Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages
Le voyage du cheikh Omar s'était déroulé, jusqu'au Fezzân et au Kanem-Bornou, comme le retour d'un pèlerin dont la réputation allait grandissant. C'est, nous dit l'Encyclopédie de l"Islam, après son retour à Sokoto et son séjour dans cette ville, chez le cheikh Bello, qu'Al-hâjj Omar commen&ccedi;a à se poser en propagateur de l'Islam, puis en réformateur de l'Islam africain.
On peut distinguer, semble-t-il, plusieurs phases, nettement délimitées, dans son action à partir de la Nigéria.
Après ces quatre phases, se place l'édification d'une sorte de saint empire musulman d'Afrique occidentale, qui tend à se situer sur le plan temporel, c'est-à-dire administratif, avec, &ccedi;a et là, quelques préocupations économiques très élémentaires, nées de la nécessité de protéger, restaurer ou développer le commerce, longtemps anéanti par les convulsions d'une conquête qui fut loin d'être patiemment supportée par les populations, en dehors même de toute question de religion. Un profond sentiment de révolte ne cessa jamais de couver, au coeur des masses populaires, un peu trop manipulées comme des troupeaux de bétail.
C'est alors que se produisit un choc entre musulmans. L'Islam, on le sait, était déjà très ancien dans la zone sahélienne de l'Afrique subsaharienne.
Qâdirite ou déjà tidjanite, il existait, et avait connu des élans et des cassures, et même des jihâd(s), bien avant celui du nouveau Mujâhid. Au Macina, en particulier, existait un système original de mise en pratique de l'Islam, en théorie tout au moins. Il s'agit de l'Etat théocratique, ou Dîna, instauré par le cheikh Ahmadou (Sékou Amadou) 1, d'origine peule, sur les bases de la religion islamique. Il est bien évident qu'une telle entreprise n'avait pu être réalisée sans que survécussent, &ccedi;a et là, les coutumes ancestrales, nées des conditions mêmes de la vie dans ces contrées, ni sans que fussent quelque peu simplifiés, et parfois altérés, quelques-uns des préceptes de l'Islam légalitaire, encore que le fondateur de la Dîna, et son premier successeur, Amadou Sékou (Ahmad Cheikh), aient eu la réputation de musulmans instruits, pieux et mystiques. Il est non moins certain, croit-on, qu'une telle création, nettement en progrès sur le plan de l'organisation et de l'efficacité, par rapport aux sociétés animistes des royaumes et des chefferies usés par le temps, allait entraîner, de la part de cet Etat théocratique, une propension naturelle à l'hégémonie. Mais il semble bien que cette propension n'ait jamais pris tout à fait, ni bien longtemps, l'aspect d'un « combat pour la foi » — hormis sous l'égide de son fondateur, Sékou Ahmadou, qui combattit d'ailleurs aussi bien les Bambara(s) païens que les Peuls déjà islamisés, et surtout les Marocains implantés à Djenné. Bien au contraire, il s'agissait, le plus souvent, à ce qu'il semble, d'une pénétration « par osmose » ; ou par « attirance » , née d'un sentiment de solidarité et de fraternité naturelles. En un mot, une sorte de sentiment communautaire liait peu à peu les musulmans et les non islamisés de contrées ayant plus de raisons de s'entendre que de motifs de se combattre à outrance. Qui pourrait dire si cette progression naturelle n'aurait pas mené, finalement, à une conscience plus élevée et plus étendue d'une solidarité africaine, sous l'effet catalyseur de l'impact colonial, sans le démantèlement brutal des Etats et sans les déplacements massifs des populations opérés par le cheikh Omar, alors plus soucieux d'étendre sur Terre les « Droits d'Allah » que de défendre les « droits des hommes » ?
Quoiqu'il en fût, la croisade contre le Paganisme se transforma soudain en guerre de religion, avec ce que cela implique de fureur fanatique dans les actes, et d'hypocrisie dans les arguments de justification. Aujourd'hui encore, comme on va le voir dans les citations du livre de Muhammad Al-Hâfiz, les panégyristes d'Al-hâjj Omar cherchent obstinément à accumuler les arguments et les preuves « juridiques » pouvant justifier l'action guerrière menée par le Mujâhid contre les musulmans du Macina, qualifiés d'« hypocrites » , et contre ceux de Tombouctou, devenus des orgueilleux aveuglés par le sentiment de leur supériorité religieuse et peut-être raciale.
Enfin, à la dernière phase de cette prodigieuse aventure, au terme d'une « longue marche » terriblement meurtrière et dévastatrice pour les populations, mais aux conséquences extrêmement nombreuses et importantes, surgit, en fin de compte, la révolte des « mal-aimés » : celle des musulmans maltraités, des néophytes exploités sans vergogne, des « protégés » méprisés, tous prenant conscience de leurs particularismes ethniques (on serait tenté d'écrire : de leurs personnalités nationales), mais aussi d'une certaine solidarité dans les épreuves et le malheur, les poussant à retrouver leurs libertés traditionnelles, fruits d'expériences millénaires de sociétés qui n'étaient pas sans qualités, pour des êtres humains encore proches de la Nature, et n'exigeant rien d'autre que de vivre en harmonie avec leur environnement, et de mourir en paix : un sage compromis entre Ciel et Terre, où l'Islam excelle d'ailleurs à s'insérer sans trop de déchirement, lorsqu'il pénètre par les voies habituelles, pacifiques et très efficaces, des confréries mystiques populaires.
C'est sur ce shéma que l'on se propose d'essayer de dire quelque chose de la « longue marche » de Omar Tal du Fouta, murîd devenu cheikh, puis muqaddam, khalife, puis mujâhid, avant d'être appelé (malgré lui ?) sultân, et de mourir, aux yeux de ses partisans, martyr de la foi.
Après son séjour en Nigéria rapporte Muhammad Al-Hâfiz (du Caire), « Al-hâjj Omar accompagna son frère Ahmad b. Sa'îd, alors qu'ils s'en retournaient tous deux au Fouta. Ils passèrent par le Macina et par le pays des Bambara(s), et ils séjournèrent à Ka'b pendant trois mois. Alfâ Mahmûd, de Kankan, se présenta à lui, adhéra à sa Voie, fut autorisé à lire les Jawâhir al-ma'ânî, et l'accompagna jusqu'à Kankan.
Al-hâjj Omar y séjourna pour prêcher les gens et les exhorter à s'en tenir fermement au Livre et à la Sunna, et à se soumettre à Allah . Cela dura pendant deux ans, puis il s'en alla, avec son frère, par la route de Baly, vers le Fouta-Djalon. Ils arrivèrent en un endroit appelé Kandi. Puis il repartit, vers Diégounkou, où ses amis et ses fidèles se rassemblèrent autour de lui, exigeant d'être éduqués par lui-même. Parmi ceux qui lui firent serment de le suivre sur sa Voie et de mener le combat pour la foi, il y avait Alfa 'Abbâs, un des chefs du Fouta-Djalon, et Muhammad Hâjj. Le cheikh Omar demeura là pendant quatre ans, les gens venant à lui individuellement ou en groupe. Il enseignait aux disciples 3 la science religieuse qui leur était nécessaire. Ensuite, il laissa ses gens dans le Fouta-Djalon, et s'en alla vers le Fouta Toro » .
Mage précise 4 qu'Al-hâjj Omar quitta le Fouta-Djalon et se dirigea d'abord vers le Rio-Grande et la Gambie, puis le Sine-Saloum, le Baol, le Kayor (où il ne s'arrêta pas, mais où il re&ccedi;ut quelques présents), puis le Walo, jusqu'à Podor. Il eut une entrevue avec M. Caille, à Donnay, en 1846. Il disait alors vouloir pacifier le Sénégal, établir l'harmonie entre les races, et la sécurité du commerce. M. Caille l'approuva, et lui aurait même offert quelques présents.
Al-hâjj Omar se dirigea ensuite vers Halwar 5, son village natal, qu'il avait quitté plus de vingt ans auparavant. De là, il franchit le Fouta-Toro et s'en alla rendre visite à l'Almamy Mahmadou, dans le village de Boumba ; puis il s'en revint à Halwar. En 1847, il fut encore bien re&ccedi;u à Bakel, par le chef de Poste, M. Hecquart.
Au Macina régnait alors Ahmadou Sékou, fils du fondateur de la Dîna, réputé, lui aussi, pour sa science religieuse et la pureté de sa conduite.
Cet émir, de formation qâdirite, s'inquiétait des véritables projets d'Al-hâjj Omar, et il aurait même songé à le faire assassiner. En tout état de cause, le séjour d'Al-hâjj Omar chez l'émir se déroula normelement, et, par la suite, le Mujâhid ne parlera pas en mal de ce prince, même au cours de la guerre qu'il fut amené à conduire contre son fils Ahmadou. C'est même au cours de ce séjour à Hamdallaye, capitale du Macina, que naquit Habîbou (Habîb), son troisième fils, né de Myriam, fille de Muhammad Bello. Habidou devait régner, plus tard, à Dinguiraye 6.
C'est le roi païen de Ségou, Tyéfolo le Kâfir, régnant toujours à Ségou-Sikoro, qui le re&ccedi;ut encore le plus mal. Tyéfolo le fit emprisonner, le relâcha, et aurait même tenté de le faire assassiner. Finalement, il le poussa hors de son territoire. Il le suivit cependant jusqu'à Nyéma, pour l'importuner, et il aurait incité le chef de Kangaba à le faire mettre à mort. Mais ce chef fit tout le contraire, trop heureux, nous dit Tyam, de contrer son suzerain 7.
Al-hâjj Omar ne séjourna pas longtemps à Nyéma, où naquit cependant Hâdî, né de Batouli 8, une fille des Haousa, qui enfanta ensuite Mountagha et Hamidou.
Al-Hâdî périra, lui aussi, en défendant l'entrée de la grotte de Déguembéré… Au Kangaba naquit Muhammad Sa'îd, né de Mariatou, l'épouse ramenée du Bornou. Ce fils devait mourir, plus tard, à Dinguiraye.
Le cheikh Omar poursuivit son voyage d'information par Boullouya, Tyarifoula, Mamoudya, jusqu'à Koumbya ; mais le roi du Fouta-Djalon lui témoigna du dédain 9, cependant qu'il était bien re&ccedi;u par l'Almamy Abû-Bakar, qui mit à sa disposition de grandes concessions de bonnes terres, à Diégounkou. Le cheikh y fonda donc une Zâwiya, sorte de communauté à base religieuse et patriarcale, pour la défense et l'extension des terres d'Islam. Al-hâjj Omar s'y fît rejoindre par des Peuls qui lui étaient dévoués, et par ses propres fidèles toucouleurs, ainsi que par ses épouses et ses enfants. Il organisa les cultures et l'élevage, et fit même exploiter les « placers » d'or de Siguiri. C'est à Diégounkou qu'il con&ccedi;ut ses projets de conquêtes pan-islamiques. Il devait y séjourner quatre années, durant lesquelles il perfectionna encore sa doctrine et ses méthodes. Il eut l'occasion d'y revenir, par la suite.
Suret-Canale écrit 10 :
« Il faut chercher ici à expliquer les raisons du prestige de ce pèlerin en même temps que des inquiétudes qu'il soulève. Pour les sociétés où les vieilles organisations tribales, « gentilices » , craquant de toutes parts, incapables de servir de cadre aux réalités sociales nouvelles où les différenciations de classes s'affirment de plus en plus, lIslam est le cadre religieux, politique et social le plus capable de servir d'expression à ces réalités » … Alors, « Al-hâjj Omar, avec la Tidjâniyya, ouvre la voie à un progrès nouveau » .
Ce même auteur ajoute encore :
« Sans doute, Al-hâjj Omar surgit sur le terrain préparé par les précédents mouvements islamo-peuls. Mais il représentait une étape supérieure par rapport à eux, et se heurta aux Etats qu'ils avaient crées autant qu'aux royaumes agraires animistes » .
Et c'est ainsi, dit Suret-Canale, qu'Al-hâjj Omar entra en conflit avec ceux-là mêmes qui l'avaient accueilli, comme l'Almamy du Fouta-Dialon, quand ils s'aper&ccedi;oivent que non seulement c'est un chef religieux, mais un conquérant temporel en puissance » .
On ne croit pas pouvoir suivre complètement cet auteur, qui interprète ainsi des données africaines (insuffisamment discernées) à l'aide de principes extrapolés, sans même tenir compte de l'énorme décalage qui les sépare réellement, dans le temps et dans l'espace. Que les royaumes de l'Afrique occidentale aient été, à ce moment-là, dans une phase de décadence, c'est une évidence ; mais c'était aussi un phénomène quasi-cyclique, et qui, en toute hypothèse, ne s'expliquait nullement par « des réalités sociales nouvelles » où les « différenciations de classes » s'affirmaient de plus en plus, ni en pays animiste, ni en pays islamisé plus ou moins récemment. C'est vouloir operer un simple transfert de terminologie pour tenter d'expliquer des choses entièrement différentes, et c'est trop facile. En réalité, il s'agissait seulement — et cela n'est pas simple — de l'épuration d'un Islam entré en Afrique subsaharienne avec des commer&ccedi;ants ou quelques « hommes de cour » , demeuré longtemps l'apanage d'une minorité relativement instruite, avant de toucher les masses d'une manière superficielle (faute du vecteur linguistique arabe) et, par conséquent, suffisamment fragile pour avoir été quelque peu entaché de menus défauts issus de l'Animisme ou de l'ignorance, au regard de la Loi « stricto sensu » , et même parfois du Dogme, à la limite.
Le retour d'un enfant du pays, né d'une grande famille islamisée depuis longtemps mais exer&ccedi;ant son hégémonie sur des animistes, auréolé de savoir, et surtout investi à la Mekke d'une mission khalifale pan-islamique évidente, cela suffisait à inquiéter les chefs et les rois locaux, sur le plan religieux comme sur le plan temporel : il s'agissait simplement, en effet, de pontifes tenant le peuple sous leur férule (qu'on ne cherche pas ici à minimiser ou à décrier), et qui ont eu peur à l'arrivée d'un prédicateur qui les dominait tous manifestement, par sa science et son orthodoxie, et par ses vues plus étendues, et sa puissance militante.
C'est ce qui apparaîtra plus loin, à la lecture de la correspondance échangée entre le cheikh Omar et l'émir du Macina Ahmadou b. Ahmadou, ou encore des remarques du chef païen 'Alî b. Manzu a propos du Mujâhid, à propos de la guerre de religion entre musulmans, et à propos de l'hégémonie exercée par ces derniers sur les territoires limitrophes du Paganisme. Suret-Canale reconnaît d'ailleurs, en fin de compte, que, loin de se sentir libérées, les masses populaires ont rejeté Al-hâjj Omar. Et il y a, semble-t-il, une contradiction entre les passages cités plus haut et celui -ci 11, où l'auteur dit d'Al-hâjj Omar qu'il « détruit leurs Etats, mais ne réussit pas à écraser leur résistance. Ce n'est pas Faidherbe, mais ce sont les Peuls musulmans du Macina, révoltés contre lui, qui le feront finalement succomber » .
Notes
1. Cf. Vincent Monteil, 1964, pp. 82 et suiv.
2. C'est-à-dire à être « musulmans » .
3. Tulbâ (sing. tâlib) africanisé en: tâlibé (sens moderne: étudiant).
4. 1868, p. 235.
5. Déformé en : Aloar.
6. Cf. Tyam, vers n° 108.
7. Ibid, vers n° 110 et suiv.
8. Al-Hâdi; Batûl.
9. Pour plus de détails et de précisions, lire Thierno Mamadou Bah.
10. 1961, p. 191.
11. Ibid p. 193.