji, mais ce ne sont pas des griots : ce sont des jeunes gens qui, mettant à profit les loisirs que leur laisse l'hivernage, vont de campement en campement, égayer les veillées. S'accompagnant à la flûte et usant, en guise de hochet pour rythmer leurs airs, d'une petite calebasse renfermant quelques graviers, ils improvisent chants d'amour, élégies et poèmes bucoliques.
En ce qui concerne les chanteurs professionnels, on retrouve une hiérarchie analogue aux précédentes, avec cependant quelque nuance dans les degrés et quelques variantes dans les attributions.
Les wammbaabe sont ici aussi principalement des musiciens ils forment les orchestres de danse, chantent les chants à la mode aux fêtes de quartier, dans les réjouissances familiales et autres festivités qu'ils animent en y louant leurs services.
Awlube et maabuube, eux, sont les plus authentiques « artisans de la parole », mais il convient de les distinguer nettement. Analysons, pour ce faire, ce que dit Tinguidji à ce propos. La première opposition qu'il relève est d'ordre purement formel et il ne s'y attarde d'ailleurs point :
« Ce qui distingue les awluɓe des maabuuɓe, c'est le tam-tam » (notons cependant, au passage, que cela rejoint la définition que donne Henri Gaden du gawlo).
Il poursuit avec une remarque d'ordre plus spécifiquement sociologique :
« Le gawlo, dit-il, est l'esclave de l'esclave. Nous (maabuube), nous n'avons d'autres louangeurs que les awluɓe… Ils ne vont pas chez vous (les nobles), c'est seulement chez nous qu'ils viennent! »
La différence fondamentale entre le maabo et le gawlo semble donc, d'après Tinguidji, se situer surtout au niveau du destinataire : le maabo s'adressant aux nobles, le gawlo à toutes les autres classes. En effet le maabo est généralement attaché, comme nous l'avons vu, à un chef ou à une grande famille dont il connaît la généalogie détaillée et toute l'histoire, dont il chante ou joue sur son hoddu la devise et les hauts faits, etc. Il sait narrer épopées, légendes, récits glorieux ou édifiants ayant pour acteurs les grands héros des temps anciens et modernes. A cela, certains mâbos peuvent ajouter une culture islamique et même une connaissance sérieuse de la langue arabe qu'ils exploitent avec habileté et à bon escient selon la qualité, le rang, le titre de celui pour lequel ils chantent. De nos jours, les mâbos peuvent soit être rattachés à une famille particulière, suivant la tradition, soit être itinérants, parcourant villes et villages au gré des circonstances, mais s'adressant toujours aux nobles.
Tel est le cas de Tinguidji qui, après avoir, durant de longues années, été le maabo attitré du chef Môssi Gaïdou, devint maabo itinérant, jouant selon ses propres dires, aussi bien en HauteVolta (à Dielgôdji, Barboundé, Dôri, Ouagadougou) qu'au Ghana (à Koumâssi et Accra) en Côte d'Ivoire (à Abidjan) et enfin au Niger (à Wouro-Guélâdio, Niamey). Cette instabilité ne l'empêche pas cependant de se considérer comme appartenant à la famille du chef du Daargol.
Le gawlo, lui aussi, connaît la généalogie des familles et leur histoire dans tous ses détails — les plus avantageux comme les moins avouables —, mais il fait de sa science un usage particulier. Il chante peu, mais est un parleur impénitent et tout-puissant : son seul instrument de travail est sa langue et, s'il porte un hoddu, c'est plus comme insigne de sa fonction que pour en jouer en virtuose. Toute sa virtuosité est dans sa langue et dans son esprit. Prompt à établir des comparaisons flatteuses ou fâcheuses entre tel et tel, il est à l'affût de toute indiscrétion qui lui donnera une prise sur le personnage que sa parole prendra pour cible, se livrant sans scrupule à cette espèce de chantage institutionnalisé — pour ne pas dire ritualisé — qu'est son métier. Le gawlo en effet ne parle que pour avoir en échange des cadeaux; et la ladrerie de la personne louée ne sera pas sanctionnée par l'abandon ou l'oubli délibéré du griot, mais bien par ses sarcasmes et ses pamphlets qui, répandus par villes et campagnes, écoutés et colportés, pourront ruiner irrémédiablement le crédit et la réputation de la victime ainsi fustigée. C'est pourquoi Tinguidji met tant d'insistance à distinguer le maabo du gawlo:
« Il y a beaucoup de awluɓe, déclare-t-il, ils jouent du tambour en aboyant comme des chiens, ngongnongnong… On les appelle Kàren-maydokaa [littéralement, « chiens des quémandeurs » en haoussa]. Les griots de l'Ouest sont très noirs » [entendre ce terme dans son sens moral, c'est-à-dire celui de « mauvais, méchants, perfides »].
Tinguidji fait ici allusion à l'étymologie populaire couramment attribuée au mot gawlo:
« l'aboyeur, le crieur » que précise l'appellation haoussa de Kàren-maydokaa, « chiens des maydokaa », maro'okii désignant le griot quémandeur joueur de tambour et de trompe. « Awlube kam'en nanngata maabuube, poursuit-il, les awluɓe, eux, prennent les maabuube. Ils nous louent et, si nous ne leur donnons rien, Dieu nous le rendra en mal; car nous manquons à notre devoir. »
Cette notion de nanngal ou prise d'un être par un autre est extrêmement développée et fréquente, et elle mériterait à elle seule toute une étude ethnologique et psychologique détaillée. Que signifie-t-elle, dans ce contexte précis? Parlant d'un gawlo (car cette expression ne s'applique pas aux grands griots que sont les mâbos) qui, rencontrant quelqu'un au marché ou bien venant le surprendre, le matin de bonne heure, à son réveil, se met à réciter à son endroit flatteries et comparaisons multiples, on dit :
— o wari, o nanngi mo (il est venu, il l'a pris).
En général, dans ces circonstances, au lieu d'évoquer les ancêtres de son personnage, le gawlo commence, en introduction, par insulter tous ceux dont il n'a pas reçu les cadeaux escomptés : c'est là tout à la fois un avertissement peu déguisé, une manière de laisser prévoir jusqu'où peut aller l'exercice de son talent au cas où son auditeur ne se montrerait pas généreux, et une comparaison anticipée, destinée à mettre en relief le savoir-vivre et la libéralité de celui-ci. Après cela, le gawlo entame la vertigineuse récitation des louanges, accumulation démesurée de qualificatifs et autres évocations débités à un rythme accéléré et à laquelle il ne mettra un terme que lorsque, recevant un don qu'il juge suffisant, il consentira à lâcher sa « prise » que l'on peut nommer sans grand risque d'exagération, sa « proie ». Lorsqu'il cesse ses louanges on dit :
— O accit mo, c'est-à-dire « il le laisse, il le lâche », qui répond à la première expression o nanngil mo, « il l'a pris, l'a saisi ».
S'agissant d'un gawlo, le verbe nanngude a fini par signifier « faire un pamphlet contre quelqu'un » et le terme accal, le don que l'on fait pour en arrêter la divulgation. En effet, si un gawlo insatisfait compose une chanson satirique dont fait les frais une personne avare ou négligente, cette chanson a tôt fait de fleurir sur toutes les lèvres; et la victime sera la risée de tous, ne trouvera plus ni femme à marier, ni épouses ou époux pour ses enfants : aussi s'empressera-t-il de se libérer par un don, ou bien, s'il ne le fait pas, ses amis se cotiseront-ils pour remettre au griot une somme appelée accal destinée à annuler définitivement l'effet du nanngal. C'est alors un devoir pour le gawlo d'avertir tout le monde que son pamphlet est effacé, et d'interdire qu'il soit désormais chanté.
De toutes façons c'est un manquement grave que de ne rien donner à un gawlo et l'on pense qu'un tel refus porte malheur. Aussi, lorsqu'il arrive à quiconque, pour une raison ou une autre, d'être en butte à la risée d'autrui, de se laisser aller à une inconvenance quelconque, ou d'accomplir un acte qui le rejette en marge de la société, a-t-on coutume de dire :
— Haalu awluɓe nanngii mo, « la parole des awluɓe l'a pris », c'est-à-dire « il est prisonnier de cette parole, il ne s'en est pas dégagé »; et l'on interprète ce qui lui arrive comme la preuve d'une défaillance antérieure de sa part à l'égard des awluɓe.
Le gawlo forgeron (car si les mâbos sont tisserands, les awluɓe sont forgerons ou cordonniers) peut se livrer à un nanngal très précis qui comporte tout un rituel; il se présente tenant à la main une baguette de fer à laquelle il s'adresse en ces termes : mi calli ma calaama, mi hatii ma hataama, « je me joue de toi, tu es mon jouet, je te vilipende, tu es vilipendé »; puis courbant la baguette — car il a puissance sur le fer comme sur la valeur des hommes — il lui dit : « tu es devenue fibre de palmier-doum » et, la pliant et la repliant, il la jette avec mépris; ayant ainsi prouvé qu'il est un vrai gawlo et qu'il est hors de question que quiconque lui résiste, il se met alors à attaquer, sans la nommer, la personne qu'il veut « prendre ».
Ces notions de nanngal et d'accal se retrouvent à bien d'autres niveaux, depuis la prise de possession du « double » par la sorcière 25, jusqu'aux plus anodines plaisanteries entre amoureux : ainsi, lorsque l'on éternue si, avant que l'on ait pu dire mi yetti Alla (je rends grâce à Dieu), un autre a le temps de dire cirgiso 26, on « est pris ». Pour se libérer on doit l'envoyer chercher un menu cadeau (cola, pièce de monnaie, miroir) chez la fille que l'on courtise. En général, toutefois, on remarque que cette relation existe surtout entre Peuls et nyeenybe: si un Peul enjambe les fils tendus du métier à tisser et qu'il en brise un seul, il doit payer une vache pour se libérer, car il est pris, o nanngaama. S'il ne s'acquitte pas de cet accal, il sera amené à faire des lapsus, sa langue fourchera (confirmation évidente des rapports qui unissent le tissage à la parole) 27. Le cultivateur qui voit passer un forgeron doit lui dire :
— En gollen » (nous, travaillons)
Et son interlocuteur lui répond :
— Foofo maaɗa » (salut à toi);
Sans cette précaution, la lame de la houe deviendra molle et le paysan ne pourra plus travailler. Les exemples pourraient être multipliés, classés, analysés; nous nous contenterons ici de remarquer qu'il s'agit toujours de l'établissement d'une relation de dépendance occasionnelle imposée par les circonstances et dont on ne peut se libérer que par une compensation réelle ou symbolique, cadeau ou simple formule verbale, dont le caractère est obligatoire. Ceci éclaire le rôle que joue le gawlo — et le griot en général : dépositaire d'une puissance précise — celle du verbe —, il s'intègre dans un système d'échanges dont dépend tout l'équilibre social, au même titre que tous les autres artisans qui détiennent, chacun, un pouvoir spécial sur un domaine déterminé dont ils sont considérés comme les maîtres et sur lequel nul ne se peut aventurer sans son autorisation ou une compensation. Ainsi la puissance verbale du griot ne peut-elle être canalisée, contrôlée, policée que par l'acte de générosité de celui qui en est l'objet et qui annulera les effets dangereux de cette parole.
Ce qui, toutefois, différencie l'action du gawlo de celle des autres nyeenybe en cette occasion, c'est que c'est lui qui prend en quelque sorte l'initiative du nanngal. Le paysan qui utilise la houe est de par là même en position de débiteur à l'égard du forgeron : il empiète sur son domaine qui est celui du fer et il lui est redevable des services qu'il lui rend. Le Peul qui touche au fil porte atteinte à la souveraineté du tisserand sur son domaine propre. Mais dans le cas du gawlo, la parole n'est ni empruntée, ni utilisée, ni altérée par le Peul; elle est seulement reçue. Il est vrai que si le fer et le coton existent, la parole, elle, doit d'abord être proférée pour exister et c'est au gawlo de la faire se manifester. Mais ce n'est pas tout : comme toute parole proférée n'acquiert sa véritable existence que si elle est aussi ouïe, c'est à l'interlocuteur de la recevoir et de lui imposer sa mesure. Car ces paroles s'adressent directement à sa personne, la dotant d'une densité excessive, d'une charge potentielle intense à laquelle il ne pourra conserver un équilibre et dont il ne pourra se rendre le maître qu'en s'acquittant de son dû par une compensation adéquate. S'il s'en abstient, c'est comme s'il refusait la parole proférée : or la parole étant par elle-même relation et communication, elle ne peut se passer d'un destinataire. Si elle n'en rencontre pas, si elle n'est pas reçue, elle ne peut retourner à sa source (« la parole, dit le proverbe peul, est de l'eau; une fois répandue, elle ne se ramasse pas »), elle devient torrent sauvage et elle crée un déséquilibre, un désordre dont le destinataire ingrat est la victime toute désignée. Par son cadeau, le récepteur de la parole signifie que celle-ci a bien suivi l'orientation qui lui était initialement imprimée : il se l'approprie et la maîtrise. Par son refus, il désoriente la parole qui reste une force en suspens, déroutée de sa finalité, donc dangereuse. C'est ainsi que, au niveau de la simple réalité, tout se passe comme si, se heurtant à l'obstacle du refus, la parole, renvoyée, s'inverse et, de louange, devient calomnie.
C'est pourquoi le gawlo détient là une force de persuasion ou de dissuasion fort efficace dans une société où la parole est revêtue d'une valeur extrêmement profonde et où ce que l'on dit de quelqu'un fait figure de réalité.
A la fois instrument et maître de la parole, le gawlo est, comme les autres nyeenybe, à la fois méprisé et redouté; car, par la parole, il se rend aussi maître des hommes : il est comme l'incarnation de la sanction sociale à l'état brut. Et on a là un de ces exemples si courants dans bien des sociétés africaines, de cette inversion flagrante qui, au niveau des faits, affecte la hiérarchie sociale — telle qu'elle se trouve affirmée au niveau des valeurs — et qui souvent fait du supérieur le véritable aliéné, celui sur lequel pèse le plus grand nombre de contraintes, d'obligations, de devoirs, etc., qui fait du dimo, l'homme le moins libre.
Au dernier échelon de ce que l'on appelle les griots, se rencontrent enfin les tiapourta (capurta). Ces derniers peuvent être issus de n'importe quel groupe social, voire même être des rimɓe en rupture de ban avec la société établie. Ils disent tout ce qu'ils veulent, font tout ce qui leur plaît, les incongruités les moins tolérables, les obscénités les plus crues, ne cherchant qu'à faire rire leur public et à en obtenir de l'argent. La liberté est leur seule règle et ils représentent en quelque sorte comme l'incarnation d'une certaine forme de libération psychologique et sociale, de défoulement et d'explosion des tensions. Ils ne s'adressent pas à des interlocuteurs particuliers, ne prennent pas pour cible des personnages précis : ils sont des pitres au service du public. Nous ne nous attarderons pas à l'étude de cette dernière catégorie, mais nous rappellerons que, dans la société peule, tout nyeenyo est considéré comme « griot », c'està-dire qu'il peut demander ce qu'il veut, réclamer ce dont il a besoin et qu'on ne peut pas lui refuser ce don. On s'en garde bien, car ce serait s'exposer au nanngal. Ainsi la cohésion est-elle maintenue au sein de cette société — où les fonctions sont nettement délimitées et hiérarchisées — par un système d'interdépendance très contraignant qui fait de chacun tour à tour un maître et un sujet et qui rétablit en profondeur un équilibre que l'apparente opposition des classes et des castes semblerait nier ou du moins menacer.
C'est bien cette interdépendance dont témoignent les conseils que Guéladio donna à Cheikou Amadou :
Tu choisiras comme favori un captif qui mourra sans trahir et se fera tuer pour te sauver,
Tu prendras un maabo comme confident intime, un maabo pur sang ne vend jamais un secret confié,
Tu feras traiter tes affaires par un diawanɗo, le diawanɗo gâche tout projet formé sans lui, mais il a honte de voir échouer un plan qu'il a dressé lui-même 28.
Passant en revue les diverses catégories de griots, nous n'avons fait jusqu'ici que cerner les limites extérieures du rôle du maabo. En le distinguant des autres artisans du verbe, nous n'avons pu en donner qu'un cliché négatif qu'il nous appartient à présent de développer pour en percevoir les véritables dimensions, les contours réels.
Le maabo ne s'adresse, nous a dit Tinguidji, qu'aux nobles, aux hommes libres. Originellement il se trouvait attaché à une famille de chef dont il était — nous l'avons déjà signalé — le généalogiste, le chroniqueur, l'historiographe, etc., et dont il incarne pour ainsi dire la continuité ontologique. Telle est en effet l'activité du maabo : toujours aux côtés de son maître qu'il accompagne partout et, en particulier, au combat où il n'a d'autre arme que son luth, le maabo est le garant de la fidélité du chef à sa lignée et à sa propre personne. Au cœur de la bataille, en lui récitant sa généalogie, il ranime son courage, l'engageant à se montrer digne de ses ancêtres. Il est d'ailleurs la mémoire des ancêtres, toujours vivante, toujours présente, modèle et stimulant impérieux; il est aussi leur regard qui, par delà le temps, juge, encourage ou réprouve. La quintessence de cette mémoire et de cette conscience s'exprime dans ce que j'appelle « la devise musicale » propre à chaque chef ou personnage remarquable et que le maabo joue sur son hoddu à chaque apparition publique de celuici. L'exécution de cet air porte en peul un nom qui me paraît fort expressif : on dit que le maabo fait le noddol, mot qui signifie « appel ». Cette devise peut en effet être assimilée au nom : on sait quelle importance, quelle valeur essentielle est attribuée au nom propre c valeur quasi métaphysique. Comme le nom — dont elle est le substitut musical —, elle désigne la personne, l'appelant par là même à être ce qu'elle est, lui conférant sa totale réalité. Sans elle, un chef n'est que forme vide, force inerte, volonté muette. Sans elle, il ne peut, dirait-on, être pleinement conscient qu'il est lui-même, personne bien distincte et responsable : le noddol est là pour le lui rappeler, l'enracinant, pour y puiser toute son authenticité, dans les profondeurs ancestrales de sa « race » qu'il se doit de représenter dignement, l'éveillant à une conscience aiguë et incoercible de ce qu'il est et doit être, infléchissant enfin impérativement sa volonté vers l'accomplissement de sa propre personnalité et de la mission qui lui est impartie de par sa naissance même. Ces devises musicales, même sans paroles, parlent. On prétend qu'à l'origine seuls le chef et son maabo en connaissaient le sens secret qui les liait l'un à l'autre comme le miroir lie l'homme à son reflet. Le maabo est en effet plus qu'un confident, puisqu'il est, de par sa seule présence, un mentor; et c'est par le langage de son hoddu que le maabo s'adressait à son maître : si ce dernier avait besoin d'encouragement pour s'engager dans une lutte et affronter le danger, son maabo exaltait sa bravoure en jouant son air; inversement, lorsqu'un maabo jugeait que son maître allait audevant d'une défaite, pour marquer son désaccord ou le mettre en garde, il refusait de jouer, se défendant ainsi de l'entraîner à une action néfaste. C'est ainsi que maints mâbos refusèrent d'accompagner leur chef au combat, non par pusillanimité — car le maabo n'avait rien à craindre : protégé par les lois de la guerre il n'était jamais attaqué par l'ennemi — mais pour sauver leur chef, lorsqu'ils estimaient l'aventure trop périlleuse.
Le noddol a en effet une puissance d'évocation si intense que celui qui entend son noddol « est pris » et ne peut s'empêcher d'y répondre par une attitude de bravoure exaltée. Pour bien comprendre la finalité et les effets du noddol, on peut évoquer les séances de possession telles que les pratiquent les Songhay par exemple : chaque génie possède sa devise musicale qu'il suffit de jouer avec insistance pour le forcer à se manifester en venant « chevaucher » un de ses sujets qui, ainsi possédé, parlera en son nom. De la même façon, le chef, entendant son noddol, est comme possédé par son propre génie auquel il ne peut se dérober. Ainsi le hoddu parle-t-il à celui qui sait l'écouter. On distingue en effet le hoddu qui parle du hoddu qui chante. Il chante lorsqu'il ne fait qu'accompagner des paroles qui, calquées sur la courbe rythmique et mélodique, ou bien récitées avec un accompagnement musical, restent parallèles à la musique, musique et verbe unissant leurs puissances d'expression mais conservant leur individualité et leur fonction propre. Le hoddu parle lorsque sa musique est elle-même parole, non pas que la note soit le correspondant musical d'une syllabe à elle attachée par le hasard d'une coïncidence toute formelle, mais lorsque la note, en ellemême, est un signe total directement saisi par l'intelligence et le cœur et, la suite des notes, une sorte de définition essentielle de la personne qu'elle représente dans sa réalité idéale et sublimée en un concentré de ses vertus essentielles. C'est pourquoi le noddol est comme une drogue qui rend insensible aux obstacles, aux dangers, en exaltant l'être au-dessus de lui-même, le faisant sortir hors de ses limites ordinaires par l'évocation irrépressible de sa plus grande intensité d'être, de sa plus haute finalité 29 : et c'est là l'aspect psychologique de ce nanngal dont nous avions, cidessus, tenté de définir l'aspect sociologique.
Le noddol, outre sa pure expression musicale, se traduit aussi en une devise que le maabo récite à l'occasion. De nos jours, on retrouve encore parfois comme un reflet de ce caractère secret et quasi magique du noddol dans la coutume qui veut que, en présence de son chef, le maabo, se contente, par bienséance, de jouer l'air de sa devise sans en prononcer les paroles, comme si le verbe était superflu au point même d'être inconvenant, une sorte de démesure vulgaire. Cette attitude est aussi valable pour les récits traditionnels du type de celui que nous étudierons : le maabo déclame plus volontiers ce genre de textes aux veillées, aux réunions, etc., qu'à la cour du chef et en sa présence; à ce moment-là, il préfère simplement jouer sur son hoddu l'air de l'histoire, qui est d'ailleurs si parlant aux auditeurs « initiés » que chacun peut aisément en suivre toutes les péripéties à travers la seule trace musicale. Actuellement, cependant, ce que nous venons d'évoquer est moins rigoureusement observé; et le maabo joint la parole à la musique sans tenir compte d'une façon aussi systématique des circonstances.
Le texte de Silâmaka et Poullôri nous offre un exemple de noddol: il s'agit de la devise de Poullôri. Cette devise est une série de qualifications fort évocatrices, tant par les images elles-mêmes que par les effets stylistiques très recherchés qui caractérisent ces petits chefs-d'œuvre littéraires dont la traduction est rendue très malaisée par leur aspect condensé, par l'emploi de nombreux idéophones expressifs, par les sousentendus subtils, les raccourcis, etc. Voici cet exemple :
Maccuɗo maayi maraaka!
Doongal buge mbuli peerataa mo
Doongal buge oonyi daande mum
mo kuurgal njamde mammam!
Gorbal Ali Mansooro jammba jammbaajo janhorrrrrr!
Cifal e cofal!
Pulloori yoorna, Alla feewna
o seeka, Alla nyoota!
Esclave qui mourra sans avoir été la chose de personne
l'amas de bougués bleus qui charge sa tête jamais ne la quittera.
Sous le faix des bougués ploie son cou.
Il est un abri d'acier inébranlable!
Gorbal Ali Mansôro, la ruse du plus rusé des rusés!
Pipeur par excellence!
Poullôri dessèche ce que Dieu fait humide!
Il déchire ce que Dieu coud !
La première phrase fait allusion à son statut de diimaajo privilégié; en effet jamais Poullôri ne fut traité en esclave et il ne comprit qu'il l'était qu'en trois ou quatre occasions qu'il nous exposera dans la suite du récit.
Sa tête ploie sous le poids des bougués: ce sont des bandes d'un tissu fin, teint à l'indigo, d'une couleur bleue très sombre et d'un brillant métallique, dont les hommes se font des turbans; ce tissu assez cher n'est pas porté par les gens du commun : « le maabo d'un chef ou l'esclave d'un chef portent cela », dit Tinguidji, et c'est souvent un cadeau du chef. L'image fait ici allusion à la fois à la générosité du maître de Poullôri et à la valeur de celui-ci, à l'estime dont il jouit.
Poullôri est ensuite comparé à un « rideau de fer », kuurgal désignant tout ce qui voile quelqu'un ou quelque chose aux regards : rideau, paravent, toit. Il s'agit ici d'un symbole de la puissance du personnage. En effet Tinguidji glose cette image en ces termes : « C'est un très grand abri : celui qui le possède c'est celui qui a auprès de lui vingt mille personnes qui ne dépendent que de lui, après Dieu; c'est ce qu'on appelle un abri de fer, comme le ciel est au-dessus de nous. »
Gorbal Ali Mansôro est le nom de l'ancêtre de Poullôri que le maabo invoque ici, en rappelant le caractère rusé, malin et éminemment habile qui était son apanage.
Quant aux deux dernières propositions (souvent réservées à Silâmaka, dans d'autres versions de cette légende) elles représentent l'un des attributs traditionnels du héros. Le héros, dans ces épopées, est un surhomme qui défie les lois humaines et divines, peut résister, voire s'opposer à ces lois, les nier ou les ignorer. Ce caractère luciférien est commun aux héros de légendes et épopées diverses et se retrouve dans les productions littéraires de populations très différentes et très éloignées, comme si une même inspiration spontanée avait fait surgir ces personnages antisociaux, reflets inversés — et admirés — d'une société réelle toute pétrie de contraintes, d'interdits, de règles.
A la simple lecture du texte peul on remarque que les effets stylistiques sont consciemment exploités jusqu'à leur limite extrême (celle du cri, par exemple, dans la phrase jammba jammbaajo janhorrrrr où le dernier terme est l'idéophone jagor, propre à l'idée de ruse, mais prononcé avec une exagération délibérée qui en fait un véritable rugissement). Les allitérations (maccudo maayi maraaka, jammba jammbaajo janhor, cifal cofal) martèlent la déclamation tout comme la suite des finales en -al des mots doonngal, kuurgal, Gorbal, cifal, cofal dont les trois derniers exemples insistent sur la qualité de grandeur, d'énormité.
Par ailleurs, toute cette devise est proférée par Tinguidji sur un ton qui la fait se détacher du reste du récit, et qui reproduit le ton même d'un griot récitant une devise : débitée sur un rythme très accéléré, comme aboyée, la phrase est cadencée, scandée avec une fermeté brutale sans que pour autant l'enchaînement des mots soit rompu ou haché. Elle jaillit presque d'un seul jet, comme formant un tout en ellemême : elle est à la fois une sorte de menace (n'oublions pas que le mot maabo signifie aussi « menace ») et un long cri d'enthousiasme et d'exaltation où les mots n'existent plus pour eux-mêmes ni par leur sens individuel et précis, mais forment une chaîne qui se déroule, se détend en un crescendo exacerbé, une escalade vertigineuse à en perdre le souffle. Elle est la traduction verbale et phonique d'une tension poussée à son paroxysme. Et l'on sent comment la personne visée, une fois atteinte par ce torrent verbal, ne pourra faire autrement que de se laisser entraîner par cette force, comme réduite à merci, dominée et guidée par une volonté plus puissante qu'elle-même.
Cette exaltation n'est d'ailleurs pas provoquée par le seul noddol.
Certains récits à caractère épique, décrivant les exploits des héros de jadis, soulèvent le même enthousiasme et la même émulation fervente. Car le maabo met tout son art et tout son talent à faire du personnage historique, grandi par le prisme de la légende à travers lequel il nous apparaît, un héros ou, du moins, l'exemple d'un certain type d'héroïsme où les qualités de noblesse, de courage insensé, de générosité grandiose et de cruauté froide sont également magnifiées. A ce niveau, le rôle du maabo incline davantage vers l'activité littéraire à proprement parler.
Avec le noddol, il remplissait une fonction quasi liturgique; avec le jantol (c'est-à-dire le récit, qui peut être historique, légendaire, didactique, parfois mythique, allégorique, voire initiatique) il assume un rôle plus spécifiquement culturel : il est le dépositaire précieux de toute une plage de l'univers culturel de son peuple et c'est à lui de transmettre ce trésor ancestral agrémenté de la saveur particulière dont son talent personnel pourra l'assaisonner. Il fait tout à la fois oeuvre de moraliste et de traditionaliste, en perpétuant un certain idéal chevaleresque de fierté, de bravoure et de délicatesse destiné à rappeler sans cesse les vertus essentielles du pulaaku ou « manière d'être, éducation des Peuls » et œuvre d'artiste, en recomposant selon ses propres conceptions esthétiques une œuvre littéraire qui, selon la technique propre à la tradition orale, demeure toujours vivante, mouvante, s'enrichissant à tout instant, cristallisant autour d'un thème à peu près fixe toute une enluminure de l'imaginaire, contribution particulière et personnelle de chaque maabo.
Mais là ne s'arrête pas le rôle du maabo dans la société peule. Il est aussi, en effet, avec le jaawanɗo, l'émissaire par excellence, celui qui est chargé de toutes les ambassades délicates entre les familles, entre les puissants, etc. Ce rôle d'intermédiaire lui revient de droit : n'est-il pas un maître de la parole et la parole n'est-elle pas l'instauratrice de toutes les relations ?
Une analyse du personnage du maabo, dans l'histoire de Silâmaka et Poullôri, nous offre, transposée sur un plan littéraire et artistique, l'image du maabo telle que nous l'avons entrevue dans son contexte sociologique.
Nous y décelons dès l'abord, et en plusieurs occasions, la place éminente qu'il occupe au sein de la famille à laquelle il est attaché et les relations de familiarité qui le lient à ses membres. Ne dit-il pas à Silâmaka, pour s'autoriser à lui donner des conseils et l'empêcher de battre sa femme, que « ayant été le maabo de son père, il est comme son propre père » ? Hésite-t-il à lui adresser des reproches? Et, compte tenu de ce que nous savons sur le statut du maabo, ne pouvons-nous présumer que le soufflet que Silâmaka lui administre pour prix de son intervention est la plus grave des fautes, un acte irréparable qui entraînera notre héros à sa perte? Car « a-t-on jamais ouï dire qu'un maabo reçût des coups en guise de cadeaux? » La vengeance s'impose : et le maabo outragé quitte son maître pour aller dévoiler à son ennemi tous les stratagèmes requis pour le vaincre; car il connaît le secret de sa vie, enfermé en un anneau magique. Nous avons ici la traduction, au niveau du récit légendaire, de cette puissance secrète mais réelle que détient le maabo sur son maître et dont nous avons tenté d'élucider le mécanisme. Mais le maabo de Silâmaka ne possède pas lui-même cet anneau; il sait comment s'en servir pour se rendre maître de la vie de nos deux héros : il sert d'intermédiaire. Certes il incarne le personnage théâtral du traître de tragédie, personnage-pivot qui est là pour déclencher tout le drame; mais, ce faisant, il est surtout le juste manipulateur du destin. Car, en fait, Silâmaka est lui-même responsable de sa propre mort qu'il prévoira d'ailleurs comme l'issue inéluctable : en portant la main sur son maabo, il devait savoir qu'il se frappait luimême. Le maabo est essentiellement un intermédiaire : intermédiaire entre l'homme tel qu'il est et celui qu'il doit être, par le noddol ; intermédiaire entre son maître et autrui, par ses missions et ses ambassades; intermédiaire enfin, comme ici, entre l'homme et son destin. En effet, la vengeance et la trahison du maabo de Silâmaka, sous d'apparentes motivations purement psychologiques, sont en fait des manifestations déguisées de la marche du destin que Silâmaka s'est à lui-même fixé. Ainsi le personnage littéraire du maabo est-il l'image même de ce qu'il représente profondément au niveau des structures mentales qui sous-tendent le système social dans lequel s'intègre sa fonction particulière dans toute son ambiguïté : à la fois dépendant et souverain, le maabo est comme l'alter ego du chef; un maabo sans chef est comme amputé de son assise même; un chef sans maabo devient comme étranger à lui-même. Le maabo rejeté par Silâmaka deviendra un traître — reniant par là même sa qualité de maabo. Et Silâmaka, par le départ de son maabo, est inéluctablement voué à la défaite et à la mort.
Le texte qui nous intéresse ici est un récit épique à caractère légendaire mais un thème historique réel soutient le canevas même de l'épisode qu'il rapporte. En dépit de l'impossibilité où l'on se trouve, dans l'état actuel des recherches, de cerner la vérité historique dans tous ses détails, on peut toutefois situer ce récit dans un contexte général assez précis : celui de la lutte des chefs peuls, de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe, contre l'autorité du royaume bambara, avant la constitution par Cheikou Amadou de l'empire peul du Maasina.
Ces chefferies peules se trouvaient alors être les vassales du roi de Ségou qui les avait soumises et leur faisait payer tribut. Si le Kounari s'accommoda plus ou moins volontiers de cette suzeraineté bambara — son chef Hambodêdio ayant, de par son mariage avec Ténen, la propre fille de Dâ Monzo, le roi de Ségou, fortifié son pouvoir personnel — il n'en fut pas de même pour le Maasina qui supportait mal une telle sujétion. Chaque chefferie comptait à sa tête un Arɗo. On appelait ainsi tout chef traditionnel, dans la société peule anté-islamique. A.-Hampaté Bâ dit, dans son ouvrage sur l'Empire peul du Maasina, que :
Arɗo (plur. Arɓe) est le nom donné au doyen d'une tribu qui marche en tête et vient le premier en toutes choses […] Les Arɓe furent donc des guides avant de devenir des chefs ayant droit de vie et de mort sur leurs sujets. Le premier Arɗo du Macina fut Maghan ou Manga venu du Kaniaga à l'est du Kaarta… Les Arɓe choisirent pour capitale Kékey à quinze kilomètres nord-nord-est de Ténenkou. Tous les descendants de Maghan ont droit au titre d'Arɗo et se font saluer du nom de Dikko. Mais seul le plus âgé de la famille est Arɗo du Macina ou Grand Arɗo, 'Arɗo Mawɗo. On conserve le souvenir de vingt-six Arɓe qui se sont succédé au 'ardaaku […] le dernier est Arɗo Ngourori […] Les Arɓe étaient animistes. Ils n'avaient pas de fétiches, mais accordaient une grande importance aux dires des devins. Leurs plaisirs favoris étaient la chasse, les razzias et la fréquentation des foires pour y boire de l'hydromel au son des luths et des flûtes 30.
Telle est l'image qu'en ont retenue les Peuls islamisés; aussi ont-ils, dès que s'est imposé l'islam, abandonné le titre de Arɗo, pour désigner leurs chefs, préférant celui de Laamiido. Quoi qu'il en soit, l'époque héroïque où ces chefs luttèrent contre leurs suzerains bambaras ennoblit le souvenir des Arɓe aux yeux des Peuls qui y reconnaissent des héros nationaux, incarnations des vertus peules par excellence fierté, bravoure, témérité, noblesse, indépendance, etc. Et tout Peul, si fervent musulman soit-il, ne peut se défendre d'être sensible au plus profond de lui-même au récit de leurs hauts faits et à leur seule évocation musicale. Si les grands chefs religieux, comme Ousman Dan Fodiyo, souhaitèrent voir délaisser cette littérature profane, c'est qu'ils savaient à quel point elle touchait, ébranlait leurs coreligionnaires, réveillant en eux leurs tendances ancestrales et païennes, leur propension aux exploits guerriers commandés non par une volonté justifiée de faire triompher la Vérité, mais par la démesure de leur pur orgueil.
Silâmaka est l'un de ces héros traditionnels que la légende a empruntés à l'histoire pour les sublimer et en faire des modèles, des types. Son nom lui-même n'est-il pas comme une allégorie traduisant la bravoure et la vaillance du preux chevalier? En effet, les mots silaama kaa signifient « Le Sabre ». Mais qui était donc Silâmaka? Il était, dit notre barde, le fils d'un Arɗo du Maasina; mais duquel? Chaque texte recueilli lui attribue une ascendance différente. Pour Mâbal Sambourou, son père était Hammadi, pour d'autres, il était un descendant de Amadou Boûbou Galo et de Kounta Galo; mais ces noms sont évoqués en fait toutes les fois qu'on veut chanter un preux : l'indication n'est donc pas concluante. Gouro Ahmadou, lui, précise qu'il était le fils de Yéro Ngourôri. Cette dernière hypothèse a en sa faveur quelques détails historiques qui, coïncidant avec certains points du récit, permettraient de la justifier en partie. On sait que Arɗo Ngourôri fut le dernier des Arɓe du Maasina. En effet, un devin ayant prédit que les Arɓe du Macina disparaîtraient en tant que chefs du pays, le jour où un nommé Ngourori accéderait au 'ardaaku, un conseil réuni à Kékey avait décidé à l'unanimité d'éloigner Ngourori du commandement.… On avait envoyé chercher un de ses parents dans le Dyilgodyi pour lui confier la chefferie du Macina. Sûr d'être évincé à jamais du fait de son prénom fatidique et mécontent de ce que le roi de Ségou, Da Monson, n'usât pas de la force pour l'imposer comme Arɗo du Macina, Ardo Ngourori ne mettait pas beaucoup d'empressement à faire exécuter les ordres reçus de Ségou 31.
On sait aussi que Ardo Ngourôri fut chargé par « Da Monson de percevoir les taxes et les impôts dûs à Ségou par les pasteurs, pêcheurs, cultivateurs et marchands du Macina, en attendant que l'on fasse venir un Ardo du Dyilgodyi » 32. Ces deux points sembleraient s'accorder avec l'histoire de Silâmaka telle qu'elle nous est contée, puisque le point de départ de notre récit est précisément la volonté de ce fils de Ardo de se libérer, — et, avec lui, tous les chefs du Maasina — de la contrainte humiliante de l'impôt dû aux Bambaras.
Par ailleurs, Boûbou Ardo Galo et Ngourôri étaient des demi-frères : qu'ils figurent dans la généalogie de Silâmaka n'a donc rien d'étonnant; mais il convient de signaler que ce furent des demifrères ennemis.
Une autre indication historique — différente de celle-ci — est fournie par A.-H. Bâ dans son Empire peul du Macina, qui situe la révolte des Peuls contre l'autorité de Ségou sous le règne de Ngolo Diara qui dura de 1766 à 1797. Le Macina avait refusé de payer le di sonho ou « prix du miel », taxe qui s'élevait à plusieurs kilos d'or par an et qui portait ce nom parce qu'elle était utilisée à l'origine pour la préparation de l'hydromel, boisson des chefs. « Durant trois ans, dit l'auteur, Ngolo se battit sans résultat contre les Peuls du Macina, conduits par Silâmaka Ardo Dikko… » Ce n'est qu'avec l'aide d'un marabout doué d'une puissance occulte considérable que Ngolo Diara put résister.
Tinguidji, lui, n'attribue aucune ascendance précise à Silâmaka qu'il désigne simplement comme fils d'un Ardo du Maasina. Quant au Amîrou auquel il s'oppose, si, chez les griots maliens, la personnalité de Dâ Monzo est évoquée dans chacune des différentes versions, c'est de Amîrou Sâ qu'il s'agit dans sa version propre qui, étant plus orientale, donc plus éloignée du lieu d'origine de cette épopée, présente peut-être un moins grand souci d'exactitude historique.
De fait, le commandement bambara de Sâ fut plus d'une fois aux prises avec les Peuls. La ville de Sâ, chef-lieu du Dodjiga, à l'Ouest du Guimbala, dans le cercle de Nyafounké, est la capitale d'un gros canton, situé au nord du lac Débo et peuplé en partie de Peuls et en partie de Bambaras. L'épisode le plus connu de la lutte qui opposa les Peuls au chef de Sâ est relaté dans la geste de Hambodêdio. Mais ce récit, tel que le rapporte G. Vieillard, rappelle aussi la réputation éclatante dont jouissait Silâmaka; en effet, Fatoumata, venant demander à Hambodêdio de venger l'honneur de sa mère bafouée par le chef de Sâ, Salibaré, tente de stimuler la bravoure et l'ardeur guerrière de son interlocuteur par ces propos :
Celui qui m'a outragée a dit qu'il n'y avait pas dans le pays de Peul capable de me venger. Moi, donc, je suis venue vers toi; si tu peux, venge-moi! Si tu ne peux pas, j'irai trouver Silâmaka Yéro Héro-Dandé : celui-là ne boit que du lait; ce n'est pas comme toi un buveur de bière de mil et je sais bien que les ivrognes achètent leur courage.
Et l'auteur de poursuivre en décrivant la fureur de Hambodêdio, piqué dans son amour-propre et son orgueil : « ces mots, Hambodêdio suffoqua, retint son souffle et deux caillots de sang giclèrent de ses narines; ses yeux étaient rouges », etc. 33 Ainsi fouetté dans sa fierté et son sens de l'honneur, Hambodêdio partit conquérir Sâ.
Peut-être trouvons-nous dans notre texte un souvenir de cette bataille confondu avec d'autres épisodes du combat des Peuls contre le pouvoir bambara? Cela ne saurait nous étonner, puisque les récits dont nous disposons ne sont en rien des chroniques mais bien des épopées, c'est-à-dire des œuvres littéraires qui recréent la réalité, s'attachant à exalter des personnages magnifiés plutôt qu'à retracer des faits dans un souci de conservation du passé objectif et scientifique. C'est ainsi, en effet, que se reconstruit tout un monde autour des héros, seuls pivots appréciables de l'action qui adopte un nouveau visage et obéit à une nouvelle orientation pour se prêter à leurs démonstrations de bravoure, leur présenter l'occasion d'exhiber leurs vertus et d'accomplir leurs exploits. Aussi les inexactitudes ne doivent-elles pas nous entraver outre mesure. Elles sont manifestement sans grande importance pour le narrateur lui-même qui situe indifféremment le théâtre de son récit tantôt à Maasina, tantôt à Bandiagara 34. Le nom même qu'il attribue à Poullôri est aussi un exemple d'erreur flagrante : il serait, en effet, fort hasardeux de se livrer à une exploration de la généalogie de Poullôri en prenant pour référence le nom de Benâna qu'il lui donne ici; dans quelles élucubrations des plus fantaisistes ne risquerait-on pas de se laisser, en toute bonne foi, entraîner?! En fait, cette appellation résulte d'une interprétation erronée donnée par les Peuls — ignorants de la langue — à l'exclamation des Bambaras qui, entendant les premiers grondements de la tornade, disent :
— Pulloori benàana!
Dans cette expression, benàana représente non pas un nom propre, mais une forme verbale complexe composée du verbe naa qui signifie « venir, arriver », précédé de l'auxiliaire du futur, à la forme affirmative be-naa: « Pulloori benaana » se traduirait donc : « Poullôri va venir » ou « Poullôri arrive! »
D'autres imprécisions historiques et géographiques affectent le deuxième épisode — plus bref que le premier — que nous présenterons dans ce recueil. Nous en reproduisons une version différente de celle qui figure dans le texte de A.-H. Bâ 35, mais dont les héros sont les mêmes. Cependant, Tinguidji désigne l'adversaire de Silâmaka, une première fois sous le nom de Amîrou Pêtaka, la seconde, sous celui de Amirou Goundaka : ce dernier n'étant autre que Hambodêdio qui précisément était le chef du Kounari dont Goundaka — située entre Mopti et Bandiagara — était la capitale.
Le texte extrait du fonds Vieillard de l'I.F.A.N. fait allusion à une lutte qui opposa Silâmaka à Hambodêdio, allié, contre lui, au roi de Ségou, Dâ Monzo dont il avait épousé la fille.
L'affaire, ici, n'est pas aussi grave que celle de la révolte contre Sâ : il ne s'agit que d'une petite vengeance personnelle dont Silâmaka s'acquitte en volant les bœufs de Hambodêdio. Cependant cette nouvelle aventure illustre bien, d'une part, le caractère particulièrement chatouilleux de la fierté chez les Peuls, leur sens aigu de l'honneur et, de l'autre, les habitudes belliqueuses de ces Ardos qui, dit-on, partageaient leur temps entre razzias et beuveries.
A travers les versions les plus variées que nous ayons rencontrées, nous avons donc pu suivre en filigrane comme un mince fil d'Ariane qui signale l'existence d'un certain nombre de faits historiques authentiques, sans toutefois qu'en soit fourni autre chose que des indices. L'interprétation qu'en offre chaque « auteur » trahit la réalité en la façonnant selon les exigences de son personnage et les ressources de sa propre imagination. Car, seul importe le personnage; et, quelle qu'ait pu être la vérité historique, elle n'a d'autre finalité que d'ouvrir devant le héros un champ d'action digne de lui, de le provoquer, de l'exhausser, d'être le théâtre où il se produit; en un mot, elle ne lui sert que de faire-valoir. Et la seule constante réelle dans tous ces récits réside dans les vertus dont le (ou les) héros est tout à la fois le dépositaire et l'image.
Nos deux héros, par exemple forment bien le noyau même du récit. Pallas et Énée, Roland et Olivier, Achille et Patrocle, nous ont accoutumés à ces couples de guerriers célèbres… Cependant nulle part on ne rencontre une telle insistance sur cet aspect particulièrement marquant du couple de compagnons qu'unit un lien plus fort que celui de l'amitié, celui d'une unité quasi ontologique — si l'on ose dire — comme si le sujet véritable de cette épopée était en fait plus ce lien lui-même que les péripéties de la vie de ces deux hommes. Dans la Chanson de Roland, les deux nobles chevaliers sont toujours unis dans l'action par leur égale bravoure quelque opposés que soient leurs caractères — la prudence mesurée du « sage » Olivier ne pouvant avoir raison de l'orgueilleuse audace du « preux » Roland. Ici aussi, les deux héros sont le plus souvent unis dans le combat, et la fierté de Silâmaka est tout à la fois plus absolue et plus subtile que celle de Roland, la vaillance de Poullôri aussi clairvoyante et résolue que celle d'Olivier; toutefois ce qui transparaît à travers les situations n'est pas un clivage psychologique, mais bien sociologique. En effet, tous deux suivent la même route, agissent dans une seule et même perspective, affrontent les mêmes adversaires, vivent la même vie. Et pourtant, on ne peut laisser oublier que Silâmaka est le noble et Poullôri, le captif Indépendamment même de ces quatre occasions où Silâmaka, par ses propos ou ses attitudes, rappela sa condition à Poullôri, d'une façon détournée mais sensible, un certain nombre de faits viennent souligner cette différence.
L'un des plus évidents pour un Peul est la disproportion relevée avec une certaine insistance entre les besoins alimentaires de l'un et de l'autre. Tous deux, certes, sont d'une sobriété exemplaire; cependant Silâmaka ne consomme pas même la moitié de ce qui est nécessaire à Poullôri : et c'est là un signe manifeste de sa noblesse; car le vrai Peul laisse la gloutonnerie — ou même le simple appétit — aux haaɓe et aux maccuɓe. Ne dit-on pas que la quatrième bouchée ouvre déjà la porte de l'Enfer? La frugalité se trouve élevée au rang d'idéal et de critère de noblesse, et Silâmaka se doit d'y sacrifier plus visiblement que son diimaajo.
Mais là où s'affirme plus clairement la distinction entre nos deux héros, c'est lorsque Silâmaka doit affronter un danger décisif : il doit alors braver tout seul le péril (le serpent, la mort); c'est là un privilège qui lui revient de droit. Poullôri feint de croire au prétexte invoqué afin de laisser Silâmaka seul face à son destin. Cependant, Silâmaka mort, Poullôri continue son œuvre puis s'apprête à l'aller rejoindre; car si leur différence d'origine est un fait établi, une donnée « naturelle » qui informe leur attitude sociale et psychologique, en revanche, elle ne saurait les séparer véritablement; leur union se situe à un niveau beaucoup plus profond : celui de leur destinée; tous deux assument la même destinée — là est leur point commun — mais dans un style différent. Silâmaka l'incarne avec une certaine austérité, une certaine sécheresse de traits : il est figé dans une image quelque peu stéréotypée du héros, hiératique et monolithique. Poullôri, au contraire, nous en offre un portrait plus nuancé, plus humain. Il se meut, en effet, aux côtés de Silâmaka avec une délicatesse, un humour parfois, une finesse psychologique et morale qui n'affadissent en rien — bien au contraire — l'éclat de son héroïsme, mais le ramènent à des dimensions plus humaines. Pourtant ce sera son départ qui se fera en une apothéose fulgurante, tandis que Silâmaka mourra victime d'un enfant; et leurs fins respectives contrastent avec le caractère de leurs personnages tels qu'ils viennent d'être définis, et l'aspect hiérarchisé en quelque sorte de leur héroïsme. Silâmaka, le Héros sublimé, l'archétype du Héros, est surpris par la mort ignominieuse — selon sa propre expression qui est venue le chercher sournoisement, loin de tout combat, dans la solitude, le silence et la hâte; et on l'ensevelira obscurément et dans la précipitation. Poullôri lui, bravant les ennemis et prêt à assumer la double charge qui désormais lui incombe, va au-devant de la mort, va la chercher volontairement au milieu du combat; et celleci semble le fuir, puisqu'il s'évanouit dans un fracas d'armes et de galops, continuant, à travers les âges, à pourchasser l'armée bambara, et à poursuivre la mort, devenant, par une transfiguration grandiose, une sorte de héros mythique : l'épopée se termine d'ailleurs par une conclusion tout à fait digne d'un conte ou d'un mythe, comme si toute l'histoire qui s'y trouve narrée n'avait d'autre justification que l'explication de ce « Poullôri Benâna! » dont les Bambaras saluent les grondements de l'orage.
En fait, nous constatons que, dans ce genre littéraire, ce n'est pas tant l'homme en tant que tel qui semble intéressant, mais ce qu'il représente, c'est-à-dire cet idéal de l'homme peul que — en dépit des réformes que l'Islam a tenté d'introduire au sein des structures psychologiques, morales et sociales — l'on continue de cultiver avec une ferveur quelque peu nostalgique et une secrète admiration. C'est pourquoi l'épopée a une valeur éminemment pédagogique. Pure légende, ces récits resteraient « objectifs »; ils pourraient amuser, distraire, instruire même; mais ils ne sauraient ébranler cet écho profond qu'ils ne manquent pas d'éveiller en tout auditeur peul. C'est que l'épopée restitue le modèle fondamental, l'archétype élaboré par la tradition et l'éducation, qu'elle rappelle ainsi sous une forme vivante, imagée, et d'autant plus parlante aux cœurs et aux mémoires qu'elle emprunte son semblant de vérité à l'Histoire, ranimant les enthousiasmes assoupis au seul éclat des prouesses d'antan, ressuscitant l'image des ancêtres glorieux dont on sait bien que la justification a posteriori est principalement de revivre en leurs descendants. Ainsi voyons-nous l'épopée jouer, par elle-même, le rôle d'un véritable noddol collectif. Et, sans doute, est-ce précisément ce caractère commun au noddol individuel — dont nous avons analysé les traits distinctifs et la fonction — et à l'épopée qui explique que celle-ci soit le seul genre littéraire qu'accompagne le hoddu qui, d'ailleurs, lui donne son nom.
« Seuls, déclare un griot soudanais, les héros qui ont inspiré une musique aux diali (griots) sont encore connus des hommes. Tous les autres sont oubliés. Car pour s'ouvrir leur carrière il suffit de jouer cette musique. Mais tous les autres sont oubliés parce que rien n'évoque leur mémoire» 36. L'épopée, elle-même, possède sa propre devise musicale et, souvent, avant de se mettre à déclamer une épopée, le maabo commence par une sorte d'entrée en matière - le yettoore wuddere ou « salut d'ouverture » — qui situe le morceau dans le genre qui est le sien. Cette introduction musicale — dont nous reproduirons les paroles au début du texte de Silâmaka et de Poullôri — est effectivement la « devise » de ce genre et elle revêt bien le style des devises dont nous avions parlé plus haut.
Le nom de hoddu qui désigne le genre épique traduit le rôle de premier plan qu'y joue l'élément musical. En effet, c'est bien la parole qui s'inscrit sur un fond musical et non pas la musique qui souligne la narration. Toute la structure du récit est soutenue par une charpente de thèmes musicaux qui informent et suscitent l'énoncé verbal; et les deux fonctions de la musique que nous avions évoquées à propos du noddol (le hoddu qui parle et le hoddu qui chante) se trouvent ici combinées selon deux intentions bien déterminées. Tout d'abord, au long de la déclamation, court un thème musical particulier qui en tisse la toile de fond et en même temps désigne les héros qui la peuplent; il s'agit par exemple, dans le cas qui nous intéresse, d'une phrase musicale spécifique que Tinguidji appelle bawdi Silaamaka e Pulloori, les « tambours de Silâmaka et de Poullôri », phrase qui, se perpétuant d'un bout à l'autre du récit, assure la présence des deux héros dont elle est comme le nom indéfiniment répété.
Sur cette toile de fond sont brodées les péripéties de l'histoire qui, elles, s'expriment aussi à travers les changements du rythme et les variations de la mélodie. A chaque thème littéraire — celui de la bravoure, du combat, de la trahison, du destin, par exemple — correspond une phrase musicale caractéristique. Ainsi la progression de la narration est-elle soulignée par un certain nombre d'intermèdes musicaux qui développent divers sujets, divers sentiments. Par exemple, toutes les fois qu'est évoquée une marche, un déplacement, survient un thème qui est propre à la représentation du voyage, monotone et terne comme les pas euxmêmes, alors que le thème du combat dessine une sorte de galop impérieux aux variations plus riches, plus imagées, et qui s'achève dans le rythme entêté et saccadé des vautours acharnés qui lacèrent et fouillent les cadavres. Un autre thème très fréquent est celui que j'ai dénommé « la marche du destin ». Chaque fois que s'ourdit une ruse, que se prépare une trahison, que s'élabore quelque projet à l'insu de l'un de nos héros, et contre lui toutes choses qui annoncent la fatalité de leur destin qui, malgré eux, se forge et contre laquelle ils seront impuissants —, s'élève un nouveau thème au rythme précipité, sourd et oppressé, sorte de vibration grondante et fébrile qui semble vouloir traduire tout à la fois l'activité sournoise des ennemis et la rage impuissante de l'interprète qui décrit les apprêts de la mort de son héros sans pouvoir incurver la route de sa destinée.
Chaque moment de l'épopée se trouve, de la sorte, annoncé, préfiguré par la phrase musicale correspondant à sa dominante affective ou dramatique. Le passage du thème de base à ces thèmes particuliers n'est cependant jamais brutal; il s'effectue au contraire par un habile glissement d'un rythme à un autre; c'est qu'il ne s'agit nullement d'un changement de sujet, mais seulement d'un enrichissement de ce sujet. La transition est ainsi ménagée par le schème musical qui évolue d'un thème à l'autre pour amorcer telle ou telle scène, telle ou telle partie du récit; et le narrateur n'emprunte l'expression verbale qu'une fois le nouveau thème musical bien défini et stabilisé; de la même façon, une fois terminée la scène en question, le hoddu renoue insensiblement avec le thème de base initial qui assure la continuité de l'histoire racontée.
Il est remarquable — et significatif — que l'on ne puisse relever une seule phrase, dans toute l'épopée de Silâmaka et Poullôri — telle que la conte Tinguidji — qui soit uniquement parlée. Mieux même : celui-ci ne peut parler de ces héros qu'en s'accompagnant de son luth. Et lorsque, tout à fait en marge de la séance de déclamation, on lui posa quelques questions sur ces personnages, il ne put donner sa réponse qu'en égrenant quelques notes, en plaquant quelques accords sur son instrument. Si, dans ce genre, la parole exige la musique, en revanche, les intermèdes purement musicaux ne manquent pas et il arrive fréquemment que l'artiste se taise pour, laissant la parole à son hoddu, évoquer par la seule musique tout un tableau qu'il ne prend pas toujours la peine de traduire en paroles.
Dans l'épisode de la querelle entre Silâmaka et Amîrou Goundaka, par exemple, tandis qu'il jouait sur son hoddu un assez long intermède musical où les thèmes variaient, Tinguidji nous a commenté, en a parte — et seulement parce qu'il s'était rendu compte au cours des entretiens précédents que cet aspect nous préoccupait —, le tableau qu'il était censé évoquer. « Ça, dit-il, ce sont les tambours de Silâmaka et de Poullôri; et ça, ce sont les vautours qui dévorent les gens; c'est le matin. C'est ça que Tinguidji est en train de jouer là. » Or il jouait ce passage avant même que d'avoir fait allusion à une bataille quelconque : c'était l'annonce, la prémonition du dénouement dont la scène précédant l'intermède en question avait déjà — sans que l'auditeur en soit autrement averti — déclenché la fatalité.
Ailleurs, cependant, Tinguidji insère la description du tableau évoqué musicalement dans le corps même du récit. C'est ainsi que, après avoir décrit la bataille violente qui oppose Silâmaka et Poullôri aux envoyés de Amîrou Sâ, J'artiste se livre à une véritable jonglerie de phrases musicales variées, de rythmes divers porteurs d'une grande intensité dramatique et qu'il traduit ensuite en ces termes :
Karjaa!
'Doo dute nyaamata
yimbe konu keenyan!
Ko Silaamaka Ardo Maasina yii keenyan fu' naa
dute nyaam dum!
kam woni gaa!
Karjâ! [interjection exprimant le plus violent mépris, utilisée pour chasser un chien]
Ici les vautours se repaissent
de ceux qui, hier, étaient des guerriers!
Tout ce que Silâmaka Ardo Maasina hier a vu
est, des vautours, la pâture!
Le voilà, là! 37
Ailleurs, enfin, Tinguidji interrompt son récit du combat entre Silâmaka et le serpent pour le préciser par quelques portées d'une musique descriptive extrêmement expressive qui dessine les enroulements furieux du reptile et les efforts de Silâmaka, les apaisements de la bête croyant avoir enfin dompté son adversaire et ses sursauts à la moindre tentative de celui-ci pour se dégager tandis que les doigts heurtant la caisse du hoddu rythment les coups de queue du monstre martelant le sol.
Ces quelques exemples suffisent à montrer combien appauvrissant est l'asservissement de cette littérature orale aux limites forcément restreintes de l'écriture, combien délicate est la transposition du texte écouté en texte écrit.
Un autre trait marquant de cette littérature est que l'on a tôt fait de s'apercevoir que le rythme constitue l'élément esthétique prédominant, les effets rythmiques ayant nettement le pas sur les autres effets stylistiques proprement dits.
La lecture du texte transcrit dénonce une langue extrêmement simple et dénuée de traits esthétiques marquants, une recherche fort modeste dans le domaine du vocabulaire et des figures de style, une absence quasi totale d'éléments descriptifs qui se traduit par la rareté manifeste d'adjectifs qualificatifs mais que compense en revanche une riche surabondance d'énoncés verbaux, marque caractéristique de la langue épique. C'est que, de par la nature même de ses thèmes et de ses sujets, l'épopée a ordinairement recours à un registre bien défini de la langue — celui de l'action, autrement dit, du verbe — qui restreint considérablement le champ de l'expression artistique ainsi réduite à un terrain précis : celui, d'une part, des deux fonctions fondamentales commandées par cette structure grammaticale — sujet et objet — et, d'autre part, celui du temps — ou de l'aspect — et des modalités du verbe; or les ressources propres à ces deux domaines ressortissent beaucoup plus aux catégories de la logique qu'à celle de l'expressivité. Il est d'ailleurs assez significatif que les quelques notations imagées qui ponctuent ce texte soient précisément des indications chronologiques : Bojji gortoode […] weeti gilla fajiri (au chant des coqs, le matin, dès l'aube).
Cela étant, il était prévisible que cette expressivité dût être empruntée à une autre dimension du langage, le rythme, et au procédé stylistique qui lui correspond, la syncope.
C'est en cela que l'on peut considérer l'épopée comme un genre littéraire éminemment oral : car c'est un genre dont la langue ne peut se passer de la voix. Certes, dans le texte écrit, l'histoire reste intéressante et instructive parfois, mais toute la valeur esthétique, la dimension proprement artistique de l'œuvre se trouve irrémédiablement altérée : aussi avonsnous choisi d'adopter pour règle absolue un respect attentif du rythme en essayant de suivre par la graphie le mouvement de la diction, espérant atténuer, ce faisant, les scrupules et les accusations de trahison que l'on ne peut manquer de s'adresser à soi-même dans pareille entreprise.
On relève souvent une distorsion frappante entre la succession des unités syntaxiques ou sémantiques et celle des unités rythmiques. Plusieurs phrases distinctes peuvent être émises en un flux continu et serré suivant un débit souvent accéléré, alors que d'autres unités rythmiques ne comportent au contraire qu'un unique morphème isolé, coupé de son contexte grammatical par une syncope, et cela d'une façon quelque peu incongrue. Cette absence délibérée de coïncidence est bien la preuve qu'il s'agit là d'une restructuration volontaire du flux du discours, répondant à une intention expressive et artistique précise.
Certes, le rythme haché des passages décrivant un combat est commandé par la qualité et le mouvement même de l'action qui s'y déroule mais lorsqu'on rencontre une séquence comme la suivante, le rythme est nettement significatif :
Ɓe taƴi daande mum.
Ɓe ngaddi dum.
Ɓe kebi leggal juunngal sanne
Ɓe cinngi
dammbugal baade
Ardo Massina
baabiiko.
Ils lui tranchèrent la tête,
ils l'apportèrent,
ils prirent une longue pique en bois
et la fichèrent
à la porte de la concession
de Ardo Maasina
leur père.
Dans cet extrait, on constate que, si la concordance est effective entre les séquences syntaxiques et rythmiques dans les trois premières propositions, en revanche, la disjonction qui affecte les éléments de la dernière - disjonction qui est nettement marquée dans deux des versions recueillies ménage un effet de surprise, un instant d'émotion, un geste de morgue triomphante, qui confèrent à leur exploit guerrier — et meurtrier — une charge affective supplémentaire; la tête de Moulbali qu'ils viennent ficher à la porte de la concession de leur père est leur trophée, le symbole sanglant de leur victoire et de leur libération dont ils viennent faire hommage à Ardo Maasina.
Ailleurs, au contraire, Tinguidji associe en un seul et même mouvement — qui pourtant n'est pas même circulaire — les regards que Silâmaka blessé lance aux quatre directions pour tenter de découvrir son meurtrier :
O kalbitii o ndaari lettugal o ndaari gorgal o ndaari hordoore o ndaari sobbirre o yi'aay fu' gooto.
Il eut un sursaut, il regarda à l'est, il regarda à l'ouest, il regarda au sud, il regarda au nord, il ne vit personne.
Les divers faits de ce genre que nous avons relevés tout au long de l'audition de ces épopées, nous ont incitée à choisir un découpage en séquences rythmiques plutôt qu'en séquences significatives ou syntaxiques qui auraient obéi à des structures mentales adaptées à la langue écrite et aux conceptions européennes de l'organisation du discours, mais non aux intentions expressives du narrateur : on est donc allé à la ligne chaque fois que l'artiste a marqué un temps d'arrêt dans la chaîne parlée.
Certes, on pourrait objecter qu'à s'en tenir trop strictement à ces critères formels on risque d'interpréter comme une pause significative une simple reprise de souffle, un temps d'arrêt dû à une hésitation, à l'oubli d'un mot, la recherche d'une expression, et d'instituer les signes de fatigue de la voix comme éléments pertinents, voire esthétiques. Il est certain que dans un texte oral qui conserve toujours un caractère d'improvisation plus ou moins sensible, on ne peut être totalement à l'abri de pareilles méprises. Toutefois la chaîne rythmique du discours se trouve le plus souvent soutenue et confirmée par une intonation et un débit particulier affectant chaque séquence qui forme ainsi un tout, une unité décelable. Par ailleurs, la comparaison entre les trois versions tend à prouver que ce principe est régulièrement respecté. C'est pourquoi, compte tenu des erreurs relatives et de certaines imprécisions inévitables, ce type de découpage est assurément le plus exact, le plus authentique.
L'analyse d'un exemple significatif peut apporter une preuve concluante. En effet, dans l'une des versions où l'accent est tout particulièrement porté sur le couple indivisible formé par Silâmaka et Poullôri, on relève une multitude d'expressions traduisant le caractère indissociable de ce couple et qui sont autant de parallélismes. Cédant à une incitation toute visuelle et quasi géométrique, on est spontanément tenté d'imposer à l'écriture l'image même de ce parallélisme en écrivant les deux phrases semblables dont seul change le sujet, l'une au-dessous de l'autre. Or, si Tinguidji, parfois, articule ainsi son énoncé, la plupart du temps il enchaîne l'une à l'autre ces phrases parallèles sans marquer la moindre articulation, le plus petit temps d'arrêt. Cela répond à une volonté artistique — si spontanée soit-elle — qu'il convient, une fois de plus, de ne pas dénaturer. En écrivant séparément les deux phrases, on transmet du parallélisme une vision résolument objective — A = B — qui conserve à chaque élément son individualité, leur ressemblance étant présentée comme la simple répétition d'une qualification et manifestant, en deux personnes distinctes, les reflets l'une de l'autre, alors que, si l'on enferme les deux énoncés dans une seule et même émission du discours, la réalité ainsi représentée revêt un aspect plus subjectif, plus complexe : le lien qui unit ainsi ces deux compagnons marque une similitude qui semble moins le fruit d'une détermination occasionnelle que l'expression d'une identité essentielle dans laquelle s'abolissent leurs individualités, s'efface leur différence de condition puisque leurs destinées ne sont pas seulement semblables : ils n'ont, en dépit des apparences, qu'une seule et même destinée.
Si nous avons longuement insisté sur ce point, c'est que nous tenons à sauvegarder, dans la mesure du possible, l'intégrité artistique de cette épopée. Or, il était essentiel, pour saisir la valeur de ce genre de littérature orale et en apprécier toutes les dimensions, de bien admettre que la ponctuation du discours n'en est pas la simple « respiration », la simple articulation, mais qu'elle s'inscrit dans les exigences artistiques du genre lui-même.
Dans le style d'une telle déclamation, l'importance accordée au rythme en tant que trait pertinent est comme la transposition au niveau de la parole de la fonction originelle de la musique dans l'ensemble de l'œuvre. Outre ce rythme de la diction, un autre rythme, plus large, plus ample, celuilà, orchestre toute la composition du récit dont l'architecture est marquée, comme nous l'avons vu, par des intermèdes instrumentaux qui isolent un certain nombre d'actes et de scènes. C'est que cette épopée est marquée au sceau du théâtre tout autant que du récit proprement dit. On y reconnaît une exploitation judicieuse de la technique théâtrale et de celle du conte, du récit, habilement combinées : dialogues alternant avec narrations, tableaux avec commentaires personnels du narrateur qui, d'un dicton, d'une sentence, ponctue telle scène ou telle proclamation; le tout suit néanmoins une progression dramatique parfaitement élaborée.
Si cette épopée commence comme un conte — les personnages antagonistes étant présentés dans la situation qui porte en germe tout le dénouement —, une fois posées les données, la technique du conte fait peu à peu place à celle du théâtre avec la scène du combat contre le serpent. Toutefois, resurgit en maint passage cette technique propre au récit en général mais qui fleurit tout particulièrement dans l'épopée — à quelque culture qu'elle appartienne : la réduplication. Qu'on l'annonce par une prédiction ou une recommandation qui la projette dans l'avenir, ou qu'on la rapporte en rappelant le passé, l'action se trouve souvent narrée par deux fois. Par exemple, nous entendons le griot traître expliquer d'une façon détaillée à Amîrou Sâ comment il parviendra à faire mourir Silâmaka, l'invulnérable; et, décrivant la réalisation de ce meurtre, le narrateur n'hésite pas à reprendre presque terme pour terme l'exposé précédent, sans crainte de se répéter. La répétition, il est vrai, n'est pas toujours aussi plate : ainsi, dans le premier « acte » de cette aventure, le devin révèle aux deux compagnons tout ce qu'ils devront faire en un premier développement qui est purement énonciatif; mais, lorsque les deux héros accomplissent ce qui leur a été prescrit, le tableau s'enrichit, s'anime, chaque ordre du devin s'épanouissant en une scène vivante, complète et circonstanciée qui acquiert les couleurs et le mouvement de la vie.
Cette technique, si fréquente dans les chansons de geste, semble être précisément la marque de l'épopée, genre qui relève effectivement tout à la fois du théâtre et du conte et où deux temps de qualité différente s'enchevêtrent, se recoupent constamment : le temps « irréel », celui de la prédiction, celui du souvenir, est en effet sans cesse confronté au temps « réel », celui de l'action, de l'accomplissement, et ces deux niveaux, se chevauchant, enrichissent — de par leur présence même et leur double jeu de miroir — la densité de l'oeuvre, lui conférant souvent ainsi une épaisseur dramatique plus élaborée. En dissociant l'action telle qu'elle est envisagée — donc seulement en puissance, à l'état de projet encore a-morphe et encore disponible — et l'action telle qu'elle s'accomplit — c'est-à-dire déterminée et définitivement assumée par un acteur précis — on assigne à Pœuvre une nouvelle perspective, car l'accent est mis sur le Fatum, sur l'aspect irréversible de la destinée. Les rêves prémonitoires du théâtre classique recouvraient des intentions bien proches de celle-ci; toutefois, dans l'épopée, cette dissociation a une autre conséquence : elle isole le personnage en centrant sur lui toutes les tensions de l'action qui, par son canal, passe du possible, de l'évoqué, au réel; c'est ce passage qui dote le récit de sa véritable intensité dramatique.
Le personnage est isolé de ses pairs, mais relié à une instance qui le dépasse, le domine et le guide : sa destinée.
L'épopée n'est-elle pas essentiellement la traduction, l'expression littéraire d'une destinée d'élection? et, en cela, ne doit-elle pas être encline à mêler le temps neutre et absolu de la réalité objective au temps historique de l'action particulière qui s'y inscrit dans tout son éclat? Cette démarche situe l'épopée entre l'histoire et la légende, comme elle la situait, d'un point de vue formel, entre le théâtre et le conte. Sur tout cela plane en outre — comme dans les contes et les légendes — l'aura fabuleuse de la magie. La dimension cosmique de l'épopée grecque où les héros ne sont que les jouets des dieux qui, par et à travers eux, s'expriment et règlent leurs conflits, trouve comme un reflet dans l'épopée africaine; en effet c'est aussi à des puissances qui leur sont extérieures que les héros doivent leurs victoires comme leur mort : la puissance de leurs talismans, symboles mêmes de leur destinée et celle des maléfices magiques, instruments surnaturels et occultes de la fatalité 38.
Un dernier aspect de cette œuvre apparaît enfin lorsque — comme c'est ici le cas — on se propose de la transposer du domaine de l'oralité à celui de l'écriture.
En effet, les trois interprétations auxquelles Tinguidji a prêté son talent présentent chacune un intérêt particulier, les mêmes épisodes ne figurant pas également dans toutes trois, certains passages se trouvant plus développés dans l'une que dans l'autre, etc. Un élémentaire souci d'exactitude scientifique joint aux exigences conventionnellement admises pour semblable type d'étude, a suscité un certain nombre de difficultés pratiques au sujet de la simple présentation. Comment sauvegarder l'unité du récit sans sacrifier des variantes précieuses qui l'enrichissent et le complètent — variantes que nous ne saurions en aucun cas nous arroger le droit de considérer comme négligeables par mesure de facilité? Telle était pour nous la première pierre d'achoppement qui, nous sembla-t-il, devait garantir ou fausser l'authenticité de toute notre démarche, en cette occasion. Là en effet se révèle dans toute son acuité l'un des problèmes fondamentaux de toute littérature orale et de sa collecte.
Il est évident que la qualité première de la littérature orale est d'être une littérature vivante, c'est-àdire qui se crée et se recrée à tout instant, s'épaississant d'une charge d'éléments qui, sans cesse, se complètent, s'adaptent, en toute spontanéité, au contexte quel qu'il soit, laissant la fixité à la langue sacrée qui se veut souveraine et éternelle.
Il est certain aussi que, du point de vue du narrateur, chaque version constitue un tout, mais un tout dont les limites sont dues exclusivement à son intégration dans un contexte précis, temporel, social qui lui assure son unicité : un tout momentané et unique, comme chaque événement que l'on vit en est un; un tout clos dans la mesure où sa motivation, son économie interne, et sa finalité se trouvent déterminées par sa qualité même d'acte en situation, mais qui reste ouvert du fait même que, n'étant pas figé dans une détermination interne qui lui soit propre, il peut à tout moment se réinventer, renaître à une nouvelle expression sans se départir de cette densité que lui confère l'espèce de sédimentation insensiblement déposée par les versions précédentes.
Ayant donc eu l'occasion privilégiée de pouvoir enregistrer trois états d'une même histoire, récitée par un même interprète, à trois dates différentes — assez espacées l'une de l'autre pour que l'expérience soit intéressante — et pour un auditoire chaque fois différent, il nous est loisible d'apprécier la réalité profonde de la littérature orale et ce, tant du point de vue de l'émetteur que de celui, plus personnel, du récepteur.
Pour le premier, cette réalité pose le problème originel de la création artistique et des rapports qui lient l'artiste à son ceuvre. En effet, dans une culture dont l'expression littéraire repose essentiellement sur l'écriture, le processus de la création artistique est tout autre que dans le cas présent, car l'oeuvre est « close » et cette servitude en conditionne toute la composition. L'auteur doit maîtriser et contrôler la spontanéité de sa création en la soumettant au crible de sa propre critique intérieure latente et permanente : il est, de par la fixité que l'écriture impose à sa production, contraint dans une certaine mesure d'épuiser son sujet, d'en envisager simultanément tous les aspects et tous les prolongements, de les passer au filtre de l'abstraction pour les dégager de leurs variables trop manifestement contingentes qu'une expression unique ne saurait livrer dans toute leur fécondité mais qu'une présentation exhaustive vouerait au désordre et à la confusion.
L'anonymat du public est, par ailleurs, dans l'oeuvre écrite, un autre élément de pression : public multiple et composite, fractionné en une constellation d'individualités indépendantes mais incluses chacune dans un contexte temporel, spatial, psychologique qui lui est propre, il oriente inévitablement l'œuvre vers une forme d'expression de préférence universelle qui l'astreint à un certain dépouillement. Toutes ces contraintes, certes, sont plus ou moins évidentes selon le genre littéraire envisagé, la personnalité de l'auteur, etc., mais, qu'elles soient admises ou contestées, respectées ou violentées par celui-ci, elles représentent une donnée de fait dont il tient compte consciemment ou non, que ce soit pour s'en accommoder ou pour les défier.
Quant au récepteur, outre son caractère d'individualité isolée — évoqué plus haut —, il a une tendance évidente à considérer que la lecture, elle aussi, est un tout clos et définitif. En effet, pour le lecteur ordinaire, un livre ne se lit qu'une fois. Lorsqu'on relit un livre c'est ou bien qu'on lui accorde l'autorité d'un maître à penser qu'on fréquente quotidiennement, auquel on se réfère en toute occasion — et sa qualité d'œuvre artistique s'efface, dans ce cas, devant sa valeur épistémologique ou pédagogique ou bien que, le souvenir s'en étant estompé, on souhaite aborder Pœuvre en y prêtant un regard neuf et parce que l'on a soi-même changé, évolué. Parfois enfin, surtout lorsqu'il s'agit de poésie, ce peut être pour la simple délectation esthétique.
Si, dans la littérature orale, de telles exigences subsistent aussi, elles se manifestent cependant à des degrés différents. L'auteur, n'étant pas tenu de donner à sa production un caractère définitif, peut, plus librement, suivre son inspiration ordonnée tant par ses dispositions spontanées que par les circonstances, la qualité de son auditoire, etc. Les trois versions dont nous disposons en témoignent éloquemment.
Les deux versions les plus longues — TI et T3 — sont égales en volume mais ne présentent pas la même économie interne, la même distribution. Si l'on établit un tableau comparatif, on s'aperçoit que peu de passages, en fait, sont traités avec une égale importance dans l'une et dans l'autre : la scène du marché, la capture de Ardo Maasina par les troupes de Amîrou Sâ, le repas de Poullôri et de Seydou Haroûna le sont; mais tous les autres moments de l'intrigue sont diversement développés, l'ensemble s'équilibrant de toutes façons parfaitement. C'est que l'« auteur » se laisse entraîner à une prolixité plus ou moins complaisante selon les hasards de son « improvisation », le bonheur de son imagination ou les sollicitations toutes fortuites du moment, du lieu, etc. Ainsi voyons-nous, dans la dernière version recueillie, l'arrivée du griot à la concession de Silâmaka se grossir d'une scène supplémentaire : celle de la quête des cinq chevaliers les plus valeureux; et le dialogue qui suit entre les deux protagonistes est bien plus long, bien plus détaillé que dans les deux autres versions. Par ailleurs, la version T2, plus brève, plus condensée, gagne en rigueur de composition et en équilibre général ce qu'elle perd en précision et en variété dans la narration par rapport aux deux autres ; plus que celles-ci, en effet, elle est tout entière édifiée sur le parallélisme entre les deux héros : parallélisme qui en fait l'unité intrinsèque et qui soutient toute la construction de l'œuvre, lui conférant une apparence plus strictement ordonnée, plus composée, mais aussi peutêtre plus austère que les deux autres interprétations.
A cela s'ajoutent certains détails dus aux circonstances mêmes de la déclamation; si des variantes importantes n'ont d'autre mobile que le désir gourmand de l'artiste de brosser un tableau où il jouera de tout son talent, et où il prend luimême un réel plaisir, il arrive que d'autres, tout à fait minimes celles-là, soient motivées, en dépit des apparences, par des raisons très précises : nous en avons relevé un exemple très mince et d'autant plus significatif, puisqu'il traduit bien l'attention que le narrateur porte à son « improvisation », la maîtrise de sa langue à laquelle l'astreint le caractère public de sa fonction. Ainsi entendons-nous Silâmaka, touché à mort par la flèche fatale, s'indigner en ces termes :
Joom-njoolooba waraay kam
joom-puccu waraay kam
faa banndu-bolduujo warii warii kam…
Méhariste
Ni cavalier ne m'ont tué!
Et voilà qu'un enfant encore-nu est venu et m'a tué !
Voilà ce que l'on entend dans T2 et T3; or, dans T1, par on ne sait quelle inconséquence, le joom-njoolooba se mue en un joom-nyiiwa on ne peut plus incongru : a-t-on vu en Afrique des éléphants montés par des combattants? Pourtant, il ne s'agit ici ni d'un lapsus ni d'une hyperbole évocatrice : la réalité est beaucoup plus précise et plus prosaïque. En effet, au Niger — comme ailleurs — l'éléphant est l'emblème du parti R.D.A., le parti gouvernemental, alors que le chameau est celui du Sawaba, parti de l'opposition qui, à l'époque où fut enregistrée la première version, venait de se signaler par quelques attentats. Il est évident que, dans cette période de crise, le mot joom-njoolooba désignant un partisan du Sawaba était revêtu d'une aura de danger et de réprobation qui le condamnait. Ce qui, dans ce cas, est significatif ce n'est pas tant que le mot ait été proscrit, c'est surtout le fait que, par un scrupule d'excessive prudence, il ait été remplacé par le terme joom-nyiiwa qui désigne son opposé sur le plan politique, au mépris de toute vraisemblance dans le contexte précis du récit où il se trouve employé. A cet infime détail, nous mesurons combien il peut être incertain de juger selon de mêmes critères littérature écrite et littérature orale.
Si l'artiste tient compte du public présent, comme nous venons de le constater, il lui arrive aussi de prendre en considération des réactions antérieurement observées chez ses auditeurs. Les précisions que, par exemple, il donne du sens de kootoro dans la version la plus récente on paamaay kootoro ? Gude den puddaay naa gorgal de ngadee disaaje ? (vous ne connaissez pas le kôtoro? Ces tissus originaires de l'Ouest et dont on fait des turbans?) — lui ont été suggérées par les questions qui, quelques mois auparavant, lui avaient été posées à propos de ce terme par un autre auditeur.
Ces quelques faits suffisent à souligner le rôle effectif et actif joué par le contexte, la présence toujours actuelle de la réalité ambiante. Certes la comparaison des trois états du texte révèle indépendamment de l'évidente constance du schéma fixé par le sujet de l'histoire lui-même — une fixité intermittente repérable au niveau du texte. On peut ainsi récolter au long de la déclamation quelques phrases éparses, en nombre extrêmement restreint, qui se trouvent répétées textuellement dans chacune des versions. A première vue, on pourrait en déduire qu'il s'agit peut-être là de traces persistantes d'un texte originel noyé dans les extrapolations, les altérations, les substitutions et autres fantaisies familières à la tradition orale. Or, l'identification de ces « traces » semble plutôt devoir justifier une interprétation beaucoup plus subjective qui rend à l'auteur ce que l'on aurait été tenté d'imputer à la tradition immuable. En effet, quelles sont ces constantes? Des sentences comme : « Le vrai Foûtanké ne mange pas devant sa soeur, encore moins devant sa femme »; des noms, telle la désignation des deux lances de Silâmaka et de Poullôri (ngoo no wi'ee Yhaaja-Wudde'al, ngoo no wi'ee Bona-Golle'al); la description du repas tel que le prennent nos deux personnages et dans lequel la part réservée aux chiffres rend suffisamment compte de l'exacte similitude que l'on peut observer dans les trois textes; certaines phrases enfin, dont l'analyse dénote immédiatement le caractère de réussite stylistique qui, à lui seul, est une raison de permanence. Les deux exemples qui suivent en peuvent témoigner : dans la phrase be mbi'i o fiyana be leydi, kam'en no kaajaa kam'en murta (ils disent [au géomancien] de consulter la terre pour eux : ils sont décidés à se révolter), si le narrateur reprend textuellement le dernier élément (dont pourtant il pourrait fort bien remplacer le terme kaajaa par celui de njiidi) c'est que les allitérations en k et l'accumulation des voyelles a traduisent l'aspect un peu rude et résolu de leur détermination. Dans la description du combat contre le serpent, par ailleurs, la reprise de l'élément de phrase mboodi filii o libi o (le serpent l'enlace, le terrasse) — ailleurs remplacé par boyli o libi o (de sens analogue) — marque bien le prix que le narrateur accorde à ce qu'il considère comme une réussite stylistique : en effet, ces deux verbes, de par leur sonorité même, semblent suivre les spirales du serpent se refermant sur sa proie.
Ces constantes ne répondent donc pas à une règle absolue, et il serait assez vain d'y rechercher le reflet du texte primitif. Ces remarques diverses nous permettent d'entrevoir la voie multiple et riche selon laquelle s'élabore chaque interprétation circonstancielle de l'œuvre, sorte de concrétion, de cristallisation qui s'ordonne et s'articule autour du thème central, en étoffant l'expression artistique par une perpétuelle re-création qui fait de chacune une œuvre valable en soi. C'est bien là ce qui rend si difficile le choix de l'une plutôt que d'une autre : c'est aussi ce qui nous a conduite à adopter — pour faire passer cette production orale à l'état d'œuvre écrite — le point de vue non de l'auteur, mais celui du lecteur… ou, plus justement, de l'auditeur.
Comme nous l'avons rappelé, le lecteur tient, enfermée dans le livre qu'il lit, une matière finie émise sous une formulation définitive à laquelle, en quelque occasion que ce soit, peuvent s'appliquer son attention, son jugement, sa critique, d'une facon stable, sûre, catégorique. Les rapports de l'auditeur avec l'œuvre orale sont tout autres : ils suivent les mêmes variations que celles qui affectent les rapports du créateur avec cette œuvre. Il est, en effet, appelé à entendre plus d'une fois cette production, sous ses formes successives, nuancées, émises par divers artistes, et dans différents contextes.
L'oeuvre, connue et de nouveau écoutée, tout en éveillant en lui le souvenir de ce qu'elle est, enrichit ce souvenir d'autres images, d'émotions nouvelles : pour l'auditeur, et en lui, elle est encore une re-création; pour lui, et en lui, elle demeure mouvante et vivante, attisant le plaisir des retrouvailles par celui du détail neuf, de l'anecdote supplémentaire, de l'évocation inattendue qui sont d'autant plus goûtés.
Voilà toutes les raisons qui nous ont incitée à choisir comme texte de base l'interprétation la plus récente et à reproduire, en texte indenté — et tout en suivant le mouvement du texte —, tous les épisodes entendus dans les versions précédentes et qui sont absents de celle-ci, ainsi que les développements plus amples et même les variantes les plus modestes (lorsqu'elles présentent un intérêt manifeste), afin de restituer au récit, dans toute sa plénitude, son épaisseur réelle et sa densité, telles que les peut savourer son auditeur habituel, telles que nous les avons nous-même appréciées. Ce procédé, quelque malhabile et artificiel qu'il puisse paraître — et qu'il soit, en fait n'est pas pour autant arbitraire : mieux valait — nous sembla-t-il — un artifice avoué mais efficace, capable de garantir à la valeur artistique totale de cette épopée une certaine authenticité, plutôt qu'une présentation formelle plus élégante, plus heureuse certes, mais qui ne rendrait pas compte de toutes les dimensions de l'œuvre dans sa qualité essentielle de production d'une littérature orale.
Notes
1. Ces textes seront reproduits en annexe.
12. G. Vieillard, “Récits peuls du Macina et du Kounari”, Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'Afrique Occidentale Française, XIV (1931), 146 sq.
3. A.-H. Bâ et L. Kesteloot, “Une épopée peule : Silamaka”, L'Homme, VIII (1968), 5-36.
4. Le premier enregistrement fut effectué en 1964, à Wouro-Guélâdio, par les soins de Amadou Seydou. Alfâ I. Sow rapporta le second en 1967, en même temps qu'une autre version due au griot Mammadou Ham-Barké de Diagourou. Diallo Abdoullaye recueillit le troisième à Niamey en octobre 1968. Qu'ici leur soient exprimés tous mes remerciements, ainsi qu'à Boûbacar Bello qui me prêta un concours diligent dans la transcription de ces enregistrements.
5. Nom donné par les Djerma-Songhay à une grande famine qui — comme d'autres famines ou événements marquants — sert de point de repère chronologique. Cette famine aurait dévasté la région pendant la saison sèche de 1913-1914. Tinguidji ayant déclaré qu'il a soixante et un ans, il semble qu'il y ait une légère confusion sur l'une ou l'autre date.
6. Au nord-ouest de Niamey, près de la frontière voltaïque.
7. Le Daargol est un affluent du Niger, sur sa rive droite, entre Tillabéri et Niamey.
8. Griot dont nous expliciterons plus loin les fonctions exactes.
9. Koumâssi, au Ghana, lieu d'émigration d'un grand nombre de Nigériens en quête de travail ou d'aventure.
10. Traduction d'un entretien enregistré en septembre 1968.
11. Voir Ibrahima Bathily, Les Diawandos ou Diogoramés : traditions orales recueillies à Djenné, Corientzé, Ségou et Nioro, L'Education africaine, no. 94, (avril-juin 1936), 173 sq.; R. Pageard, “Note sur les Diawambé ou Diokoramé%raquo;, Journal de la Société des africanistes, XXIX (1959), 239 sq.; Mamby Sidibé, “Les gens de caste ou nyamakala au Soudan français”, Notes africaines, no. 91, janv. 1959, 13-17.
12. Voir I. Bathily, op. cit., R. Pageard, op. cit., M. Sidibé, op. cit., et M. Delafosse & H. Gaden, Chroniques du Fouta sénégalais. (Paris, E. Leroux, 1913), 146-147.
13. Alfâ Ibrâhîm Sow, Chroniques et récits du Foûta-Djalon (Paris, Klincksieck, 1968), 11-12.
14. Henri Gaden, Proverbes et maximes peuls et toucouleurs (Paris, Publications de l'Institut d'ethnologie, 1931), p. 12.
15. H. Gaden, op. cit. p. 12.
16. H. Gaden, op. cit.
17. Ibid.
18. Ibid. p. 323. Depuis que ces lignes ont été écrites, le problème des castes et des différentes catégories de griots au Sénégal a été précisé et éclairé par l'ouvrage de Yava Wane, Les Toucouleurs du Fouta Toro (Sénégal) (Dakar, I.F.A.N., 1969).
19. M. Delafosse, “La langue mandingue et ses dialectes”, Bulletin de l'École nationale des langues orientales vivantes, XV (1955), 245.
20. Mamby Sidibé, op. cit.
21. A. M. Diagne et H. S. Télémaque, “Origine des griots”, Bulletin de l'enseignement de l'Afrique Occidentale Française, Gorée (1916), 275-278.
22. C. Meillassoux, “Histoire et institutions du kafo de Bamako, d'après la tradition des Niaré”, Cahiers d'études africaines, IV (1964), 186-227 (cf pp. 188-190).
23. R. Colin, Les contes noirs de l'Ouest africain (Paris, Présence africaine, 1957), p. 65.
24. M. Griaule, “L'alliance cathartique”, Africa, XVIII (1948), p. 252. H. Zemp, La légende des griots malinké, Cahiers d'études africaines, VI (1966), 611-642.
25. Les nyaamneeɓe ou sukunyaaɓe, sorciers hommes ou femmes, sont censés « saisir » et « manger » l'« ombre » le « double » de leurs victimes. Une fois sa proie affaiblie par la « capture » de son « double », le sorcier peut en effet lui prendre son cœur ou tout autre organe vital; et la victime ainsi « prise » souffre, dépérit et finit par mourir si elle ne consulte pas à temps le marabout ou le bileejo, sorte d'antisorcier et de guérisseur qui, par ses remèdes et ses talismans, vient à bout des maléfices du mauvais sorcier avec lequel il va même, dit-on, jusqu'à lutter en combat singulier, pendant son sommeil.
Sur ce sujet on pourra consulter en particulier les ouvrages et articles suivants : H. Gaden, op, cit. p. 43 sq. H. Labouret, "La sorcellerie au Soudan occidental", Africa, VIII (1935), 462-472. H. Labouret et Moussa Travélé, “Quelques aspects de la magie africaine”, Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'Afrique Occidentale Française, X (1927).
26. cirgiso: « épilepsie ».
27. A ce sujet on pourra consulter les divers travaux de M. Griaule, en particulier Dieu d'eau (Paris, Éd. du Chêne, 1948).
28. A.-H. Bâ et J. Daget, L'empire peul du Macina (1818-1853), t. I (La Haye, Mouton, 1962). Nous conservons pour les citations la transcription adoptée par les auteurs.
29. Sur les effets de la parole et de la musique sur l'homme, il sera utile de consulter le remarquable ouvrage de G. Calame-Griaule, Ethnologie et langage, la parole chez les Dogons (Paris, Gallimard, 1965), ainsi, que l'article de G. Calame-Griaule et B. Calame, "Introduction à l'étude de la musique africaine", La Revue musicale, les cahiers critiques, numéro spécial 238 (1957), 5-21.
30. A.-H. Bâ et J. Daget, op. cit. p. 103, note.
31. A.-H. Bâ et J. Daget, op. cit. p. 105.
32. A.-H. Bâ et J. Daget, op. cit. p. 108.
33. G. Vieillard, “Récits peuls du Macina et du Kounari”, Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'Afrique Occidentale Française, XIV (1931), p. 143.
34. C'est là encore une inexactitude historique. Bandiagara n'était à l'époque qu'une ville dogon, et ne fut fondée — en tant que ville peule — que vers 1864 par Tidjâni, neveu de Al-Hadj-Oumar.
35. A.-H. Bâ et L. Kesteloot, op. cit.
36. A. Sadji, "Ce que dit la musique africaine", L'Education africaine, no 94, avril-juin 1936, p. 119.
37. L'air « des vautours » semble être l'un des thèmes traditionnels de l'épopée, qu'elle soit peule ou bambara. En effet, Balla Fasséké, le griot de Soundiata, joue « le grave air des vautours » sur le xylophone du Roi-Sorcier et, à la veille de la bataille de Krina, il s'adresse au héros en ces termes : « Demain permets-moi de chanter l'air du vautour sur les corps des milliers de Sossos que ton sabre aura couchés avant le soir ! » (cf. D. T. Niane, Soundiata ou l'épopée mandingue, Paris, Présence africaine, 1960).
38. Nos deux héros doivent en effet leurs foudroyants succès guerriers à leurs ceintures talismaniques; mais c'est aussi une flèche magique, fondue dans l'anneau enchanté de Silâmaka, qui abattra ce dernier, tout comme, dans l'épopée mandingue, Soundiata ne viendra à bout du Roi-Sorcier Soumaoro qu'en l'atteignant d'une flèche de bois armée d'un ergot de coq blanc, seule arme efficace contre son adversaire.