Seuil. Paris. 2004. 384 p.
Vers l'an 1400 des Nazaréens, errait donc dans le Bakhounou une horde de Fulɓe-rouges, vivant de rapines, de graminées sauvages et de gorgées de lait aigre. Leur arɗo, l'équivalent du mot « prince » dans ta langue de pie, s'appelait Yogo Saajo — un grand escogriffe chevelu couvert de perles et de plumes d'autruche, féru de bagarres, de bonnes femmes et d'hydromel — répondant au nom clanique des Jallo. Yogo Saajo Jallo incarnait la figure parfaite de l'arɗo : intrépide, rusé, cruel, juste; belle épouse, beau profil, grande gueule, gros bétail. Ses troupeaux étaient innombrables : ils broutaient, entre matin et soir, l'herbe de sept vallées et de trois plaines. Sa femme se dénommait Wela-Hoore, la nymphe porteuse de chance. Quand elle s'approchait d'un campement, les gens se dépêchaient d'enfouir les lingots d'or, l'éclat de sa beauté étant censé ternir à jamais le précieux métal.
Un jour, Yogo Saajo se confia à ses deux frères, Maga et Jaaje, comme lui excellents bergers, excellents cavaliers, excellents maraudeurs, excellents détrousseurs de jolies filles :
— J'ai vu en rêve le vautour aux ailes noires et l'hyène tachetée. A mon réveil, j'ai observé les éclairs et les formes des nuages : Geno ne suggère aucune obole, il m'exaspère, le dieu! Ce pays est bien sombre pour nous. J'ai compté: deux fausses couches, trois morts soudaines, un cas de lèpre; les troupeaux ne vont pas mieux: les taurillons sont rongés par les tiques, le coup de sang épuise les laitières, je n'ai jamais vu autant de veaux mort-nés et j'entends dire que la peste sévit à deux journées d'ici. Nous ferions mieux de nous en aller !
— Partir ? s'étonna Jaaje. La terre est partout la même : les tondjon, la disette et les scorpions !
— C est bien ce que je dis, Geno ne nous facilite pas la tâche…
— Moi, je comprends les réticences du dieu: le monde s'égare, plus personne ne mérite d'être sauvé.
— C'est ton avis à toi aussi, Maga ?
— Interroge tes sujets, Yogo Saajo ! Ils te répondront que ce serait pure folie que de transhumer en ce moment. Les provinces sont en feu, les tribus, en effervescence. Depuis la mort de mansa Souleymane, l'empire du Mali craquelle de partout.
— Ah, vous avez raison, va! La vie du berger est un calvaire, n'importe où qu'il se trouve. Nous devons néanmoins partir, ce pays me sort de la tête !
— Tu es notre aimé, de Maga comme de moi-même. Décide, nous obéirons ! Nous respecterons le pulaaku 1 ! Mais de grâce, avant toute chose, consulte le devin, et puis confie-toi à l'aga 2 !
Le devin s'amena avec ses crânes de tortues, ses cornes d'antilopes et ses vieux canaris. Il confirma: l'avenir paraissait plus amer qu'un breuvage d'aloès, plus noir que la couleur du ricin. Un sacrifice s'imposait.
— La Cendrée-aux-épaules-blanches, ta vache préférée !, voilà ce qu'exige le dieu.
Yogo Saajo frémit de colère.
— Ma Cendrée-aux-épaules-blanches ? Qu'il me maudisse plutôt le dieu!
Une semaine plus tard, il convoqua ses frères, l'aga, le devin et tous les anciens du clan. On pensa qu'il était revenu à de meilleurs sentiments. Mais on dut reconnaître que quelque chose s'était définitivement fêlé en lui quand il ouvrit la bouche :
— Vous pensez tous que j'ai changé d'avis, n'est-ce pas ? Eh bien, non ! Je maintiens ce que j'ai dit: nous partons et je garde la Cendrée-aux-épaules-blanches ! J'ai exprimé mes intentions, que le dieu en fasse de même !… Vite, préparez les chevaux et les taureaux ! Porteurs, réveillez la marmaille, détachez les troupeaux! ordonnat-il pour couper court aux objections.
Après quoi, il fit venir ses frères auprès de lui et leur chuchota :
— S'il m'arrive quelque chose, ma femme Wela-Hoore reviendra à Jaaje, et la Cendrée-aux-épaules-blanches à toi, Maga.
Il s'engouffra dans la brousse, avança au jugé en direction du sud. Son clan lui emboîta le pas, mécontent mais résigné.
Une semaine plus tard, il mourut d'une piqûre de guêpe alors qu'ils campaient près d'un jujubier.
Couronné arɗo, Jaaje, le plus âgé, convoqua, à son tour, le devin et l'aga ainsi que l'ensemble des anciens.
— Je m'en remets à votre sagesse. Que devons-nous faire : tenter l'aventure ou bien rester ici malgré les tondjon, la malaria et la lèpre ?
— Geno a lui-même réglé la question en choisissant son obole. Nous devons rester sur cette terre du Bakhunu. C'est ici que le dieu a versé le sang de Yogo Saajo, c'est ici qu'il nous accordera ses faveurs.
Les vieillards acquiescèrent, marmonnèrent quelques sortilèges dans leurs barbes blanches et tout rentra dans l'ordre.
Mi helii yoo! Mi boni yoo!
Geno allège les souffrances du Pullo !
Guide-le vers la bonne fortune
Accorde-lui ta lumière et ta grâce !…
La tribu reprit le rythme de ses errances en poussant ses bœufs faméliques et ses coutumières supplications. Elle renoua avec les querelles mortelles qui l'opposaient quotidiennement aux colporteurs sarakolés et aux paysans mandingues. Ces derniers reprochaient à ta vile race de vider leurs greniers, de dépouiller les marchands de la kola et du vin de palme qu'ils ramenaient du NGaabu ; de laisser ses bêtes saccager leurs champs, de profaner leurs mares et leurs bois sacrés. Les Fulɓe, quant à eux, se plaignaient qu'on abattait leurs troupeaux, qu'on brûlait leurs campements, que les chefs de terre exigeaient un droit de cuissage sur leurs femmes avant de leur permettre d'accéder aux pâturages. Les coups de couteaux et les bastonnades, les jets de pierres et les tirs à l'arc ponctuaient le quotidien du Bakhunu avec la même régularité que la lumière des astres ou l'écoulement des fleuves.
Partout où passe ta famélique silhouette, les rochers dégringolent, les familles se brouillent, la brousse prend feu. Infâme provocateur, rougeâtre vacher, misérable semeur de troubles !…
Ce fut comme si la colère du dieu persistait malgré tout, comme si une odeur de malédiction et de guigne poursuivait obstinément le clan. Les deux frères se disputèrent la main de Wela-Hoore. Ils brandirent les lances et aiguisèrent les couteaux. Le meurtre fut évité de peu. Sous la pression des anciens, ils choisirent de se séparer pour éviter l'irréparable.
Dégoûtée, Wela-Hoore retourna au NGaabu où nomadisaient ses parents.
Maga et ses partisans allèrent droit devant eux vers l'est et forcèrent le passage à travers le cœur du Mali. Ils continuèrent jusqu'à la boucle du Niger que, jusque-là, seuls quelques rares téméraires avaient réussi à atteindre. Ce fut le premier fergo 3, le premier des nombreux et sinueux exodes que ton peuple de vadrouillards ne finira plus de commettre dans les pays des trois fleuves. Il sera à l'origine, quelques siècles plus tard, du fameux empire du Maasina.
Jaaje eut moins de chance. Il s'orienta vers l'ouest. En cours de route, nombre de ses partisans l'abandonnèrent à cause de sa poisse et de son sale caractère; ils se fixèrent parmi les Mandingues, adoptant leur langue et leurs usages.
Il continua seul jusqu'au Gajaaga où il se mêla à une nouvelle horde de Fulɓe dont il épousa le patronyme. C'est de ceux-là qu'est issue la dynastie des Teŋella.
Ces Fulɓe-là ressortissaient au clan des Baa, au sous-clan des Yalalɓe. Mais sais-tu ce que revêt chez vous l'importance du clan ?
Le Pullo dit : « Geno, l'Éternel, se révèle dans l'unicité, les cornes de la vache se dressent par paires, les Fulɓe vont par quatre. »
Sache que les quatre clans de ta race d'incongrus correspondent aux quatre points cardinaux, aux quatre éléments primordiaux, aux quatre couleurs naturelles, aux quatre fourches du bâton sacré qui sert à baratter le lait.
Les Jallo, les aînés, tiennent de l'est, arborent le jaune et se réclament de l'air.
Les Baa, cadets fougueux et guerriers, se vouent à l'ouest, au rouge sang et au feu.
Les Soo, ces grands initiateurs, s'identifient au sud, au noir rempli d'énigmes et à la terre pourvoyeuse de pâturin.
Les Bari, qui sont les benjamins mais aussi les plus nobles, sont associés au nord, au blanc laiteux et à l'eau…
Les Yalalɓe relevaient donc du clan des Baa, c'est-à-dire du signe de la puissance et de la rage. De redoutables sauvages, ces gens-là, encore plus sauvages que toutes vos autres hordes ! Les chiens se terraient, les villages se dépeuplaient à leur approche. Ivrognes et bagarreurs, rougeâtres de teint, habillés de peaux de bêtes et de larges tuniques ocre, coiffés de tresses ornées de perles, de cauris et de plumes d'autruche, ils faisaient penser à des démons tout droit sortis des ténèbres. On les disait beaux comme des anges, intelligents comme le bon Dieu et méchants comme le diable. Armés de flèches, de sagaies et de javelots, ils poussaient leurs bœufs d'un pays à un autre, se colletant avec les fauves, pillant les greniers et les canaris à or, violant les jeunes filles, coupant les oreilles des enfants. Après avoir écumé le Bakhunu, le Gajaaga, le Brakhna et l'Aoukher, une quantité de saisons, ils descendirent vagabonder dans le Tékrour, le pays aux huit variétés de sol où l'herbe était toujours verte et l'or aussi commun que la poussière.
Les Yalalɓe se composaient d'une trentaine de lignages liés par le sang ou par de lointains pactes d'allégeance et éparpillés du delta au lit moyen du Sénégal. Ils se retrouvaient une fois l'an à l'occasion du worso, la fastueuse cérémonie qui rassemblait l'ensemble des campements pour échanger les nouvelles, apaiser les conflits, célébrer les naissances et les mariages, initier les jeunes gens; bénir le bétail, renouveler sa ration de natron. Persuadé de son ascendance sur les autres, chacun de ces clans transhumait de son côté, le reste du temps, et entretenait en son sein la méfiance et la jalousie. Ce goût de la rancœur était si usuel qu'avant de mourir on prenait soin de le transmettre en legs en même temps que les gris-gris, le cheptel et les bijoux. En ces temps-là, un homme que l'on disait raisonnable et bon parce qu'un peu moins buté que les autres, l'arɗo Jaaje Sadiga, s'efforçait tant bien que mal de guider ce peuple turbulent et hétéroclite où se montrer acariâtre et rapide au couteau était plutôt perçu comme un mérite. Il savait faire preuve de douceur et de circonspection, n'usant de son autorité que dans les situations les plus extrêmes. Cela ne l'empêchait pas d'avoir maille à partir avec les jom-wuro, ces bourrus de chefs de campement qui, tout en lorgnant son trône, prenaient un malin plaisir à esquiver ses ordres.
Dooya Malal était de ceux-là, toujours à faire la moue, à protester, à claquer la porte! Il était fier de son allure, de sa virilité et de son habileté de berger. Sa femme lui avait donné douze magnifiques enfants, dont sept athlétiques garçons. Vos saugrenues légendes affirment que c'est ainsi que commença le peuplement du monde : par sept garçons et cinq filles tous nés d'une même mère, Nyaagara, et d'un même père, Kiikala
. Ce qui lui faisait croire que Geno en personne était descendu bénir sa paillasse. Ses fils aînés étaient jumeaux. Ils s'appelaient Birom et Birane.
Pour être né une demi-matinée avant Birane, Birom exigeait qu'on lui attribuât la place enviée de l'aîné, ce qui occasionnait d'interminables bagarres au gourdin. Le droit d'aînesse n'est pas un vain mot chez vous autres abrutis de Fulɓe. Le pulaaku commande de privilégier le grand frère, de l'entourer de respect et de soins. A lui les morceaux de choix et les laits les plus crémeux. A lui de mener ses frères à la guerre et d'hériter du titre d'aga, d'arɗo ou de jom-wuro. Seulement, cette foislà, le sort avait été bien ambigu. Une demi-matinée, c'est suffisant pour apprendre à brailler, pas assez pour se faire un âge : Birom et Birane mesuraient la même taille et déployaient la même force, aux biceps comme aux jarrets. Ils couraient à la même vitesse, témoignaient du même mérite à la lutte, à la course à pied et au tir à l'arc. Ils s'égalaient en tout : en courage, en orgueil, en beauté et en roublardise.
N'en pouvant plus des querelles et des récriminations, Dooya s'adressa ainsi à ses enfants : « J'ai décidé de régler une fois pour toutes le problème de ma succession, leur dit-il. Birom et Birane, je vais vous mettre à l'épreuve. Celui qui gagne, celui-là sera l'aîné. Allez chez les Maures et capturez chacun dix magnifiques chamelles et dix robustes pur-sang ! » Ils allèrent chez les Maures, ils capturèrent chacun dix magnifiques chamelles et dix robustes pur-sang. « Allez dans la brousse, ligotez deux vigoureuses lionnes et ramenez-les-moi sans les blesser ni les endormir! » Ce qui fut fait. « Voici deux corbeilles de rotin ! Que chacun remplisse la sienne de dix mille abeilles vivantes ! » Ce qui fut fait également. « Maintenant, vous connaissez mon goût pour la kola. Celui de vous deux qui m'en ramènera du Ngaabu dix paniers portés par dix esclaves mâles capturés de ses propres mains, celui-là sera mon aîné. » Il multiplia les épreuves les plus terribles sans arriver à les départager…
C'est alors que l'idée lui vint de leur poser une devinette :
— Je suis un drôle de petit garçon. Si l'on m'envoie faire les commissions, je ne reviens pas. Qui suis-je ?
— Le filou, répondit Birom. On lui donne des cauris pour acheter les provisions, il disparaît avec la marchandise.
— La flèche, répondit Birane. Quand vous la tirez, elle ne revient pas, elle reste logée dans la proie.
— Birane, tu es le plus imaginatif, Birane, tu seras mon aîné ! trancha Dooya Malal. Quand je ne serai plus de ce monde, c'est à toi que reviendra l'hexagramme de coralline, l'insigne de notre clan.
L'hivernage suivant, Dooya décida de camper avec son petit monde sur les rives du Gorgol jusqu'à ce que les gros nuages du sud aient fini de crever. Mais Birane lui fit changer d'avis.
— Père, j'ai vérifié la grande outre.
— Alors ?
— Nous n'avons pas plus de trois jours de sel. Les canaris à mil sont à moitié vides, nos lanières sont tout effilochées et nos cotonnades dévorées par les termites…
— Va droit au but ! Qu'est-ce que tu me proposes ?
— Le marché de Joowol est à une journée de marche d'ici.
— Ah, fils ! Je déteste avoir tort, mais ton idée, elle est imparable. Nous irons donc nous approvisionner à Joowol et, ensuite, à nous les plaisirs du Gorgol !… Ton bon sens m'ôte mes derniers doutes, Birane : tu es bien mon aîné. Tu es le plus brave de tous, le plus futé aussi.
— Père, ce n'est pas juste. Il suffit que Birane ouvre la bouche pour que tu te ranges de son côté. Pourquoi un si grand détour ? Allons tout droit dans le Gorgol. Une fois là-bas, nous n'aurons qu'à nous ravitailler auprès des colporteurs sarakolés.
— Je n'aime pas ton ton, Birom !… Allons, nous ferons comme Birane a dit ! C'est Birane, mon aîné ! Tu dois lui obéir si tu veux rester mon fils !
Il était loin de se douter que cette simple petite scène briserait sa lignée, en répandrait les morceaux dans les violentes convulsions qui, bien des années plus tard, allaient secouer les empires et les royaumes des trois fleuves…
Ils campèrent donc dans les environs de Joowol, se présentèrent au marché à bestiaux aux premières lueurs de l'aube afin de profiter des meilleurs emplacements. Les biques, le lait, les tisanes tonifiantes, les décoctions vermifuges, les baumes et les cataplasmes… le tout fut écoulé avant que le soleil ne se hissât au milieu du ciel. Ils en eurent pour trois sacs de sel, une bonbonne de gnôle, deux ourdes de vin de palme, un panier de kola, des sandales et des cotonnades. Après quoi, les femmes s'éparpillèrent vers les marchands de bijoux et d'ustensiles. Les garçons se mêlèrent aux acrobates et aux musiciens. Les hommes se ruèrent dans les hangars à boisson. Ensuite le clan se regroupa sous les bois pour somnoler un peu avant d'entamer le long périple. C'est alors qu'un vacarme éclata du côté des carrières. Les Dooya accoururent, croyant trouver une belle bagarre où se dégourdir les membres et tester leurs bâtons neufs et leurs nouvelles frondes. Au lieu de cela, douze bonnes rangées de bouviers en guenilles entouraient un individu svelte, au torse nu et si efflanqué que l'on pouvait compter ses côtes sans les toucher du doigt. Il avait des pieds démesurés, gercés par la pierraille et le chiendent, qui dépassaient de ses sandales détrempées. Une série de bracelets d'ambre et de gris-grig de cuir incrustés de cauris lui enserraient les bras. Son chapeau de berger, retenu au cou par un cordon de sisal, lui couvrait la nuque et une bonne partie du dos, découvrant des cheveux noirs et longs réunis en de longues tresses couvertes de sable et de terre glaise. Il avait un visage anguleux avec un nez proéminent qui aurait dévoré toute la chair des pommettes et des joues. Il parlait comme doivent le faire les devins et les prophètes. Bien que de son physique émanât quelque chose de ridicule ou plutôt de pitoyable, Dooya Malal le regarda longuement et se dit : « Celui-là, ce qui le sauve, ce sont ses dents et rien d'autre ! » Il avait des dents longues, plutôt pointues mais régulièrement rangées et surtout d'un blanc nacré qui luisait presque au milieu de son teint rouge garance. Il toisait les gens, les désignait sciemment en martelant ses mots comme un champion de lutte dans l'arène ou un seigneur devant ses esclaves. Dooya Malal, qui avait horreur que l'on parlât plus fort que lui, s'emporta. Il empoigna son voisin de droite, le secoua vivement et dit :
— Hé, toi, bourricot, dis-moi qui est ce fantôme ! Dis-moi vite !
— Fantôme ? Tu es bien prétentieux, Pullo ! L'homme que tu vois là n'est rien d'autre que Yala Coongel, le bras droit de Dulo Demba. Fantôme, hi hi ! C'est bien la première fois que j'entends dire ça de Yala Coongel !
— Qui c'est, Yala Coongel ? Qui c'est, Dulo Demba ?
— Tu vis où, toi ? Dans les nuages ou dans la profondeur des grottes ?
Cela amplifia sa colère, il lâcha néanmoins sa prise, intrigué qu'il était par l'orateur. Il écarta la foule, vint se poster au premier rang. Yala Coongel en avait maintenant fini avec ses suppliques et ses colères de dieu vengeur. Il en était aux reproches et aux sermons. Il fit état du mépris qui frappait les Fulɓe du Niôro, du supplice de ceux qui avaient été faits captifs dans le Ngaabu, des mille et une taxes et vexations qui écrasaient ceux qui avaient eu l'audace de s'aventurer au Maasina et au Fuuta-Jalon. Il termina par ces mots qui firent sangloter dans le groupe des femmes et frissonner de honte dans celui des hommes :
— Comme tu es allé loin dans la déperdition, Pullo ! A présent, plusieurs océans te séparent des règles du pulaaku ; plusieurs vies entre ce que tu es devenu et ce que tu fus hier !…
D'autres arrivaient par les sentes, les herbes hautes, les buissons du tamaris et de bambous. Ils attachaient leurs chevaux et leurs bœufs porteurs sur le tronc d'un kapokier ou sur une souche de balanites, avançaient bruyamment vers la foule, plantaient leurs sagaies dans la terre et formaient un nouveau cercle puis ouvraient leur sale bouche de Fulɓe pour ajouter à la cacophonie et à la discorde. Du cliquetis des poignards et des flèches ceints aux hanches ou portés en bandoulière, du grincement des corps éreintés par les longues marches, des murmures, des toux, des quolibets et des médisances, s'éleva une voix heurtée par la colère et l'impatience :
— Dis-nous alors ce qu'il faut faire, Yala Coongel ! Dis-le vite !
Nous n'avons pas que ça à faire, t'écouter pleurnicher sur les malheurs du Pullo.
— On vous entend depuis le ruisseau des Singes, dit un homme surgi de la brousse sur une jument noire. Qu'est-ce qui vous réunit ici, Fulɓe ?
— Voilà des mois que je m'évertue à dire aux Fulɓe : « Levez-vous, armez-vous ! Les chefs de terre affament nos enfants ! Les chefs de terre assoiffent nos boeufs. Nous devons leur faire face, levez-vous ! » Hélas, personne ne m'écoute.
— Ainsi donc, c'est toi, Yala Coongel, le rabatteur de Dulo Demba ? J'ai bien entendu parler de ton maître. Il est célèbre dans la province du Tooro et presque un saint dans le Laaw. Seulement, je me demande bien pourquoi il n'a encore soumis aucune province, que je sache, et à voir son chef de guerre en chair et en os, il n'est pas près de le faire, je me trompe ?
— Dulo Demba répondra aux provocations après. Après avoir occis les chefs de terre, coupé les oreilles de leurs esclaves et de leurs enfants et saccagé leurs idoles et leurs forêts sacrées. Pour l'instant, il vous demande de vous rassembler dans les falaises de Magama dès la nouvelle lune.
— Des sornettes ! s'emporta quelqu'un. La semaine passée, dans le Djôlof, un laamane 4 a dévasté un campement de Fulɓe, égorgé les boeufs, conduit les femmes dans son harem et vendu les hommes aux Portugais. Où était ton Dulo Demba ?
— Le Djôlof, c'est trop loin! renchérit un autre. Là, tout près de nous, à Guiraye, et pas plus tard qu'avant-hier, un groupe de tondjon échappé de Tambakara a égorgé un arɗo, bastonné ses hommes et emporté ses troupeaux au Mali. A ma connaissance, aucun dénommé Dulo Demba n'a été signalé dans les parages.
Il s'ensuivit un long silence. Dooya en profita pour pousser davantage du coude et s'approcher de l'orateur qui, à présent dérouté, se tenait tête baissée sous l'œil inquisiteur de la foule.
— Hé, toi, Yala Coongel ! cria-t-il. Combien me paies-tu pour rejoindre tes armées ?
— Je ne paie pas! Mieux, je te demande de verser ton sang !
— Tu ne paies pas, c'est vrai ? Alors moi, Dooya Malal, je n'ai plus rien à faire ici.
Cependant, Dooya se montra nerveux à l'approche de la nouvelle lune. Un beau matin, alors que son petit monde s'apprêtait à conduire le bétail au pâturage, il commanda de seller les chevaux, de bâter les ânes et les boeufs porteurs, au grand dam de sa progéniture.
— Qu'on ramasse les calebasses, qu'on range les vanneries ! ordonna-t-il.
La colonne quitta la vallée du Gorgol et s'ébranla vers le nord.
— Où allons-nous, Dooya, fils de Malal ? demanda le griot Okorni.
— Que l'on se contente de me suivre sans un mot et sans une quinte de toux ! gronda la grosse brute.
— Dooya, fils de Malal, où nous mènes-tu ? Dis-le une fois pour toutes sinon je ne bouge plus d'ici ! menaça le griot.
— Tu as bien parlé, Okorni ! approuva l'aga Koyne.
— Tu as bien parlé, griot ! affirmèrent tous les autres.
— C'est bon, se résigna Dooya Malal. J'ai décidé de rejoindre Dulo Demba. J'ai décidé de combattre les tondjon.
Près d'une mare, ils tombèrent nez à nez sur Jaaje Sadiga qui hurla d'étonnement :
— Que fais-tu dans ces parages, Dooya Malal ?
— Quelle question ! Je réponds à l'appel de Dulo Demba, je vais combattre les chefs de terre.
— Tiens !
— J'y vais de mon plein gré pas parce qu'on me l'a demandé. Tout bien réfléchi, je n'ai pas envie que tous les Fulɓe de la vallée me prennent pour un couard.
— Devant Yala Coongel, tu as joué les orgueilleux pour masquer la peur qui te ronge. Les Fulɓe le racontent dans toute la vallée du fleuve. Et maintenant, tu as peur du qu'en-dira-t-on. C'est pour cela que tu viens, n'est-ce pas ?
— Estime-toi heureux de me trouver sous mon meilleur jour !
— Tes laitières, tes femmes, tes enfants… qui sont aussi les miens ?
— Tout va très bien tant que tu n'es pas là. Et toi, Teŋella et Yalaadi, ils ont grandi ?
— Ils me dépassent tous d'une tête. Il doit en être de même pour Birom et Birane en ce qui te concerne… Ah, nous autres Yalalɓe, nous naissons avec la force des lionceaux, nous poussons à la même hauteur que les bambous et nous mourons tous d'une mort sanglante et brusque… Permets que j'approche, mon frère, mes hommes et moi, nous avons soif et j'ai hâte d'étreindre ta progéniture.
— C'est pas souvent que tu demandes à les voir !
— Est-ce de ma faute si tu t'es isolé des Yalalɓe ? Mon oncle Malal Boɗewal qui fut ton père ne cessait de le répéter : « Il n'y a rien que les querelles de famille pour attirer la malédiction. »
— Les Yalalɓe, c'est moi! C'est moi qui détiens l'hexagramme de coralline !
— Ah ! Nous en parlerons plus tard de l'hexagramme de coralline… Rejoins-nous, Dooya ! C'est parmi nous que se trouve ta place.
— Pas tant que toi, Jaaje Sadiga, tu seras arɗo. La place me revenait de droit, tu le sais bien.
— Oublie ! Il y a maintenant des lustres que tout cela s'est passé.
— Très bien ! Pour le moment, allons combattre les tondjon. Seulement, je te le promets, quand la guerre sera finie, je te fendrai en deux et je reprendrai mon dû.
On s'embrassa malgré tout, échangea les nouvelles et les provisions. Une caravane unique fut formée vers les falaises de Magama. On avança en silence sur les chemins rougeâtres bordés d'épars épineux et de curieuses termitières. Puis le griot Okorni sortit son hoddu 5 et chanta d'une voix à peine plus haute que les autres bruits — les mugissements des veaux, les claquements dés sabots, les coups de bâton pour calmer les broutards récalcitrants et le floc-flac régulier des guenilles mouillées contre les branchages et les pierres —, rien que pour lui, rien que pour soulager le poids de l'amertume qui écrasait son cœur:
Épervier, mon ami,
à toi je confie le drame de Yogo Saajo
Arɗo Yogo Saajo, a laissé une veuve,
une belle, à ses deux frères
Jaaje a dit, c'est pour lui
Maga a dit, c'est pour lui
Deux frères se brouillent et s'éloignent
Comme deux chemins se séparent
L'un au fin fond du Tekrur
L'autre, dans les taupinières du Maasina
Et depuis, c'est ainsi chez les Fulɓe :
celui qui est monfrère, je le fuis,
celui qui porte mon sang, je le tue,
Dis-moi, épervier, quel gri-gri il faut
pour ces pauvres Yalalɓe Ô Yalalɓe,
qu'avez-vous fait à Geno,
et moi, misérable Okorni, que puis-je faire pour vous ?
Dulo Demba réussit à surmonter les chicanes et les inimitiés, les méfiances ataviques ainsi que les rancunes multiséculaires, et il rallia à sa cause les tribus, clans et sous-clans peuls de toute la vallée du Sénégal. Doté d'une quantité impressionnante d'armes et de montures, il s'ébranla vers le sud. A Pété Penda Njur, il scinda son armée en deux. Il en confia une partie à ses deux frères Hembi Demba et Naawo Demba à qui il demanda de rester en arrière-garde dans la vallée pour diriger les principautés nouvellement conquises. Avec la seconde, il déferla sur la ville de Bucol où une foule considérable de partisans le rejoignit. Embarqués sur des almadies 6, ses innombrables soldats réussirent à traverser le fleuve et à s'enfoncer dans les terres des Ouolofs qu'ils vainquirent facilement. La route du Sine-Saloum et de la Gambie était ouverte…
Les Fulɓe déferlèrent sur les pays des trois fleuves comme des nuées de sauterelles. Selon le Portugais André Alvares d'Almada qui, vers cette époque, vadrouillait dans le coin, ils avaient beaucoup de chevaux, beaucoup de vaches, de chameaux et d'ânes. Les cavaliers étaient nombreux, intrépides, armés de flèches et d'essaims d'abeilles. Il ajoute que, pour traverser le fleuve Gambie, il a suffi à chacun d'apporter une seule pierre : « On n'avait jamais vu une telle troupe parmi ces nations. Elle alla détruire et dévaster tout, passant par le territoire des Mandingues, des Cassangas, des Bagnoumes et des Bourames, soit plus de cent cinquante lieues 7… » Son compatriote Joâo de Barros affirme de son côté que « les Fulɓe étaient si nombreux qu'ils asséchaient tout fleuve qu'ils rencontraient ». Aussi leur fergo se résuma finalement en une simple démonstration de force. Au vu de leur nombre et de leur arsenal, beaucoup de rois renoncèrent à se battre, conviant leurs guerriers à aller au labour ou à la chasse et exhortant leurs griots à calmer les ardeurs de ces bandes de bergers surexcités. Le prestige des empereurs du Mali s'en trouva si fortement ébranlé que les Ouolofs en profitèrent pour se libérer aussi et occuper la rive droite de la Gambie.
Enhardie par ses nombreuses victoires, ta pouilleuse de race s'enfonça de plus en plus vers le sud avec ses hordes de bœufs, ses guerriers hirsutes, ses bergers d'un autre âge, ses cohortes de gamins dépenaillés et de femelles chichiteuses et narcissiques, pillant les richesses et soumettant les habitants au supplice du feu et du fer. Après la Gambie, elle traversa le rio Casamance, le rio Farin, le rio Guébé et le rio Grande, hurlant ses hymnes de guerre sans que rien l'arrêtât. Mais dans la mangrove, entre Kabo et Cacheu, Guignola et Bissau, elle rencontra les Béafadas.
Les Béafadas étaient peu nombreux, les Béafadas étaient mal armés. Cela n'empêcha pas ces braves petits hommes de la mangrove de mettre en pièces tes redoutables cavaliers, Pullo ! Ils brisèrent tes colonnes d'archers et firent fuir tes dresseurs d'abeilles et tes lanceurs de javelot. Ils décapitèrent Dulo Demba, offrirent sa tête en trophée à leur roi, se repurent de son sang, jetèrent ses restes aux crocodiles.
La défaite fut telle qu'il te fallut cinquante ans et plus pour reprendre tes esprits et reconstituer tes armées.
Bien fait, olibrius ! Broussard malingre et mal vêtu! Ô kinn a koop! (Cela sonne mieux en sérère.)
Bien des années plus tard, une cavalerie peule déboucha dans un marché du Boowe 8, faisant voler en éclats les canaris et les gourdes, terrorisant les vendeuses et les chiens. Celui qui en semblait le chef s'immobilisa devant une jeune marchande de lait, se jucha sur le dos de sa monture, fit vibrer son sabre et dit :
— Tu as un lait magnifique, jeune fille ! Il est aussi blanc que tu es claire, aussi moelleux que ton corps est désirable ! Il est tout fait pour moi. Donne-m'en une bonne louche !
— Je le vends un cauri pour une louche, dix pour toute une calebasse, répondit la jeune fille tout en se curant les dents avec une tige d'acacia.
Le jeune homme éclata de rire et d'un mouvement brusque fit hennir son cheval noir avant de s'adresser à ses compagnons :
— Hé, amis, elle est jolie, propre, elle sent bon l'eau de rose et le henné mais elle est un peu effrontée, est-ce que je mens ? Elle veut nous vendre son lait, vous entendez ça ?
— Elle doit être trop jeune pour savoir qui on est et ce qui se passe dans le monde !
— Oui, Abi, oui ! Ce doit être ça, elle est encore trop jeune. Alors, explique-lui, peut-être qu'elle comprendra !
— Comment veux-tu que je lui explique ? Elle ne nous écoute pas, elle ne fait pas attention à nous. Elle se brosse les dents et elle regarde de l'autre côté, là où l'on vend les pintades et les ânes.
— Alors, toi, Sellu, essaie !
— A quoi bon ? Nous sommes dans un lieu perdu où personne ne sait que nous ne payons jamais rien dans les marchés.
— Jeune fille, tu as entendu, n'est-ce pas ? Nous sommes des gens d'une autre sorte: nous prenons ce qui nous plait, nous ne payons jamais !
— Une louche, un cauri; une calebasse entière, dix ! Le prix est le même pour tous.
— Elle est toute menue, toute jolie, mais elle ne sait pas parler aux gens, elle siffle comme un serpent !
— Le Pullo est tombé bien bas depuis la guerre avec les Béafadas. Aujourd'hui, quand il monte à cheval, ce n'est plus pour guerroyer, c'est pour importuner les jeunes filles.
— Mais non, répondit celui qui s'appelait Sellu, c'est juste pour causer avec toi et boire de ce bon lait.
— Nous n'avons rien à nous dire. Passez votre chemin sinon j'appelle mes frères !
— Ha, ha, elle va appeler ses frères ! fit le dénommé Abi. Dis-moi, belle fille, comment ils s'appellent tes frères ?
— Je préfère ne pas les nommer, la moitié du marché s'en irait en courant…
Elle fut interrompue par l'arrivée infernale de deux jeunes cavaliers.
— Kuro, notre sœur, il paraît qu'on te veut du mal ? dirent-ils en chœur comme s'ils l'avaient longuement préparé.
— Ces étrangers veulent boire mon lait, sans me payer comme si j'étais une vulgaire paille, sans père, sans frère, sans personne pour me protéger.
— Allons vers la rivière ! tonna l'un des deux frères. Là-bas, la plaine est grande et vide. On ne risquera pas de casser un récipient ou de blesser une créature innocente et fragile. Nous serons entre hommes et, entre hommes, nous parlerons. Si vous revenez vivants, je vous offrirai et le lait et la main de ma sœur.
Quoi ? s'alarma un vieillard couvert de rides arrivant de nulle part et qui tremblotait comme une feuille, assis à califourchon sur une mule. Qu'est-ce qui se passe ici ?… Descends de cheval, Birane, et viens t'expliquer ! Et tâche que tes propos soient intelligibles !
— Ce vacarme n'est pas de notre fait, père. Nous étions dans les collines en train de faire paitre les troupeaux quand des passants nous ont alertés. Ces voyous ont voulu lui voler son lait.
— C'est vrai, Kuro, ma génisse ? C'est vrai ce que dit ton frère ?
La jeune fille acquiesça d'un bref mouvement de tête.
L'homme au cheval noir s'avança vers le vieillard sans descendre de sa monture.
— Si nous avons compris, tu es le père des jeunes gens que voici. Nous te devons le respect, honorable vieillard. C'est comme si tu étais notre père à nous aussi. Seulement, tes enfants nous ont lancé un défi, nous devons y répondre. C'est ainsi dans notre clan, quand on nous défie, on répond.
— Quel défi vous ont-ils lancé ? Et d'abord, quel est votre clan ?
— Nous sommes du clan des Baa, du sous-clan des Yalalɓe. Tes poussins, grand-père, nous ont conviés à nous battre près de la rivière. Nous allons leur montrer ce que cela coûte de se mesurer à des Yalalɓe.
— Tais-toi, imposteur ! Des Yalalɓe, il ne reste plus que nous. Tous les autres sont morts dans les marais des Béafadas, massacrés par ces sauvages ou dévorés par les crocodiles. Je suppose que leurs femmes et leurs enfants qui ont pu survivre errent de campement en campement, sous l'emprise de la famine et de la folie.
Le jeune homme au cheval noir jeta un regard amusé sur ses compagnons puis se tourna de nouveau vers le vieillard, le visage saisi par le fou rire et le doute.
— Tu dis ça pour rire, n'est-ce pas ? C'est nous, les derniers Yalalɓe, les autres sont morts dans les lagons de Cacheu.
— Qu'en sais-tu, jeune homme ? Où étais-tu, ce jour-là ?
— Exactement de l'autre côté, dans les marais du Cogon, avec mon père, arɗo Jaaje Sadiga.
— Dis-moi, mon fils, es-tu le dénommé Teŋella ?… Alors, tu es Yalaadi, le second fils de mon frère Jaaje Sadiga.
— Oui, c'est bien moi, Yalaadi Jaaje, fils de Jaaje Sadiga, frère de Teŋella Guédal Jaaje.
— Approche, Yalaadi ! Je suis ton oncle Dooya Malal !
Les yeux de Dooya Malal, jaunis et à demi refermés par les épreuves, pauvres sillons au milieu de son visage fripé et convulsif, se fixèrent un bon bout de temps sur le visage de Yalaadi, sans autre expression que la force de leur immobilité. Le vieil homme voulut dire quelque chose mais se contenta finalement d'ouvrir la bouche et de désigner son neveu d'un doigt fébrile. Yalaadi se précipita vers lui, l'aida à descendre de la mule.
— Ne restons pas là, fit le vieux, rentrons au campement !
Les femmes se mirent à pleurer, les enfants à demander ce qui se passait, qui étaient ces drôles d'étrangers venus du néant rien que pour endeuiller le campement.
L'on attendit la nuit pour se réunir autour d'un couscous au folléré et évoquer le passé, soupirer sur toutes ces années de querelles et de violences, de défaites et de haines. La nuit est vaste, obscure, profonde. Ses mystères peuvent contenir la douleur et l'indicible. Le jour est trop clair, trop évident, trop fragile. Il est interdit de conter, le jour; de forniquer, le jour; d'offrir des libations, le jour; d'évoquer les morts, les sujets qui fâchent ou quoi que ce soit de pénible et de contrariant, le jour.
— Comment cela s'est-il passé, Yalaadi ?
— Mais quoi, père Dooya ?
— La mort de ton père. J'ai le droit de savoir. Nous ne nous sommes pas toujours bien compris, mais c'était mon frère. En apprenant le détail de sa mort, c'est comme si je lui donnais une sépulture. Je lui dois dans la mort ce que je n'ai pas pu lui offrir dans la vie. Ah !… Dans la forêt ou dans le lagon ?
— Dans la forêt ! Dans le lagon, c'est le griot Kesiiri, l'aga Dian et les autres compagnons de mon père.
— Hélas, mon fils, le destin ne fut pas généreux de notre côté non plus ! En sortant du pays des Béafadas, je pensais qu'il ne me restait plus personne. J'étais tellement désespéré que j'y ai enterré mon sasa 9 et ma lance. Par chance, ma femme et les plus petits s'étaient réfugiés dans le Ngaabu. Birom et Birane, nous les avons retrouvés bien plus tard : l'un dans le Ɓundu, blessé à la jambe, l'autre au Ferlo, rongé par les chiques et les fièvres. Nous comptions, comme la plupart, rejoindre le Nalou ou le Fuuta-Jalon. Finalement, les choses s'étant calmées, nous nous sommes fixés ici. Et vous, orphelins d'arɗo Jaaje Sadiga, par où cet épouvantable drame vous a-t-il projetés ?
— Nous avons trouvé refuge dans les montagnes du Fuuta-Jalon.
— Où ça, donc ?
— Dans un lieu inaccessible : Geme-Sangan.
— Quoi ? Ce Teŋella dont tout le monde parle, s'agit-il du même : de ton frère, du fils ainé de mon frère Jaaje ?
C'est exact, oncle Dooya ! Il s'agit bien de mon frère.
— On dit qu'il a construit une ville entourée d'une muraille de pierres, qu'il a constitué une armée et qu'il s'est proclamé roi.
— En effet, il a reçu là-bas l'allégeance de tous les clans peuls. Il a noué de solides alliances avec les Dialonkés, les Nalous, les Bagas, les Landoumas, les Soussous et les Mandingues. S'il n'est pas déjà roi, je crois qu'il ne va pas tarder à le devenir.
— Roi ! Cet oisillon de Teŋella, roi ! … Et vous vous prenez pour qui, engeance de Jaaje Sadiga ? C'est à nous que revient ce titre, c'est à nous l'hexagramme de coralline !
Il renversa une jarre d'eau en recherchant sa canne, sous l'emprise de la colère. Il fit quelques pas en direction de sa hutte puis se ravisa et revint s'asseoir, le front en sueur, vidé de ses forces en même temps que du venin de la rancoeur et de la jalousie.
— Ah, soupira-t-il, j'ai passé ma vie à mal agir ! Pardonne-moi, mon fils Yalaadi ! C'est ma faute si ton père et moi nous ne nous sommes pas toujours compris… Ah, cette race des Yalalɓe, épuisée par les querelles, minée par son mauvais caractère! Il est temps que cela cesse… Teŋella est devenu roi ? Eh bien, que Geno bénisse son règne ! C'est dans les mains de votre lignée que le dieu a déposé le pouvoir… Ah, mon frère Jaaje, voici le temps des regrets ! Hélas, nul ne peut réparer les fautes d'antan…
Il remit quelque chose à Okorni qui se tourna vers Yalaadi.
— Fils de Jaaje Sadiga, cet hexagramme de coralline, objet de tant de discordes, cet éternel symbole du pouvoir des Yalalɓe, Dooya le remet dans tes mains. Veille sur lui tout au long du chemin ! Que le sorcier ne le voie pas, que le malandrin ne le touche pas! Garde-le jusqu'à Geme-Sangan et remets-le dans les mains de Teŋella! Geno bénisse le règne de Teŋella !
— Dooya Malal, notre père! gémit Birom.
— Père Dooya, que fais-tu là ? s'inquiéta Birane.
— Je remets la pépite à celui qui la mérite !
Et cette bataille du rio Grande, tu penses bien qu'aucun Pullo ne l'avait oubliée. Elle restait dans la gorge de chacun des tiens comme un gros et brûlant morceau d'igname: impossible à avaler, impossible à recracher. Ta pouilleuse de race, tout en continuant de cheminer et de s'éparpiller, ruminait sa rancœur et rêvait de vengeance. Et voilà que soudain, changeant de visage, le destin se mettait à lui sourire. Véritable cadeau du Ciel, ce Teŋella surgis sait au cœur des événements violents, simultanés et rapides qui s'abattirent sur les pays des trois fleuves à la manière d'un projectile. En deux ou trois saisons, son nom devint aussi réputé que celui de la mystérieuse hyène blanche dont tout le monde parle mais que personne n'a jamais vue.
Il était nettement plus âgé que Birane et Birom. Ce n'était tout de même qu'un adolescent lors de la guerre du rio Grande. Ayant réchappé par miracle du champ de bataille, il s'était joint aux cohortes de blessés et d'affamés, de veufs et d'orphelins qui tentaient de s'abriter dans les contreforts du Fuuta-Jalon. Là, il acheva de grandir et de mûrir. Là, il se distingua. Il commença par organiser les jeunes de sa classe d'âge en groupes d'autodéfense pour protéger les éleveurs contre les excès des autochtones soussous, dialonkés, malinkés, bagas, landoumas et nalous. Minuscules et dispersés au début, ces groupuscules se transformèrent rapidement en une puissante armée sans éveiller les soupçons des chefs de terre. Progressivement, son autorité s'imposa aussi bien aux Fulɓe qu'aux autres. Au faîte de sa puissance, il fit bâtir la ville fortifiée de Geme-Sangan. De ce bastion inaccessible, il pouvait enfin songer à réaliser ses rêves de conquête.
Son déferlement se produisit vers 1510. Il se rua vers le Jaara, son fils Koli Teŋella vers le Wuli. Et le cours de l'histoire changea de fond en comble aux pays des trois fleuves.
Notes
1. L'éthique peule.
2. Le maître berger, le gardien des secrets de l'élevage.
3. Exode. Les exodes peuls furent d'excellents moyens d'intimidation et souvent sources de profonds bouleversements historiques.
4. Chef de terre chez les Ouolofs.
5. Guitare monocorde.
6. Embarcations de fortune faites avec de la paille humide.
7. A. Alvares d'Almada, Tratato Breve, 1841, chapitre V, p. 33.
8. Cette région se trouve aujourd'hui dans l'actuelle Guinée-Bissau.
9. Besace dans laquelle les bergers peuls conservent aussi bien leurs provisions que leurs amulettes et leurs gris-gris.