Cahiers d'Études africaines, 144, XXXVI- 4, 1996, pp. 791-821.
Avertissement. Basé sur une prémisse erronée, cet article s'égare dans l'artifice de sa fausse logique. Premièrement, il part d'une volonté négative et illusoire : la remise en cause de la réalité historique du pulaaku. Deuxièmement, il s'enferme dans l'eurocentrisme en ignorant les auteurs Fulɓe/Halpulaar authentiques : Amadou Hampâté Bâ, Omar Bâ, Alfâ Ibrâhim Sow, etc. On ne peut que récuser donc cette spéculation de politologie abusivement présentée comme un texte innovateur. (T.S. Bah)
Caveat. Based on an erroneous premise, this article gets lost in the trappings of its false logic. First, it stems from a negative and illusory purpose, i.e. the negation of the historical and cultural reality of pulaaku. Second, its eurocentric approach excludes authentic Fulɓe/Halpulaar authors: Amadou Hampâté Bâ, Omar Bâ, Alfâ Ibrâhim Sow, etc. Therefore, one can only reject this political science speculation exaggeratedly presented as an innovative paper. (T.S. Bah)
Résumé
Peut-on considérer que les Fulɓe forment un peuple unique, malgré leur dispersion, dans la mesure où ils partagent la même langue ? En comparant le discours des anthropologues et des linguistes à propos du concept de pulaaku, nous avons voulu soulever la question de la complexité qu'il y a à définir l'ethnicité peule. Alors que certains y voient une sorte d'invariant du monde peul lorsque pulaaku signifie « code moral » ou « comportement », dans le delta intérieur du Niger, ou au Massina (Mali), le même mot désigne l'ensemble de la communauté des Fulɓe par rapport aux sociétés voisines. Dans tous les cas, le discours sur l'ethnicité est une simplification de la réalité, et cela risque de faire d'un peuple une entité artificielle et d'oublier tout ce qui fait sa diversité et ses différences.
Abstract
The Image of the Fulani: A Critical Analysis of How the Concept of pulaaku bas been constructed. — Can we consider the Fulani to be a single people — given their sharing of the same language and despite their dispersion? Comparing what anthropologists and linguists have to say about the concept of pulaaku raises the quite complex question of defining the Fulani in ethnic terms. Whereas some of these scholars see this concept as a sort of constant in the Fulani world whenever it means “moral code” or “behavior”, this word refers to the whole Fulani community in relation to neighboring societies. In all cases, the discourse about “ethnicity” simplifies reality; and thus risks turning this people into an artificial entity and leading us to forget everythîng that constitutes its diversity and differences.
Au cours de nos études effectuées parmi les Fulɓe (Peuls en français)
du Maasina et du Hayre (le sud du Gourma) au Mali central, nous avons remarqué que
la signification du mot pulaaku au Mali est tout à fait différente
de celle figurant le plus souvent dans la littérature anthropologique et
linguistique où ce mot a surtout le sens de code social et moral considéré comme
typique des Fulɓe. Dupire (1970 : 189) est une des premières à donner
une description plus précise de ce code moral. Elle indique que la résignation,
l'intelligence, le courage, et surtout la réserve sont des éléments
propres à ce code moral spécifique des Fulɓe. Une telle explication
est reprise par un bon nombre d'auteurs. En revanche, au Mali central, le mot pulaaku est traduit par « communauté des Fulɓe » ou « société des
Fulɓe ».
Dans la société des Fulɓe du Mali, il faut distinguer différents
lignages et différentes catégories sociales. Les membres de ces divers
groupes emploient des termes très particuliers pour définir un Pullo (pl. Fulɓe), et les conceptions de son code moral sont également exprimées
de diverses façons. Toutes ces observations nous ont amenées à nous
demander si cette diversité rencontrée au Mali n'indique pas que
l'ethnicité peule est aussi plus complexe que la littérature le fait
accroire. Nous abordons ainsi la question de la diversité des Fulɓe en nous
appuyant sur l'analyse du concept de pulaaku. En fait, nous montrons
que ce terme ne peut être entièrement appréhendé qu'à partir
des lectures qui en sont faites dans chaque dialecte, correspondant à chacun
des groupes fulbe. Notre conclusion est que la même diversité doit être
postulée dans les études consacrées à d'autres termes
liés à l'identit é des Fulɓe. À ce propos, nous voulons
signaler un point méthodologique: les
travaux des premiers ethnologues et linguistiques semblent avoir influencé leurs
successeurs. Prétendre que le terme pulaaku est un code
moral central pour les Fulɓe biaise les questions qui leur sont posées et les réponses
qu'ils leur donnent.
Les différentes interprétations du mot pulaaku (celles
des observateurs et des Fulɓe eux-mêmes) nous obligent à tenir compte du fait que les
linguistes et les anthropologues du XXe siècle, sur lesquels nous appuyons
nos remarques, sont influencés par leurs contemporains. Jean-Loup Amselle
(1990) indique que le moment important pour la construction de l'ethnicité a été la
rencontre entre les fonctionnaires coloniaux et les populations. Dans la première
section de cet article nous montrons que cette période historique est aussi
une période-clé pour comprendre la construction de l'ethnicité peule
et pour analyser les différentes interprétations du mot pulaaku.
Les ethnographes et les linguistes des temps modernes semblent subir encore l'influence
des idées formulées au cours de cette dernière période.
C'est ce qui ressort de leurs descriptions de l'image idéale du comportement
des Fulɓe. Dans l'analyse de la littérature anthropologique, nous mettons
l'accent sur l'utilisation, la création ou l'invention du comportement idéal
et typique pour les Fulɓe qu'on a appelé pulaaku. Nous
analysons la méthodologie
et la démarche mises en oeuvre par les ethnographes pour expliquer ce concept.
Du point de vue linguistique deux questions se posent: quelle est la signification
du mot pulaaku et que peuvent nous apporter les analyses de ce
concept pour la compréhension des Fulɓe ? La description de la situation au Mali central
(Maasina et Hayre) nous permet de montrer que le code moral et social des Fulɓe
n'est pas désigné sous le nom de pulaaku. Notre
description des multiples définitions des différents groupes de la société fulbe
montre qu'il existe une autre façon d'analyser le pluralisme identitaire
de ces derniers, laquelle consiste à partir d'études spécifiques
pour n'arriver qu'ensuite aux généralisations. La langue étant
considérée comme une force unificatrice, nous avons consacré une
partie de notre recherche à l'unité de la langue fulfulde. Il en
ressort que la relation entre la langue et l'identité n'est pas toujours évidente.
Enfin nous proposons une hypothèse pour les deux différentes significations
trouvées du terme de pulaaku (comportement idéal/communauté)
et nous essayons de lier la construction du discours créé autour
de ce terme au débat actuel sur l'ethnicité des Fulɓe, débat
qui concerne à la fois la construction de l'ethnicité (Amselle 1990;
Fay 1995) et la diversité des Fulɓe (Eguchi & Azarya 1993; Botte & Schmitz
1994a). Notre nouvelle analyse du mot pulaaku. est étroitement
liée
au débat actuel sur l'ethnicité, ce mot étant souvent utilisé comme
mot-clé dans l'étude de l'identité (dont l'ethnicité est
un aspect spécifique) des Fulɓe. Dans Unity and Diversity
of a People, the Search for Fulɓe Identity, une publication issue du symposium
tenu à Osaka
(Japon) en 1989, les auteurs constatent qu'il y a consensus autour du fait que
la notion de pulaaku est devenue le trait caractéristique
de l'identité des
Fulɓe. De plus, ils suggèrent que pulaaku et fulfulde sont peut-être les critères majeurs pour identifier les Fulɓe (Eguchi & Azarya 1993
: 3). Nous voulons remettre en cause le rôle central joué par
ces concepts.
En étudiant la littérature, que ce soit la littérature populaire
ou la littérature scientifique, nous sommes surprises de constater la persistence
de l'hypothèse hamitique dans les descriptions des Fulɓe. Lidée que
les Fulɓe ne sont pas génétiquement liés aux peuples africains
revient constamment. Par exemple le journal malien L'Inspecteur a publié en
1995 un article intitulé « D'où viennent les Peulhs ? » qui
situe leurs origines dans la diaspora juive, venant avec les troupeaux de Libye
par l'Égypte 1. Dans son ouvrage, Lam (1993) suppose une affiliation semblable
entre les Fulɓe et les Égyptiens.
L'origine moyen-orientale et extra-africaine des Fulɓe — qui correspond aussi
au discours sur l'origine culturelle idéale tenu par les Fulɓe eux-mêmes
en termes religieux musulmans — semble motivée par un préjugé qui
a ses racines dans les théories européennes du XIXe siècle
sur les races. Tous peuples africains qui pratiquent l'élevage ont été victimes
du préjugé selon lequel cette pratique et l'organisation d'une conquête étaient
considérées comme des activités trop avancées pour
un peuple africain. Les intellectuels occidentaux ont cherché une manière
de « dé-africaniser » tous les peuples éleveurs africains,
comme par exemple les Maasai de l'Afrique de l'Est (cf. Greenberg 1963 : 30, 5
1). L'image des Fulɓe a également subi l'influence des idéologies
racistes de ce temps; les Fulɓe ont donc été définis comme
presque blancs, et on les situe près du sommet de la hiérarchie raciale
: les Blancs ou Européens. Et parmi les Fulɓe on a sélectionné des
groupes nomades, ceux dont la peau était la plus claire et que l'on a considéré comme
le stéréotype de tous les Fulɓe (cf. Williams 1988, Harrison 1988).
Cette classification comme « presque blanc » était aussi motivée
par la civilisation des Fulɓe, en particulier par leur organisation militaire.
L'ethnologue français Gustave d'Eichtal, qui a exploré l'Afrique
de l'Ouest au milieu du XIXe siècle, était très étonné de
trouver un État musulman chez les Fulɓe (l'État des Fuutankoobe ou
Toucouleur) qui était fortement structuré et en train de s'étendre
en bordure du fleuve Sénégal. Suivant en cela les idées de
son temps, il en a conclu qu'un peuple doué d'un tel pouvoir ne pouvait
pas être africain, et qu'alors les Fulɓe devaient être étroitement
liés aux Européens (d'Eichtal 1841). Tauxier, qui était administrateur
colonial au début du XXe siècle, nous donne également un bel
exemple d'un tel préjugé racial dans son livre consacré aux
Fulɓe :
« Les Peuls [ ... ] donnent par le croisement avec le nègre un type nègre supérieur, plus beau et plus grand que le nègre proprement dit qui est, lui, trapu, robuste et laid. [ ... ]
Ainsi les Peuls ont considérablement amélioré la somatologie de l'Afrique Occidentale Française et ce sont eux qui ont empêché ici qu'on puisse trouver normalement dans cette région le nègre pur, épais, prognathe et stupide » (Tauxier 1937 : 10).
L'intérêt porté à la « civilisation » des Fulɓe, qui trouve son origine dès le début de la conquête française, a inspiré les ethnologues ou anthropologues du xxe siècle à entreprendre des recherches sur l'identité peule. Selon Amselle, ce discours marquerait le début de la création de l'identité des Fulɓe. Il l'argumente ainsi :
« En d'autres termes, ce qui apparaît dans la conscience sociale des Africains et des ethnologues comme une entité distincte peule est en réalité le résultat d'un remaniement constant des formations politiques et d'une évolution des rapports de forces entre Islam et “paganisme” » (Amselle 1990: 79).
Cette constatation ne doit pas être comprise, à notre avis, dans
le sens que les Fulɓe n'existaient pas en tant que groupe ethnique avant l'arrivée
des Européens ; elle signifie plutôt que leur identité ethnique
a été modifiée, voire renforcée, sous l'influence de
la politique coloniale (cf. Robinson 1992).
Les mythes scientifiques consacrés aux peuples éleveurs ont aussi
influencé les études sur la langue des Fulɓe. Le débat se
situe dans le discours sur les descendants de Ham, fils de Noé, un discours
qui remonte aux temps de l'Ancien Testament (Angenent 1995; Van der Linde 1993).
Ce mythe hamitique fut vite réinterprété afin de tenir compte
de l'anomalie d'un peuple indigène au pouvoir en Afrique (Angenent 1995
; Sanders 1969). La classification linguistique de Friedrich Müller, entreprise
en 1880, était basée sur les mêmes présupposés
racistes. Ainsi la langue peule est d'abord classée comme langue hamitique
(Meinhof 1912). Malgré le fait que l'argument de Müller, en ce qui
concerne le type de cheveux, ne soit plus considéré comme un argument
valable dans une classification linguistique, le concept des langues hamitiques
persiste toujours. En 1912, Delafosse a dégagé des arguments linguistiques
pour montrer la parenté entre les langues fulfulde, wolof et sereer. Mais
l'opinion de Delafosse était aussi que les Fulɓe venaient d'un autre continent — il
a supposé une relation génétique entre les Fulɓe et les peuples
sémitiques — et pour expliquer cette parenté il a formulé l'hypothèse
que les Fulɓe auraient changé de langue (Delafosse 1972,1: 359).
En 1949, Greenberg fut l'un des premiers linguistes à avoir rejeté l'hypothèse
d'une origine hamitique pour la langue peule et pour les Fulɓe, mais il s'est heurté à l'opposition
de ses collègues parce qu'il prétendait que ce genre d'exercice ne
devrait pas être nécessaire. Démontrer que le fulfulde est
une langue atlantique est, selon lui, aussi facile que de montrer que l'italien
est lié au français (Greenberg 1949 : 195). Il pense que ce qui pousse à vouloir
classer le fulfulde parmi les langues hamitiques provient du cliché « Hamites-conquérants-possesseurs
de bétail », tandis que rien ne permet de supposer que la possession
de bétail ou la conquête militaire sont en relation avec un certain
type génétique de langue (ibid. : 198).
Quand deux langues sont linguistiquement apparentées, cela signifie qu'on
suppose que ces langues sont le résultat d'une diversification conditionnée
historiquement à partir d'une même proto-langue. Les groupes régionaux
et sociaux ont développé leur propre langage qui, à la longue,
est devenu incompréhensible pour les autres groupes auxquels ils sont apparentés.
C'est, en fait, la localisation de toutes les autres langues atlantiques linguistiquement
apparentées qui permet de déterminer la région d'origine de
la langue fulfulde dans la zone littorale de l'océan Atlantique. Donc
la langue fulfulde s'est étendue d'ouest en est, et non dans la direction inverse
comme le prétend l'hypothèse hamitique.
Cette hypothèse hamitique a attiré l'attention des chercheurs travaillant
sur les Fulɓe, un des peuples qui a le plus suscité de recherches en Afrique.
De nombreux linguistes comme nombre d'anthropologues qui se sont penchés
sur la question du caractère particulier des Fulɓe se sont d'abord appuyés
sur la définition du terme pulaaku. Nous donnons ci-dessous un résumé des
acceptions de ce terme tel qu'on le trouve dans la littérature anthropologique
et linguistique contemporaine.
Une caractéristique que l'on retrouve dans de nombreuses études
anthropologiques sur les Fulɓe est qu'elles ont toutes comme objectif, soit de
définir l'identité des Fulɓe, soit de trouver la signification du
terme pulaaku 2 dans la culture des Fulɓe. Souvent une étude asssocie ces
deux objectifs parce que la notion de pulaaku constitue pour beaucoup de chercheurs
la valeur centrale de la vie même des Fulɓe.
Marguerite Dupire, dont le travail de terrain se situe les années 1950,
est l'une des premières ethnologues modernes ayant travaillé sur
les Fulɓe, et à ce titre elle est considérée comme l'ethnographe
par excellence des Fulɓe. Les résultats de ses études chez les Woɗaaɓe
du Niger (des Fulɓe nomades) ont été publiés dans un article
paru en 1960 et dans une monographie de 1962. Ses travaux sont repris dans son
ouvrage de synthèse publié en 1970, dans lequel elle étudie
les Fulɓe en Afrique de l'Ouest en général. Elle fait ici une comparaison
entre cinq groupes différents. Elle ne se concentre pas sur l'étude
de l'identité, même si quelques passages renvoient à une telle
discussion. Elle définit le pulaaku comme étant l'élément
central de leur identité et elle traduit ce terme par la « manière
de se comporter en Peul » (Dupire 1970: 189 ; 1981 : 169). Le mot pulaaku
apparaît aussi dans d'autres études résultant de travaux de
terrain de la même époque, par exemple Stenning (1959), mais cet auteur
ne le mentionne qu'à propos d'une discussion sur le chef d'un ensemble de
lignage, qui est appelé Mawdo Laawol Pulaaku, c'est-à-dire le détenteur
des codes moraux et sociaux, et désigne la personne qui juge. Auparavant,
Reed (1932) a également utilisé le terme dans ce même contexte.
Paul Riesman (1977, 1992), qui a travaillé avec les Fulɓe Jelgoobe, un groupe
semi-nomade du Burkina Faso, a aussi trouvé le terme pulaaku, signifiant selon lui un code moral et social. Il faut noter que Riesman a écrit son
livre à Paris, où il a dû prendre connaissance du travail de Marguerite Dupire. Les deux auteurs retiennent le terme de semteende « la
retenue ou réserve », comme élément (émotion
et comportement idéal) central de ce code, traduit par pulaaku. Selon eux,
les autres éléments les plus importants sont hakkillo (intelligence),
teddeengal (respect) et munyal (patience). Toujours selon ces auteurs, dans le
milieu culturel des Fulɓe ce code moral et social correspond bien à l'élevage,
au nomadisme et à la vie rude de cette communauté.
De nombreuses études, parues après les publications que nous venons
de mentionner, font également référence au terme de pulaaku
en tant que code moral et social où se retrouvent les mêmes trois éléments
centraux. Ces études sont consacrées aux divers groupes de Fulɓe
: du point de vue économique, de l'organisation sociale et politique, du
pays d'origine, etc. Kirk-Greene (1986) analyse ainsi le pouvoir politique et le
rôle du pulaaku en pays haussa. Grayzel (1986, 1990) se penche quant à lui
sur la définition du verbe pulaade, dérivé du pulaaku,
auquel il donne la même signification, chez les Fulɓe semi-nomades, habitant
au sud du Segou, et dans la région de Doukoloma au Mali. Vereecke (1989) étudie
les Fulɓe-Mbororo'en au Nigeria dans l'État de Gongola (essentiellement
dans la ville de Yolà ). Elle définit le pulaaku comme l'élément
central de leur identité « the essence of being Fulɓe ». Dans
leurs études sur la foulbéisation des Mafa et des Mundang au Cameroun,
Van Santen (1993) et Schilder (1993) comparent les Fulɓe à l'ethnie qui
fait l'objet de leurs études, et le pulaaku joue un rôle central dans
leurs descriptions des Fulɓe. Pour les Fulɓe du Nord Bénin, le terme pulaaku
est également traduit par l'ethnologue Guichard (1990) par code social et
moral. Ogawa (1993), qui a étudié les Jengelbe du
Sénégal,
fortement influencés par les Wolof, l'interprète également
de cette façon.
Il est frappant de noter que tous ces auteurs se réfèrent à leurs
prédécesseurs, Stenning (1959), Dupire (1970, 1981), ou bien Riesman
(1977), pour décrire le pulaaku 3. Souvent il
est difficile de montrer exactement l'influence des uns sur les autres, mais on
constate que les analyses du mot pulaaku
vont dans la même direction que celle proposée par Dupire, Riesman,
et Stenning. Ils transposent donc tous l'interprétation de pulaaku,
qu'ils identifient comme marqueur de l'identité, chez quelques groupes fulbe
(c'est-à-dire
les Woɗaaɓe ou les Jelgoobe) dans toute l'Afrique de l'Ouest. C'est aussi une des
critiques que Bierschenk (1992 : 510) a formulées à propos de l'article
de Guichard (1990). Il reproche à cet auteur d'utiliser le terme de pulaaku
sans en avoir référé à la situation locale, mais en
se basant sur les écrits d'autres ethnographes. Il fait ensuite remarquer
qu'au lieu de prendre les définitions de pulaaku d'un certain groupe
de Fulɓe, il est nécessaire d'examiner la signification'que prend un code
moral et social dans un certain contexte; surtout dans des contextes politiques
et régionaux.
Il est d'avis que le pulaaku a des significations très diverses
:
« It is the multi-referential and ambiguous nature of these concepts that make thera such useful tools in political strategies like those of the Fulani intellectuals » (Bierschenk 1992: 516).
La façon dont les ethnologues ont exactement traduit le terme de pulaaku
est instructive. A cet égard, Dupire ne donne pas beaucoup de détail, à savoir
dans quel contexte, où, et comment elle a trouvé sa traduction. Elle
présente son explication du pulaaku plutôt comme une simple donnée.
Riesman en dit davantage ; il précise que le pulaaku ne signifie pas seulement
les qualités propres à un Pullo, mais que le terme s'applique en
même temps aux hommes qui possèdent ces qualités. Ainsi il
distingue deux aspects dans la signification de ce mot : les hommes et leur manière
d'être. En ce qui concerne les auteurs qui se réfèrent à Stenning,
Dupire et Riesman, on remarquera que certains d'entre eux citent des énoncés
de leurs informateurs qui ne sont pas du tout en accord avec la traduction de la
notion de pulaaku en tant que « comportement peul ». Par exemple, Ogawa
(1993 : 131) cite un membre des Jenngelbe (Sénégal) qui dit : « What
I know about pulaagu is that pulaagu and the Fulɓe are the same thing. » Van
Santen (1993 : 49) indique que la plupart des personnes auxquelles elle a demandé d'expliquer
le mot pulaaku ont répondu: « Pulaaku is somebody who is born Fulɓe. » Il
est difficile, d'après ces dernières citations, de traduire pulaaku
par « comportement », et le mot semble indiquer plutôt les Peuls
eux-mêmes. On en déduit alors que le terme de pulaaku doit avoir au
moins deux significations. Le choix fait par la plupart des auteurs de le traduire
par « code moral et social », renvoit à une conception des Fulɓe
en tant que groupe uniforme dont la vaste dispersion s'étend à travers
toute l'Afrique de l'Ouest.
Dognin a aussi rassemblé des données sur le pulaaku, mais il ajoute
dans une note : « Ce code n'est pas unique mais varie avec la localisation
et l'organisation sociale des groupes » (Dognin 1975 : 299). Cette remarque
souligne un point que Bierschenk avait déjà soulevé à propos
de ce terme, à savoir qu'on trouve une grande diversité des caractéristiques,
considérées comme spécifiques de l'identité des Fulɓe,
dans le terme pulaaku. De même, Vereecke (1989) constate dans le même
article qu'on a cité ci-dessus, que le pulaaku contient beaucoup d'autres
caractéristiques que celles définies par ses prédécesseurs.
Elle ajoute un autre élément : na'i (boeufs). Cet auteur signale
une différence entre les Fulɓe vivant en brousse et les Fulɓe vivant en
ville. Ce sont surtout les Mbororo (en brousse) qui utilisent ce mot, davantage
que les Fulɓe citadins. Il est intéressant de noter que, dans les actes
de la conférence japonaise (Eguchi & Azarya 1993), la diversité incluse
dans le terme pulaaku dans les différentes sociétés fulbe
est souvent mentionnée, alors que l'objectif des contributions était
surtout de souligner l'unité des Fulɓe. Par exemple, Azarya (1993) montre
dans son article l'influence de la formation de l'Etat, l'appauvrissement et la
sédentarisation des pasteurs (Azarya 1988); Vereecke (1993) analyse les
transformations politiques, récentes (Bierschenk 1992) ; Ogawa (1993) souligne
l'influence de la situation démographique des Fulɓe; le rôle de l'Islam
est souvent la cause de diversification (Azarya 1993; Vereecke 1993; cf. Dupire
1970; Vereecke 1989). On relève, en plus, les différences qui existent
entre les Fulɓe de la brousse et ceux de la ville (Azarya 1993 ; Vereecke 1989),
alors que dans leur conclusion sur l'analyse de la culture des Fulɓe ces arguments
ne jouent qu'un rôle secondaire.
Le pulaaku n'est pas seulement une invention des scientifiques, c'est aussi une
notion utilisée par quelques groupes des Fulɓe eux-mêmes. C'est ce
que l'on constate par l'emploi de ce terme au Bénin. Guichard (1990, 1992)
précise que le terme pulaaku est surtout utilisé par l'élite
des Fulɓe comme code social et moral dans un discours politico-ethnique, qui se
déroule entre l'État béninois, les Fulɓe de la ville, et les
Fulɓe de la brousse. Guichard note que les citadins s'approprient ce terme identitaire
car il connote les valeurs de la vie en brousse. Bierschenk constatait également,
dans un article paru en 1995 sur la situation politique au Bénin, que les élites
des Fulɓe se définissent à travers quelques éléments
de leur identité. Il ne se réfère pas au terme pulaaku mais
il analyse néanmoins ce processus comme la formation d'une identité des
Fulɓe dans ce contexte politique précis. Burnham (1991) souligne aussi le
rôle joué par ce terme dans le discours politique et ethnique. Bien
que lui aussi traduise le mot pulaaku, rencontré chez les Fulɓe et chez
les Mbororo au Cameroun du Nord, par code moral, il y ajoute l'endogamie et les
valeurs claniques, accentuant ainsi la diversité de l'interprétation
de ce code. Dans son analyse du processus politique, le pulaaku sert à distinguer
deux groupes : celui des Mbororo et celui des Fulɓe. Selon lui, les Fulɓe sont
plus islamisés et sédentarises que les Mbororo, et les Fulɓe ont
moins de pulaaku, ou même l'ont-ils entièrement perdu. Les chefs mbororo
qui se sédentarisent pour acquérir plus de pouvoir s'adaptent au
mode de vie des Fulɓe, ce processus étant appelé la foulbéisation
des Mbororo. La perte du pulaaku de ces chefs indique leur détachement de
la culture des Mbororo. Le processus de foulbéisation peut aussi être
interprété comme un discours ethnique (cf. Van Santen 1993 ; Schilder
1994). Enfin nous citerons ici l'étude de Bocquené (1986; 1981) qui
repose sur l'histoire de la vie racontée par un Pullo (nomade) au Cameroun,
dans laquelle ce dernier utilise le terme de pulaaku comme la caractéristique
centrale de la culture. Ce Pullo se distingue tout à fait des Fulɓe citadins
ou semi-sédentaires.
L'ensemble de ces études nous amènent à la conclusion que
la notion de pulaaku est manipulée ou même inventée dans le
discours politico-ethnique que les Fulɓe tiennent sur eux-mêmes, et dans
les relations qu'ils entretiennent avec le monde extérieur. A partir du
moment où la notion de pulaaku fait son entrée dans la littérature
scientifique consacrée aux Fulɓe dans les années 1960, le terme a
eu son propre dynamisme dans la construction de leur identité.
Mais revenons aux études de Dupire qui, sur ces différents points
de vue, nous apportent un développement remarquable et instructif. Dans
l'ethnographie consacrée aux Woɗaaɓe du Niger (Dupire 1962), l'auteur ne
fait pas référence à la notion de pulaaku en tant
que caractéristique unique de la culture des Fulɓe. En comparant cette étude à d'autres
textes écrits à la même époque (Stenning 1959) ou antérieurement
(Reed 1932), dans lesquels le pulaaku a la signification de code social
et moral, Dupire conclut que le pulaaku n'existe pas chez les groupes
de Fulɓe qu'elle étudie,
mais que ces derniers ont leur propre terme (mbodâangaaku) pour définir
un code moral (Dupire 1962 : 309-310). Bonfiglioli 4 (1988) dans une étude
consacré , e aux Woɗaaɓe du Niger, se référait à cette
discussion. Selon lui, les Woɗaaɓe du Niger ont abandonné le terme de pulaaku
pour des raisons politiques. Ils voulaient se séparer des groupes Fulɓe
qui, avec l'établissement de l'État de Sokoto, s'intégraient à la
culture hausa (ibid. : 63). Ces constats sont-ils la preuve que la
culture et l'identité des Fulɓe sont plus variées et plus diverses que l'interprétation du
terme pulaaku ne le suggère.
Dans son article, Dupire (1981 : 174) constate, après une discussion sur
la diversité de la culture et sur les différentes sociétés
des Fulɓe : « … une relativisation telle de la notion de pulaaku qu'elle
en deviendrait vide de sens ». Mais dans sa conclusion elle revient néanmoins à ce
concept central : « Mais ce qu'est le Peul, au-delà des images qu'il
nous offre de lui et de son comportement de réserve habituel, peut nous
sembler aujourd'hui encore mystérieux » (ibid. : 179). Tout compte
fait, elle revient donc à la signification de pulaaku comme marque d'identité des
Fulɓe, et cela malgré la diversité culturelle qu'elle a constatée
auparavant.
Le manque de données précises obscurcit l'explication de la raison
pour laquelle la même description du terme pulaaku revient : serait-ce parce
qu'elle est simplement copiée 5, parce que les données sont biaisées
par les propos des enquêteurs, ou bien parce que les auteurs ont atteint
un consensus dans les discussions scientifiques ? On peut considérer que
le discours scientifique tenu par les différents auteurs a conféré au
terme pulaaku une valeur de symbole de la pureté culturelle : « Cette
vision moniste et culturaliste de l'identité prend corps lorsque le pulaaku
est attribue prioritairement aux Peuls purs et par conséquent aux Woɗaaɓe » (Botte & Schmitz
1994b : 14).
Pour comprendre cette quête de l'identité des Fulɓe on doit peutêtre
revenir au discours raciste, qui les situe en dehors du contexte africain noir
et sur lequel repose une certaine image des Fulɓe. Comme le souligne J.-L. Amselle
(1990 : 74) :
« Certes, dans le cas des Peuls ou dans celui des Touareg ou des Nilo-hamitiques, il est beaucoup plus facile aux ethnologues ou aux essayistes de se laisser aller à leurs fantasmes, puisqu'il s'agit en grande partie de nomades et que les peuples de pasteurs ont toujours excité l'imagination d'auteurs en mal de récits pseudo-historiques.»
Quoi qu'il en soit, nous pensons qu'on ne peut pas négliger le fait que l'identité des Fulɓe n'est pas identique pour tous les groupes, mais celle-ci prend des formes différentes dans un contexte historique, économique, et sans doute politique (cf. Bierschenk 1992; Schilder 1994). Ainsi leur identité n'est qu'un agglomérat de plusieurs identités apparentées. L'utilisation d'un seul terme pour définir l'ensemble de ces groupes divers risque de limiter le champ des investigations.
Quant à la recherche linguistique à propos de la signification du
terme pulaaku proprement dit, la plupart des linguistes ne citent pas les textes
sur lesquels ils s'appuient et n'indiquent pas de quelle façon ils ont découvert
la signification du mot. On relève, en outre, une erreur courante qui consiste à confondre
le sens d'un mot avec son équivalent en traduction. Une traduction ne donne
qu'une impression rapide et généralisée du sens. La signification
d'un mot se réfère à une connaissance encyclopédique
et doit tenir compte des dénotations et des connotations d'un concept ainsi
que de l'usage de ce mot (Ameka 1991). Deux équivalents en traduction ne
sont que rarement identiques, chaque langue étant liée à un
contexte spécifique dans le temps et dans l'espace. Pour mieux connaître
la signification d'un mot, il faut rechercher dans quel contexte ce mot est utilisé,
ce que n'ont fait ni les anthropologues ni les linguistes. Parmi les linguistes,
Labatut (1973) et Seydou (1976, 1991) sont les rares exceptions à citer
leurs sources textuelles. Leurs suppositions sur le sens du mot pulaaku peuvent
donc être vérifiées.
Nous donnons ci-dessous, par ordre chronologique de parution, la liste de quelques
traductions, ou équivalents de traduction, du mot pulaaku, recueillies dans
différents dictionnaires et lexiques peuls. La définition de Dupire
est incluse pour montrer que beaucoup d'auteurs semblent être influencés
par sa description du pulaaku.
Source |
Traduction de pulaaku |
Dialecte peul ou région |
Taylor (1932: 59) | Fulanity | Nigeria |
Dupire (1970: 189) | la coutume est un ensemble de qualités dont certaines sont prônées par bien d'autres sociétés africaines — résignation (munyal), intelligence (hakkillo), courage (cuusal) — mais dont l'un semble à l'origine lié à un tempérament introverti et à des conditions de vie pastorale particulières la retenue ou la réserve (semteende) | Woodaabe Niger |
Labatut (1973 :184, 205) | l'ensemble des qualités qui font un bon Peul; qui comprend les grandes qualités morales peules mais aussi des règles de politesse conventionnelles | Dageeja, Cameroun |
Labatut (1973) | le comportement peul (202-211), le vrai comportement peul (204-211), la loi peule (159), les règles de vie (204-212), la règle peule (204-233), la morale peule (216-214), la morale des Peuls (228-234), jugements moraux (208-250), une attitude peule (208-246), l'attitude peule (210-286), la justice peule (232-250), le Peul (210-283) | Dageeja, Cameroun |
Seydou (1976: 18) | manière d'être du Peul | Maasina, Mali |
Zoubko (1980: 404) | ensemble de qualités caractéristiques des Peuls | — |
MAPE (1983:16) | communauté peule | Maasina, Mali |
Fagerberg (1984: 52) | the Fulɓe way, the characteristics and behaviour of Fulɓe | Maasina, Mali |
Mohamadou (1985: 87) | caractéristique de ce qui est peul, culture peule | Aadamaawa, Cameroun |
Noye (1989 : 125) | type physique peul ; code moral peul | Diamaré, Cameroun |
Seydou (1991 : 246) | la gent peule | Maasina, Mali |
Osborne (1993: 100) | mode de vie des Peuls, ensemble de qualités caractéristiques peules | Maasina, Mali |
Taylor (1932 : 59) ne donne qu'un seul équivalent de la traduction
anglaise : fulanity, qui se laisse difficilement comprendre. Probablement fulanity fait-il référence au comportement des Fulɓe comme des autres mots
anglais qui finissent en -ry : par exemple bravery (comportement
courageux) et coquetry (comportement coquet).
Zoubko, Fagerberg, Mohamadou et Osborne utilisent l'expression « l'ensemble de caractéristiques » dans leur traduction de pulaaku, sans
exprimer clairement quels sont les éléments qu'ils considèrent comme
caractéristiques des Fulɓe. Osborne indique qu'il se réfère à Zoubko,
et il précise qu'elle ne donne pas elle-même la source dialectale.
Mohamadou ajoute « la culture peule » dans sa traduction, peut-être
parce qu'un élément de la culture (des Fulɓe) est la communauté.
Noye est plus précis quand il mentionne comme caractéristiques peules
une apparence physique et une morale spécifiques. La traduction donnée
par le groupe de recherche MAPE (promotion des langues mandingues et peules) fait
ressortir que le terme pulaaku renvoie à un ensemble : « la communauté peule ».
En fait, la traduction du MAPE correspond aux explications du terme de pulaaku données par les locuteurs que nous avons rencontrés
au cours de nos recherches au Mali (voir cidessous).
Dans son analyse sémantique, Labatut conclut que pulaaku est l'ensemble
des qualités estimées nécessaires pour caractériser
un bon Pullo. Qualités qu'il précise (Labatut 1973 : 184, note 157)
: hakkillo (intelligence, y compris habileté technique), munyal (acceptation,
résignation) et semtudum (réserve), et que l'on retrouve également
dans la description de Dupire. Mais, selon Labatut, d'autres qualités qui
doivent être incluses dans le pulaaku, dont certaines sont spécifiques
pour les hommes mariés : le ngorgaaku (virilité) ou bernde (courage)
et le kiisi (souci d'accroître ses biens). D'autres concernent les femmes
mariées : le ngalkaare (coquetterie qui donne l'élégance)
et berngel (courage au travail). D'autres enfin s'appliquent aux jeunes : le njamu (beauté du corps faite de santé,
de force et d'harmonie), le nharol (beauté, essentiellement du
visage et du teint clair) et le ngalkaare (goût
de la parure : vêtements, maquillages, parfums, bijoux) à quoi s'ajoutent
le ngorgaaku pour les garçons et le berngel pour les filles.
Labatut précise
(ibid. : 205, note 196) que le pulaaku comprend les grandes qualités morales
peules (le jugement, la patience, le souci des autres, la réserve), mais
aussi des règles de politesse conventionnelles, comme ne pas manger en public.
Les textes recueillis par Labatut chez les bergers Dageeja au Cameroun en 1968
l'oblige à utiliser un grand nombre d'équivalents de traduction.
Chaque contexte le contraint à traduire le mot pulaaku d'une manière
un peu différente, et grâce aux références textuelles
qu'il précise, nous pouvons vérifier ses traductions. Souvent pulaaku est
traduit par « comportement peul », « bon comportement » et « vrai
comportement peul » (ibid. : 202, 204). Ces traductions sont déjà très
diverses. En outre, on ne peut pas décider qu'un comportement est spécifique
aux Fulɓe sans comparer ce comportement — à la fois idéal et
réel — avec celui des autres groupes vivant dans le voisinage des
Fulɓe. Comme Labatut traduit aussi le mot pulaaku souvent par « morale
peule », « règles
peules », « règles de vie », « loi peule » « jugements
moraux » et même « la justice peule » (ibid. : 204, 208,
230, 232), il semble que le mot pulaaku fasse surtout référence à un
comportement idéalisé, il correspond plutôt à ce que
l'on souhaite qu'à ce que l'on voit. Ceci est confirmé par le fait
que ceux qui ne se comportent pas d'une telle manière peuvent être
exclus de la communauté peule (ibid. : 216, 230). En cela, les
Fulɓe Dageeja utilisent une expression très intéressante qui peut
nous aider dans l'analyse du sens de pulaaku. L'expression qui signifie « excommunier » est wurtugo pulaaku,
littéralement « sortir le pulaaku » (ibid.).
Ici le mot pulaaku fait référence à la communauté des
Fulɓe. Dans une autre phrase, Labatut traduit pulaaku par « le Peul » : hanyum
woni munyal pulaaku (« ceci est la patience du Peul »)
(ibid. : 210). Bien que Labatut définisse le terme pulaaku comme
un ensemble de qualités estimées nécessaires au bon comportement
selon les Fulɓe, ses textes permettent aussi d'y inclure « la communauté des
Fulɓe ».
Pour résumer l'ensemble de ces interprétations, nous formulerons
quelques critiques. La question de savoir ce que désigne le mot pulaaku
dans la littérature anthropologique et linguistique nous semble subir l'influence
du discours raciste qui se développait surtout à l'époque
coloniale. Les auteurs, ethnologues et linguistes, recopient facilement les traductions
du terme tel que l'ont utilisé leurs prédécesseurs, sans le
situer dans le contexte du terrain de recherche. Le fait d'ignorer ce contexte
revient à nier la diversité de significations, laquelle est toutefois
mentionnée dans quelques études. De plus on court le risque de négliger
le discours politique et ethnique dans lequel le terme pulaaku a acquis une connotation
spéciale.
Anthropologues et linguistes ont tendance à interpréter le pulaaku
comme un bon comportement 6. Néanmoins lorsqu'on a pu
le vérifier
dans le texte peul, pulaaku peut souvent être traduit par communauté peule.
Nous donnons ci-dessous le tableau dans lequel figurent ces deux éléments
sémantiques (« morale, code, comportement » vs. « gens,
communauté, société »), qui composent le terme de pulaaku.
Auteur |
Communauté, société des Fulɓe |
Bon comportement, morale des Fulɓe |
Région |
Taylor 1932 | — |
oui |
Nigeria |
Dupire 1962 | — |
— |
Woodaabe, Niger |
Dupire 1970 | oui |
Woodaabe, Niger | |
Labatut 1973 | dans ses textes |
oui |
Dageeja, Cameroun |
Seydou 1976, 1991 | dans ses textes |
oui |
Maasina, Mali |
Riesman 1977 |
oui |
oui |
Jelgoobe, Burkina Faso |
Zoubko 1980 | oui |
— |
— |
MAPE 1983 | oui |
— |
Mali |
Fagerberg 1984 | oui |
— |
Mali |
Mohamadou 1985 | oui |
oui |
Aadamaawa, Cameroun |
Noye 1989 | oui |
— |
Diamaré, Cameroun |
Ogawa 1993 | (implicite dans citation) |
oui |
Jengelbe, Sénégal |
Osborne 1993 |
— |
oui |
Maasina, Mali |
Van Santen 1993 |
(implicite dans citation) |
oui |
Cameroun |
Vereecke 1989 | oui |
Mbororo, Nigeria |
Ce tableau montre que seul le MAPE (1983), s'appuyant sur des données rassemblées au Mali, n'utilise pas la traduction de « (bon) comportement peul » et qu'il insiste en revanche sur l'interprétation « communauté peule », cette traduction n'étant d'ailleurs pas limitée au Mali, mais peut aussi être trouvée au Cameroun et au Sénégal. Le fait qu'on puisse traduire pulaaku par comportement idéal (moral et social) ne signifie toutefois pas que le contenu de ce terme est le même chez différents groupes fulbe, ni que l'ensemble des règles qui constitue le code moral est appelé partout pulaaku. Lorsque le mot pulaaku.n'est pas toujours interprété de la même facon dans les régions différentes, il y a lieu de rechercher les différences en tenant compte de son contexte régional. C'est la raison pour laquelle nous avons rassemblé les points de vue des différents groupes formant la société fulbe du Mali central, où nous avons effectué nos recherches. Dans ce qui suit nous montrons que la signification du mot pulaaku et la description des codes moraux au Mali sont tout à fait différents. Au Mali, le pulaaku ne fait référence qu'à la communauté des Fulɓe ; la manière dont ils sont tenus de se comporter est signifiée par d'autres termes comme par exemple : ndimu (noblesse, dignité), yaage (honte, réticence), et juulde (prier, piété).
Influencées par la littérature, dans laquelle la signification « comportement » semble
prévaloir pour traduire le mot pulaaku, nous avons été surprises
lorsque les Fulɓe, au Mali, nous ont indiqué que, pour eux, ce mot ne signifie
que l'ensemble de la communauté des Fulɓe. Nous n'étions pas les
seules à nous étonner qu'une autre signification puisse être
donnée : une collègue a voulu inclure les différentes investigations, à propos
du terme de pulaaku utilisé au Mali, dans son projet de recherche
philosophique, mais son enthousiasme n'a pas entraîné de réaction
de la part des Fulɓe quand elle leur a annoncé ses plans. Cette réaction
(qu'elle a prise pour de la réserve) indiquait clairement que ses enquêtes
sur la signification supposée — le bon comportement des Fulɓe — ne
provoquait aucune réaction, et qu'il valait mieux aborder cette question
avec prudence. Ce n'est que quelques mois après, et une fois la constation
faite de la négation explicite de plusieurs Fulɓe sur sa propre conception
du terme, qu'elle a réalisé que pour les Fulɓe du Mali, le mot pulaaku
signifie seulement la communauté des Fulɓe. C'est la raison pour laquelle
personne n'avait réagi aux questions qu'elle se posait, puisque le fait
qu'elle était venue s'installer parmi eux en annonçant qu'elle étudiait
les Fulɓe ne les étonnait pas du tout 7.
Le fait de traduire le mot pulaaku par communauté des Fulɓe, plutôt
que par comportement, est renforcé par l'usage du mot pulaaku dans
les textes recueillis au Mali. Un premier exemple a été relevé dans
un
mergol (poème pastoral) composé par Njiido
Kawdo Tammbura de Kummbe-Saare,
un de plus célèbres mergoobe (poètes) du Mali. Kummbe-Saare
est un village de rimaybe (anciens esclaves) et de sebbe (Bozo,
c'est-à-dire
de pêcheurs). Le texte, recueilli par Seydou (1991 : 185), fut récité en
mars 1973, et la partie en question (ibid. : 246) est une évocation élogieuse
de Barke-Buubu, un chef de burgu (pâturages), et de sa région. (La
première traduction est donnée par Seydou; la deuxième est
une traduction plus littérale.)
Mi taykii ɓiɓɓe joowro; pulaaku juurii e mayri
1. Je considère les fils de Chefs-de-Bourgou; la gent peule est descendue dans la région.
2. J'ai constaté que les enfants du chef de pâturages, les Fulɓe, sont descendus dans la région.Pukapaka'en nyamminaama ɗi lummba; ɗi keeda e walaadu
1. Et les tiroirs de Pukupaka ont été nourris! ; les bêtes traversent l'eau; et se tiennent à Waladu,
2. Les pâturages de Pukupaka ont été fait nourrir ceux qui traversent l'eau et qui restent sur place à Walaadu.
Le mot pulaaku, que Seydou traduit par « la gent peule », peut parfaitement être
remplacé par le mot fulbe, sans que cela change la signification de la phrase.
La gent s'entend comme le peuple, la communauté.
D'autres confirmations de la signification en tant que « communauté des
Fulɓe » ont été relevées dans un texte sur l'histoire
du Hayre racontée par Aamadu Baa Digi, recueilli par De Bruijn et Van Dijk, à Dalla,
dans le cercle Douentza en 1990 (De Bruijn et al.). Dans ce texte, le mot pulaaku
apparaît trois fois.
Dans toutes ces phrases le mot pulaaku traduit davantage « la communauté des
Fulɓe », ou « les Fulɓe » eux-mêmes, désignant par
là les individus plus que leur comportement ou le code moral de cette communauté.
Les textes que nous avons recueillis au Mali indiquent que les sens de ce mot sont
ici plus près du sens de communauté et de société fulbe.
L'analyse morphologique confirme la possibilité de traduire pulaaku par
l'ensemble des Fulɓe. Les mots formés avec le suffixe -aaku et avec la racine
d'un mot pluriel signifient surtout un ensemble, un groupe. D'autres exemples sont
ndewaaku (le sexe féminin, les femmes) et ngoraaku (le sexe masculin, les
hommes), termes qui sont construits avec la racine des mots rewbe (femmes) et worbe (hommes) (Breedveld 1995: 357). Le mot pulaaku est formé avec la même
racine que celle du mot fulbe et avec le suffixe aaku. Sa signification première est donc l'ensemble des individus : les Fulɓe.
leydi annii hoore hudoore Banyagara, ana wiyee Saamoori, ndii du murtiino, |
Ce pays ici au sud de Bandiagara est appelé le pays de Saamo, celui-ci aussi s'était révolté, |
e ley pulaaku sa wii muurtal Saamoori | et chez les Peuls (pulaaku) si tu évoques la révolte des Saamo, |
ana annditaa sanne, sanne. | tout le monde sait de quoi tu parles. |
Tuubakoobe oo kam ittii kulle keewde e dow pulaaku | Quant aux Français, ils ont enlevé, beaucoup de choses aux Peuls (pulaaku) [leur armée, leur bétail] |
kala e ley secret e ley sirri enen pulaaku mbiyeten. |
mais dans le secret, dans le secret, nous qui appartenons aux Peuls (pulaaku) nous le disons ainsi. |
La signification d'un mot peut être élargie par associations cognitives. Par exemple le mot cukaaku (les jeunes; de la racine suka : jeune) signifie aussi la période de la jeunesse. La même polysémie existe aussi en français où l'on peut dire: « La jeunesse (les individus) d'aujourd'hui est souvent sans emploi ». et « Il a vécu toute sa jeunesse (période) à la campagne ». Au Maasina la signification « des gens peuls, des Fulɓe » du mot pulaaku s'est élargie jusqu'à signifier « la communauté des Fulɓe ». La « communauté » peut encore être prise au sens large pour signifier enfin « toute la société — compris d'autres groupes non-peuls — associée aux Fulɓe ». Ce contenu sémantique est largement déterminé par le contexte historique malien : en fait, le mot pulaaku désigne une organisation qui est une image de l'organisation sociale de l'empire peul du Maasina. Ce changement sémantique va du particulier Fulɓe : un groupe social spécifique) au général (toutes les personnes associées aux Fulɓe).
Nos recherches montrent qu'au Mali pulaaku n'est utilisé que pour indiquer
la communauté des Fulɓe, tandis que cette interprétation n'est mentionnée
presque nulle part dans la littérature anthropologique et linguistique.
Cet exemple montre donc qu'il vaut mieux éviter d'utiliser un mot indigène
comme « terminus technicus » sans l'avoir d'abord défini précisément.
Le fait que le mot pulaaku soit connu de tous les locuteurs fulfulde a laissé entendre
aux chercheurs que ce mot a la même signification pour tous ces locuteurs.
En nous appuyant sur l'exemple des données que nous avons recueillies au
Mali nous pouvons conclure que la transposition d'un mot d'un groupe de Fulɓe à un
autre doit être faite avec prudence et qu'on doit veiller à en respecter
la signification précise.
Par un effet de retour classique, les intellectuels peuls d'aujourd'hui sont influencés
par l'image des Fulɓe créée par la littérature occidentale.
Dans les textes peuls, le mot pulaaku a nettement le sens de « communauté »,
alors que dans les débats les interlocuteurs s'en remettent au discours
scientifique occidental. D'après les observations récentes, pulaaku était
utilisé dans les noms des associations de Fulɓe au Mali et au Burkina Faso.
Au Mali a été fondée l'association Tabital
Pulaaku (en français « Association
des amis de la culture peule ») ; au Burkina Faso l'association Waaldere
Bantaare Pulaaku (en français « Association culturelle pour
la promotion du pulaaku »). Ces deux associations permettent aux personnes
appartenant à tous
les groupes ethniques d'en être membres.
Etant donné qu'au Mali le mot pulaaku ne signifie que « communauté des
Fulɓe », on peut se demander quel mot utilisent les Fulɓe maliens pour exprimer « le
code moral ». Nos observations, dans la section suivante, porteront sur l'usage
des mots qui définissent les éléments d'un code moral des
Fulɓe du Hayre. La société des Fulɓe, au Mali et ailleurs, n'est
pas une entité homogène mais englobe plusieurs groupes sociaux (qui
sont généralement définis selon la profession). Les Fulɓe,
au Hayre, ne font pas exception à cette règle, et la formulation
des codes moraux que nous étudions porte sur deux groupes sociaux : les
pasteurs et les anciens esclaves.
Le cas spécifique que nous présentons ici concerne les Fulɓe du
clan Jallube du Hayre 8. Le Hayre est situé au
sud du Gourma, dans la région
appelée Daande Seeno : « Le bord de la zone sableuse ». Le Hayre
s'est toujours mis en marge des grandes formations historiques de la région,
comme par exemple l'établissement de l'Etat
musulman du Maasina. Les Jallube au
Hayre se considèrent comme un groupe à part des Fulɓe du Delta.
Il ne s'agit pas seulement d'une différence de lignage ou de clan, puisque
l'origine des dynasties de leurs chefs remonte au Delta intérieur. Les habitants
du Hayre se réfèrent surtout à l'Islam pour marquer leur indépendance.
Ils étaient déjà islamisés avant même que le
Diina de Seeku Aamadu ne veuille les
convertir. Ce sont surtout les élites,
lesquelles, en fait, situent leur origine dans le Delta intérieur du Niger,
qui ont adopté ce discours sur la suprématie de l'Islam. Néanmoins,
ils reconnaissent que pendant le XIXe siècle, quand le Maasina conquérait
le Hayre, de grands changements sont intervenus. Par exemple la sédentarisation
de la chefferie et l'établissement définitif d'une couche sociale
composée de l'élite politique et musulmane. L'esclavage qui existait
déjà dans la région connut une constante progression pendant
cette période. Presque tous les villages non-islamisés voient leur
population réduite en esclavage. Entre les deux grandes catégories
sociales, les libres et les non-libres, se situaient les éleveurs semi-nomades,
les pasteurs. Ces derniers sont considérés et se considèrent
eux-mêmes comme des libres, cependant leur position dans l'échelle
sociale se situe au-dessous des élites. Cette différence peut être
liée à la pratique de la guerre dans laquelle l'élite politique
jouait le rôle de dirigeant, de chef. Le pouvoir leur appartient. Les pasteurs
firent aussi partie des éléments de l'armée, mais l'élevage
bovin restait leur principale occupation. Jusqu'à nos jours cette division
en catégories sociales formées sous l'influence de la Diina joue
un rôle important dans la définition de l'identité des différents
groupes composant la société des Fulɓe du Hayre.
Ces divisions existent toujours, mais dans la vie quotidienne les différences
entre les catégories sociales sont moins évidentes et ont surtout
diminué en ce qui concerne le travail et la religion. Presque toutes les
familles, dans chaque groupe social, se sont vouées à l'agro-pastoralisme,
et tous les habitants du Hayre se disent aujourd'hui musulmans. Ce qui demeure,
c'est la division spatiale entre les groupes. Les élites habitent dans les
villages, les pasteurs dans des campements semi-nomades, et ceux qui avaient été esclaves
soit cohabitent avec leurs anciens maîtres, soit regagnent leur village d'origine,
soit encore vivent dans des villages récemment créés. Une
démarcation très nette existe toujours entre les différents
groupes, lesquels entretenaient ces divisions. Et pour bien marquer ces différences,
il existe plusieurs types de représentation de l'identité.
Nous citerons ici l'exemple des pasteurs et des anciens esclaves. Les pasteurs
sont plus précis que les membres de l'élite dans le choix des termes
utilisés pour définir leur comportement. Ces termes leur permettent
de faire la distinction entre eux et les autres groupes de leur propre société,
tout comme entre les différents groupes ethniques qui les entourent. Les
Riimaybe suivent les pasteurs dans leur quête d'identité en utilisant
les mêmes méthodes, comme le font également les élites.
Chez les pasteurs, ce sont surtout les femmes qui sont les gardiennes du comportement
idéal.
Trois composantes principales régissent ce comportement : ndimu (la
noblesse),
yaage (la honte, la retenue) et juulde (prier, piété).
La noblesse trouve son origine dans l'opposition historique entre les libres et
les non-libres, ou les nobles et les esclaves. L'endogamie joue un rôle très
important. Les pasteurs ne se marient pas avec des esclaves, mais ils peuvent se
marier avec d'autres nobles. En pratique cela veut dire qu'un membre de l'élite
peut se marier avec une femme appartenant au groupe des pasteurs. Une femme de
la classe des esclaves peut aussi épouser un noble. Ces mariages sont très
rares chez les pasteurs où l'endogamie ne se limite pas seulement aux pasteurs
Fulɓe Jallube, mais à une région spécifique. Ils excluent,
dans leurs stratégies matrimoniales, les autres groupes de pasteurs fulbe.
Les généalogies anciennes jouent un rôle important dans le
phénomène d'endogamie. Les esclaves, n'ayant pas une longue histoire
dans la région et leur descendance familiale remontant à une date
récente, sont exclus de cette catégorie. Ils ne sont pas unis par
des liens de parenté mais par des relations maîtres-esclaves.
Un autre élément important du ndimu est la division du travail
entre les nobles et les non-nobles. Le travail des nobles est associé au
pouvoir ; ils s'occupent du bétail ou des problèmes religieux touchant à l'Islam.
Les non-nobles font un tout autre travail. Ils pratiquent la culture du mil et
du sorgho, se consacrent à la cueillette en brousse, à la confection
des briques, et aux travaux pénibles. Cette division du travail reste encore
de nos jours très nettement marquée pour les femmes. Les femmes des
pasteurs s'occupent des produits laitiers, symbole du bétail, et la majorité d'entre
elles refusent le travail aux champs, bien que celui-ci, associé au mil,
soit honorable pour les femmes du groupe des anciens esclaves. Le bétail
est considéré comme une richesse, et donc la noblesse symbolise par
conséquence la richesse.
L'opposition entre libres et non-libres est présente dans l'Islam. Dans
le passé, les esclaves en étaient exclus, et jusqu'à présent
les nobles se considèrent plus musulmans que les non-nobles. Le comportement
prescrit par la doctrine islamique — les cinq piliers — est désigné par
le concept de juulde. Un noble a plus de juulde qu'un non-noble.
Les règles du ndimu sont moins strictement appliquées aujourd'hui.
Les esclaves ne sont plus exclus de l'Islam, certains respectent d'ailleurs davantage
les règles de cette religion que les pasteurs eux-mêmes, et leur juulde est
plus précis que celui des pasteurs. Aujourd'hui leurs enfants étudient
aussi le Coran. Les anciens esclaves ont entrepris de redéfinir leur origine
et de reconstruire leurs généalogies pour avoir leur propre histoire.
Selon eux, la « noblesse » doit aussi se livrer aux travaux pénibles.
Enfin ils se considèrent meilleurs, parce que plus forts que les éleveurs.
Cette élévation de leur statut social est rendue possible par le
contexte économique de la vie au Sahel. Aujourd'hui, après les sécheresses
des années 1970 et 1980, les pasteurs se sont beaucoup appauvris et ne peuvent
plus suivre une vie exclusivement noble, la plupart d'entre eux ayant définitivement
perdu leurs animaux sont devenus cultivateurs par défaut. En revanche, certains
anciens esclaves ont acheté des boeufs et mènent une vie semi-nomade.
Ces développements croisés les ont conduits à donner davantage
de valeur à certains produits comme le mil par exemple, et à la cueillette
en brousse, etc. Ces changements sont aussi perceptibles en ce qui concerne les
rituels. Les anciens esclaves copient de plus en plus les rituels des nobles, comme
par exemple le rite de mariage. Dans ce domaine ils sont surtout attirés
par le comportement des élites politiques et non pas par celui des pasteurs.
Un autre élément de l'identité des pasteurs est yaage, qu'on
peut traduire par « honte, retenue ». Il s'agit d'un sentiment amenant
les gens à adopter un comportement bien défini dans des rapports
sociaux spécifiques basés sur la parenté, la résidence
et les sexes. Ce comportement se manifeste surtout en public, et intervient dans
des relations tendues. En voici quelques exemples : le yaage existe entre le père
et son fils le plus âgé. Ils sont en principe responsables du troupeau
et les contacts extérieurs à la famille reposent sur eux. Dans ce
sens ils sont des concurrents. Ils ne parlent pas ensemble et s'évitent
en public. On ne les voit jamais se parler en présence d'autres personnes.
Le yaage existe aussi entre les beaux-parents, qui sont en principe en compétition
sur le droit de leur fille. La situation est encore plus difficile pour une fille
qui habite avec sa belle-famille après son mariage. Elle doit l'éviter
et en même temps elle doit travailler durement. Un autre exemple est la relation
entre époux. Le mari et la femme ne se montrent jamais ensemble en public,
le seul endroit où ils peuvent se parler directement est la case de la femme.
D'une façon générale, les gens qui éprouvent de la
honte ne mangent pas ensemble. Les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux,
les étrangers (les visiteurs par exemple) et les gens du village sont tous
strictement séparés les uns des autres pendant le repas. La noblesse
est aussi caractérisée par un comportement qui respecte les règles
du yaage. Les Fulɓe libres se distinguent donc des esclaves, puisqu'ils prétendent
avoir plus de yaage qu'eux. Dans la pratique, aujourd'hui, le comportement n'est
pas toujours conforme à ce modèle. Celui qui se comporte selon les
règles du ndimu, juulde et yaage est un Pullo dimo (Pullo noble). De nos
jours, un ancien esclave peut tenir à respecter ces règles, et, en
ce sens, il sera défini comme noble.
Au Hayre, ndimu, yaage et juulde ne sont pas réservés
aux Fulɓe. Comme nous l'avons expliqué, ndimu fait partie d'un
mouvement historique dans lequel les Fulɓe du Hayre n'étaient que des acteurs
parmi d'autres. Les Touareg et les Songhay qui habitent le Gourma et le Delta intérieur
du Niger connaissent une hiérarchie sociale comparable à celle décrite
ci-dessus pour les Fulɓe. Plusieurs peuples dans cette région ont le même
symbole pour indiquer les pouvoirs : le tambour de la guerre, en fulfulde tuubal,
et en tamachek (langue des Touareg) et ebel (Bernus 1990).
Ces notions se ressemblent, les mots ayant les mêmes consonnes. On les retrouve également
en hassaniya (langue des Maures) : tobol, et en soninke tabala. Tous ces
mots semblent être
dérivés du même mot arabe tobol 9.
En fait, les contacts entre Songhay, Maures, Soninke, Touareg et Fulɓe étaient
nombreux dans le passé.
Les Fulɓe étaient toujours en guerre avec les Touareg, et les chefs des
Fulɓe se liaient aux Songhay avec lesquels ils partageaient un même territoire.
Un concept comme celui de « honte, retenue » se retrouve également
chez d'autres groupes voisins des Fulɓe du Hayre. Par exemple, chez les Bella ou
Iklan, les anciens esclaves des Touareg, qui utilisent le mot tarakin (Peursum
1994); chez les Songhay, qui l'appellent haawi (Olivier de Sardan 1984).
Mais tous ces groupes considèrent que les Fulɓe sont, dans leur comportement,
les plus respectueux des règles qui s'appliquent à la notion de honte.
Que le mot yaage soit emprunté au soninke (Tioulenta 1991 : 352) confirme
le fait que ce comportement s'est développé dans un contexte social
spécifique. Cet emprunt indique aussi que le concept n'appartient pas exclusivement
aux Fulɓe et que, par conséquent, il ne peut donc pas être utilisé pour
définir leur identité ethnique. Dans la région, l'Islam
n'est pas non plus la religion spécifique des Fulɓe ; il fait partie
d'un développement
historique dans l'ensemble du Sahel et il contribue plutôt à unifier
les différents groupes ethniques (Sanneh 1994).
Pour conclure nous dirons que, bien que tous les groupes des Fulɓe du Hayre aient
une manière de désigner un code moral, les différents éléments
de ce code, ndimu, yaage, juulde, n'ont pas la même signification pour chaque groupe. Nous avons décrit les différences entre les pasteurs et les
anciens esclaves, entre les hommes et les femmes. Comme nous l'avons fait remarquer,
ce sont surtout les femmes qui tiennent au comportement qu'elles considèrent
comme caractéristique de l'identité de leur propre groupe. La façon
dont les individus se conforment aux règles fait que chacun se sent membre
d'un groupe à l'intérieur de l'ensemble de la société fulbe
: le pulaaku.
Les divers groupes sociaux d'une communauté tout en ayant une histoire commune
peuvent désigner de façons différentes le contenu des éléments
du code moral. Cela suppose qu'entre les sociétés peules, dispersées
sur le vaste territoire qu'elles occupent, de grandes différences
de conception des codes doivent exister, ce qui correspond aux observations de Bierschenk (1992).
Ces différences nous amènent à poser
la question de savoir si les « Fulɓe » sont en effet un peuple à part entière,
s'ils ne sont pas qu'une construction des scientifiques, dont l'origine remonterait
au discours raciste du siècle dernier. La langue est souvent considérée
comme l'un des meilleurs indices pour déterminer l'identité d'une
personne (cf. Azarya et al. 1993: 3). C'est ce que nous tenterons d'analyser plus
loin à propos de la langue peule, ou fulfulde.
Les locuteurs de fulfulde sont dispersés sur un très vaste territoire
qui s'étend du Sénégal au Soudan sur environ 5 000 km. Après
le berbère, le fulfude est la langue africaine la plus répandue;
on estime entre 8 à 15 millions le nombre d'individus qui la pratiquent,
ce qui la place parmi les dix premières langues africaines. Compte tenu
de cette vaste diffusion de la langue fulfulde, on pourrait s'attendre à une
grande variété linguistique dans l'ensemble des communautés
des Fulɓe. Pourtant la ressemblance et l'intelligibilité mutuelle entre
des locuteurs vivant aux deux extrémités du territoire linguistique
sont remarquables. C'est la raison pour laquelle le fulfude est considéré comme
une langue unique. Cette intelligibilité mutuelle peut être expliquée
par le fait que des échanges intenses ont eu lieu, au moins dans le passé.
Le fulfulde contient néanmoins un grand nombre de dialectes régionaux
et sociaux. Le fait qu'il existe plusieurs termes pour indiquer la langue même
révèle déjà la diversité dialectale. Dans le
monde peul, on utilise le terme fulfulde pour désigner la langue, mais au
Fuuta-Tooro (Sénégal et
Mauritanie) on utilise aussi le mot pulaar (langue des Fulɓe). Au Fuuta-Tooro, fulfulde (pluriel pulpule)
met l'accent sur la diversité régionale ou sociale, c'est-à-dire
sur les différents dialectes. Le fulfulde comprend plusieurs dialectes, mais comme l'intelligibilité mutuelle d'un dialecte à l'autre est évidente, il n'est pas possible de faire des distinctions très nettes entre les dialectes, raison pour laquelle on
parle plutôt d'un continuum linguistique.
Pour comprendre les variations, à l'intérieur de la langue fulfulde,
nous devons d'abord expliquer qu'une langue sert à exprimer le monde tel
qu'il est vécu par les locuteurs. Etant cionne que le monde est en changement
constant, une langue ne peut pas être une donnée statique, elle évolue
sans cesse. Un nouvel objet, une nouvelle pensée faisant leur apparition
dans une communauté linguistique, on trouvera aussitôt les formules
pour adapter la langue et y inclure ces nouveaux concepts. De plus, chaque génération
réinterprète à sa façon les significations des mots
dont elle a hérité. Ainsi une langue est-elle liée à son
contexte géographique, lequel résulte d'un développement social,
politique et historique spécifique.
La notion de continuum linguistique implique qu'il ne faut pas confondre les données
des dialectes différents. L'anecdote suivante peut illustrer ce dernier
point. Venant du Mali, l'un des auteurs de cet article se rendit à Nkambe,
au Cameroun. En utilisant le dialecte qu'elle avait appris au Mali, elle essaya
d'expliquer aux gens qu'elle était née à Nkambe en disant
: « Mi rimaama Nkambe » (« Je suis née à Nkambe »).
Bien que la phrase soit correcte dans le dialecte Maasinankoore du Mali,
les Camerounais auxquels elle s'adressait éclatèrent de rire. Ils
comprenaient le sens de la phrase, mais en dialecte Ringimaajiire du Cameroun
on utilise le verbe
rim-ugol 10 (« donner naissance à »)
quand il s'agit d'une vache. La phrase Mi rimaama Nkambe signifiait donc
: « On m'a vêlé à Nkambe ».
Les interlocuteurs lui ont conseillé de dire « Nkambe
mi danyaa » (« A
Nkambe je suis née »); danyugo (donner naissance à) étant
le verbe utilisé quand il s'agit de personnes. Le verbe dany-ude est également
connu au Maasinankoore, car là il se traduit par « gagner suffisamment,
récolter en abondance, recevoir comme richesse ». Au Maasina, la phrase « Mo
danyi biddo gorko » (« Elle a donné naissance à un garçon »)
est employée dans des conversations solennelles ; l'expression implique
qu'il s'agit d'un événement heureux et qui apporte des bénédictions à la
mère, tandis qu'au Cameroun c'est une expression sans connotation particulière.
Ceci dit, revenons au problème de la relation entre langue et identité.
Pouvons-nous dire que les frontières de l'ethnie peule coincident avec la
frontière de la langue fulfulde ? Nous ne le pensons pas, pour de nombreuses
raisons. La principale étant qu'une personne peut apprendre une langue,
et qu'en Afrique il est normal de parler plusieurs langues. Cependant un individu
n'appartient pas à tous les groupes dont il parle la langue, aussi le fait
de s'exprimer dans une langue n'est pas une raison suffisante pour appartenir à un
groupe. A l'inverse, on a constaté qu'au cours de l'histoire, en Afrique,
il était arrivé que tout un peuple ait adopté une autre langue
(language shift) (Dimmendaal 1995). Le plus souvent, cependant,
ce ne sont que des fragments d'une langue (des emprunts) qui sont intégrés à une
autre langue. Ceci peut se produire lorsque, dans un contexte de hiérarchie,
un contact s'établit entre deux communautés linguistiques. Une langue,
ou parties de cette langue, est assimilée par d'autres groupes si les locuteurs
de la couche supérieure ont un grand prestige (mélioration); chez
les locuteurs de la couche inférieure si ces derniers n'ont pas d'estime
pour leur propre langue (péjoration) (cf. Tioulenta 1991 : 8). Ainsi, l'expansion
du fulfulde sur une vaste étendue de territoire peut être expliquée
par le prestige des individus parlant cette langue, c'est-àdire les Fulɓe,
dont le pouvoir politique et socioéconomique a été considérable.
Il est courant qu'un groupe ayant adopté une autre langue soit qualifié de
groupe « étrange » par les locuteurs « originaux » de
cette langue. Par exemple, au Mali, quelques groupes de Bozo ne parlent que le
fulfulde, mais ils ne se reconnaissent pas en tant que Fulɓe. En revanche, les
Fulɓe ne parlant plus le fulfulde depuis des générations réagissent
vivement lorsqu'on met en doute leur appartenance aux Fulɓe. La langue n'est donc
pas un critère suffisant pour permettre de savoir si les Fulɓe constituent
un peuple, puisque certains Fulɓe ne parlent pas fulfulde, et les non-Fulɓe parlent
fulfulde.
Une langue n'est pas plus homogène que ne l'est un groupe ethnique. Il n'est donc pas étonnant qu'il puisse y avoir plusieurs façons d'interpréter les codes moraux et plusieurs significations d'un mot comme pulaaku, dans toutes les régions et dans tous les dialectes. L'étude du contexte politique, historique, social, écologique et autres, est donc toujours très importante pour comprendre les sociétés Fulɓe. Ces contextes jouent aussi un grand rôle dans l'explication des différentes traductions de pulaaku, par exemple dans les dialectes du Mali (Maasinankoore) et du Cameroun (Aadamaawa). De plus, il est nécessaire de savoir dans quel contexte le terme est utilisé. Au Nord Bénin et au Cameroun, par exemple, la signification de pulaaku change dès que l'on utilise ce mot dans un discours politique.
Au Mali, le mot pulaaku n'a qu'une seule signification (monosémie) « la
communauté des Fulɓe », tandis que la littérature anthropologique
et linguistique suggère qu'au Cameroun pulaaku a plusieurs sens
(polysémie)
: il peut signifier à la fois « communauté des Fulɓe » et « bon
comportement des Fulɓe ». Comme nous l'avons indiqué ci-dessus le
sens initial du mot pulaaku étant « la communauté des
Fulɓe »,
nous en concluons que le sens de « comportement » a été ajouté par
les locuteurs de fulfulde au Cameroun. Peut-être les Fulɓe vivant dans la
région d'Aadamaawa considèrent-ils leur comportement et leur code
moral comme un trait qui les distingue des peuples voisins, et ont-ils inséré ces
notions dans leur représentation des Fulɓe. L'identification de la communauté des
Fulɓe avec son comportement explique, dans ce cas, la polysémie du mot pulaaku.
Nous avons souligné qu'au Mali les différents groupes ethniques de
la région respectent tous des règles de conduite telles que yaage (retenue, respect, honte), ndimu (noblesse) et juulde (prière, piété).
Ce comportement constitue donc un trait distinctif pour toute la r égion
qui ne vise pas à distinguer les Fulɓe des peuples voisins. Cela peut expliquer
que le terme pulaaku ne désigne que le « comportement » au Mali.
Cette analyse de l'histoire du débat scientifique autour du mot pulaaku
peut contribuer à élargir les points de vue sur l'ethnicité en
Afrique que les contributions récentes d'Amselle (1990) et Fay (1995) nous
exposent. Les deux auteurs concluent que l'ethnicité et l'identité sont
des notions très flexibles et polyvalentes. Selon eux, l'identité ethnique
s'est formée au cours d'un processus historique et continu d'interactions
entre groupes. Dans une optique constructiviste, les responsables dans cette interaction
sont souvent des étrangers : ethnologues, fonctionnaires coloniaux, différents
groupes africains, et autres. La formulation de l'ethnicité peut se transformer
selon les circonstances écologiques, politiques, et historiques.
Dans l'introduction au numéro spécial des Cahiers
d'Études
africaines, « L'archipel peul », Roger Botte et Jean Schmitz (1994b)
critiquent la vision moniste et culturaliste de l'identité des Fulɓe dans
laquelle les pasteurs sont considérés comme les uniques dépositaires
de la « pureté » culturelle. Dans cette optique, le pulaaku
est attribué prioritairement aux Fulɓe réputés purs, c'est-à-dire
aux pasteurs nomades, comme par exemple les Woɗaaɓe. Les auteurs
expliquent que le terme de pulaaku exprime un comportement propre aux
Fulɓe, mais ils ajoutent que ce terme semble prévaloir seulement dans certaines
régions et
chez certains groupes (en Sénégambie et chez les Woɗaaɓe du Nord-Nigeria),
tandis qu'on le rencontre rarement au Maasina, au Fuuta-Tooro et chez les Fulɓe
de Rey Buuba (ibid. : 14). A la place d'une image idéale et stéréotypée
de l'homme peul (ibid. : 16) qui est construite dans l'interprétation
classique du concept de pulaaku, ils proposent de voir la société des
Fulɓe comme une pluralité identitaire, parce que des groupes différents
(dont les plus importants sont les sédentaires-propriétaires d'esclaves,
les nomades-pasteurs-propriétaires de troupeaux, et les anciens esclaves-cultivateurs)
ont leurs propres idéologies. Ils cherchent ce pluralisme surtout dans les
différences d'activités (commerce, religion, (agro)pastoralisme,
etc.), de lieux d'habitation (ville, campagne), et de statuts (catégories
sociales) qui sont le résultat des différents développements
historiques. Dans ce processus de formulation de l'identité, le discours
politique peut aussi jouer un rôle,, comme l'ont bien souligné Bierschenk,
Guichard et Burnham. La situation des Fulɓe au Mali et au Cameroun peut différer
dans nombre d'aspects : religion, rôle politique dans l'histoire, domination
politique actuelle, par rapport aux groupes ethniques qui les entourent, etc. L'identité d'un
groupe se transforme aussi dans le temps. En effet, l'histoire des Fulɓe du Hayre
a été marquée par une longue domination politique. Aujourd'hui
leur situation a beaucoup changé, ce que reflètent leur identité et
l'expression de cette identité. Dans le même temps, on doit réaliser
que l'identité a été aussi formée par les groupes
eux-mêmes (Schilder 1994; cf. Dupire 1981), ce que montrent les
diverses associations qui utilisent pulaaku dans leur nom.
Dans tous les cas, le discours sur l'identité est une simplification de
la réalité, et cela risque de faire d'un peuple une entité artificielle et d'« oublier » tout ce qui fait sa diversité et ses différences.
Selon nous, l'utilisation du terme pulaaku est le
reflet de ce processus. Le point
de départ de la recherche sur les Fulɓe et sur leur identité a été la
question suivante : que signifie le terme pulaaku, en prenant ce terme comme mot-clé pour
désigner le code moral et social des Fulɓe, lequel était considéré comme
primordial pour définir leur identité. En cela, beaucoup de chercheurs
n'ont pas tenu compte de la grande diversité, parmi les différentes
sociétés des Fulɓe, dans les temps et selon la situation, des termes
permettant de désigner les différents codes moraux.
Après avoir constaté que le discours scientifique sur
les Fulɓe cache la diversité de ce groupe, quelques chercheurs (Bierschenk,
Amselle) se sont posé la question de savoir si les Fulɓe pouvaient être
considérés
comme un seul peuple. Ils ont émis l'hypothèse que leur
unité était une notion fabriquée par les scientifiques. En
effet, une façon
de rechercher l'identité ou l'ethnicité doit consister à incorporer
la spécificité dans le temps historique et l'espace géographique.
En outre, nos recherches sur le terrain et nos analyses de la littérature
montrent bien qu'il y a toute une construction faite autour du mot pulaaku. Étant
donné que, selon nos données, la plupart des chercheurs sont partis
d'une prémisse fausse (à savoir : le pulaaku est le code
moral des Fulɓe), on peut mettre en cause les conclusions qu'ils en ont tiré.
Notes
* Nous remercions E Ameka, C. Angenent, V Azarya, U. Baa, W. Van Beek, A. Bouman,
S. Brand, I. Diallo, H. Van Dijk, S. Elders, A. Schmidt et T. Tioulenta pour
leurs commentaires sur cette étude. Nous seules sommes responsables d'éventuelles
erreurs ou de mauvaises interprétations. Nos recherches ont été menées
grâce à l'appui de la WOTRO (WR 39-141, WR 52494) et NWO (SIR 114,
SIR 11-176).
1. L'Inspecteur, n° 153, décembre 14, 1995.
2. Le genre de pulaaku — qui est fonction
du sens que l'on attribue au terme (la société, la communauté,
le milieu, le peuple ou le code moral) — est
difficile à déterminer. Sur ce point nous suivons Labatut qui utilise
le genre masculin (le pulaaku). Ceci pour rendre hommage à ce chercheur.
3. Plus précisément, les références à Dupire,
Stenning et Riesman se trouvent par exemple dans Ogawa (1993:139), Grayzel (1986:155),
Kirk-Greene (1986: 41-43), Vereecke (1989: 13). Dans sa thèse où Véreecke
se réfère surtout à Riesman, le pulaaku est le terme central
de son analyse. Elle donne, comme signification, le « code moral et social ».
4. Bonfiglioli est souvent cité comme Maliki, les deux noms renvoient au
même auteur. Maliki semble être la traduction du prénom de Angelo
Bonfigioli qui,
traduit en fulfulde, est maliki (ange). Nous le citons sous le nom de Bonfiglioli.
5. Marguerite Dupire craint que certains auteurs citent sa thèse sans l'avoir
lue (communication personnelle).
6. Naturellement, quand les auteurs font état d'un comportement qui est
typique pour les Fulɓe, ils ont tous leurs propres conceptions quant aux éléments
de ce comportement. Il est remarquable que, non seulement pour les Fulɓe eux-mêmes
mais aussi pour les scientifiques, ces définitions sont toujours positives,
presque allégoriques. Tioulenta (communication privée) nous a suggéré qu'il
valait mieux consulter les groupes voisins des Fulɓe pour arriver à concevoir
une image plus objective de leur comportement.
7. Caroline Angenent, communication personnelle.
8. La description qui suit provient d'une recherche effectuée au Hayre,
dans le Mali central, et dont les résultats sont publiés dans quelques
articles (de Bruijn & Van Dijk 1994, 1995) et dans une thèse de doctorat
(de Bruijn 1994; Van Dijk 1994). En particulier, le chapitre 6 est consacré à la
définition de l'identité des Fulɓe au Hayre.
9. Jean Schmitz, communication personnelle.
10. Le suffixe -ugo marque l'infinitif dans le dialecte de Ringimaajiire au Cameroun, tandis que dans le dialecte de Maasinankoore l'infinitif est marqué par
le suffixe -ude.