Seuil. Paris. 2004. 384 p.
Surgi de la route de Halwaar, le jeune homme longea prudemment les fouilles, hésita quelques instants devant les silos et le bantan avant de se décider à pousser la porte de la mosquée. Depuis son arrivée à Gede, il n'avait pris la peine ni de dépoussiérer ses lanières, ni de saluer les passants, ni de faire une petite halte pour boire un peu d'eau et demander son chemin. Assis sous les baobabs ou debout par petits groupes le long des palissades et des ruelles, les gens voyaient bien qu'il n'était pas d'ici, qu'il venait de loin, nerveux, préoccupé, manifestement mû par un dessein pressant ou grave, dont le poids, en tout cas, semblait trop lourd pour ses jeunes épaules. Serait-il de Gede, les yeux dilatés, les index fébriles et les chuchotements touffus auraient tout de même accompagné ses moindres faits et gestes entre son apparition vers les fouilles et son entrée dans la mosquée. Ici ou ailleurs, sa taille élancée et son éclatante beauté ne pouvaient passer inaperçues, à plus forte raison, le long sabre avec sa gaine de cuir ciselé qui lui pendait le long de la jambe droite, son bâton de berger au dessus des épaules et surtout le bonnet de cotonnade sur lequel était brodé, net comme un totem visible du ciel : Allah Akbar, Allah est le plus grand. C'est pourquoi les gens pensaient qu'il n'était pas d'ici, qu'il venait de loin, loin de la vallée du Sénégal, loin de la vallée de la Gambie et même de celle du rio Farin et du rio Grande. Cela se sentait qu'il ignorait tout des décennies de malheurs qu'avait connues le Fuuta-Tooro et dont les douleurs étaient encore si vives que l'on se gardait de les évoquer, de peur de rallumer les haines. On avait naïvement pensé qu'avec la fin du Chor-bouba s'ouvrirait une ère de bien-être et d'accalmie, pareille que sous le règne de Samba Sawa Laamu. Mais tu sais mieux que personne, petit Pullo, ta race et son caractère de chien ! Tu sais à quel point vous êtes susceptibles et emportés, jaloux l'un de l'autre et emplis d'orgueil ! Les Deeniyankooɓe, qui avaient déjà beaucoup de mal à se succéder sur le trône de leurs ancêtres, se retrouvaient soudain devant deux difficultés nouvelles : la prolifération des Blancs sur les côtes et la banalisation des zawiya d'inspiration mauritanienne dans leurs cités. Ce qui fait que la paix conclue à l'issue de la guerre des marabouts fut brève. Les violences succédèrent aux violences — bon an mal an, pour un oui pour un non —, séparées par quelques éclairs de joie, quelques bouffées de trêve et de réconciliation.
En 1669, Siree Sawa Laamu succéda à son frère Bookar. La perte du Ɓundu en 1690 et l'imprudence avec laquelle il signa un traité commercial, à Joowol en 1697, avec André Brüe, le commandant du fort de Saint-Louis (traité qui éclipsera progressivement les bateaux portugais dans le trafic fluvial et favorisera pour de bon l'implantation française), ne furent pas du goût de tout le monde. Les critiques s'envenimèrent jusque dans son entourage le plus proche. Qu'est-ce qu'il fit, l'idiot de Pullo ? Eh bien, il destitua son neveu Samba Bookar Sawa Laamu du titre de prince héritier, oui ! Ce qui, tu t'en doutes, apportera bien plus de remous que de bienfaits. Samba Bookar Sawa Laamu dut s'exiler chez les Soninkés du Guidimaka d'où, avec ses nombreuses troupes d'ambitieux et de mécontents, il menaçait sans cesse le trône de son oncle. Ce qui n'empêcha pas Siree Sawa Laamu de régner jusqu'à ce qu'il devînt aveugle en 1702. Il fut de ce fait écarté, selon la règle imposée sous Koli Teŋella qu'aucun prince atteint d'une maladie visible à l'oeil nu ne devait accéder au trône. Samba Bookar Sawa Laamu prit sa vengeance et régna jusqu'à sa mort, en 1707. Il fut remplacé par Sawa Dondé qui fut assassiné deux ans plus tard par Bookar Siree, le fils de Siree Sawa Laamu, ouvrant ainsi une crise de succession de près d'un demi-siècle qui, favorisée par l'immixtion de plus en plus affirmée des Français et des Maures dans les affaires intérieures du Fuuta-Tooro, entraînera la chute des Deeniyankooɓe en 1776 et l'émergence d'une dynastie musulmane, celle des TooroƁƁe.
Bookar Siree occupa le trône pour trois ans. Mais en 1710, son cousin, Gelaajo Jeegi, le destitua. Réfugié à Gumel, Bookar Siree dépêcha son fils, le prince héritier, Mokhtar Gaku, à Meknès auprès du sultan Moulaye Ismaël (celui-là même qui faillit épouser la soeur de Louis XIV) pour lui demander de l'aide. Moulaye Ismaël lui expédia des troupes pour le remettre sur le trône en 1718. Il le perdit de nouveau en 1721, cette fois, au profit de son neveu, Buubu Muusa, le fils de Samba Bookar Sawa Laamu et de Muusa Yakhaare Koïta, une princesse soninké du Jaara. Buubu Muusa transféra la capitale de Joowol à Tumbere-Jinge (dans la vallée du Gorgol), desserra l'étau français et combattit les Maures du Brakhna, du Tagant et du Trarza qui repassèrent sous la domination des Deeniyankooɓe. Les chroniques ont retenu de ce preux l'image d'un grand roi, de la trempe de Teŋella Jaaje, de Koli Teŋella, de Gelaajo Bambi, de Yero Jam et de Samba Sawa Laamu qui furent, sans conteste, les plus illustres de ses ancêtres : « Buubu Muusa resta le roi incontesté qui vainquit tous ses ennemis et dont la parole était écoutée par tous les gens de la terre, de la mer, de la droite et de la gauche, de l'orient et de l'occident et ce, jusqu'à sa mort 1. »
A l'intérieur du Fuuta-Tooro, il écrasa la rébellion des musulmans de Hayre-Ngaal, brûla la ville et réduisit ses habitants en esclavage. Mais de nouveau, Bookar Siree délégua son fils à Meknès pour demander à Moulaye Ismaël non seulement de l'aider à reprendre le pouvoir mais aussi d'interrompre son soutien au redoutable Ely Chandora, l'émir maure du Trarza, l'ennemi héréditaire du Fuuta-Tooro. Ce Ely Chandora se sentait constamment menacé sur son trône, aussi bien par les pressions des Deeniyankooɓe que par les rébellions incessantes des tribus maures. A bout de peine, il avait demandé lui aussi l'appui du sultan du Maroc qui lui avait dépêché les Ormans, une armée de mercenaires originaires de la ville de Salé qui se mit très vite à outrepasser les ordres et à piller sans distinction et les Maures et les Noirs de la vallée du Sénégal auxquels ils imposèrent une taxe très impopulaire, le muudo-horma.
Pourtant, contre toute attente, Moulaye Ismaël laissa choir Ely Chandora et aida Bookar Siree à remonter sur le trône en 1722… mais pas pour longtemps. Dorénavant, les deux rivaux se succédaient au rythme des saisons. Il dut de nouveau s'éclipser en 1723. Buubu Muusa eut juste un an pour savourer sa revanche : en 1724, c'est le tour de Bookar Siree, renversé l'année suivante par son rival. Cette valse des rois meurtrit profondément la dynastie et le royaume. Les Deeniyankooɓe y laissèrent beaucoup de leur force et de leur prestige. Exaspérés, inquiets, divisés, les Fulɓe vécurent là l'un des moments les plus tragiques de leur histoire. Le Fuuta-Tooro nétait plus un pays mais une mangue coupée en deux : un morceau pour Buubu Muusa, l'autre pour Bookar Siree. Chaque jour, des assassinats, des émeutes, des conspirations ; dans chaque famille, le chagrin et le deuil, à chaque instant, le risque de basculer dans une guerre civile sans fin.
Bien fait ! « Quand deux Fulɓe se battent, offre-leur des armes au lieu de les séparer. Celui qui gagne le combat est juste un peu moins fripouille que l'autre », nous ont appris nos vaillants ancêtres. Tes fripouilles d'ânes bâtés de parents continuèrent donc à braire et à s'étriper…
En 1725, à peine revenu au trône, Buubu Muusa, après avoir par précaution transféré de nouveau sa capitale de Tumbere-Jinge à Doondu, fut néanmoins assassiné par Samba Gelaajo, le fils de Gelaajo Jeegi, frustré de n'avoir pas succédé à son père. Certaines sources disent par empoisonnement, d'autres par la magie noire. Son corps fut jeté dans le fleuve par un pêcheur du nom de Buubu Ɓooyi. Celui-ci, sur les recommandations de Samba Gelaajo, alourdit d'abord le cadavre avec une pierre afin qu'il ne remontât jamais à la surface et y fixa un talisman afin que sa mémoire disparût à jamais. Samba Gelaajo rasa la ville de Doondu et vendit ses habitants aux traitants français de Saint-Louis.
Konko Buubu Muusa fut néanmoins désigné pour succéder a son père. Samba Gelaajo mobilisa une puissante armée et s'installa de force sur le trône, empoisonnant une fois pour toutes l'atmosphère politique déjà fort viciée du Fuuta-Tooro…
Mais tout cela, notre jeune homme ne le savait pas — comprends que les nouvelles étaient lentes à l'époque, elles allaient au rythme des chameaux et des ânes et n'effleuraient que peu les zones montagneuses et boisées —, il se serait montré plus discret, n'est-ce pas ? En trois quarts de siècle, les effets dévastateurs du Chor-bouba et les rivalités meurtrières des princes Deeniyankooɓe avaient profondément modifié le comportement des uns et des autres, en effet. Un accord tacite quoique terriblement fragile s'était établi entre les bismillâhi et les Deeniyankooɓe : les premiers se montraient plus discrets et les seconds moins arrogants. Mais cela, je te l'ai déjà dit, notre jeune homme ne le savait pas…
En ce jeudi, veille de jour de marché et de fidèles étaient peu nombreux. Il trouva facilement où déposer son turban, son bâton, ses lanières et son sabre ainsi qu'une jarre d'eau pour se rafraîchir et accomplir ses ablutions. Il se mêla à la prière sans faire attention aux regards froids et presque hostiles qui le dévisageaient, de la même manière qu'il avait fait peu de cas de la mollesse avec laquelle on avait répondu à son salut.
Après la prière et le sermon, il avait attendu la toute dernière minute — certains se préparaient à rechausser leurs lanières et à rentrer chez eux — pour s'annoncer :
— Pardonnez-moi, musulmans, pardonnez-moi, ô communauté des humbles, de troubler votre quiétude! Je suis un pauvre étranger à la recherche du couvert et du gîte.
Il avait dit cela sans baisser les yeux et sans trembler de la voix, comme on s'y serait attendu pour une personne de son âge, il voulait se faire passer pour un homme. Mais son ton dégageait quelque chose de sincère et de touchant qui contrastait avec l'air arrogant avec lequel il était entré. Les attitudes penchèrent de l'hostilité vers la curiosité. Un lourd silence plana cependant avant que l'imam n'ouvrît la bouche.
— D'où vient le Pullo ?
— L'homme qui est devant vous vient de Timbo, fit-il en tâchant d'être poli.
— Vous savez en quel pays de cette terre se trouve une ville nommée Timbo, vous ? fit l'imam qui leva les bras en l'air, moqueur et embarrassé tout à la fois.
Cela souleva un tollé de sarcasmes que le jeune homme se dépêcha d'interrompre d'une voix douce mais ferme :
— Ceux qui ne savent pas où se trouve Timbo ne tarderont pas à le savoir !
— Dis-nous déjà si des Fulɓe y habitent ou si c'est un village de Pygmées ! ricana quelqu'un.
— Timbo est une cité du Fuuta-Jalon, avança-t-il sans se laisser décontenancer.
— Se trouverait-il déjà une mosquée dans dans ce lointain endroit ? s'écria le muezzin.
— Ô mon père, vous pensez bien que c'est la première chose que le très saint Seydi a songé à bâtir, avant les demeures, le marché et les écuries ! Et aujourd'hui, grâce à Dieu, nous avons non seulement notre propre mosquée mais dix écoles coraniques et une bibliothèque. Songez que, l'année dernière, nous avons compté notre troisième pèlerin, un Pullo-rouge nouvellement converti qui n'a pas hésité à revendre son troupeau pour avoir accès aux lieux saints.
On commença à l'observer avec un peu plus de considération.
— Qui c'est ça, Seydi ? ricana quelqu'un.
— Ce fut, sans doute, le plus noble des Fulɓe et le plus pieux des hommes. C'est à lui que Dieu a donné de fonder la cité sainte de Timbo. Tous les oracles indiquent que c'est son descendant, mon maître Karamoko Alfa, qui sortira les croyants du joug des fétichistes.
— Dis-moi, jeune homme, reprit l'imam sur un ton presque affectueux, c'est vraiment de Timbo que tu es venu jusqu'ici ?
— C'est bien cela, imam !
— Et je suppose que c'est pour vendre quelque chose que tu es venu jusqu'à nous, je me trompe ?… De l'or, du limon, des peausseries, de la cire, peut-être ? Selon les colporteurs, qui veut trouver de la très bonne cire doit se rendre là-bas, chez vous, au Fuuta-Jalon.
— Rien de tout cela. Des esclaves et des boeufs !
— Tu es venu jusqu'au Fuuta-Tooro pour vendre des esclaves et des boeufs ?
Le jeune homme promena un regard suspicieux sur l'ensemble de l'assistance avant de se raviser.
— Vous êtes musulmans, moi aussi. Je me dois de vous faire confiance alors je vais tout vous dire.
Il parla jusqu'au milieu de l'après-midi sans impatienter personne. Quand il se tut, il se rendit compte qu'un grand cercle s'était formé autour de lui et que chacun, même les plus vénérables, cherchait à le saluer et à l'embrasser. L'imam le serra fort et dit :
— A présent que nous savons tes louables desseins, peux-tu nous dire ton nom, jeune homme ?
— Mamadu Tori !
— Tous les Fulɓe du Fuuta-Jalon sont venus d'ailleurs. Toi, tes ancêtres sont d'où ? Du Ɓundu, du Maasina, du Fuuta-Tooro ?…
— Du Fuuta-Tooro ! La place que tu occupes en ce moment, imam, c'est mon lointain aïeul qui l'occupait, voici quelques lustres. On l'appelait le cheik Mansour. Jabaali, de son nom pular !
— Eh bien, reprit le muezzin après un long et pénible souffle, puisque tu es notre hôte, c'est chez les Taal qu'il convient de t'héberger. C'est sur les ruines de ton regretté aïeul que cette famille-là a bâti sa demeure.
Dès qu'il se fut lavé et restauré, une petite servante vint le trouver dans la petite case du fond de la cour que les Taal lui avait désignée, elle lui annonça que l'imam désirait s'entretenir avec lui. Il le fit entrer et, avec une exquise déférence, déplia une belle peau de mouton pour l'inviter à s'asseoir.
— Je ne t'importunerai pas longtemps, jeune homme, je dois me préparer pour la prière du al-asr. Je voudrais juste que tu me redises ce que j'ai entendu à la mosquée et éclaircir quelques points. Es-tu vraiment sûr qu'au Fuuta-Jalon il y a maintenant plus de Fulɓe que d'autochtones ?
— Je le jure sur le saint livre !
— Et tu peux me jurer que, de tous ces parents, les musulmans sont aujourd'hui les plus nombreux ?
— Les dernières vagues venues du Maasina, du Fuuta-Tooro et du Ɓundu ont toutes renoncé à l'alcool, au port des tresses et à l'initiation dans les grottes.
— Allah Akbar !… En quel endroit as-tu laissé tes esclaves et tes boeufs ?
— Dans la plaine de Halwaar, aux bons soins de mes compagnons de route. Maintenant que Gede m'a fait bon accueil, j'irai les chercher demain pour les troquer contre du papier, des livres, des chevaux et des fusils. Là-bas, ces biens sont fort rares. Et Dieu sait combien ces outils sont indispensables pour pénétrer le message divin et propager la foi !… Nous essuyons tous les jours les attaques des païens fulɓe et jalonke, vous comprenez ? Nous devons défendre notre religion et nos familles et nos troupeaux avec. Deux lions mâles dans le même antre, forcément, l'un doit s'éclipser. Il n'y a plus aucun moyen d'éviter la guerre. Dieu seul sait comment tout cela finira.
— Ici aussi, mon brave, si cela peut te rassurer ! Ces mécréants de Deeniyankooɓe réussiront-ils à s'éterniser ou bien alors les émules du Prophète finiront-ils par vaincre ? Laissons à Dieu l'épaisseur de ses mystères… Les Taal sont-ils des hôtes convenables ?
— Mon hôte, Ali Jenne Taal, c'est le miel fait homme. Sa demeure exhale la générosité et la foi. J'ai tout ce qu'il me faut ici le couscous, le lait frais, les fruits mûrs et la joie.
— Puisque tu te sens si bien avec nous, reste donc. Au Fuuta-Tooro aussi, il y a tant de païens à vaincre et de jeunes esprits à former. Rien ne t'empêche de l'accomplir ici, ce jihad auquel vous rêvez tant là-bas…
— Non, je dois retourner là-bas. Les Fulɓe n'attendent que moi pour faire parler la poudre.
— Alors, fête au moins l'Aïd-el-Kébir avec nous. C'est dans trois petites semaines et ces pluies tant redoutées des voyageurs, elles ne seront pas là avant deux mois, au moins. Ne t'en fais pas, nous saurons où loger les membres de ta caravane, si nombreux soient-ils.
Deux semaines plus tard, il le réveilla en pleine nuit, tellement ému qu'il avait perdu son turban en cours de route, et lui dit en sanglotant de bonheur :
— Devine ce qui se passe, pieux fils de pieux, devine ?… J'apprends que, la semaine dernière, les armées du Ɓundu ont repoussé un fort contingent d'envahisseurs : les Deeniyankooɓe et leurs alliés bambaras y ont perdu un millier de guerriers… Hi hi!… Prions sans relâche, mon ami, prions, et bientôt, le nom de Dieu brillera sur tous les fronts des Fulɓe. Moi, je dis que vous avez bien fait de songer à déclarer le jihad. Aujourd'hui, le Fuuta-Ɓundu, demain le Fuuta-Jalon, le Maasina, le Fouta-Tooro, après-demain, partout dans les pays des trois fleuves, tu ne crois pas ? Dieu est avec nous, tu comprends ? Elle est de notre côté, la source inépuisable de la lumière !
Ils se tinrent par les mains et, accroupis au milieu de la petite case, ils entonnèrent des chants religieux malgré la nuit avancée. Avant de prendre congé, l'imam s'approcha du jeune homme et lui chuchota dans l'oreille :
— Ton hôte, Ali Jenne Taal, est un béni. Approche-toi de lui, recherche sa bénédiction ! Un grand saint est prévu parmi sa descendance. C'est un marabout venu de Meknès qui me l'a confié mais toi, ne le répète à personne !
Après avoir troqué ses trois cents esclaves et ses cinq mille boeufs contre des chevaux auprès des soldats des Deeniyankooɓe, du papier auprès des Marocains, des fusils et de la poudre dans les caravelles des Français accostées à Thiéhel, Tori attendit la fin de l'Aïd-el-Kébir pour se préparer à regagner le Fuuta-Jalon. La veille de son départ, il sollicita une entrevue avec son hôte, Ali Jenne Taal. Avec beaucoup de réticences, celui-ci, qui s'était depuis longtemps volontairement détourné des choses d'ici-bas, accepta d'abandonner quelques instants son chapelet, sa peau de prière et ses austères postures de pénitence et de méditation, pour venir l'écouter.
— Je m'en voudrais, ô très saint, de vous importuner longtemps. Je voudrais simplement, avant de vous quitter, profiter de votre bénéfique influence et vous demander de prier pour moi. J'ai été heureux sous votre toit. Votre hospitalité m'a fait du bien, votre piété davantage. Ces lieux sont apaisants et je ne dis pas cela parce que mon aïeul Jabaali les a habités. Je suis sûr que c'est vous qui avez apporté ici cette sensation de plénitude qui saisit l'étranger dès qu'il franchit la clôture.
Ali Jenne Taal ne répondit pas. Il l'entreina dans sa propre case où ils passèrent la nuit à prier. Le lendemain, il lui serra longuement la main, récita quelques versets et cracha trois fois sur son crâne en guise de bénédiction. Puis il lui tendit une vieille tunique (de celles que les hommes d'âge mûr portent sous leur boubou) teinte d'indigo et empreinte de calligraphies arabes et dit :
— Prends ça! C'est le seul cadeau qui soit digne de toi. J'espère qu'elle te fera du bien. Moi, c'est à force de la porter que j'ai appris le vrai nom de Dieu…
— Vous me la donnez vraiment ? s'enthousiasma Tori.
— Disons que, pour l'instant, elle est à toi. Mais un jour ou l'autre, il faudra bien que tu me la rendes. En attendant, continue d'oeuvrer pour Dieu ! Le règne de la vraie religion approche. Mais moi, je ne le verrai pas. Toi peut-être…
— Vous pensez, grand saint, que le Fuuta-Jalon aussi…
— Le Fuuta-Jalon et tous les pays aux alentours ! Partout, la parole de Dieu finira par régner.
Ce fut tout. L'imam et un carré de fidèles accompagnèrent Tori et sa caravane jusqu'au fleuve Ferlo. L'imam y fit sacrifier un agneau pour leur faciliter la route et leur prodigua ses tout derniers conseils :
— Contournez le Ɓundu par le sud ! Selon les colporteurs, la guerre y sévit toujours. Furieux de leur dernière défaite, ces rancuniers de Deeniyankooɓe ont redoublé leurs assauts contre la terre de la foi. Heureusement, chaque fois, la main de Dieu s'abat sur eux. Allez, bonne route ! Vous saluerez pour nous cet homme que tu appelles ton maître… ce…
— Karamoko Alfa !
— Eh bien, vous saluerez pour nous Karamoko Alfa et tous les parents du Fuuta-Jalon. Dites-leur qu'ici nous prions tous pour que Dieu augmente la foi du Pullo et l'aide à bâtir sur terre le grand royaume des fidèles !
Ils mirent près d'un mois à franchir les vallées fossiles du Ferlo, les termitières du pays bassari et les pentes boisées du mont Bajar. Les premières gouttes de pluie les trouvèrent aux abords du fleuve Kourognâki. Épuisés par le voyage et la malaria, ils décidèrent de camper quelques jours près du hameau de Hoore-Kuronyaaki avant de poursuivre leur chemin. Là, ils subirent une violente attaque des Jalonke. Ils perdirent cinq hommes, vingt chevaux et comptèrent de nombreux blessés. Tori fit faire des brancards de fortune et, malgré les réticences de certains, remit au plus vite son petit monde sur la route.
— A présent, tous les villages doivent être au courant de notre présence. Les païens peuvent surgir de partout pour nous attaquer. Nous ne devons nous arrêter pour rien au monde avant d'atteindre Doŋol-Linge. A Doŋol-Linge, tout le monde est musulman et, à ce qu'on m'a dit, j'ai de la famille là-bas.
Tu penses bien que Doŋol-Linge n'était plus ce minuscule hameau que son grand-père Garga et son grand-oncle Birane avaient découvert, soixante-quinze ans plus tôt, en arrivant du Ɓundu. La recrudescence des migrations à la fin du XVIIe siècle avait depuis apporté beaucoup de sang neuf dans le clan fondateur des Aliyaaɓe. C'était devenu un gros village de deux cents concessions au moins, avec sa mosquée, son école coranique, ses silos à grain, ses enclos et ses écuries.
Tori fit parquer les chevaux au bord de la rivière Doŋora et, avec un petit groupe de bergers, se présenta à l'entrée du village. Il tomba sur une jeune fille qui, un canari sur la tête, descendait à la rivière puiser de l'eau.
— Serais-tu du clan des Baa, jeune fille de bonne éducation ?.
— Non, je suis de celui des Jallo, mon noble et vénérable aîné. Tous les Aliyaaɓe sont des Jallo et moi, je ressors des Aliyaaɓe.
— Cela veut dire que tu es bel et bien de Doŋol-Linge et que tu vas pouvoir répondre à la question qui m'amène ici. Connais-tu quelqu'un se réclamant de la descendance de Mamadu Birane Baa, un Pullo du clan des Yalalɓe venu du Fuuta-Tooro au temps des grandes secousses ?.
— Comment voulez-vous que je sache, même mon arrière-grandpère n'était pas né au temps des grandes secousses ?
— Il existe bien des Baa qui vivent ici parmi vous, non?
— Vous voyez ce grand arbre là-bas, dénommé telihi ? Eh bien, poussez le pas jusqu'à son pied. Sur la gauche, vous trouverez un saare. C'est là qu'habite la seule famille Baa du village.
Son grand-père, Mamadu Garga, lui avait souvent parlé des parents de Doŋol-Linge, il n'aurait pas été un vrai Pullo sinon, avec vos façons excessives de cultiver les liens de sang ! Avant de succomber sous la massue d'un fétichiste, son père Mamadu Teli lui lisait leurs lettres, les rares qu'il recevait, mais il était encore trop petit pour tout comprendre. Il se souvenait que son bon soro 2 promettait chaque année de rendre visite à son frère jusqu'à ce que les rhumatismes et le grand âge le clouent dans l'enceinte de Timbo. Le voyage avait été tout le temps reporté à cause des mariages, des circoncisions, des cérémonies religieuses ; ou alors parce qu'il avait trop plu ou fait trop chaud dans un pays où, de toute façon, voyager n'était jamais commode à cause des rivières, des montagnes, des coupeurs de route et des incessantes guerres que les animistes et les musulmans se livraient d'un bout à l'autre. Et les jours s'étaient dépêchés de passer, accumulant les naissances et les saisons, les famines et les intempéries. Et Mamadu Birane s'était éteint dans son sommeil, tout au bout de son âge, suivi quelques années plus tard par son jeune frère que la sénescence avait transformé, à la fin, en une petite chose toute recroquevillée qui, au lieu de rire ou de parler, émettait des rots de dromadaire et d'inquiétants sifflements. Et depuis, seuls quelques rares messages délivrés par les marchands de kola et les prédicateurs servaient de lien entre les Yalalɓe de Timbo et ceux de Doŋol-Linge.
Tori passa le naarugol 3, crispé et plein d'appréhension. Il prit le sentier bordé de touffes de citronnelle et orné de petits graviers qui menait vers le telihi. Arrivé à la porte du saare, il se racla trois fois la gorge pour s'annoncer avant de prononcer le rituel as salam alaykum.
— Alaykum as salam ! lui répondit une voix de l'intérieur de la case qui semblait la plus importante parmi les cinq disposées en demi-cercle autour d'un vieux kolatier.
Jabaali devait être son ainé de cinq ou six ans. Il était père de deux filles dont une en âge de se marier et d'un garçon de quatre ans auquel il avait donné le nom de Garga.
— Tu vois que nous non plus, nous ne vous avons pas oubliés. Je comptais me rendre à Timbo pour vous connaître enfin et renouer avec ce sang qui coule dans nos veines à nous aussi.
— Allah n'avait pas cette intention-là : nous réunir avant le jour d'aujourd'hui. Unissons nos cœurs, faisons le deuil du passé et, pour le reste, remettons-nous-en à l'implacable volonté du Créateur ! Dis-moi combien vous êtes !
— A part moi et mes enfants que voici, je ne sais trop quoi te dire. Mes tantes se sont mariées, j'ignore où, et mes oncles, ma foi, sont morts en bas âge les uns après les autres, emportés par le rémé 4, de sorte que je n'ai connu que mon père, Mamadu Ilo, dont je suis l'unique garçon. À présent, mes trois sœurs vivent dans leurs foyers : la première à Bomboli, la seconde à Sankarela et la troisième dans le Ɓundu. Je suppose qu'à Timbo, vous avez été plus gâtés par la chance.
— Ce qui est rare, c'est le grain. La maladie et la mort, Dieu les répand partout. Le choléra, la fièvre jaune et les armes sataniques des buveurs de dolo 5 ont décimé tous les enfants de mon grandpère. Mon père, Mamadu Teli, n'a laissé que deux enfants. Et mon aîné, je préfère ne même pas le nommer. Il a osé apostasier, le maudit ! On dit qu'à l'heure qu'il est, il vit comme un chien errant au pays de Sierra Leone, transfiguré par les blasphèmes et imbibé d'alcool. Qu'il y reste parmi les adorateurs des poteries et des masques et que Dieu l'y maudisse dix mille fois plutôt qu'une !
Ils burent le lait de bienvenue et remercièrent le bon Dieu et le Prophète pour ces inespérées retrouvailles, ce lait crémeux édulcoré de miel d'acacia et pour cette journée de plus quand les vies sont devenues plus vulnérables qu'un grain de pollen sous le vent.
Puis Jabaali reprit :
— Ainsi donc, frère, Dieu t'a accordé le privilège de poser un regard sur le pays de nos dieux ? Que Dieu m'accorde à moi aussi cette chance-là de voir le Fuuta-Tooro avant que mes yeux ne se referment.
— Cela ne tient qu'à toi. J'y ai fait la connaissance d'un saint homme. Je compte lui rendre visite dès que le jihad sera terminé.
Grâce à Dieu, Tori termina sain et sauf sa périlleuse expédition. Malgré l'heure tardive, son arrivée mouvementée à Timbo fut remarquée de tous. On attendit impatiemment la prière pour voir de ses propres yeux ce hardi qui avait osé, à un âge aussi jeune, affronter tant de périls. Il se présenta à la mosquée et les murmures s'épaissirent, les regards admiratifs convergèrent sur lui aussi vite qu'une volée de flèches. La prière terminée, Karamoko Alfa le fit venir auprès de lui et, du haut de sa chaire d'imam et avec sa douce et rare voix dont les oreilles s'efforçaient de capter la moindre inflexion, s'adressa à l'assemblée par le truchement de son porte-voix 6 :
— Paix sur vous, musulmans ! Dieu soit loué, le messager de la communauté des fidèles est de retour parmi nous ! Le voici, assis à ma droite, notre grand Pullo qui n'a pas eu peur des coupeurs de route et des fauves. Il est là, heureux d'avoir accompli sa mission, heureux d'être de nouveau parmi nous. A lui, les bénédictions du Ciel, amen !… Dis-nous, Mamadu Tori, fils de Mamadu Teli, fils de Mamadu Garga, comment s'est déroulée la mission qui t'a été confiée ?
— Le papier et les chevaux étaient bon marché, Karamoko. Les fusils, rares et fort chers : les Blancs rechignent à nous les vendre, de peur qu'on les retourne contre eux. Nous avons été reçus comme la mère reçoit ses fils après une longue absence. Tout s'est passé comme nous le souhaitions, Dieu fut à nos côtés à chaque instant du jour et de la nuit… Avec votre permission, grand imam, j'exposerai dès ce soir les détails de ma mission aux doyens de Timbo.
— Tu te doutes bien de l'intérêt avec lequel nous t'écouterons. En attendant, comment se portent nos parents du Fuuta-Tooro ? Nos compagnons musulmans y vivent-ils enfin en paix ou subissent-ils toujours les foudres des Deeniyankooɓe ?
— A bien des égards, leur sort ressemble au nôtre. Leur nombre s'est accru, leur éducation s'est améliorée (il suffit de dénombrer leurs écoles coraniques et d'écouter la qualité des prédications émises par leurs érudits). Leurs mosquées dépassent les nôtres en style et en quantité. Mais il est affligeant de constater que ce berceau de l'Islam pour les pays des trois fleuves est régi par une bande de dépravés porteurs de tresses et buveurs d'alcool.
— Dis-nous, Tori, homonyme du Prophète 7, à présent, qui règne là-bas, au pays des Deeniyankooɓe ? Selon les colporteurs, le pays n'a plus connu de paix depuis le règne de Siree Sawa Laamu, il y a plus de vingt-cinq ans. Qu'en est-il aujourd'hui ?
— La situation est plus confuse qu'au temps de Siree Sawa Laamu. Les descendants de Samba Sawa Laamu n'ont hérité ni de la grandeur ni de la magnanimité de leur illustre ancêtre. Entre eux, il n'y a plus que les complots et les coups de couteau, les poisons violents et les gris-gris. Le Fuuta-Tooro ressemble à un homme ivre penché au bord du précipice. Sur la place publique, les partisans de Samba Gelaajo et de Konko Buubu Muusa excitent les haines et aiguisent les couteaux. Dans les coulisses, les musulmans s'agitent, impatients de se venger de la défaite que leur infligea Siree Sawa Laamu en 1677 et de s'émanciper enfin du mépris et du fouet, des surtaxes et de l'ostracisme des Deeniyankooɓe. Beaucoup seraient prêts à se lancer dans le jihad mais ils manquent de leaders et ces barbares de Deeniyankooɓe sont bien plus difficiles à abattre que nos Puuli et nos Jalonke à nous ! Dieu seul sait comment tout cela finira.
— Dieu en son inépuisable miséricorde n'abandonne jamais les purs. Il les aidera certainement à instaurer la vraie religion sur ces terres de luxure et de blasphème. Mais nous, serons-nous encore là pour jouir de l'heureux événement ?
Outre une bonne vingtaine de fusils difficilement acquis des mains d'un Français moins regardant que ses congénères, Tori avait ramené une telle quantité de chevaux que l'idée de lancer tout de suite le jihad s'imposa d'elle-même à Karamoko Alfa. Fort de son ascendant intellectuel et moral, il convoqua le fameux Sénat de Fugumba où tout ce que le Fuuta-Jalon comptait d'imams et de prédicateurs, d'érudits et de muezzin se rencontra dans le plus grand secret et jura de consacrer le restant de sa vie au triomphe de la Vérité et à l'anéantissement de l'idolâtrie. Parmi la fine fleur de l'intelligentsia foutanienne, répondirent à l'appel, ce jour-là, les prestigieux marabouts que voici :
Pour s'assurer des faveurs divines, ils consacrèrent sept longs jours à jeûner, à prier et à traduire le saint Coran en langue peule. Après quoi, ils immolèrent un millier de bovins, un millier d'ovins et un millier de caprins afin que Dieu inocule ses prodiges dans leurs muscles et accorde à chacune de leurs balles la puissance du tonnerre et de la foudre.
— Maintenant que nous avons aiguisé notre foi et invoqué le secours du Protecteur, déclara Karamoko Alfa, voyons si nos voeux ont été entendus ! Vous avez tous remarqué ce dukukke 9, ce grand arbre au tronc noueux dressé à l'entrée du village ! Si chacun d'entre nous réussit à y loger une flèche, ce sera un heureux présage.
Ils sortirent leurs arcs et tirèrent à tour de rôle. Les flèches, au complet, atteignirent leur cible malgré l'énorme tension qui faisait crisper les échines et vibrer les avant-bras.
Ils se rendirent sans tarder dans le Kebaali, le fief du redoutable Jan Yero, pour se convaincre d'agir sous le bon augure. Ils le décapitèrent, massacrèrent l'ensemble de ses guerriers et s'emparèrent de ses esclaves et de ses biens. Le lendemain, ils allèrent à Hoore-Tene, pour surprendre une caravane de fétichistes jalonke s'en revenant du Ɓundu : tous les hommes furent massacrés et toutes les marchandises saisies. Dopés par ces victoires, ils recrutèrent de nombreuses troupes et multiplièrent les attaques d'un bout à l'autre du pays. Leur audace suscita une grosse colère dans le camp ennemi. Surmontant leurs ataviques querelles entre bergers et paysans, Fulɓe-rouges et Jalonke s'allièrent pour de bon et levèrent une puissante armée. Ils bâtirent une cité sur les rives du fleuve Baléwol, à une demi-matinée de Timbo, où ils amassèrent leurs innombrables troupes en vue de l'assaut final contre les envahisseurs musulmans. Pour conjurer cette terrible menace, les soldats de la foi furent réunis sous le commandement unique du cousin de Karamoko Alfa, le très fougueux Ibrahima Sori, qui entoura la forteresse païenne. Au le siège jour de siège, alors qu'on s'épiait de part et d'autre sans oser engager le combat, un éclaireur qui s'était aventuré trop près en revint avec une fournée de flèches plantées dans le dos. Ce fut le début de la bataille la plus sanglante entre « gens de la mosquée » et « gens des grottes et des forêts sacrées ».
Malgré les pluies de lances et de projectiles, les musulmans réussirent à défoncer les barricades. Dans les ruelles du village, « on se battit pied à pied, de case en case, blessant et tuant à coups de haches, de sabres, de flèches, de lances et de massues. Face à l'offensive, les infidèles étaient déterminés à résister jusqu'à l'ultime sacrifice et jusqu'au dernier homme. Au plus fort du combat, un homme du Ɓundu tira un coup de feu avec son fusil à pierre. La détonation retentit comme le tonnerre et les ennemis crurent que les musulmans avaient fait appel à leur Dieu qui leur avait instatanément répondu en envoyant la foudre. Ce coup de fusil sonna le glas dans les rangs des animistes qui l'entendaient pour la première fois. Ce fut la débandade et, malgré leur infériorité numérique, les croyants remportèrent la victoire 10 », selon les grands chroniqueurs.
On nomma ce sanglant champ de bataille, Talansan. Ta-lan-san, comme le premier cri du Fuuta-Jalon naissant ! Ta-lan-san, le crépitement des balles, le fracas du séisme, du tonnerre, du volcan, de la foudre ou des pierres qui s'écroulent! Ta-lan-san, l'effondrement du vieux monde !
C'est ainsi que tes hurluberlus d'ancêtres devinrent les maîtres du Fuuta-Jalon, ces paillards invétérés, devenus soudain musulmans et bigots ! Peut-on imaginer une gazelle se métamorphoser en lionne, un brigand s'ériger en juge ? Ah, mon ignoble berger, c'est bien le Sérère qui a raison : « Regarde plutôt ce que fait le fou, des incongruités du Pullo, ne te mêle jamais… »
La réunion du Sénat de Fugumba fut close après cela. Chacun des marabouts s'en retourna chez lui avec la consigne de continuer le combat dans son fief pour écraser les derniers foyers de résistance tout en gardant le contact avec les autres. Les années suivantes, des batailles moins importantes que celle de Talansan furent menées localement et gagnées sous la direction d'un marabout. Dans le Ɓuriya, Cerno Samba gagna la bataille de Sumbalako. Dans le Koyin, Alfa Saliou Balla triompha à Muukijigi et à Malipan. Dans le Fugumba, le Timbi-Touni et le Kankalabe, on ne rencontra aucune résistance notable. Il n'en fut pas de même dans la province de Labe.
Avant d'engager le combat contre les nombreux et puissants rois fétichistes qui continuaient de faire trembler les fidèles de sa région, Alfa Sellu, peu satisfait de sa formation religieuse qu'il jugeait rudimentaire, s'en alla quelques années dans le Ɓundu pour parfaire ses connaissances. Après cela, avec ses partisans recrutés dans ce pays, il franchit le mont Tamgué pour décapiter le chef pular-rouge Yero Silatigi. Au mont Mali, il égorgea Manga Tanga, Maama Kanni et Maama Dâli, autres chefs fulɓe-rouges, démolit leurs idoles et édifia la mosquée de Mali. A Doŋol Amoroyâbé, il assassina Maama Amoro. A Koobeyelata, il empala Mamadu Amadu. A Ley-Doŋora, il écrasa Manga Moûmini. A Nganyaka, il supprima Mama Samba. Dans chacune de ces localités, il fit brûler les idoles, construire des mosquées et ouvrir des écoles coraniques. Il réunit sous sa coupe tous les pays compris entre le Ɓundu et son village natal de Ley-Bilel. Ensuite, il déménagea de là pour Popodra puis pour Demben. Voyant que cet endroit manquait cruellement d'eau, il se dirigea vers Doŋol-Linge du haut plateau duquel s'écoulaient les neuf sources formant la rivière Doŋora. Il acheta le terrain aux Aliyaaɓe contre une esclave et une vache, y fit bâtir une grande mosquée et nomma l'endroit Labe.
Partout, les fétichistes furent contraints de se convertir en grand nombre. Les réfractaires furent chassés sur la côte, dans le Sangala, le Wontofan, le Soloma, le Firiya ou repoussés dans les périphéries où ils furent soumis à moult contraintes et taxations. Chacun des grands marabouts s'occupa de bâtir des mosquées et des écoles coraniques, d'instaurer des lois, de répartir les titres et les terres de leur fief entre les grandes familles maraboutiques.
Notes
1. S. Kamara, Florilège au jardin de l'histoire des Noirs.
2. Pépé ou grand-père, en langue peule.
3. Entrée étroite aménagée dans le haut des clôtures qui entourent les villages pour empêcher les animaux de passer.
4. Anémie falciforme, très répandue chez les Fulɓe du Fuuta-Jalon.
5. Bière de mil, en langue mandingue.
6. Chez les Fulɓe, les rois ne s'adressaient pas directement à la foule. Ils passaient par un porte-voix, généralement un griot, qui, en retour, chuchotait les propos des sujets dans l'oreille de son maître.
7. Mamadu est la prononciation africaine du nom du prophète, Mohamed.
8. Voici la liste complète des participants de cette réunion, qui regroupa à Fugumba huit érudits Fulɓe et un érudit Maninka ou Jalonka (Tierno S. Bah) :
9. Erratum : l'appellation correcte est dundukke. (Tierno S. Bah)
10. Elhadj Malaaɗo Jallo, Histoire du Fuuta-Diallon.