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Tradition, histoire et littérature


Tierno Monenembo
Peuls

Seuil. Paris. 2004. 384 p.


      Table des matieres      Pour le lait et la gloire

Au commencement, la vache.

Geno, l'Éternel, créa d'abord la vache. Puis il créa la femme, ensuite seulement, le Pullo. Il mit la femme derrière la vache. Il mit le Pullo derrière la femme. C'est ce que dit la genèse du bouvier, c'est ce qui fait la sainte trinité du pasteur. Gloire au Créateur de toute chose — le chaos et la lumière; l'œuf plein et le grand vide ! De la goutte de lait, il a extrait l'univers; du trayon, il a fait jaillir la parole.
Parole nomade, longue rivière de lait qui multiplie les méandres entre les déserts et les forêts pour dire et redire l'incroyable aventure des Fulɓe.
Cela commence dans la nuit des temps, au pays béni de Heli et Yooyo 1 entre le fleuve Milia et la mer de la Félicité 2. C'est là-bas, dans les fournaises de l'est, sur les terres immémoriales des pharaons que l'Hébreu Bouïtôring 3 rencontra Bâ Diou Mangou. Le Blanc vit que la Noire était belle, la Noire vit que le Blanc était bon. Celui-ci demanda la main de celle-là. Geno voulut et accepta. Naquirent Helleeré, Mangaye, Sorfoye, Eli-Baana, Agna et Taali-Maga 4. Selon l'antique formule des Égyptiens, la démence et le mal sacré 5 épargnèrent les six garçons. Sekhmet, la dame de Réhésou, les protégea de la guerre, et Anouksis, la déesse de la première cataracte, les garda de la noyade. Ils suivécurent, tous les six. Ils grandirent, ils procréèrent. C'est de leur vénérable descendance qu'est issu cet être frêle et belliqueux, sibyllin et acariâtre, goûtant à la solitude et pétri d'orgueil, cette âme insaisissable qui ne fait jamais rien comme les autres: toi, âne bâté de Pullo !
Cela commence dans la nuit des temps. L'Homme était encore tout neu sur terre, les montagnes à l'état de pousses et les roches à peine aussifiermes que le beurre de karité.
Cela commence dans la nuit des temps, cela ne finira jamais.

Le Pullo dit : « La vache est supérieure par les services qu'elle rend à toutes les oeuvres de la création. La vache est magique, plus magique que lesfées! Elle apparaît, le désert refleurit. Elle mugit, le reg s'adoucit. Elle s'ébroue, la caverne s'illumine. Elle nourrit, elle protège, elle guide. Elle trace le chemin. Elle ouvre les portes du destin. »
Le Pullo dit :
« Dieu a l'univers tout entier, le Pullo a des vaches,
La savane a des éléphants, le Pullo a des vaches,
La falaise a des singes, le Pullo a des vaches,
La lande a des biches, le Pullo a des vaches.
La mer a des vagues, le Pullo a des vaches… »

C'est toi, Pullo, qui le dis, moi, je ne fais que répéter. Tu as le droit de délirer, personne n'est tenu de te croire, infâme vagabond, voleur de royaumes et de poules ! Soit ! nous sommes cousins puisque les légendes le disent. Du même sang peut-être, de la même étoffe, non ! Toi, l'ignoble berger, moi, le noble Sérère ! A toi les sinistres pastourelles et les déplorables églogues ; à moi, les hymnes virils des chasseurs. À toi l'écuelle à traire et la corde aux neuf noeuds ; à moi, la houe du semeur de mil. A toi la calebasse de lait, à moi la gourde de vin de palme… Les ancêtres nous ont donné tous les droits, sauf le droit à la guerre. Nous pouvons chahuter à loisir et vomir les injures qui nous plaisent. Entre nous, toutes les grossièretés sont permises. Au village, ils ont un mot pour ça : la parenté à plaisanteries. Alors ôte de ma vue tes misérables hardes et tes oreilles de pipistrelle ! Je ne te dirai rien. Passe ton chemin, petit Pullo, adresse-toi à un autre, singe malingre et rouge ! Ressuscite les scribes si tu veux savoir, invoque les mânes de tes aïeux ! Ton histoire est une histoire de boeufs. Comment veux-tu que je m'y retrouve ? L'Homme occupe le centre de tout pour les gens normaux. Pour toi, l'idiot, la vache est l'astre qui éclaire le monde. Ta mère nourricière ? La vache. Ton histoire ? Ses empreintes. Ton pays ? Les terres qu'elle foule. Pour elle, tu écumes le désert et la brousse. Pour elle, tu te résignes ou tues. Le glaive et la poudre, c'est pour soumettre les royaumes et amasser fortune. Mais toi, quand tu lèves les armes, c'est pour un tas de foin, quelques arpents d'herbage. Le Sérère a raison : « Si tu veux trouver le Pullo, cherche du côté du fumier ! »…

Disparais de ma vue, pâtre nauséabond ! Ton itinéraire ? Un horrible brouillamini. Ta vie ? Rien qu'un sac de noeuds. J'ai beau me creuser la tête, je ne vois pas par où commencer. Sa-saye, vagabond ! Ligoter un courant d'air serait plus aisé que de raconter ton histoire. Tu erres depuis l'époque d'Horus, sans bagages, sans repères, sans autre boussole que le sabot qui piétine sous tes yeux. Tu campes et décampes au rythme des saisons, au gré de tes délires, comme si une bestiole te rongeait la cervelle, comme si tu avais le feu au cul.

Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Quand ta peuplade de vachers a-t-elle jailli du néant pour s'échouer sur les berges du Sénégal ? Au VIe, au VIIe, au VIIIe siècle ? Bien malin celui qui pourrait le dire !
Il reste qu'on ne s'attendait pas à ce que tu t'éternises par là. On pensait que tu ne faisais que passer, que sitôt repu de notre mil et lassé de nos femmes tu t'en retournerais chez toi, vers les contrées inimaginables des démons et desfous, les seules qui soient dignes de tes étranges allures. Eh bien, non, maudite engeance ! Tu ne nous as plus quittés. Tu n'as plus arrêté de souiller nos rivières, de dévaster nos champs; de hanter nos villages et nos nuits. Sans rien demander, tu as planté ta hutte et démoli le paysage. Il était déjà trop tard quand on a ouvert les yeux. De passant, tu étais devenu voisin puis convive puis gendre puis pur autochtone. Tout cela, en un clin d'œil.
Ah, malheur !

Comment, diable, es-tu monté de l'état de chien errant à celui de bâtisseur d'empires ; de paillard impur à celui de fanatique musulman ? Je n'ai pas la tête suffisamment large pour résoudre une telle énigme. Tes premières traces, tu les as laissées dans le Tékrour 6, voilà tout ce que je sais. Le Tékrour, c'est cet État fondé par la dynastie des Dia-Oogo 7 peu après ton irruption dans la vallée du Sénégal. Il regorgeait de bétail et de chevaux, il ruisselait d'ambre et d'or. Un coin de paradis qui attira vite les convoitises. Au XIe siècle, il s'allia aux Almoravides et versa nombre de ses princes et soldats dans les batailles d'Andalousie. Il rivalisa longtemps avec le Ghana, le vieil empire des Soninkés, jusqu'à son occupation par le Mali au XIIIe siècle.
La domination mandingue sonna le début d'une longue éclipse. Ton peuple de bohémiens connut le supplice du bâton et du fer. Il erra sans but d'un bout à l'autre des pays des troisfleuves, abandonné par le sort, pourchassé par les tondjon, ces cruels mercenaires au service des empereurs du Mali.
La délivrance ne viendra que tard: au XVIe siècle seulement. Telle une pépite dérivée de la gangue, un sauveur émergea de ta nuit. Son nom: Koly Tenguéla, un Pullo du clan des Baa, de l'invivable tribu des Yalalbé qui marquera de ses exploits et de ses déchirements quatre siècles de ta sinueuse histoire. En 1512, il se débarrassa du joug malien et se tailla un immense État sur les décombres du Tékrour : le redoutable empire des Deeniyankooɓe. L'empire des Deeniyankooɓe, c'est le centre de ta mémoire, le pivot de ton remuant passé. Il durera jusqu'en 1776, résistant tant bien que mal aux chrétiens et aux musulmans. Surtout, il servira de tremplin aux fameuses hégémonies peules d'inspiration musulmane qui, à partir du XVIIIe siècle, déferleront de la Mauritanie au lac Tchad et qui ne s'achèveront qu'avec la colonisation européenne à la fin du XIXe siècle.
C'est à peu près cela. C'est ainsi qu'on devrait la narrer, ton improbable histoire. Sauf que chez toi, rien n'est jamais simple. Ton identité déroute, tes pays sont trop nombreux. Ton chemin déborde de blancs et de zones d'ombre, de croisements alambiqués et de surprenantes dérivations, nomade invétéré!

L'empire des Deeniyankooɓe n'était pas encore né au moment où ce récit commence. A part quelques provinces du Tékrour où des suzerains continuaient de régner, tes pouilleux d'ancêtres vivaient sans État, à la merci des chefs sédentaires. Avant Koli Tenhella, ils avaient bien tenté de se soulever mais à chaque fois, ils avaient subi une magistrale correction. En particulier, le xve siècle avait vu des flots de leurs guerriers se former puis s'effondrer sous le poids de l'ennemi, sous l'effet de leurs propres chicanes. Les chiclanes, vous ne connaissez que ça, bande de mauvais coucheurs ! Vous vivez de chicanes et d'errances. C'était déjà ainsi bien avant votre séjour dans le Hoggar et le Tassili, bien avant votre traversée du Fezzan, bien avant votre départ du pays mythique de Heli et Yooyo …
Parlons-en de ce pays mythique de Héli et Yooyo ! A te croire, c'était un pays de cocagne dont le trône supporta le fessier de vingt-deux rois peuls. Vingt-deux, pas un de plus, pas un de moins. Le premier s'appelait Ilo Yalaadi. Il était contemporain du roi Salomon et, comme lui, élevait des autruches ! Un pays septénaire selon tes scabreuses légendes : sept montagnes, sept lacs, sept mines d'or, sept variétés de céréales, sept raisons d'y naître et d'y vivre heureux…
Ouf, déjà, ma mémoire s'embrouille, la salive me manque, ma langue s'affale au fond de ma gorge comme un vieux lézard assoupi. Je n'aurai jamais assez de force, tu me demandes l'impossible ! Laisse-moi tranquille, petit Pullo ! Va le demander à un autre !

Eh bien, puisque tu insistes, mon petit chenapan, puisque tu t'es adressé à moi, homme importun et têtu comme tous ceux de ta race, il convient que je t'en dise ce que je sais. Et si quelqu'un se montrait plus avisé que moi en la matière, je me rangerais derrière lui 8.
Mais tu dois mériter que j'ouvre ma bouche, espèce de pleure-misère ! Du tabac, de la kola! Donnemoi aussi un taureau de sept ans etje te dirai qui tu es !

Notes
1. En vérité, à force de migrer, les Fulɓe ont oublié le véritable nom du pays de leurs origines. Heli et Yooyo sont des onomatopées qui reviennent comme un leitmotiv dans leurs moments de détresse: « Mi helii yoo, mi bonii yoo », ce qui veut dire « Je suis cassé ô, je suis brisé ô », sous-entendu « depuis que j'ai quitté le pays de mes ancêtres ».
2. Les Fulɓe appellent le Nil, Milia, et la mer Rouge, la mer de la Félicité.
3. Littéralement Bou-iw-Tôr-ing : l'homme-venu-du-Tôr-lointain. Les Fulɓe seraient nés d'un métissage entre des Noires d'Égypte et des Hébreux de la tribu des Fout qui, avant de pénétrer l'Égypte, avaient longtemps séjourné à Tôr dans le Sinaï. Certaines sources affirment qu'ils étaient au nombre de quarante. Bouïtôring ne serait donc pas un individu mais une figure mythologique.
4 . Voir A. H. Bâ, La Genèse de l'homme selon la tradition peule et De la culture des Fulɓe du Mali. Les références complètes des ouvrages se trouvent en Bibliographie, p. 383.
5. L'épilepsie, maladie fort redoutée des Egyptiens anciens.
6. Tékrour est un mot d'origine arabo-berbère. Le nom peul du pays était Nyaamirandi, le pays de l'abondance.
7. Les Dia-Oogo (les maîtres du fer en langue pular) ont régné sur le Tékrour jusque vers le XIe siècle.
8. Voir S. M. Ndongo, Le Fantang.

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